Une dissertation sur la morale, version Hikaru


Shindo Hikaru tirait inconsciemment la langue tout en se grattant la tête. Il regrettait amèrement d'avoir accepté de poursuivre ses études ; ce n'était pas comme s'il en avait réellement besoin, maintenant qu'il était un joueur de go professionnel ! Mais malgré les explications de son grand-père, ses parents n'avaient pas confiance en son choix de carrière, et ils avaient insisté pour qu'il finisse au moins le lycée, même si c'était en grande partie par correspondance. Toya Akira n'avait pas facilité les choses : quand ses parents avaient eu l'occasion de lui poser quelques questions sur ses propres études, celui-ci avait expliqué qu'il comptait, en parallèle de sa carrière de joueur pourtant bien remplie, prendre le temps de poursuivre des disciplines universitaires, afin de développer ses connaissances, ouvrir ses horizons et parfaire son éducation. Et voilà que les parents de Hikaru avaient décidé de le prendre comme modèle ! C'était quand même désolant qu'à leurs yeux un quasi-inconnu soit plus respectable que leur propre fils !

Au moins n'était-il pas tout à fait le seul à souffrir ainsi. Fujisaki Akari, son amie et voisine, était décidée à intégrer une bonne université et ne manquait pas de se plaindre de sa charge de travail quand ils avaient l'occasion de se retrouver. Il lui devait d'ailleurs de chaleureux remerciements, car elle l'avait aidé à plusieurs reprises à démêler et comprendre les exercices qui lui étaient demandés.

Mais aujourd'hui elle n'était pas disponible, et Hikaru se morfondait tout seul devant l'épouvantable devoir qui lui avait été assigné. Il n'y comprenait pas grand-chose : quel était l'intérêt de poser de telles questions ? Ne serait-il pas plus simple de ne pas réfléchir autant ? Comment pourraient-ils appliquer cela à la vie réelle ? Il aurait tellement préféré consacrer ce temps d'étude à l'examen des derniers kifus de Honinbo Kuwabara !

Il décida néanmoins d'approcher cette difficulté comme une partie de go, et s'efforça d'y apporter tous les arguments dont il était capable. Qui sait, peut-être parviendrait-il ainsi à grappiller quelques points ?


Dans la salle des professeurs, un premier grognement de la part de Tanaka Kagumasa passa d'abord inaperçu auprès de ses collègues. Quand ce grognement redoubla et s'accompagna d'un vigoureux et bruyant grattement de tête, ceux-ci en prirent note. Quand Tanaka se renfonça dans sa chaise avec un soupir d'exaspération audible, ils se décidèrent à rompre le silence et à l'interroger :

« Des difficultés avec un élève ? » demanda Nakamura Hakuba avec sollicitude.

Tanaka le regarda en soupirant à nouveau :

« On peut dire ça.

— Qu'est-ce qui vous trouble tant ? s'enquit leur collègue Hirose Eiko.

— Rien qui ne sorte réellement de l'habitude : juste une copie plus difficile que d'ordinaire à lire et évaluer.

— Vraiment ? reprit Nakamura. Est-ce la calligraphie ?

— Oh non, nous sommes tous habitués à déchiffrer les pattes de mouche de nos élèves.

— Alors ? » relança Hirose.

Tanaka soupira une troisième fois et s'expliqua :

« Vous vous souvenez peut-être que j'ai dans ma classe un élève inscrit principalement par correspondance ? »

Nakamura et Hirose se regardèrent. Hirose hasarda :

« Il me semble. N'est-ce pas un élève souffrant de problèmes médicaux ?

— Non, réfuta Tanaka. C'est un jeune garçon qui a déjà un pied dans la vie professionnelle, et qui a des obligations l'empêchant d'assister à la plupart des cours.

— Au lycée ? demanda Nakamura avec scepticisme.

— Croyez-le ou non, reprit Tanaka, mais c'est un joueur de go professionnel, et assez bien placé d'après la presse spécialisée.

— C'est une occupation assez étonnante pour un jeune de sa génération, intervint Hirose. Mais c'est tout à son honneur. »

Tanaka s'en amusa audiblement :

« Vous ne pourriez pas le croire, à le voir. Quand je l'ai rencontré en personne, il avait des mèches blondes décolorées, un jean troué et un T-shirt de sport.

— J'espère qu'il s'habille autrement pour ses obligations professionnelles, fit remarquer Nakamura. Je ne pense pas que le milieu du go tolère un style aussi décontracté.

