Eyen
Disclaimers : le docteur, son infirmerie et son matériel sont la propriété de M. Matsumoto, de même que le capitaine et sa chambre. En revanche, la baignoire et son contenu m'appartiennent.
Note de l'auteur : le lecteur en quête de détails visuels pourra trouver un fanart en rapport avec ce chapitre sur mon compte deviantart et également dans la rubrique « galerie » de ce site.
Parce que ce n'était pas de la cruauté gratuite, et il y avait quand même une finalité dans tout ça.
o-o-o-o-o-o
— Doc ?
L'infirmerie semblait déserte. Le docteur était passé vérifier les paramètres des appareils médicaux dans la matinée et n'avait pas reparu depuis, mais Harlock savait que Zero ne devait pas être loin.
— Doc, je vais mieux ! insista-t-il. Je n'ai plus besoin de rester allongé ici, non ?
Pas de réponse. Harlock grogna. Le médecin était à l'affût, il en était sûr, et il surgirait tel un diable sortant de sa boîte dès lors que son patient tenterait le moindre mouvement.
— Doc, 'faut que j'aille en passerelle ! ajouta-t-il encore.
Le capitaine se redressa sur un coude. S'il n'obtenait pas de réaction tangible avec ça, cela voulait dire qu'il n'était pas sous surveillance constante.
Et s'il n'était pas sous surveillance constante, c'était qu'on estimait qu'il ne risquait pas de se tuer si jamais il lui prenait l'envie d'aller faire un tour.
Il s'assit. Bon, il y avait bien une caméra dont l'œil électronique était braqué sur lui, mais jamais une caméra ne l'avait empêché de se lever. Par précaution, il attendit tout de même une ou deux minutes avant de commencer à débrancher ses perfusions, puis une autre avant de se décider à quitter son lit.
Zero n'était pas dans son bureau, ni nulle part ailleurs dans l'infirmerie.
Harlock hésita. S'il avait été raisonnable, il se serait contenté de se dégourdir les jambes à proximité afin d'éviter d'alimenter l'ulcère du médecin. À vrai dire, s'il avait été raisonnable, il ne se serait pas levé. Bah, le doc exagérait toujours, de toute façon, et puis ce n'étaient pas des termes tels que « empoisonnement », « anémie » et autres « votre système immunitaire est encore fragile n'allez pas trainer n'importe où ou vous risquez d'attraper le moindre microbe qui passe » qui allaient l'impressionner.
Le capitaine songea un instant à se rendre en passerelle comme il l'avait annoncé, puis il se dit que ce n'était peut-être pas le meilleur endroit pour être tranquille – même s'il ne doutait pas qu'ils seraient contents de le revoir, là-haut, il avait de grandes chances d'être aussitôt renvoyé d'où il venait « pour qu'il se repose ».
De même, la salle de l'ordinateur principal était calme, mais le chemin pour s'y rendre passait devant un certain nombre de locaux usuellement très animés – dont la cuisine –, et Miss Masu était aussi redoutable que le doc lorsqu'il s'agissait de l'empêcher de faire des bêtises.
Restaient donc ses quartiers. Pas la destination la plus palpitante du bord, mais il était certain de n'y trouver personne. Avec un peu de chance, il aurait même le temps de se servir un petit remontant avant d'être dérangé…
—
Finalement, ça s'était mieux déroulé qu'il ne l'avait espéré.
Bien sûr, Zero avait tempêté lorsqu'il l'avait surpris en train d'ouvrir une de ses meilleures bouteilles de brandy, mais comme il n'avait pas encore commencé à en boire, il n'en avait pas tenu compte.
Harlock s'était efforcé d'écouter la tirade du doc jusqu'au bout, avait acquiescé même s'il n'en avait pas retenu grand-chose (à part le « vous êtes inconscient » qui revenait de façon cyclique), et avait objecté innocemment que maintenant qu'il était chez lui, autant qu'il y reste, et en plus son lit était plus confortable qu'à l'infirmerie.
