Kafei a disparu et moi je suis toujours ici. C'est la seule chose que je sais. C'est la seule réalité que je perçois. Je l'enfile comme une chemise de lin dès les premiers instants du réveil, je la bois noire comme mon café et je la mange quand j'y arrive, puis le soir je m'endors tout contre elle. Et elle, elle écrase ma vie, elle s'immisce dans chaque recoin, elle est partout où Kafei n'est pas. Je vois bien sur la tour de l'horloge que les aiguilles continuent de tourner, que les ouvriers s'affairent à la préparation du carnaval, que le monde court encore et encore. Mais au creux de mon âme, le temps s'est figé. Je devrais parler de tout ça à l'astronome de l'observatoire céleste. Il dit que le temps et l'espace sont deux choses étroitement liées. Il dit aussi que des centaines d'années à Termina ne sont qu'une poignée de seconde sur de lointaines planètes. Peut-être qu'il pourra m'aider ?
Non, il est bien trop préoccupé. Il a fait savoir à tout le village que d'ici quelques jours, la lune s'écroulerai sur Bourg-Clocher. Puis, il s'est retiré à l'observatoire, loin du tumulte que son annonce a causée dans la communauté, son télescope constamment braqué sur l'astre au drôle de sourire. Et sur la tour de l'horloge les aiguilles continuent de tourner, les ouvriers s'affairent à la préparation du carnaval, le monde court encore et encore.
Et puis Mère me surveille de près. Depuis que Kafei a disparu, j'ai l'impression d'avoir fait un bond en arrière, d'être à nouveau une petite fille qui ne peut rien face au monde des adultes. Je crois que sa façon à elle de s'inquiéter pour moi c'est de m'abrutir de travail, même si je ne suis qu'un fantôme derrière le comptoir et que j'enregistre les entrées et les sorties comme un automate. Elle ne permettra pas au monde de s'enrayer, elle ne permettra pas que la disparition de Kafei soit un grain de sable dans l'ordre établi. Même si la lune doit vraiment tomber, elle continuera à me faire enregistrer les entrées et les sorties de l'auberge de Bour-Clocher.
J'ai peur. Je voudrais partir. Je voudrais courir à sa recherche, quitte à devoir affronter la plaine et ses dangers. Je n'en peux plus d'être ici, enfermée dans ma nostalgie, dans mon impuissance. Pourtant je suis là. Et je ne fais rien. À part peut-être mimer une vie normale…
Jour 1
Derrière mon comptoir, le monde continuait ses allers et venues lorsque le postier arriva. Son irruption au petit pas de course n'effleura qu'à peine mon attention. Mais lorsqu'il me tendit cette lettre, mon âme convulsa soudainement. Une lettre pour moi ? Mon regard se perdit sur la calligraphie de mon nom sur l'enveloppe. Anju … avec ce J fait d'un seul trait. Quand je relevai enfin mes yeux pour remercier le postier, il avait déjà repris sa course. J'attendis quelques secondes. Le calme régnait dans l'auberge. Alors j'ouvris le pli, les mains tremblantes. A peine eu-je fini ma lecture que j'entendis le craquement de l'escalier. C'est là que je vis arriver ce mystérieux garçon qui portait une tunique verte. Il avait le masque de Kafei que sa mère avait fait faire pour les recherches. Il m'a regardé comme s'il savait tout, comme s'il connaissait déjà la lettre que j'avais encore entre les mains. Alors je me suis ouverte à lui, quand bien même je n'ai aucun souvenir d'avoir marqué son entrée sur le registre, je lui fais confiance. J'ai la conviction qu'il pourra m'aider. Je lui ai donné rendez-vous ce soir à 23h30 dans la cuisine. Je vais écrire une lettre pour Kafei qu'il ira poster. Peut-être ensuite pourra-t-il le rencontrer, et l'aider à résoudre ce problème dont il ne veut pas me parler. Ce drôle de garçon qui ne semble même pas venir de Termina … D'où vient-il ?
