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L'Officier Aleko Vojran se relaxait tranquillement sur le siège pilote de son Spinner à l'arrêt. Il s'agissait bien sûr dans son cas d'un Spinner banalisé, bien plus discret que les véhicules officiels du L.A.P.D., tout bardés de voyants lumineux et de logos fluorescents, de véritables lampions volants lorsqu'ils se déplaçaient dans les airs au-dessus de la ville. Aleko Vojran opérait en civil, et ne tenait donc pas à attirer l'attention sur lui – jusqu'au moment voulu où il tenait au contraire à capter toute l'attention de son interlocuteur, comme tout bon Blade Runner en chasse. Pour l'heure, il avait garé son véhicule aérien sur le toit plat d'un vieil immeuble désaffecté, loin au-dessus du brouhaha et du grouillement de la foule, l'un de ces endroits privilégiés où il aimait à venir se poser quand il voulait être un peu seul.
Vojran saisit sans façon entre trois doigts graisseux l'un des rouleaux de viande hachée disposés dans une barquette à emporter posée à côté de lui. La viande encore fumante était sans doute aussi synthétique que les herbes qui la parfumaient. Tout en mastiquant son en-cas, l'homme prenait connaissance sur le moniteur de son tableau de bord des derniers avis d'intervention émis par le L.A.P.D. Rien qui concernât de près ou de loin sa traque en cours, donc rien qui fût réellement susceptible de l'intéresser. Vojran caressa sa courte barbe noire en songeant au joli pactole qu'il allait toucher, une fois qu'il aurait rempli la mission que lui avait confiée sa hiérarchie. La 'gueule d'humain' qu'il était chargé de débusquer et d'éliminer était cependant loin d'être une cible facile; "dangereuse" aurait même été un terme un peu faible pour la définir. Mais la prime n'en serait que plus juteuse... Peu de Blade Runners quittaient le métier assez riches pour pouvoir s'offrir une retraite dorée dans les colonies de l'espace. Vojran espérait pourtant bien devenir un jour l'un d'eux.
Le policier sursauta, lorsque la grande portière latérale droite de son véhicule se déploya brusquement vers le haut comme une aile de papillon, et qu'une silhouette indistincte s'introduisit dans le véhicule pour venir s'asseoir sur le siège passager. D'instinct, Vojran dégaina aussitôt le pistolet lourd qui ne quittait jamais sa hanche, et le braqua droit vers la menace potentielle. Son réflexe d'autodéfense s'interrompit cependant en pleine exécution, à l'instant où il reconnut l'homme en trench-coat et aux cheveux pâles. L'intrus s'annonça enfin, bien tardivement tandis qu'il rabattait la portière dans un bruit de soufflet:
-–- Salut, Lek... Tu permets que j'entre m'asseoir? Je crois que j'arrive juste à temps pour éviter la prochaine averse!
Aleko Vojran blêmit comme s'il avait vu le fantôme d'Eldon Tyrell en personne. C'est avec peine qu'il parvint enfin à bredouiller, sans encore abaisser son arme:
-–- D-Delcroix!? Mais... Mais qu'est-ce que tu fiches ici?! Je te croyais... Enfin, tout le monde te croyait, ben... disparu!
Delcroix soupira d'abord d'aise, tandis qu'il s'installait confortablement dans le vaste siège passager à l'avant du Spinner. Puis tout en rabattant le col de son pardessus, il adressa un bref sourire moqueur à son collègue, avant de lui répondre sur un ton empreint d'ironie:
-–- Une simple erreur d'appréciation des réalités, comme tu peux en juger... Enfin bon, je ne vous en veux pas: tout le monde peut se tromper.
-–- Qu'est-ce que tu fiches ici, Delcroix? répéta simplement Vojran sur un ton buté.