Zero avait grommelé quelques jurons, avait lâché « à chaque fois vous n'en faites qu'à votre tête, et à chaque fois je cède », et l'avait enfin menacé de venir lui botter l'arrière-train si jamais il tentait de quitter sa chambre / boire de l'alcool / travailler depuis son bureau, ce qui était un stade d'intimidation qu'il n'avait pas encore atteint jusqu'alors et qui donnait à penser qu'il s'était fait beaucoup plus de souci que d'habitude. Puis il lui avait injecté des antibiotiques avant de retourner dans son antre, soi-disant pour poursuivre ses recherches sur « les organismes sylvidres qui se baladent toujours dans votre sang, capitaine », et plus probablement pour faire baisser le niveau de sa bouteille de saké.
Harlock retint un sourire en considérant sa propre bouteille, encore posée sur son bureau.
Mmh, non. Il n'était pas inconscient à ce point, et tout bien réfléchi ce n'était pas une bonne idée.
Vaguement vexé que Zero puisse avoir raison, le capitaine s'allongea sur son lit et profita de l'absence de ronronnement d'appareils médicaux autour de lui.
Ce fut à ce moment qu'il perçut le changement.
Il se releva brusquement, aux aguets.
Il ne parvenait pas à déterminer ce qui avait changé exactement, mais il était néanmoins certain que son environnement avait été modifié. Il scruta les recoins de la chambre, à la recherche de traces de passage. Se pouvait-il qu'elle fût venue jusqu'ici ? Avait-elle voulu se réfugier dans cette pièce, juste avant… Non, si elle avait voulu se cacher, elle n'aurait pas fait demi-tour pour venir se jeter dans les bras de ses hommes – et dans les siens.
Il secoua la tête. Il devait cesser de penser à elle. Ce n'était qu'une Sylvidre qui l'avait hypnotisé, rien de plus.
Mais elle lui avait demandé de ne pas l'oublier, et avant… Il se souvenait parfaitement ce qu'elle lui avait chuchoté. Il n'en avait parlé à personne. Pas son genre. Et puis ça le concernait lui, et lui seul, même si sur le moment il n'avait pas vraiment compris ce qu'elle attendait de lui.
À présent, il se remémorait ses derniers mots et s'apercevait qu'il était loin d'en avoir fini avec elle.
Qu'avait-elle sauvé ? se demanda-t-il. Et surtout, où l'avait-elle mis ?
Il ouvrit un placard au hasard, puis son regard s'arrêta sur la porte qui donnait dans sa salle de bains. Cela lui paraissait tellement improbable que personne n'ait pris la peine de contrôler tous les locaux après ce qui s'était passé, et pourtant, lorsqu'il entra dans la pièce minuscule, il comprit que son équipage n'avait pas été très rigoureux sur ce point.
Ce qu'elle avait installé dans sa baignoire n'était pas très grand – moins d'un mètre – et ressemblait à une version plus petite de l'arbre qui hantait encore sa mémoire. Un arbre en automne, songea-t-il en constatant que la plupart des feuilles étaient jaunies et que quelques unes étaient déjà tombées.
Il se mordit machinalement la lèvre inférieure. S'il avait été raisonnable, il aurait prévenu Zero, Macchi ou n'importe qui d'autre, et il ne se serait pas approché comme il était en train de le faire à présent. Il ne se serait pas non plus accroupi à côté de la baignoire ni n'aurait effleuré les branches du dos de la main.
Son geste provoqua la chute d'autres feuilles. Il cilla, comme pris en faute, mais lorsqu'il se releva et voulut faire demi-tour, il sentit une main invisible le retenir. Alors il comprit qu'il était à nouveau piégé.
— Vous ne renoncez jamais, hein ? lança-t-il à la plante.
