Chapitre 2 : Poursuivre ses rêves

- Anna, êtes-vous sûre que ça va ?, demanda Lady Mary, en lançant un regard inquisiteur vers sa femme de chambre.

Alors qu'elle était en train d'habiller sa maitresse, Anna s'était soudain sentie submergée par une vague de nausée, et elle avait un instant vacillé, fermant les yeux et portant sa main à sa bouche. Elle se reprit rapidement, prit une profonde inspiration, et sourit à sa maitresse.

- Oui, très bien, Madame.

Lady Mary reporta son attention vers son reflet dans le miroir de sa coiffeuse, et Anna poursuivit ses tâches, tout en écoutant le bavardage de Lady Mary au sujet des projets qu'elle discutait en ce moment avec Tom Branson. Anna se força à se concentrer sur les paroles de Lady Mary, afin de repousser la nausée qui menaçait de nouveau de l'envahir. Toutefois, après une courte bataille, elle dut s'avouer vaincue, et porta hâtivement sa main à sa bouche, murmurant :

- Veuillez m'excuser Madame…, avant de se précipiter vers la toute nouvelle salle de bain en suite de Lady Mary, où elle vomit dans les toilettes.

Quand elle émergea de la salle de bain, l'air passablement embarrassée, Lady Mary l'observait avec une expression où l'inquiétude et l'amusement se mêlaient.

- Je suis vraiment absolument navrée, Madame, s'excusa Anna. Je me sens mieux maintenant.

- Anna, avez-vous mangé quelque chose d'avarié, ou bien êtes-vous…

Lady Mary laissa sa phrase en suspens, mais sa question ne pouvait être plus claire. Anna laissa échapper un rire discret, et un sourire en coin apparut sur son visage pâle :

- Vous savez, un jour j'ai dit à Mme Hughes que M. Bates pouvait me lire comme un livre ouvert, mais je commence à penser que vous aussi… Oui, j'attends un enfant.

- Je suis très heureuse pour vous, Anna, s'exclama Lady Mary avec un large sourire. Quant à vous lire comme un livre ouvert, eh bien, cela n'était pas très discret… Nul besoin d'être très futée pour en tirer des conclusions évidentes, ajouta-t-elle d'un ton narquois.

- Oui, je suis vraiment navrée pour cet incident, Madame, mais j'ai de terribles nausées matinales en ce moment. Je n'ai jamais souffert de ça pour Johnny…

- Vous savez ce qu'on dit, chaque grossesse est différente. Vous rappelez-vous, lorsque j'attendais George, je souffrais de telles nausées, et ce qui m'avait beaucoup aidée était une décoction de gingembre et de citron. Vous devriez essayer.

- Oh, merci Madame, je n'y manquerai pas.

- Alors… un autre bébé Bates, bien, bien. Votre époux doit être aux anges !

- Nous le sommes tous deux, Madame, mais… vous savez que nous avons appris à ne pas nous réjouir trop vite…

- Oh, à ce sujet, nous allons devoir prévoir une visite chez le Dr Ryder ! À quel terme êtes-vous ?

- À peine un mois. Mais, j'aimerais ne pas attendre trop longtemps, vous le comprendrez, au vu de ce qui s'est passé la dernière fois…

- Oui, bien sûr. Nous devrions planifier cela pour le mois prochain, peut-être ? Oh, je sais, nous devons nous rendre à Londres fin mai, vous savez, je vous en ai parlé, nous sommes tous invités au mariage d'Andrea Whistleby. Elle est la fille de Lady Shackleton, ce qui fait d'elle la cousine d'Henry. Papa et Maman viendront aussi. Vous pouvez prendre un rendez-vous à ce moment-là. Pensez-vous que cela sera suffisamment tôt ?

- Je pense que oui, Madame.

- Eh bien voilà qui est arrangé. Je vous laisserai téléphoner au cabinet du Dr Ryder.

- Je n'y manquerai pas. Merci Madame. Puis-je faire autre chose pour vous ?

- Non, merci Anna. Vous pouvez disposer. Je vous verrai plus tard. Et prenez soin de vous, ajouta Lady Mary avec un sourire amical.

Anna acquiesça et quitta la pièce.

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Quelques heures plus tard, Mlle Baxter remontait la grande rue du village de Downton, pour effectuer une commission pour Lady Grantham. En se dirigeant vers le bureau de poste, elle aperçut M. Molesley qui sortait de l'épicerie de M. Bakewell. L'homme était plongé dans ses pensées, et faillit la bousculer. Il émergea de sa rêverie en sursaut, juste à l'instant où il allait entrer en collision avec elle.