Kafei, j'ai envoyé le garçon à la tunique verte te poster ce courrier. J'espère que tu le rencontreras. Où que tu sois, quels que soient les problèmes auxquels tu fais face, je t'attendrai. C'est tout ce que je voulais te dire. Je te fais confiance, je t'attendrai. Anju
Je suis descendu dans la cuisine à pas de loup, comme un enfant commettant une bêtise. Il est venu au rendez-vous comme convenu. Il m'a promis qu'il posterait la lettre au plus vite, je me suis excusée de n'avoir pas le courage de le faire moi-même. J'espère de tout cœur qu'il rencontrera Kafei car c'est tout ce que je peux faire pour lui : lui envoyer ce garçon que la providence a mis sur mon chemin.
Jour 2
Le garçon à la tunique verte est revenu, il m'a donné un pendentif de la part de Kafei. Il l'a donc rencontré. Maintenant je sais. Kafei reviendra. Avant qu'il ne parte je lui ai demandé s'il voudrait bien être témoin de notre mariage. Son visage est soudainement devenu si triste, mais il a souri et a accepté. Et le temps s'est mis à tourner à toute allure. Pour la première fois, j'ai levé les yeux au ciel. La lune est immense, son visage est inquiétant. C'est donc vrai. Le temps passe et nous rapproche de la fin. Et sur la tour de l'horloge les aiguilles continuent de tourner, les ouvriers s'affairent à la préparation du carnaval, le monde court encore et encore.
Jour 3
Mère a fini par prendre peur elle aussi, elle a fait ses affaires et m'a suppliée de partir avec elle car tout est probablement vrai, la lune va s'écraser sur le village et il faut fuir par-delà les murs de la ville. J'ai refusé. Elle a crié, elle m'a grondé comme un enfant. J'ai toujours eu peur de ses colères, mais pas aujourd'hui. Mon choix est fait, j'attendrai Kafei. Son départ fût déchirant, mais ma résolution est ferme.
Il est déjà tard, le monde est sur le point de s'écrouler mais je n'ai pas peur. Kafei va arriver. J'ai mis sur le mannequin ma robe de mariée et le masque de la Lune. Ce n'est plus qu'une question de temps.
Cela doit paraître étrange mais au fond de moi je suis heureuse. Et je remercie le mystérieux garçon de m'avoir permis d'être celle que j'ai voulu être. Si c'est ainsi que je dois mourir alors je l'accepte.
Jour 1
En lisant ces lignes, je me sens dans l'obligation de finir le récit d'Anju.
Je lui avais promis d'être le témoin de son mariage, alors dans les dernières heures que vivait Termina, je suis venu à l'auberge et je suis monté dans la chambre d'Anju. Elle était assise sur son lit, elle était calme. Quand elle me vit, elle sourit et me remercia d'être venu. Elle me dit qu'il fallait encore attendre quelques minutes que Kafei arrive. Et il est arrivé, sous la forme enfantine que Skull Kid lui a infligé, la tête basse. Anju s'est levée, le masque de la lune entre ses mains, puis est tombée à genoux devant lui, en prononçant ces mots que je n'oublierai jamais : « Je t'ai déjà rencontré… Ces gestes, ces manières. Cela fait très très longtemps … Oui… Nous étions encore jeunes, et nous avions fait un serment… C'est ça ? Les masques du soleil et de la lune… Nous devions les échanger le jour du carnaval… » Alors Kafei a relevé son visage : « Anju, je suis désolé d'être en retard ». « Bienvenue à la maison ». Puis ils se sont étreints. Ils ont ensuite échangé les masques du soleil et de la lune, comme ils se l'étaient toujours promis. Et la magie opéra, formant alors le masque des amoureux, qu'ils me remirent. Anju me donna aussi son carnet et me dit « va te mettre à l'abris maintenant, nous sommes bien ici, nous attendrons ensemble que le matin arrive ». J'ai jeté un dernier regard dans la pièce et je suis sorti, la lune était maintenant à quelques mètres seulement. Je suis resté quelques secondes, je crois même que j'ai hésité. Mais finalement j'ai sorti mon ocarina, et j'ai joué le chant du temps. Anju, Kafei, je vous demande pardon. Tout va recommencer, comme il y a trois jours mais cette fois-ci je ne pourrai pas vous aider. Je garderai précieusement le masque des amoureux et le carnet d'Anju. Et quand tout ceci sera fini, quand j'aurai récupéré le masque de Majora… Je ne sais pas… Je ne sais pas comment tout cela va finir… Excusez-moi. Link.