Il recula, cherchant la sortie à tâtons. Il semblait qu'un étau lui compressait un peu plus la poitrine à chaque pas en arrière.
Il se retrouva dans sa chambre au prix d'un effort de volonté qui lui parut surhumain, et aspira une goulée d'air comme s'il avait pu ainsi chasser cette emprise étrangère. Puis, tandis qu'il s'éloignait vers sa table de chevet et la console de communication qui s'y trouvait, la sensation diminua pour finalement se réduire à une présence ténue.
Il suspendit son geste alors qu'il s'apprêtait à appeler le doc. Non, inutile de l'inquiéter davantage. Après tout, ce n'était qu'une plante mal en point dans une baignoire, pas vraiment une menace.
Il se demanda soudain si cette pensée provenait bien de lui. Bah, tant qu'il ne s'approchait pas de sa salle de bains, il ne risquait rien…
Il haussa les épaules.
Il verrait ça demain.
—
Il rêva d'arbres. Des arbres feuillus, vigoureux, sans commune mesure avec la pauvre chose dans sa baignoire. Des arbres dont la cime se penchait vers lui. Des arbres qui lui murmuraient des reproches.
Le murmure devint plainte, puis hurlement, et se transforma enfin en une longue modulation sur deux tons qui lui vrilla les tympans dans son sommeil.
Il se réveilla en sueur, les mains plaquées sur les oreilles.
Il lui fallut plusieurs longues secondes pour admettre qu'il n'était pas seul.
Elle le regardait avec de grands yeux effrayés, immobile au pied de son lit. Sa taille ne devait pas atteindre cinquante ou soixante centimètres. Elle était si menue qu'elle aurait pu se briser au moindre souffle. Il retint le sien, incapable d'esquisser un geste face à cette apparition.
Alors comme ça, elle lui avait laissé un souvenir ? pensa-t-il. Elle avait réussi à sauvegarder un morceau de sa « plante-mère », une partie d'elle en miniature ?
— T'es venue poursuivre le travail ? demanda-t-il rudement. Non pas que je doute de tes capacités, mais tu m'as l'air un peu trop petite pour ça…
Elle ne répondit pas. Elle ne bougea pas non plus.
— T'as perdu ta langue ? ajouta-t-il.
Elle semblait paralysée par la peur. Elle devait pressentir ce qui l'attendait, songea-t-il. Personne à bord ne ferait de différence entre une jeune Sylvidre et une adulte. Pour avoir déjà eu affaire à des Sylvidres moins âgées que les habituelles guerrières, il savait qu'elles pouvaient être aussi dangereuses que leurs aînées.
Celle-ci était toute maigre, avait le teint blafard et l'air maladif. Elle ne devrait pas leur donner beaucoup de fil à retordre.
Il baissa les yeux sitôt cette idée formulée, gêné, et se demanda immédiatement après comment il avait pu vouloir lui faire du mal. Il sourit amèrement.
Elle pouvait très bien l'influencer, se souvint-il. Un autre détail lui revint également en mémoire.
— Eyen, c'est ça ?
Elle se taisait toujours, mais son visage s'illumina un peu. Timidement, elle fit un pas dans sa direction, puis saisit soudain sa main d'un mouvement vif.
Il tressaillit. Tout à coup, il avait froid, et il était quasi sûr que ça ne venait pas de lui. Il fixa la petite Sylvidre : elle frissonnait.
Forcément, si elle était issue d'une plante tropicale, la température de l'Arcadia devait lui paraître polaire. Il soupira. La gosse levait vers lui un regard anxieux mais plein d'espoir.
— Bon sang. Tu n'as pas moyen de faire passer tes messages autrement ? grogna-t-il.
Elle serra sa main plus fort sans le quitter des yeux. Faim, pensa-t-il. Il grimaça.
— Okay. Tu as froid et tu as faim, j'ai compris.