- Oh, Mlle Baxter ! Mes excuses ! Comment vous portez-vous ce matin ?

- Très bien M. Molesley, et vous-même ?

- Encore mieux maintenant que je vous ai rencontrée, affirma-t-il avec un large sourire.

On ne pouvait aisément qualifier Mlle Baxter d'adolescente émotive, et pourtant elle rougit visiblement du compliment de Molesley.

- Vous êtes un flatteur, M. Molesley.

Remarquant les lettres qu'elle tenait en main, Molesley demanda :

- Etes-vous sur le chemin du bureau de poste ? Si c'est le cas nous pourrions marcher un peu ensemble, car je dois y aller également.

- Avec plaisir.

Ils commencèrent à cheminer côte à côte, quand Mlle Baxter ajouta :

- Ma sœur m'a répondu, elle serait ravie de vous recevoir aussi dimanche prochain. J'allais justement poster ma lettre pour confirmer notre venue. Je vous présente mes excuses, je ne vous ai pas demandé de confirmation, j'ai supposé que vous étiez toujours d'accord.

- Oh, bien sûr que je suis toujours d'accord, c'est si aimable de sa part de me recevoir. Et de votre part de m'y inviter.

Il affirmait cela comme s'il avait des difficultés à envisager que n'importe quelle femme puisse avoir envie de passer du temps avec lui.

- Enfin, M. Molesley, vous savez que j'apprécie votre compagnie.

- Oui, c'est bien ce qui m'étonne… répondit-il d'un ton perplexe.

Alors qu'ils arrivaient au bureau de poste, Molesley tint la porte à Mlle Baxter, s'effaçant pour la laisser passer. Lorsqu'ils ressortirent quelques instants plus tard, Mlle Baxter sourit à M. Molesley :

- Je dois rentrer au château maintenant, j'ai beaucoup de travail qui m'attend. Je vous retrouve dimanche à l'arrêt de bus ?

- Très bien, je serai là, j'ai hâte !

D'un geste hésitant, Phyllis saisit sa main et la serra timidement. Elle s'apprêtait à la relâcher et à se détourner de lui, mais il la retint, et lentement, porta la main de Mlle Baxter à sa bouche pour y déposer un chaste baiser.

- Passez une bonne journée, Mlle Baxter.

- Vous aussi, M. Molesley, répondit-elle.

Il s'éloigna, affichant un sourire béat sur son visage, comme s'il ne pouvait croire à sa bonne fortune. Alors qu'elle marchait en direction du château, Baxter prit plusieurs respirations profondes, essayant désespérément de calmer les papillons qui voletaient furieusement au creux de son estomac. Qu'il était improbable que l'amour se présente à elle si tardivement, après une vie entière de travail et de misère. Et qu'il était étonnant de se sentir si jeune de cœur grâce à ce nouvel amour. Elle avait toujours regardé avec tendresse les couples amoureux, comme les Bates, ou même les Carson, mais jamais elle n'avait espéré connaitre elle-même ce sentiment.

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Anna était dans la réserve, occupée à brosser des chaussures de Lady Mary, lorsque Bates entra, les bottes d'équitation de Lord Grantham à la main. Alors qu'il contournait Anna pour attraper le cirage sur l'étagère la plus proche, sa main caressa légèrement l'épaule de son épouse.

- Comment te sens-tu, ma chérie ?

Elle sourit :

- Mieux que ce matin. Mon dieu, ces nausées sont une vraie plaie. Lady Mary a deviné, au fait, vu que j'ai été à deux doigts de lui vomir dessus…

- Bonté divine. Bon. Tu aurais dû lui annoncer rapidement de toute façon. Comment a-t-elle reçu la nouvelle ?

- Oh, elle a été très aimable, comme toujours. Elle a suggéré que je programme mon rendez-vous avec Dr Ryder au moment où la famille a prévu de descendre à Londres pour le mariage de la cousine de M. Talbot.

- Ah, oui, c'est une bonne idée. Je me disais aussi, puisque nous allons tous deux participer à ce déplacement, que nous pourrions également nous occuper de la maison de ma mère. Aller voir dans quel état elle est, et voir l'agent immobilier pour la mettre en vente.

- D'accord, nous pourrions faire ça, oui.

Pendant quelques instants, ils s'affairèrent en silence. Puis Anna reprit :

- J'ai réfléchi…

- Oui ?, répondit-il avec curiosité.

- Notre hôtel… Penses-tu qu'on pourrait l'ouvrir à Downton ?

- Quasiment tous les bâtiments appartiennent au domaine…

- Il y en a quelques-uns qui n'en font pas partie. Et comme ça, nous ne perdrions jamais contact.