— Je l'espère aussi, répondit Tanaka.

— Alors, reprit Hirose, quel est le problème ?

— Le problème, c'est que sa culture est trop limitée, peut-être trop spécialisée.

— Pouvez-vous nous donner un exemple ? questionna Nakamura.

— Oh, j'en ai un sous les yeux, annonça Tanaka, et je ne sais pas si je dois en rire ou m'en affliger.

— Quel était le sujet ? demanda Hirose.

— La morale est-elle une condition à la vie en société. Laissez-moi vous lire un extrait. »

Tanaka prit la copie entre ses mains et la parcourut rapidement :

« Voilà. La morale est nécessaire à l'harmonie du groupe, et se construit par la pratique au fil des générations. Ainsi les différentes techniques d'ouverture d'une partie de go se sont-elles raffinées le long de multiples générations de joueurs et permettent de commencer harmonieusement un match, en donnant à chaque joueur l'occasion d'évaluer son adversaire et de préparer ses attaques. »

Hirose et Nakamura se regardèrent. Hirose demanda en souriant :

« Et je suppose que ce n'est pas le seul endroit où ton élève s'appuie sur son activité professionnelle ?

— Non, opina Tanaka, écoutez encore : ce qui ne répond pas aux conventions sociales n'est cependant pas forcément immoral. Par exemple, même si les conventions découragent les joueurs de commencer une partie de go en jouant le tengen, le faire quand même n'est pas interdit : c'est au contraire une occasion de surprendre l'adversaire et de développer une partie plus anticonformiste et par là plus intéressante.

— Je ne sais même pas ce que c'est qu'un tengen, s'amusa Nakamura.

— Moi non plus, avoua Tanaka, et si ça continue je crois qu'il va falloir que je prenne des cours pour réussir à comprendre les devoirs de cet élève. Il a des opinions très tranchées : il est en revanche strictement immoral d'enfreindre les règles pour nuire à quelqu'un d'autre. Il est ainsi dépravé de profiter d'une pierre de l'autre couleur égarée dans son propre gokan pour la rajouter indécemment au nombre de ses pierres capturées. C'est même un péché capital.

— Et tous les exemples ont trait au jeu de go ? s'enquit Hirose.

— Non, pas tous, concéda Tanaka. Mon élève semble tout de même avoir une autre passion dans sa vie : la morale n'est pas un seul bloc uniforme de règles intangibles. Elle se développe en fonction et à travers une culture spécifique, à l'image des ramens dont les ingrédients dits traditionnels varient d'une région à l'autre, ou même, à l'intérieur d'une même région, d'une ville à l'autre. Ce qui plaît à Osaka ne plaît pas à Tokyo. »

Cette fois-ci, Nakamura ne put s'empêcher de laisser échapper un léger rire et Hirose leva poliment la main devant sa bouche. Tanaka répondit par un sourire.

« Mais comment vas-tu le noter ? demanda Hirose.

— Ce n'est pas si mauvais que cela, tempéra Tanaka, et ce n'est pas pire que les élèves qui passent leur copie à me parler de base-ball.

— Mais ce n'est pas vraiment ça, conclut Nakamura.

— On ne peut pas lui reprocher de ne pas être sérieux avec sa profession, fit remarquer Hirose.

— Non, je dois bien le reconnaître.

— Pourrais-je faire une photocopie du devoir avant que tu ne le rendes, s'enquit poliment Hirose.

— Je ne crois pas que cela pose problème, tant que cela reste à usage personnel, précisa Tanaka.

— Un des amis de mon mari travaille comme journaliste dans la presse spécialisée, expliqua Hirose ; je sais qu'il a travaillé en particulier pour un mensuel de go.

— Ah, peut-être que lui pourra mieux comprendre et apprécier ce fameux devoir que notre pauvre collège, prononça Nakamura en hochant doctement la tête.

— Cela vaut la peine d'essayer, confirma Hirose, et puis cela fera un sujet de conversation lors de notre prochain dîner.

— Tant que tu masques le nom de mon élève, cela ne devrait pas être dérangeant », sourit Tanaka en lui tendant la copie.


Pensez-vous que M. Amano reconnaîtra le style de Hikaru ? Et oui, en tant que professeur, je confirme que nous partageons volontiers les morceaux les plus intéressants de nos copies respectives.

Ce texte a été inspiré par les thèmes « sujet » et « immoral » de la cent cinquante-huitième nuit du FoF, le forum francophone sur le site fanfiction où l'on peut se retrouver pour discuter et s'amuser.