Il réfléchit à ce qu'il pouvait trouver de comestible dans sa chambre, mais à part les bouteilles d'alcool du bar (et peut-être une barre vitaminée qui traînait dans un tiroir), il n'y avait rien qu'il puisse lui donner. Et d'ailleurs, comment se nourrissait une plante ?
— Tu ne préfères pas que je t'arrose ? demanda-t-il.
Il n'attendit pas de réponse – qu'elle ne veuille pas parler ou qu'elle n'en soit pas capable, dans tous les cas elle n'avait pas proféré un seul son depuis le début – et fouilla dans un meuble pour lui dénicher de quoi la vêtir.
— Tiens, enfile ça, fit-il en lui jetant un tee-shirt.
Le vêtement tomba à ses pieds. Elle le regarda déconcertée, l'air de ne pas savoir qu'en faire. Il souffla, dépité.
— Tu ne peux pas te débrouiller toute seule ?
Apparemment non.
Tandis qu'il faisait passer sa tête dans l'encolure du tee-shirt, il s'interrogea sur ce qu'elle était capable de faire ou pas. Ce n'était qu'une enfant, et il ignorait tout du mode d'apprentissage des Sylvidres. Elle savait marcher, visiblement, mais allait-elle devoir apprendre à parler et à s'habiller ? Savait-elle ce qu'elle était et quelles étaient ses capacités, physiques comme psychiques ? Pouvait-elle apprendre à être autre chose qu'une guerrière au service de sa reine ?
Pouvait-il lui donner la liberté de choisir sa voie ?
Il la saisit par les épaules la maintint face à lui tandis qu'il la dévisageait. À quelle vitesse grandissaient les Sylvidres ? se demanda-t-il. D'après Macchi, qui en avait croisé lorsqu'il poursuivait celle qu'il avait cru être sa fille, les nouveaux-nés sylvidres étaient des créatures verdâtres aux yeux caves, dont le crâne disproportionné était hérissé de racines et dont les membres étaient à peine formés.
Celle qu'il tenait entre ses mains ressemblait déjà en tous points à une petite fille humaine, à l'exception de la couleur de sa peau qui, par contraste avec le tee-shirt noir, paraissait encore plus pâle. Ses pommettes saillantes, ses joues émaciées et ses yeux apeurés lui donnaient l'air mâture et fragile des enfants forcés de faire face à des épreuves trop lourdes pour eux, et ses cheveux bruns emmêlés formaient une crinière indisciplinée qui descendait jusqu'au bas de son dos.
Faim, pensa-t-il encore.
— Oui, faim. Je sais, fit-il sèchement.
Mais je ne sais même pas quoi te donner à manger, ajouta-t-il in petto. Il secoua la tête. Quoi qu'il en soit, il trouverait la nourriture dans son lieu de stockage habituel. La cuisine, donc.
Il jeta un coup d'œil à sa montre. Trois heures du matin. La relève de quart était terminée depuis une bonne heure, et le mess avait de grandes chances d'être désert.
Il souleva la petite Sylvidre, qui se crispa. « Peur » remplaça « faim » dans son esprit.
— Ne t'inquiète pas, la rassura-t-il. Il n'y a personne dans les coursives, à cette heure-ci.
Elle le regarda d'un air grave comme si elle se demandait si elle pouvait lui faire confiance ou pas. Alors que ce devrait être l'inverse, se dit-il. Alors qu'il devrait plutôt l'enfermer et prévenir son équipage.
Ce n'était pas rationnel, il le savait, mais il avait envie de la protéger. Elle ne se sauverait pas. Tant qu'elle était avec lui et qu'il s'occupait d'elle, elle ne pourrait pas causer de problèmes.
Et puis, il pouvait bien lui offrir un peu de sécurité, pour le moment.
Les ennuis viendraient bien assez tôt.