Les premières gouttes de l'averse commencèrent à frapper bruyamment le large pare-brise incliné du Spinner, tandis que l'agent vindicatif rengainait enfin son arme de service. Delcroix abaissa un regard dédaigneux vers la barquette de saucisses de porc synthétique posée entre son collègue et lui-même, avant de développer sur un ton blasé:
-–- Si tu t'imagines que tu es difficile à trouver, Lek, tu peux tout de suite t'ôter cette idée de la tête. J'ai commencé mes recherches par ce kiosque à bouffe que tu fréquentes, à cinq blocs d'ici, cette immonde gargote bulgare où tu t'achètes tes foutus kebaptcheta au moins trois fois par semaine. J'ai aussi croisé pas bien loin de là ce petit revendeur ambulant auprès duquel tu te procures ta marque de cigarettes turques introuvable ailleurs. Tous deux m'ont dit que tu t'étais arrêté chez eux à peine une heure plus tôt. Encore deux ou trois indics sur Noodles Row, qui m'ont eux aussi confirmé t'avoir vu remonter dans ton Spinner, et j'avais déjà une idée très nette de l'endroit où te trouver: cette terrasse d'immeuble déserte sur Harrison et Ridley, où tu aimes venir prendre tes pauses bien à l'écart. Heureusement que je me rappelais encore par quel escalier...
-–- C'était pas ma question, gronda sourdement Vojran. Qu'est-ce que tu viens foutre ici, là, maintenant, dans ma caisse?!
On pouvait difficilement imaginer deux flics plus dissemblables que Delcroix et Vojran, aussi bien au physique que dans leur caractère. Martin Delcroix, Marty pour la plupart de ses collègues, entretenait la réputation – assez rare chez les Blade Runners – d'un intellectuel posé, aussi sage qu'érudit, qui y réfléchissait à deux fois avant d'aller se jeter dans le premier piège venu. Marty portait plutôt élégamment l'habituel trench-coat des Blade Runners sur une silhouette svelte et élancée, qui ne jurait aucunement avec son visage glabre et ses traits longilignes. Privilégiant le style sur la discrétion, il avait pris l'habitude de sculpter ses cheveux d'un blanc crayeux sous forme de piques acérées pointant vers sa nuque, ce qui faisait vaguement ressembler son crâne au dos d'un hérisson albinos. Dans un monde décadent et superficiel, où l'apparence est tout et fait tout, savoir prendre soin de son style est important, pour un enquêteur appelé à venir déranger les vilains petits secrets des uns ou des autres à tous les niveaux de la société.
Aleko Vojran, aussi appelé plus simplement Lek, renvoyait quant à lui l'image parfaite de ce qu'il était bel et bien au naturel: une brute! Courtaud, tout en étant doté d'une musculature trapue, il portait généralement un vieux chapeau de cuir sur son crâne entièrement rasé, mais ornait en revanche le bas de son visage d'une courte barbe, aussi noire que les cheveux de Delcroix étaient blancs. Pour le reste, Lek Vojran souffrait d'une réputation exécrable au sein du L.A.P.D., une réputation qui lui interdisait à jamais de quitter le Département Rep-Detect consacré à la traque et à la mise hors service des Réplicants non-enregistrés. Et même au sein de ce service, les autres Blade Runners répugnaient généralement à travailler en équipe avec lui.
Lorsqu'ils étaient en chasse, la plupart de ces agents pressuraient leurs indics par la simple intimidation, ou par la menace plus ou moins voilée de procédures judiciaires déplaisantes. D'autres, moins portés sur la confrontation, préféraient lâcher deux ou trois billets à l'occasion, ou la promesse d'une faveur en retour. Mais Vojran, lui, avait fait du recours à la violence physique une alternative presque systématique lors de ses conversations en aparté. C'était au cours de l'un de ces interrogatoires musclés, quelques années plus tôt, qu'il avait étranglé à mains nues, et laissé suffoquer une jeune trafiquante clandestine au point de la laisser paralysée. Le L.A.P.D. avait étouffé l'affaire, au vu du peu d'importance de la victime; mais Aleko Vojran y avait perdu toute chance de promotion ultérieure, et gagné chez ses collègues flics le surnom peu flatteur de Cool Hand Lek – Lek-la-Main-Froide. Lek se foutait bien des promotions: le frisson et les primes lucratives qu'il tirait de son boulot de chasseur de 'gueules d'humains' suffisaient à faire son bonheur. En revanche, prononcer son surnom devant lui était le plus sûr moyen d'arriver à le faire sortir de ses gonds.
