En bonne compagnie
Toya Akira ne comprenait pas très bien comment il s'était retrouvé à cette terrasse, aux États-Unis, malmené par une horde d'autochtones qui ne cessaient de le prendre en photographie, d'essayer d'engager la conversation en un charabia incompréhensible, de réclamer un selfie quand ils ne le prenaient pas sans sa permission ; il aurait plutôt dû être tranquillement installé chez lui devant un goban, à préparer la prochaine série de tours éliminatoires du titre de Honinbo, seul et concentré devant les derniers kifus de ses futurs adversaires. Mais ce n'était pas le cas, et finalement Akira savait très bien qui était responsable de son inconfort actuel : Shindo Hikaru. Comme d'habitude.
Akira devait cependant reconnaître à la fédération de go une part de responsabilité : c'était elle qui avait organisé ce voyage promotionnel en Amérique, pour faire la publicité du jeu en-dehors de l'Asie. Ils n'étaient pas venus seuls : les fédérations de Chine et de Corée avaient également envoyé des joueurs pour ce tournoi, doublé d'une convention, et Isumi Shinichiro n'avait pas été mécontent d'y retrouver son mentor Yang Hai et son jeune ami Lei-Ping. Mais c'était Hikaru qui avait, par quelque force de persuasion indéfinissable, convaincu la fédération japonaise d'envoyer un contingent de jeunes professionnels pour prouver que « le jeu de go n'était pas seulement une affaire de vieux japonais », et qu' « il avait encore tout l'avenir devant lui ». Kurata Atsushi avait été désigné comme chaperon de cette jeunesse, et Akira avait été nommé comme son second. Akira était décidé à refuser cet honneur qui s'apparentait plus à une corvée, mais son père, lors de leur partie de go suivante, avait en quelques mots brefs exprimé l'espoir que son fils ouvre ses horizons à de nouvelles expériences, et Akira s'était filialement abandonné à ce conseil. Il avait accepté de participer au voyage. Il le regrettait.
Il le regrettait d'autant plus que Hikaru, décidément imbu d'une influence disproportionnée, avait convaincu le contingent japonais de jouer en tenue traditionnelle : kimono et hakama pour les hommes, yukata et chignon agrémenté de peignes pour les femmes. Cet habillement aurait pu être source d'un conflit diplomatique si le tournoi s'était déroulé en Chine ou en Corée, mais Hikaru avait fait valoir que pour les Américains tous les Asiatiques se ressemblaient, et qu'il fallait donc que les joueurs japonais se démarquent par leur tenue. Il fallait reconnaître l'efficacité de cette politique : la présence des joueurs japonais était pour le moins remarquée, et contrastait avec les costumes occidentaux des autres joueurs. Ko Yeong-Ha avait même adopté une brève expression de surprise quand Akira s'était installé en face de lui, dans le hakama et le kimono sombres que son père avait affectionnés avant lui.
« Toya, es-tu prêt à commander ? » l'interpella Waya Yoshitaka d'un ton abrupt.
Akira en était donc rendu à cette terrasse de cafétéria, où il avait été entraîné par le groupe formé des joueurs les plus jeunes, à se demander s'il s'était réellement laissé convaincre de venir ou si on lui avait vraiment laissé le choix. Il y était coincé entre Ko Yeong-Ha et Shinichiro Isumi, en face d'un Hikaru gesticulant qui essayait d'expliquer à une serveuse impatiente qu'il voulait commander la plus grande coupe de glace de leur boutique. La terrasse était animée d'éclats de voix divers, que la mélodie s'échappant de la cafétéria à chaque fois que quelqu'un en ouvrait la porte ne parvenait pas à couvrir. Le groupe composé de jeunes joueurs asiatiques aurait pu attirer moins l'attention si les jeunes japonais n'étaient pas encore en tenue traditionnelle, et les passants les pointaient régulièrement du doigt.