—
Ils n'avaient pas croisé âme qui vive. Harlock avait un instant craint que la petite Sylvidre ne se mette à crier – la peur dans son esprit s'était intensifiée – mais il lui avait plaqué la main sur la bouche sans se préoccuper du roulement d'yeux affolé de l'enfant, et il était finalement parvenu au mess sans encombres.
Il n'osa pas allumer et prendre le risque d'attirer quelqu'un, mais l'éclairage de secours suffisait amplement.
Il assit la petite Sylvidre sur une chaise.
— Bouge pas, lui intima-t-il.
« Faim ? »
— Oui, je m'en occupe. Attends.
Il gagna la cuisine et marqua un temps d'arrêt, un peu perdu. L'endroit était le domaine de Miss Masu. Les rares fois où il était venu ici se comptaient sur les doigts d'une main.
Il tâtonna dans la pénombre en prenant toutes les précautions pour ne rien déplacer par inadvertance, et finit par tomber sur une cocotte qui contenait les restes du repas de la veille – une sorte de pot-au-feu, apparemment.
Il fronça les sourcils. C'était bon pour un régime sylvidre, ça ? Ah, qu'à cela ne tienne, ça ferait bien l'affaire.
Il revint dans le mess avec un bol rapidement réchauffé et le posa sur la table devant la petite Sylvidre.
— Voilà. À manger, fit-il.
Elle pencha la tête de côté et ses yeux s'agrandirent en une mimique interrogative.
— Faut utiliser ça, ajouta-t-il en poussant une cuillère vers elle. … Bon, je veux bien te montrer comment on fait, reprit-il comme elle attrapait maladroitement l'objet, mais tu as intérêt à apprendre vite à te débrouiller parce que je n'ai pas l'intention de te donner la becquée jusqu'au bout !
Malgré une certaine réticence de sa part au début, ça lui avait plu, en fin de compte. Il l'avait même resservi. Deux fois. Et elle avait réussi à coordonner ses mouvements pour se servir de sa cuillère sans trop en renverser à côté au bout d'un bol et demi.
Il avait soigneusement nettoyé et rangé avant de regagner ses quartiers.
Il avait couché la petite Sylvidre dans son lit. Elle s'était endormie aussitôt. Il s'était quant à lui installé dans son fauteuil, mais il n'avait pu trouver le sommeil avant le matin.
Il ne pouvait pas la garder chez lui, songea-t-il. Et il ne pouvait pas non plus se résoudre à la livrer à son équipage. Il ne savait que trop bien quel était le sort qui l'attendait.
Il soupira. Elle avait l'air inoffensive mais, bon sang, c'était une Sylvidre ! Elle grandirait. Elle deviendrait dangereuse.
Elle l'était peut-être même déjà. Ce n'était pas normal, qu'il veuille la protéger ainsi.
Il soupira à nouveau. Il la cacherait quelque jours, et après… après il en parlerait à son équipage. Il trouverait une solution. Ils comprendraient.
—
Harlock n'avait pas osé demander du rab de nourriture de peur d'éveiller les soupçons, et avait donc monté une autre expédition nocturne dans la cuisine la nuit suivante, puis celle d'après. La petite Sylvidre semblait apprécier la tambouille de Masu : elle avait grandi de presque vingt centimètres en trois jours et avait désormais l'air moins famélique. Elle passait aussi beaucoup de temps le visage tourné vers la lumière diffusée par les baies d'observation, et adorait prendre des douches. La plante dans la baignoire s'était desséchée. Il n'en restait plus que quelques branches cassantes dépourvues de feuilles. Eyen n'avait pas montré la moindre inquiétude à ce sujet.
De son côté, le capitaine avait pris soin de suivre à la lettre les recommandations médicales de Zero – du moins, en apparence – et s'était efforcé de ne pas attirer l'attention sur lui. Néanmoins Mimee l'avait tout de même regardé bizarrement lorsqu'il l'avait plus ou moins habilement empêchée d'entrer chez lui. Cela faisait soixante-douze heures qu'il avait l'impression de marcher au bord d'un précipice, et il était douloureusement conscient que plus le temps passait, moins il lui serait facile de justifier son comportement.
