Vernon n'en menait pas large malgré sa réussite apparente. Et le fait que la Grunnings se porte mieux que jamais et que son image de marque s'en soit considérablement améliorée n'y pouvait rien.
Les recrutements souhaités avaient bien eu lieu et l'hostilité du Conseil d'Administration n'avait pas duré. Pourtant Vernon se maudissait chaque jours.
Lui qui s'était juré de ne jamais tomber dans ces travers déplorables se sentait pris au piège !
Mais en même temps, il se sentait transporté à chaque fois qu'il croisait Petunia Evans et discutait avec elle. Les sourires qu'ils s'échangeaient lui retournaient l'estomac et il était capable de décrire avec précision ses horaires de travail, les ensembles-tailleurs qu'elle portait, ses bijoux, ses coiffures et même de reconnaître le bruit qu'elle faisait en tapant à la machine.
Il n'aurait jamais cru qu'une telle chose soit possible. Cela n'entrait pas dans son schéma de compréhension du monde, tout simplement.
Vernon n'avait jamais cru à l'amour fou il faut dire. A ses yeux, le mariage était un accomplissement comme un autre, une belle boutique à faire tourner.
Et même si la chaleur d'un foyer lui manquait depuis la prise de son indépendance, il n'était pas parti au départ pour perdre la tête !
Sauf qu'il l'avait bel et bien perdue face à la jolie Pétunia Evans. Si bien qu'ils avaient commencé à sortir ensemble quelques mois plus tôt. Ils se voyaient régulièrement et de plus en plus souvent.
En tout bien tout honneur bien sûr ! Au cours de leurs rendez-vous successifs, ils avaient longuement parlé, s'ouvrant l'un à l'autre et faisant tomber chacun de leurs faux-semblants.
Vernon savait qu'il monopolisait un peu la parole, mais après-tout c'était assez naturel puisqu'il était un homme et un meneur. Le contraire auraient sans doute été plus choquant, du moins en public.
Vernon n'aimait pas beaucoup s'épancher en temps normal, mais avec Pétunia c'était différent. Il lui parlait de lui-même (beaucoup), de ses projets et de sa vision du monde ainsi que de la vie.
Petunia lui répondait en éludant subtilement la question des relations qu'elle entretenait avec sa propre famille, il l'avait rapidement remarqué.
Très vite pourtant, ils étaient tombés d'accord sur bien des points : la famille et les enfants (à savoir qu'ils n'en voulaient qu'un), la maison, la voiture… Classique, simple mais efficace.
Tant mieux, car Vernon n'aimait pas beaucoup l'excentricité. Les relations anormales l'avaient suffisamment marqué pour qu'il les bannisse à tout jamais.
Enfin... Fréquenter Pétunia Evans, une des secrétaires de sa firme, était déjà quelque-chose de très anormal pour lui. Mais il voulait croire qu'il était capable de transformer la chose, d'en faire une histoire tout ce qu'il y avait de plus correct et honorable.
Il ne serait pas un énième Dom Juan d'entre-deux-portes.
Pour la première fois, Vernon était pleinement heureux de ne pas faire partie de la caste supérieure et d'avoir vécu une enfance presque banale dans le quartier industriel d'une petite ville.
Car Pétunia Evans venait de Carbone-les-Mines, une bourgade minière et industrielle aujourd'hui largement sinistrée, autour de laquelle une forêt aux arbres noirs de suie poussait d'un air maladif.
Cela ressemblait un peu aux paysages de sa propre enfance. Vernon le constatait aujourd'hui alors qu'ils roulaient ensemble jusqu'au cœur du pays noir.
Ils se rendaient ensemble là où les parents de Pétunia habitaient, afin qu'il rencontre sa famille pour la première fois. Elle y avait consenti sans parvenir à cacher sa peur et sa réticence.
Mais pourquoi diable ?
Vernon était également anxieux, même s'il s'était mis sur son trente-et-un et avait mis toutes les chances de son côté afin de paraître à son avantage. Il avait même payé une fortune pour effectuer un nettoyage extérieur et intérieur intégral de sa voiture auprès d'un professionnel.
