Chapitre 1 : Un nouveau départ

La tempête s'était calmée, lorsque les invités royaux avaient enfin quitté Downton Abbey, et que la famille avait pris le départ pour le bal. Les domestiques se rassemblèrent à l'office, qui avait retrouvé son atmosphère habituelle. Ils prirent place autour de la longue table, et apprécièrent un diner tranquille, sans se presser, puisqu'il n'y avait pas de diner à servir à l'étage. Tout le monde discutait et commentait la visite royale, et le « coup d'état » qu'ils avaient mené contre le personnel royal. C'était une certitude, ces quelques jours resteraient gravés dans le marbre de l'histoire de Downton. Quand le diner fut terminé, la famille Bates se prépara à rentrer au cottage. Comme les Crawley ne savaient pas à quelle heure ils allaient rentrer, et qu'il était fort possible que cela se fasse aux petites heures du matin, ils avaient donné la permission à leurs domestiques personnels de rentrer chez eux sans les attendre. Donc, Anna, Bates et le petit Johnny étaient prêts à prendre le chemin du retour à la maison.

- Bonne nuit tout le monde, s'exclama Anna à la cantonade.

- Bonne nuit Mme Bates, M. Bates, répliquèrent Miss Baxter et quelques autres voix à l'unisson. À demain !

Les trois Bates commencèrent à marcher vers leur domicile, mais le plus jeune réclama bientôt les bras de sa mère. Le chemin était long pour ses petites jambes. Alors qu'elle portait l'enfant, John remarqua qu'elle étouffait plusieurs bâillements.

- Tu as l'air fatiguée ma chérie. Ces quelques jours ont été très chargés. Veux-tu que je le porte ?, offrit-il.

Mais Anna savait qu'il était difficile pour lui de porter le petit garçon, qui s'alourdissait de jour en jour, sur son bras libre, tandis que l'autre était occupé avec sa canne.

- Non, ça va. Mais j'ai hâte d'être au lit ce soir…

Quand ils arrivèrent finalement chez eux, John monta directement mettre son fils au lit.

- Je vais nous faire du thé pendant ce temps, dit Anna, alors qu'il montait les escaliers avec le garçonnet, déjà à moitié endormi sur son épaule.

Mais quand il fut de retour au rez-de-chaussée, il trouva la bouilloire en train de siffler sur le fourneau, et son épouse endormie sur le canapé. Il se rendit à la cuisine pour éteindre le feu, et retourna vers Anna. Il serra doucement son épaule pour la réveiller. Elle s'étira et marmonna :

- Je crois que je me suis assoupie un moment.

- Je crois aussi, répliqua-t-il en riant. Tant pis pour le thé, il faut te mettre au lit aussi.

Quelques minutes plus tard, ils étaient installés au lit, elle blottie contre lui, la main de John caressant doucement la chevelure d'Anna devenue courte. La décision d'Anna de couper ses cheveux avait attristé John. Il avait toujours eu un attachement tout particulier pour les boucles blondes de son épouse, depuis bien avant leur mariage. Mais il n'était pas du genre à lui dire ce qu'elle pouvait faire ou non, et quand, sur l'exemple de Lady Mary, elle avait décidé qu'elle voulait elle aussi une coupe « à la garçonne », comme c'était la mode dans ces « années folles », il avait gardé ses objections pour lui.

- Ce cirque royal t'as vraiment épuisée, remarqua-t-il, alors qu'Anna baillait, tout fort cette fois.

- Oui, en effet, approuva-t-elle.

Mais après quelques secondes de silence, elle ajouta :

- Quoi que, il se peut que ce ne soit pas uniquement de la faute de la famille royale…

John se redressa un peu dans le lit, pour pouvoir mieux voir son visage :

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?, demanda-t-il curieusement.

Elle fut incapable de dissimuler son sourire joyeux plus longtemps.

- Eh bien… Je ne voulais pas te le dire si tôt, mais… Nous avons promis de ne plus avoir de secret, donc…

- Donc ?!, répéta-t-il, sans vouloir tirer de conclusions hâtives, bien qu'il commençât à suspecter où elle voulait en venir.

- Je crois que je suis enceinte.

Un sourire des plus éclatants éclaira le visage de John dans la seconde suivante.

- Oh ma chérie !

Il l'entoura de ses bras, et se pencha pour déposer un baiser sur son nez.

- Je suis si heureux, s'exclama-t-il. Tu es sûre ?

- J'ai trois semaines de retard, et je commence à avoir des symptômes qui ne trompent pas vraiment… Mais…

Une ombre passa sur son visage joyeux :

- On ne peut pas se réjouir pour de bon avant que je ne sois retournée voir le Dr Ryder, tu le sais.