Et il ne voyait toujours pas comment se sortir de cette situation.
La quatrième nuit, il avait posé Eyen sur le bar avec une tartine de confiture, et il examinait les placards du mess à la recherche d'une boisson qui ne soit pas alcoolisée lorsqu'il la sentit s'affoler.
Il pensa successivement « peur », « intrus », et une autre émotion bien trop violente pour lui qui explosa dans son cerveau en une multitude de confettis rouges.
Il pensa ensuite « eurk » de son propre chef, puis « calme-toi » à l'intention d'Eyen.
Puis la lumière s'alluma.
— Voilà deux jours que je me demande qui vient se servir en douce dans le frigo, dit Miss Masu, les bras croisés et le ton sévère, à l'entrée du mess. Je ne vous nourris pas assez, capitaine ?
— Je…
Harlock tenta de rester impassible, bien que la peur de la petite Sylvidre soit dangereusement contagieuse. Masu ne semblait pas avoir encore remarqué l'enfant – mais le coup d'œil furtif que le capitaine lança en direction du bar trahit sa présence. La cuisinière pâlit.
— Capitaine…
— Ce n'est pas ce que vous croyez, se défendit-il.
La vieille femme lui retourna une moue sceptique.
— Capitaine, c'est une Sylvidre.
— Ce n'est qu'une gosse, objecta-t-il. Elle ne causera pas de problèmes.
Masu secoua la tête. Elle prit un air bienveillant qu'il n'apprécia pas du tout – comme si quoi qu'il puisse dire, elle ne le croirait pas.
— Capitaine. Je vais prévenir le doc, déclara-t-elle lentement.
— Elle ne causera pas de problèmes, s'obstina-t-il.
Il fut sur le point de l'empêcher d'atteindre l'intercom. Il aurait facilement pu maîtriser la vieille cuisinière, la neutraliser et regagner ses quartiers avec Eyen. Mais après ?
Il détourna le regard. Il ne convaincrait personne par la violence, songea-t-il, même s'il ne risquait pas non plus de convaincre grand-monde en restant calme. Mais il ne cèderait pas sans avoir au moins essayé.
— Je l'ai trouvée dans ma chambre, ajouta-t-il sans s'étendre sur les détails. Elle… Elle est inoffensive. C'est juste une enfant, termina-t-il.
— Vous l'avez trouvée quand, capitaine ? Pourquoi vous n'en avez rien dit ?
— Elle… Euh… Je… Je voulais…
… trouver un meilleur argumentaire que son bredouillement indéfendable actuel. La protéger.
Faute de mieux, il se plaça devant elle, prêt à faire bouclier de son corps s'il le fallait.
— Elle manipule votre esprit, capitaine, reprit Masu. Vous n'êtes peut-être pas capable de vous en apercevoir, mais pour un observateur extérieur, c'est flagrant.
— Elle ne me manipule pas !
Enfin, presque pas. Il se rendit compte qu'il s'était inconsciemment rapproché de la petite Sylvidre, qui se cramponna à lui. Abri, pensa-t-il. Puis elle dut essayer de lui faire passer une pensée plus élaborée. Il ne put retenir une crispation de douleur.
Masu eut un soupir désolé.
— Elle essaie juste de communiquer… Pourquoi est-ce que vous ne voulez pas comprendre ? s'énerva-t-il.
— Ce que je comprends, c'est que vous êtes beaucoup trop émotif pour que ce soit naturel, capitaine.
Il tiqua. Oui, évidemment, mais…
Masu fit un pas vers lui. Il se raidit.
— N'approchez pas ! siffla-t-il.
Masu soupira encore.