Petunia de son côté semblait avoir mis un point d'honneur à apparaître sous son meilleur jour, avec sa robe à motif floraux agrémentée d'un gilet blanc au crochet et de petits gants assortis. Vernon n'avait pas manqué de la complimenter, ce à quoi elle avait modestement répondu avoir été habilement conseillée par une amie.
Étrange à dire, mais elle paraissait déterminée à s'imposer et à impressionner ses propres parents. Vernon ne se l'expliquait pas.
Bien sûr, il avait pris ses précautions pour donner une bonne impression, ayant par exemple demandé à sa chère vieille secrétaire, Mrs Herbert, de valider la tenue qu'il portait pour l'occasion, ainsi que de vérifier que son nœud de cravate n'était pas fait à l'envers.
Il n'aurait plus manqué qu'il se porte malheur à lui-même !
Enfin, au volant de sa BMW, ils entrèrent dans le quartier ouvrier où Petunia avait grandi et celle-ci sembla se crisper encore plus.
Mais pourquoi diable ? Que craignait-elle donc à ce point ?
- La rue n'a pas beaucoup changé… Bredouilla t-elle avec une gêne nettement visible.
Avait-elle tout simplement honte de ses origines ? Ce serait un comble !
- Celle dans laquelle j'ai grandi moi-même non plus, répondit Vernon pour la rassurer. Je m'en suis rendu compte la semaine dernière en y repassant.
Il ajouta sur un ton sentencieux destiné à lui permettre de retrouver contenance :
- La fermeture des mines est un fléau…
C'était parfaitement vrai. Il n'aurait pas pu mieux dire et il bénissait son père d'avoir sauté le pas, une vingtaine d'années plus tôt, en investissant pour implanter son épicerie sous des cieux plus prometteurs que le quartier minier aujourd'hui à l'abandon dans lequel Vernon avait passé sa petite enfance.
S'il ne l'avait pas fait, le commerce aurait sans doute fermé dans l'indifférence générale, comme tant d'autres à présent.
Petunia lui renvoya un sourire qui le détendit inexplicablement. Il se sentit plus serein tandis qu'il conduisait.
Ce quartier-là était exactement comme celui de son enfance, peut-être même un poil moins sinistré.
Soudain, alors qu'il contournait une camionnette garée en double-file, Vernon repéra la maison aux encadrements de fenêtre bleu-roi avant même que Pétunia ne la lui désigne, et ralentit pour ne pas manquer son point d'arrêt.
Mr et Mrs Evans les attendaient visiblement avec impatience lorsqu'il gara sa voiture sur le trottoir proche de l'entrée de leur maison. En effet, ils était dehors l'air de rien, à s'occuper d'un jardin inexistant.
Vernon se sentit immédiatement plus rassuré, mais il réalisa en même temps qu'il en avait peut-être fait un peu trop… Car le vieux couple semblait vivre dans une très grande simplicité, assez semblable finalement à celle de ses parents, l'ambition en moins sans aucun doute.
Vernon sortit de la voiture, ouvrit la porte à Petunia à qui il donna le bras pour l'aider à sortir. Puis il se tourna avec elle vers (il l'espérait) ses futurs beaux-parents :
- Tunie, ma chérie !
Mrs Evans, une femme aux cheveux blancs et au visage constellé de tâches de rousseur, se précipitait déjà vers eux avec un grand sourire aux lèvres :
- Tu nous présentes un jeune homme ?!
Vernon se sentait mitigé par un tel accueil. D'un côté son orgueil se révoltait à l'idée qu'il n'avait pas soulevé l'admiration malgré sa réussite évidente et malgré tous ses efforts.
Mais d'un autre côté, l'idée de n'avoir rien à prouver avait quelque-chose d'étrangement réconfortant.
Mr Evans était plus mesuré que son épouse, ce qui ne l'empêcha pas de se montrer également très chaleureux. Renonçant à tout faux-semblant, il avait posé négligemment son râteau et son sécateur sur le muret et c'est sans s'en préoccuper qu'il leur proposa « d'aller prendre quelque-chose à boire ».
Vernon aurait pu être conquis, mais la mine terriblement tendue de Petunia l'inquiéta un peu. Pour la rassurer, il lui donna cérémonieusement le bras, décidé à assumer jusqu'au bout le spectacle qu'il avait choisi de donner à voir.