- Avec Lady Mary, compléta John.

- Avec le château, et tous ceux qui y vivent, corrigea-t-elle, même si bien entendu elle pensait à Lady Mary. Mais également à Mme Hughes. Elle apprécierait même de revoir Phyllis Baxter de temps en temps.

- Qu'en dis-tu ?, ajouta-t-elle.

- Que tes désirs sont des ordres pour moi, répondit-il avec un sourire dévoué, en attrapant sa main.

- Quelqu'un pourrait entrer, objecta-t-elle, alors qu'il se rapprochait d'elle.

- Eh bien, qu'ils entrent. Ils pourront admirer deux personnes qui s'aiment.

- Ils pourront admirer deux personnes qui s'aiment, acquiesça-t-elle en acceptant son baiser avec plaisir.

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Mr Molesley et Mlle Baxter étaient assis côte à côte dans le bus pour Ripon depuis environ vingt minutes, et pendant qu'ils entretenaient une conversation légère, Molesley ne cessait de poser son regard sur la main gantée de Mlle Baxter, qui reposait sur sa cuisse. Il brûlait d'envie de poser sa propre main sur la sienne, mais ne parvenait pas à rassembler assez de courage. Plusieurs fois, il avait failli initier le mouvement, pour l'avorter en catastrophe alors que la panique l'envahissait. Et si elle le trouvait indélicat ? Et si elle le repoussait ? Après une intense bataille intérieure, qui fit perler des gouttelettes de sueur sur ses tempes, il arriva à la conclusion, que comme elle avait elle-même pris sa main l'autre jour, et qu'elle avait gracieusement accepté son baisemain, de façon assez évidente, elle devrait être d'accord pour qu'il lui prenne la main de nouveau. Il prit donc une profonde inspiration, et déplaça enfin sa main pour couvrir celle de Baxter, tout en espérant paraître nonchalant. Quand elle sentit le poids de la main de Molesley sur la sienne, Baxter termina la phrase qu'elle était en train de prononcer, puis baissa son regard un très court instant vers leurs mains jointes. Puis elle releva les yeux vers Molesley, le gratifia d'un sourire discret, et poursuivit la conversation comme si de rien n'était. En réalité, elle exultait intérieurement, soulagée et ravie qu'il semble enfin avoir compris qu'elle attendait qu'il la courtise. Voyant qu'elle ne réagissait pas mal, Molesley parvint enfin à se détendre peu à peu, et participa gaiement à la conversation.

Quand ils eurent quitté le bus, Molesley offrit son bras à Baxter, et la laissa le guider vers la maison de sa sœur. Après quelques minutes de marche, ils se trouvèrent face à une petite maison mitoyenne dans un quartier populaire, et Baxter frappa à la porte. Des cris d'enfants se faisaient entendre à l'intérieur, et une jeune fille ouvrit la porte :

- Tante Phyllis, te voilà, dit-elle en les laissant entrer dans la maison.

Ils se virent admis dans un foyer meublé avec parcimonie, et manifestement peu aisé, mais propre et rangé, autant qu'il en soit possible pour un logement hébergeant trois enfants.

- Bonjour Phyllis !, s'exclama sa sœur, émergeant de la cuisine en s'essuyant les mains sur son tablier.

Les deux sœurs s'étreignirent, et Phyllis présenta son compagnon :

- M. Molesley, voici ma sœur Angela, et son mari Jake Dawson. Voici M. Joseph Molesley.

Jake se leva de son fauteuil pour leur serrer la main.

- Est-ce que c'est ton fiancé, tante Phyllis ?, demanda l'adolescente qui leur avait ouvert la porte.

- Beckie !, reprocha sa mère. Ce n'est pas convenable de poser ce genre de questions !

Molesley semblait en effet embarrassé. Phyllis et lui n'avait pas encore discuté d'un statut officiel.

- Il est… un bon ami, conclut Phyllis.

- Et nous sommes ravis de le recevoir, ajouta Angela. Voici mes enfants : Rebecca qui a quinze ans, et qu'on appelle Beckie, dit-elle en désignant l'adolescente. Ce petit-là, c'est Stephen, qui a quatre ans, et voici celui qui fête son anniversaire, Joseph, finit-elle en posant ses mains sur les épaules du garçon. Il a neuf ans aujourd'hui.

- Oh, mon Dieu, tu t'appelles Joseph ? Vraiment ? Comme moi !, s'exclama Molesley. Je parie que nous allons être de bons amis alors, dit-il en offrant sa main à l'enfant.