- Oui, bien sûr.

- Je vais devoir en parler à Lady Mary, et prévoir un déplacement à Londres. Plus tôt que la dernière fois j'espère, pour qu'on ne soit pas obligés de le faire en urgence cette fois-ci.

- En effet ça serait mieux.

Il réalisa soudain autre chose :

- Oh mon Dieu, et tu es sortie dans la nuit noire, sous une pluie battante pour installer toutes ces chaises, dans ton état ! Anna, ce n'était vraiment pas raisonnable !

- Ah, ah, M. Bates, ne commence pas à me traiter comme une invalide. Je ne vais pas apprécier.

Il fit une moue, mais il savait bien qu'il n'obtiendrait jamais d'elle qu'elle fasse autre chose que ce qu'elle avait décidé. Il avait eu largement le temps de réaliser cela au cours de sa première grossesse, quand elle avait insisté pour travailler jusqu'au dernier moment, bien qu'il l'ait suppliée maintes fois de se reposer.

- Je suis désolée, ma chère, dit-il en caressant sa joue. Je m'inquiète pour toi, c'est tout.

- Je sais bien, M. Bates. Et je t'aime pour cela.

- Donc… si nous avons deux enfants, peut-être que nous devrions rouvrir la discussion sur notre avenir… Je veux dire, Lady Mary a été absolument adorable avec Johnny, mais je ne pense pas qu'il soit convenable que nous garnissions la nursery de Downton avec des petits Bates.

Anna rit.

- Oui, il va falloir parler de ça, quand le moment sera venu. Mais nous avons encore du temps. Là présentement, je suis épuisée.

- Bien sûr, il faut que tu dormes, ma chérie. Je suis désolé de te garder éveillée. Bonne nuit.

Il l'embrassa une fois de plus, et murmura tout bas à son oreille :

-Je t'aime, Mme Bates…, avant d'éteindre la lampe de chevet.

x x x x

Dans sa petite chambre dans le quartier des domestiques à Downton Abbey, Mlle Baxter se préparait aussi pour la nuit. Autrefois, le quartier des domestiques était entièrement occupé, mais ces jours-ci, de plus en plus de chambres restaient vides. Maintenant, Mme Hughes habitait son cottage avec M. Carson, Daisy vivait à Yew Tree Farm avec M. Mason, et Albert, le garçon de salle, vivait au village avec sa famille, tout comme toutes les femmes de ménage. Il ne restait donc plus que Mlle Baxter, Mme Patmore, Andy et Thomas Barrow. Tout en effectuant sa routine du soir, Mlle Baxter ressassait les évènements de la journée, et plus particulièrement la participation de M. Molesley. Elle savait que de nombreux habitants du village le trouvaient un peu ridicule, lui et son comportement en présence de la Reine et du Roi, mais elle ne pouvait s'empêcher de le trouver attachant. Cela faisait des mois, des années même, qu'elle essayait de lui faire comprendre, sans être trop insistante, qu'elle avait des sentiments pour lui, et qu'elle aimerait qu'il prenne une initiative à ce sujet. La dernière fois qu'ils avaient bavardé, elle avait tenté d'être la plus claire possible.

« Vous ne serez jamais un idiot à mes yeux », avait-elle insisté. Comment pouvait-elle être plus évidente ? Elle pensait qu'il avait compris ce qu'elle sous-entendait, cette fois. Mais trouverait-il l'audace de faire le premier pas ? Elle savait qu'il était très timide et n'avait pas une haute opinion de lui-même. Elle se demanda si elle allait devoir finir par le courtiser elle-même pour finir.

Laissant échapper un soupir, elle s'installa au lit avec son livre.

x x x x

Le lendemain matin, tout le personnel était rassemblé autour de la table du petit-déjeuner, alors que M. Barrow distribuait le courrier du matin.

- Celle-ci est pour vous, Mlle Baxter, dit-il en lui tendant une enveloppe.

Anna, qui était assise à côté d'elle, considérait la nourriture qui se trouvait dans son assiette avec dégoût. Elle avait des nausées matinales depuis quelques jours, qui l'empêchaient de manger quoi que ce soit le matin. Le thé était la seule chose qu'elle parvenait à absorber. Elle accueillit donc la distraction avec joie quand elle entendit Baxter s'exclamer :

- Oh, ça me fait bien plaisir!, alors qu'elle lisait sa lettre.

- Une bonne nouvelle, Mlle Baxter ?, demanda-t-elle.