Après tout, directeur à ses trente ans, il n'y avait rien d'injustifié au fait qu'il affiche sa réussite. Quelqu'un finirait bien par s'en apercevoir !
Alors qu'ils entraient dans la maison de briques des Evans, il y eut soudain un bruit de sirènes et une ambulance passa à toute vitesse devant eux avant de tourner au coin d'une impasse :
- Oh par Merlin ! S'écria Mrs Evans effrayée, ce qui crispa instantanément Petunia.
Vernon était également surpris par le vocabulaire qu'employait la vieille femme. Mr Evans, lui, s'était précipité sur le trottoir :
- Tout va bien ! Dit-il avec un grand sourire destiné à les rassurer. J'ai cru un instant qu'elle avait touché la BM, mais pas du tout !
Mrs Evans de son côté ne paraissait pas tout à fait à son aise, mais restait résolument indifférente à la voiture de Vernon :
- Espérons que nous n'apprendrons pas un drame… Souffla t-elle en fixant toujours le coin de rue dans lequel l'ambulance s'était engouffrée.
- Oui, renchérit Vernon juste à côté d'elle. Espérons…
Le véhicule avait réveillé chez lui de pénibles souvenirs qu'il s'efforça de chasser de son esprit. Ce n'était pas le moment.
Mais comme pour achever son moral, ils n'entendirent aucune sirène prendre le chemin du retour et Vernon dut s'efforcer de faire bonne figure tandis qu'ils prenaient un apéritif puis qu'ils dînaient d'un délicieux Roast-beef avec des pommes de terre et une salade « tout droit sortie du jardin ouvrier ».
Plus détendu, Vernon n'eut aucun mal à faire honneur à la cuisine et il montra son meilleur jour en égayant la conversation. Lui et Petunia se complétaient à merveille à ce jeu-là et, au fur et à mesure que les minutes passaient, elle aussi semblait s'ouvrir et rayonner davantage.
Mr Evans était bon public. Il se montra très intéressé par les détails de son métier et son opinion sur la qualité des différentes marques d'outillage accessibles aux particuliers :
- Nous fabriquons pour plusieurs marques, lui expliqua Vernon. Le cahier des charges n'est pas toujours le même, mais globalement je dois dire que les modèles se valent… Excepté les entrées de gamme mais la maison n'en fabrique pas. Le seul moyen de maintenir à flot une industrie dans le pays est de préserver la qualité.
- Bien d'accord avec vous, Vernon ! Répondit le vieil homme en claquant son deuxième verre de vin sur la table.
Mrs Evans qui l'avait déjà morigéné une fois ouvrit alors la bouche pour le réprimander, mais elle n'en eut pas le temps car la sonnette retentit :
- Je vais voir, dit Mr Evans en se levant, bien heureux d'esquiver les aigreurs naissantes de sa femme.
Vernon reconnaissait-là avec plaisir une stratégie aussi adoptée par son propre père lorsqu'il était plus jeune. Il sourit à Pétunia qui le lui rendit.
Mr Evans de son côté ouvrait la porte : c'était la voisine qui semblait particulièrement chamboulée et n'avait visiblement pas idée d'arriver dans un moment inopportun :
- Vous avez appris la nouvelle ? Demanda t-elle après les avoir tous salués d'une voix fébrile et s'être fait présenter Vernon.
- Qu'y a t-il ? Demanda Mrs Evans d'une voix un peu lasse.
- Le père Rogue de l'Impasse du Tisseur vient de décéder d'une crise cardiaque ! Il est tombé raide devant sa femme et son fils !
Petunia se crispa horriblement. La mine légèrement agacée de Mrs Evans la quitta aussitôt tandis qu'elle portait la main à son cœur :
- Oh mon Dieu, mais c'est horrible ! Le Sev a tout juste l'âge de ma Lily ! Ils sont ensemble à l'école !
- Moi c'était un de mes cousins, répondit sombrement la voisine. Bon, pas particulièrement agréable, avec son penchant pour la bouteille. Mais quand-même…
Mrs Evans renchérit :
- Lily m'a dit, oui. Mais là elle n'a pas voulu rentrer de son école pour les vacances car elle a du travail... C'est dommage, mais elle est si talentueuse !