Le contraste était particulièrement frappant du côté des jeunes joueurs chinois et de Hikaru – on avait dûment séparé Ko Yeong-Ha de son rival auto-proclamé – et on pouvait même parler de dichotomie. Les jeunes joueurs chinois étaient habillés de costumes gris, sérieux et uniformes, bien taillés et bien repassés. Hikaru était en hakama et kimono, selon le propre dress code qu'il avait imposé, mais c'était là toute sa concession à la tradition. Sans en prévenir les autres participants japonais, il s'était visiblement habillé chez un styliste moderniste qui s'était approprié sa silhouette pour faire sa promotion : un hakama rayé de rouge et de vert, un kimono imprimé d'un quadrillage marron barré d'une partie de go en pierres noires et blanches, avec des chiffres cinq violacés brodés aux emplacements qu'aurait dû occuper le mon d'un clan de samouraï. Akira devait reconnaître que sur ce point Hikaru avait respecté une certaine mesure, car il aurait très bien pu insister pour avoir le mon des Honinbo étant donné la ferveur avec laquelle il poursuivait ce titre.
« Hé, Toya ! l'interpella d'ailleurs Hikaru. Quand aura lieu ton entretien avec la presse américaine ? »
Akira grimaça involontairement : même s'ils étaient là pour se faire voir, et que Hikaru avait remarquablement bien réussi leur promotion, c'était tout de même sur lui et Kurata Atsushi que retombaient les nécessités journalistiques. Il aurait aimé ne pas s'en souvenir, ne pas devoir se plier à l'exercice : on l'avait prévenu que les questions seraient sans doute plus directes et indiscrètes que ce à quoi l'avait habitué la presse japonaise. Sa réluctance visible provoqua le ricanement de Ko Yeong-Ha, à qui on avait traduit la question, et Akira s'empressa de reprendre une expression neutre. Il serait attentif à ne pas provoquer le même type de controverse que son homologue coréen.
« Euh, excusez-nous ? »
Et voilà qui recommençait.
« Photo ? » articula maladroitement Hikaru dans l'un des seuls mots d'anglais qu'il était capable d'utiliser.
« Oui, pourrions-nous prendre une photo avec vous ? »
Cette fois-ci il s'agissait de deux jeunes filles aux cheveux blonds peroxydés, en débardeurs et shorts multicolores. Hikaru leur adressa un large sourire et se leva avec empressement :
« Pas de problème ! »
Ko Yeong-Ha donna un coup de coude à Akira pour qu'il se dépêche de faire de même. Ce dernier s'en serait bien passé, mais dans les faits, les cinq groupes précédents avaient tous insisté pour qu'il fasse également partie de la photographie, à son grand malaise. Les deux jeunes filles tournaient justement vers lui des regards souriants.
Pour la sixième fois en l'espace d'une demi-heure, le petit groupe de joueurs japonais s'organisa donc en rang, les deux jeunes filles au milieu, pendant que Ko Yeong-Ha prenait la photographie avec expertise. Hikaru se permit même de passer un bras familier autour des épaules d'Akira :
« Allez, souris ! Il fait beau, nous avons du succès, et nous faisons honneur à la fondation de go ! »
Akira se força à relâcher les muscles de son visage.
« Que dirais-tu d'un pari ? proposa Hikaru. Si je gagne notre prochaine partie, je t'emmène chez mon styliste égayer ta garde-robe !
— J'aimerais bien voir ça, ricana Waya ! »
Ils se turent le temps de prendre la pause. Mais Akira contre-attaqua dès qu'ils se rassirent à la terrasse :
« Si je gagne notre prochaine partie, tu reteins tes mèches en brun.
— Oh, joli ! commenta Waya.
— Votre prochaine partie n'a-t-elle pas lieu demain, intervint Isumi, si Shindo parvient d'abord à battre Ko Yeong-Ha ? »
Les joueurs japonais se tournèrent vers le joueur coréen, qui les salua en levant son verre.
« Pari tenu, annonça Hikaru avec aplomb.
— Pari tenu, que ce soit demain ou de retour au Japon », tempéra Akira.
Ce texte a été inspiré par le défi « Des mots et des idées ». Il s'agissait de créer un texte contenant les mots imposés suivants : Entretien, Clan, Jeu, Voyage, Mélodie, Éclat, Voir, Glace, et si possible Dichotomie. Ils sont soulignés dans le texte. Ce défi fait partie des nombreux jeux proposés par le FoF, le forum francophone du site fanfiction, sur lequel on peut se retrouver pour discuter et s'amuser.