— Bon, je vois que je n'arriverai pas à vous raisonner, donc je vais rester là et on va attendre tranquillement les autres, d'accord ?
Il n'aimait pas le ton infantilisant que la cuisinière avait pris. Elle semblait avoir décidé qu'il n'était pas responsable de ses actes, ce qui était faux. Okay, il voulait bien admettre que la petite Sylvidre avait une nette tendance à altérer son jugement, mais pas au point de le faire agir n'importe comment.
En l'occurrence, en ce moment précis, il avait peur… enfin, elle avait peur, plutôt, et même si ça devenait difficile à gérer pour lui, il ne s'agissait pas qu'il perde son sang-froid. S'il paniquait maintenant, il savait qu'il était capable de faire beaucoup de dégâts. Il savait aussi qu'il le regretterait.
Encore mal réveillé, le docteur Zero fut le premier à entrer dans le mess, immédiatement suivi de Yattaran et d'un artilleur.
— Masu, j'espère que vous aviez une bonne raison de me tirer du lit à cette heure, maugréa le doc en baillant.
Il stoppa lorsqu'il prit conscience de la présence d'Harlock – et de celle d'Eyen.
— Oh, merde. Je pensais qu'on en avait terminé avec cette histoire, lâcha-t-il.
— Bon sang, pire que de la mauvaise herbe ! jura l'artilleur. On a beau s'en débarrasser, ça repousse toujours !
Il dégaina.
— Écartez-vous, captain. Je vais régler le problème.
Il fronça les sourcils en constatant qu'Harlock ne bougeait pas, et sa visée trembla de façon perceptible lorsque le capitaine posa la main sur la crosse de son arme.
Eyen paniquait. Ça le submergeait. Harlock passa la langue sur ses lèvres et jeta à la petite Sylvidre un regard de reproche. Mais allez donc demander à une gosse de garder son calme dans de telles circonstances !
Il inspira profondément. Ne dégaine pas, pensa-t-il. Ne tire pas. Ou ça va être un massacre et tu seras en tort quelle qu'en soit l'issue.
Zero fit un signe de dénégation à l'intention de l'artilleur et s'éclaircit la voix avant de prendre la parole.
— Bon, déclara-t-il d'un ton paternel. On ne peut pas continuer à se regarder en chiens de faïence toute la nuit.
Il s'approcha sans se soucier de la tension qui devint palpable lorsqu'Harlock crispa sa main sur son arme. Lui au moins, il ne perdait pas son self-control, songea le capitaine. Peut-être y avait-il moyen de négocier.
Il recula pour rester hors de portée du médecin.
— Promettez-moi d'abord que vous ne lui ferez rien, dit-il.
Le docteur leva les deux mains, l'air conciliant.
— Très bien. Je ne la toucherai pas. … Je vous le promets, ajouta-t-il comme Harlock le considérait avec suspicion. Ce qui me préoccupe pour le moment, c'est vous.
Harlock hésita. Il était tiraillé entre l'envie de se forcer un passage à coups de cosmodragon et de s'enfuir avec Eyen vers une planète déserte où elle serait en sécurité, et la logique qui lui commandait de faire confiance à son équipage, parce que c'était quand même comme cela qu'un vaisseau devait fonctionner. Bien qu'il se soit toujours méfié du doc, à vrai dire, mais c'était uniquement par conviction personnelle.
Zero profita des quelques secondes de flottement pour lui saisir le bras. Harlock perçut le danger trop tard, lorsqu'il sentit la piqûre.
— Non… protesta-t-il.
L'injection faisait déjà effet. Encore une dose « avec ça je peux assommer tout l'équipage », a priori. Le capitaine s'affaissa dans les bras du docteur.
— Promettez-moi… Ne lui faites pas de mal…
Le doc se contenta de sourire. Il se demanda si c'était de bon augure.
La dernière chose qu'il entendit avant de perdre conscience fut Eyen qui se mettait à hurler.