Vernon remarqua alors que Petunia semblait furieuse, au point que ses lèvres tremblaient. Mrs Evans poursuivait :
- Elle va sans doute être peinée d'apprendre pour son ami…
- Je crois qu'ils ne se fréquentent plus trop, répondit Mr Evans sur un ton mesuré.
Soucieuse de ne pas incommoder Vernon, Mrs Evans sembla soudain vouloir raccompagner sa voisine mais celle-ci avait l'air décidée à refuser d'être congédiée et les trois restèrent un instant à discuter sur le pas de la porte.
Le temps pour Vernon de questionner Petunia qui avait perdu toute la jovialité qu'elle avait retrouvée durant le repas :
- Que se passe t-il ? Tu vas bien ?
- Oui, oui… Je…
Petunia semblait sur le point de pleurer :
- Moi aussi j'ai une sœur, avoua t-elle.
Vernon n'était pas surpris, il l'avait deviné depuis longtemps, tout comme il avait deviné que les relations entre Petunia et cette « Lily » ne devaient pas être simples.
Comment s'expliquer les propos de Mrs Evans ? Vernon savait que Petunia avait étudié à l'école publique, exactement comme Marge, avant de venir à Londres pour travailler comme Dactylo.
Lily Evans avait-elle été de son côté envoyée comme lui en école privée? Pensa Vernon. Petunia qui était une fille sérieuse et bien à tous points de vue pouvait-elle en concevoir de la jalousie ou s'être sentie délaissée ?
En tout cas, elle semblait terriblement mal-à-l'aise, que ce soit face à lui maintenant qu'il savait, ou face à ses parents :
- Craignais-tu qu'elle soit là ? Demanda Vernon.
- Un peu, oui, répondit Petunia. Ce n'est pas contre… Mais il n'y en a jamais eu que pour elle…
Vernon acquiesça. Il avait remarqué l'attitude de Mrs Evans vis à vis de cette sœur absente. Petunia ajouta :
- Si tu savais… Elle…
- Elle quoi ?
- Elle fait des choses bizarres et mes parents sont persuadés qu'elle possède des dons extraordinaires… Ils l'ont envoyée dans cette école… Avec cet affreux de fils Rogue qui est encore pire qu'elle…
- Oh…
Vernon craignait de comprendre :
- Un établissement très cher, plus cher pour une seule année que ce que je leur ai coûté durant toute ma vie… Acheva Petunia.
Plus aucun doute possible, à présent les larmes perlaient à ses yeux et Vernon trouvait là des explications à toutes ses failles. Tout ce qu'elle n'avait jamais exprimé à voix haute, ses doutes et son insécurité…
- Une femme extraordinaire, répondit-il sérieusement. Je n'en connais qu'une dans cette maison.
Il posa un genoux à terre. Mr et Mrs Evans étaient sortis mais il comptait bien qu'ils entendent la scène :
- Petunia Evans, veux-tu devenir ma femme ?
Dire que Petunia fut surprise était un euphémisme : elle perdit ses dernières couleurs. Tant pis, Vernon avait déjà tout préparé et il sortit de la poche de son veston la petite boite qui contenait la bague qu'il avait achetée en prévision de l'événement :
- Le veux-tu ? Souffla t-il pour l'aider à se reprendre.
Un instant, il craignit qu'elle ne refuse, dans l'état où elle se trouvait. Mais Petunia hocha fébrilement la tête :
- Oui… Souffla t-elle juste avant de fondre en larmes.
- Tu peux avoir la sœur que tu veux ou que tu ne veux pas, dit-il en lui passant la bague au doigt après l'avoir prise dans ses bras. Ça n'a pour moi aucune espèce d'importance…
Dans son champs de vision, Vernon vit Mr Evans qui, s'étant retourné vers le salon, les fixait sans doute bouche bée. Il n'en tint pas compte. C'était Petunia qui lui importait. Elle et elle-seule.
Il gérerait l'éventuelle réaction de son futur beau-père plus tard.