Joseph le jeune était un enfant plutôt maigrelet, aux cheveux noirs et aux grands yeux, et il serra timidement la main de Joseph l'aîné. Tous les enfants d'Angela, tout comme Angela elle-même et Phyllis, avaient des cheveux couleur de jais.

- Asseyez-vous, Phyllis, M. Molesley, offrit Jake. Angela allait apporter le thé.

- Oui, et le gâteau devrait être prêt d'ici quelques minutes.

Alors qu'ils prenaient tous place à table, Molesley demanda :

- Mlle Baxter me dit que vous avez emménagé ici récemment ?

- Oui, nous vivons ici depuis seulement quatre mois, répondit Jake. J'ai été embauché à la fabrique de cordes Harding. Et vous travaillez à Downton avec Phyllis ?

- Avant, oui. Mais maintenant j'enseigne à l'école primaire municipale de Downton.

- Oh, un professeur, impressionnant, commenta Angela, avec un clin d'œil complice vers Phyllis. Cela doit bien payer.

- Je ne me plains pas, dit Joseph avec sincérité. Cela paie en effet un peu mieux que mon ancien emploi de valet de pied au château.

- J'aimerais devenir professeur, dit soudain Beckie.

- Eh bien tu devras travailler sérieusement à l'école, conseilla Joseph.

- Beckie a quitté l'école depuis deux ans, coupa Jake. Nous avons besoin qu'elle travaille. Elle est femme de ménage dans les beaux quartiers.

- Oh, répondit Joseph, d'un ton déconfit. Je suis navré. Mais tu sais, Beckie, j'ai commencé à travailler à ton âge. J'ai travaillé comme valet de pied, puis valet tout court, puis comme majordome. Et puis la vie m'en a fait voir de toutes les couleurs, j'ai parfois été au chômage, et puis j'ai travaillé comme livreur, et j'ai réparé des routes. Mais tu vois, maintenant je suis professeur. Donc, on peut toujours atteindre ses objectifs. Il faut poursuivre ses rêves, dit-il en tentant de réconforter la jeune fille.

La demoiselle fit une moue, manifestement pas vraiment convaincue par cette tirade optimiste. Molesley se tourna alors vers le jeune Joseph :

- Et toi, jeune homme, que voudrais-tu être quand tu seras grand ?

- Je serai aviateur !, s'exclama fièrement l'enfant.

Et il se lança dans un grand discours sur les récent progrès de l'aviation.

- Tout cela est très bien, coupa sa mère, en apportant le gâteau tout juste sorti du four. Je crois que nous avons un anniversaire à célébrer ?

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L'après-midi tirait à sa fin, et Baxter et Molesley marchaient de concert vers l'arrêt de bus, bras dessus bras dessous. Baxter regarda Molesley et dit :

-Merci d'être venu aujourd'hui. J'ai passé un très bon moment. J'espère que vous ne vous être pas trop ennuyé.

- Ennuyé ? Absolument pas, je me suis beaucoup amusé. Je n'ai jamais eu de famille, à part mon père, je veux dire, alors c'était en quelque sorte une aventure pour moi ! Mais j'ai eu de la peine pour cette pauvre Beckie. Je crois que, bien involontairement, j'ai remué le couteau dans la plaie, à parler de devenir professeur… C'est triste qu'une jeune fille brillante comme elle ne puisse avoir accès à l'éducation qu'elle mérite.

- Oui, mais bon, c'est la vie. Nous savons tous deux qu'elle n'est pas toujours tendre. Et comme vous l'avez dit, peut-être trouvera-t-elle son chemin plus tard. Je crois que le petit Joseph vous a beaucoup apprécié, quoi qu'il en soit.

- Il m'a bien plu également ! Il a l'air futé, lui aussi. Je ne sais pas s'il réalisera ses rêves volants, mais c'est bien qu'il ait des rêves.

- Oui, ce sont des enfants charmants, tous les trois.

Ils marchèrent en silence pendant un moment, jusqu'à ce que Phyllis reprenne la parole :

- M. Molesley, je me demandais…

- Oui ?

- Quand nous sommes entre nous, comme ça… vous pourriez m'appeler Phyllis. Puisque nous sommes amis.

Elle avait rosi de façon assez évidente lorsque Molesley croisa son regard, arborant un sourire heureux.

- J'aimerais beaucoup cela, Phyllis, répondit-il, comme s'il testait son nom sur ses lèvres. Et vous pourriez m'appeler Joseph.

- D'accord, Joseph.

Alors qu'ils continuaient leur chemin, Molesley se redressa un peu, et posa sa main gauche sur celle de Phyllis qui reposait au creux de son coude droit.