- Oh, rien de bien exceptionnel, expliqua sa collègue. C'est simplement ma sœur qui m'invite à l'anniversaire de mon neveu. Il faudra que je demande à Mme Hughes et à Mme la Comtesse si elles me laisseraient modifier mon jour de congé.

- Oh, j'ignorais que vous aviez une sœur et un neveu dans les environs ?

- Oui, parce qu'ils viennent d'arriver à Ripon il y a quelques mois seulement, quand mon beau-frère a trouvé un emploi dans une usine là-bas. Avant, ils habitaient à Southampton, donc je ne les voyais pas souvent. Mais je suis ravie qu'ils soient proches maintenant. Je suis la marraine du garçon, alors c'est bien que je puisse le voir plus souvent.

- Oh, oui, en effet, c'est une bonne chose.

La conversation se poursuivit, jusqu'à l'interruption d'Albert, le garçon de salle, qui apparut dans l'encadrement de la porte en appelant :

- Mlle Baxter, il y a M. Molesley dehors, il dit qu'il voudrait vous parler.

Baxter leva les yeux, surprise que M. Molesley se présente si tôt dans la journée, un jour d'école. Elle se leva et se rendit à la porte de derrière.

- Merci Albert, fit-elle avec un signe de tête à son intention.

Elle sortit dans la cour, et trouva en effet M. Molesley, qui tournait et retournait son chapeau dans ses mains, l'air passablement échauffé.

- Bonjour M. Molesley, dit-elle de son ton le plus accueillant, dans l'espoir de calmer les esprits du pauvre homme.

- Bonjour Mlle Baxter, répondit-il.

- Qu'est-ce qui vous amène ici, avant l'école ?

- Eh bien, voyez-vous, c'est juste…, bégaya-t-il, comme à son habitude lorsque ses nerfs prenaient le dessus.

Mlle Baxter eut pitié de lui, et tenta de le rassurer en posant une main sur son bras.

- M. Molesley, tout va bien. Dites simplement ce que vous avez à dire.

Il expira un rire nerveux, et dit :

- Très bien, ce que j'ai à dire, vous avez raison. Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi à ce que vous m'avez dit hier, et je me demandais… je veux dire… si éventuellement vous aimeriez… m'accompagner au cinéma un de ces jours ?

Elle sourit affectueusement. Enfin, il lui proposait un rendez-vous. Tout venait à point à qui savait attendre, apparemment.

- J'aimerais beaucoup cela, M. Molesley !

Puis elle se souvint soudain de la lettre de sa sœur, qu'elle tenait encore en main.

- Oh, quoi que… Je suis désolée mais j'ai déjà quelque chose de prévu pour mon prochain jour de congé. Voyez-vous, ma sœur m'a invitée à l'anniversaire de mon neveu dimanche prochain, à Ripon. Oh, mais peut-être pourrais-je lui demander si vous pouvez m'accompagner ? Est-ce que cela vous plairait ?

Molesley rougit jusqu'à la racine de ses cheveux clairsemés.

- Vous voulez… me présenter à votre famille ?, demanda-t-il, incrédule.

- Pourquoi pas ? Si nous devons… nous fréquenter, il est aussi bien que vous rencontriez ma famille. Je connais déjà votre père.

- Euh, eh bien, oui, j'en serais ravi, si votre sœur veut bien de moi.

- Je lui répondrai dans la journée. Je vous tiendrai au courant de sa réponse ! Maintenant, je suis navrée, mais je dois y aller. Je ne pense pas que Mme la Comtesse se lèvera très tôt, après le bal d'hier soir, mais on ne sait jamais. Et j'ai du travail.

- Oui, et de toutes façons, je dois retourner à l'école. Passez une bonne journée, Mlle Baxter.

- Vous aussi, M. Molesley.

Alors que M. Molesley prenait le chemin de l'école, un sourire triomphant sur son visage, Mlle Baxter retourna à l'office, tout aussi souriante, bien qu'un peu plus discrètement.

- Alors, Mlle Baxter, comment va le prétendant ?, demanda Thomas Barrow, affichant son habituel sourire satisfait.

- Ne soyez pas désagréable, M. Barrow, prévint-elle.

Mais l'esprit de Thomas était trop occupé par les souvenirs d'un certain Richard ce jour-là, pour perdre trop de temps à taquiner les autres. Il n'avait une bien haute opinion de M. Molesley, mais si Mlle Baxter le trouvait à son gout, après tout… De façon improbable, la Comtesse sonna l'instant suivant, et Baxter pris le chemin de l'étage, un sourire s'attardant sur son visage.