Vojran reprit sur un ton particulièrement peu amène:
-–- Il y a plus de deux mois que tu as disparu de la circulation, Delcroix, et là tu te repointes comme une fleur, comme si tu ne devais rendre de comptes à personne. Alors, qu'est-ce qui t'est arrivé? Où est-ce que tu étais passé?
Sans répondre immédiatement, Martin Delcroix souleva les mèches blanches rigides qui couvraient l'arrière de sa tête, pour mieux montrer à son ancien collègue une large cicatrice encore boursouflée: la trace d'un coup violent porté par arme contondante, qui aurait très bien pu, ou peut-être même dû lui défoncer le crâne! Les souvenirs du blessé étaient apparemment aussi peu clairs que le furent ses explications:
-–- Je ne me souviens pas des circonstances qui m'ont valu ce coup-là, ni de ce qui a pu se passer avant. Je me rappelle de la dernière fois où j'ai préparé mon arme avant de quitter mon appartement pour me rendre sur le terrain, c'étais le 4 août au soir; et après ça, je me souviens m'être réveillé il y a une semaine de ça au Forlorn Hope, un petit dispensaire pour indigents paumé au fin fond du Secteur 13. J'avais été conduit là après qu'on m'ait ramassé dans la rue. J'étais dans le coma et laissé pour mort; mes papiers, ma carte, mon arme, tout avait été volé. J'ai mis plusieurs jours avant de me rappeler qui j'étais, de rassembler mes souvenirs, et de pouvoir marcher à nouveau. Je suis allé me présenter au QG, j'ai passé les tests d'aptitude, et... Bref, me voilà!
Pendant que Delcroix contait ses mésaventures, Vojran s'était imperceptiblement tourné dos vers la portière, de manière à mieux faire face à son interlocuteur. Le tremblement dans sa voix indiquait assez clairement qu'il commençait à se placer sur la défensive, lorsqu'il demanda:
-–- Est-ce que tu te souviens de notre dernière rencontre, Marty? Je t'en prie, dis-moi que tu te souviens de quelque chose...
Tout en parlant, Vojran rapprochait lentement sa main de son holster de ceinturon. Ses vieux réflexes de Blade Runner commençaient apparemment à refaire surface. On ne pouvait pas décemment exercer un boulot aussi stressant, sans passer à un moment ou à un autre par une phase de paranoïa qui vous faisait voir des Réplicants partout, même parmi votre entourage le plus proche! Vojran aussi, était entré dans cette phase quelques années plus tôt; mais à la différence de bien d'autres, lui n'en était jamais réellement sorti.
Delcroix comprenait très bien où son collègue voulait en venir. Car pour toute réponse, il éleva sa paume droite grande ouverte, assez lentement pour ne pas accroître le stress de l'homme armé; puis il écarta de l'index la base de sa paupière inférieure, là où aurait dû se trouver son marquage oculaire de série s'il avait été un modèle Nexus-8. L'emplacement était d'une blancheur virginale, celle d'un globe oculaire conçu et développé dans le ventre d'une femme, et non dans une quelconque poche de liquide synthétique.
Vojran commença à éloigner sa main de son arme; la tension était en train de retomber. Delcroix mit à profit ce moment de grâce pour poursuivre:
-–- Tu veux des souvenirs, Lek? Tiens, par exemple, je me souviens très bien de cette Nexus-6, modèle de plaisir, que tu pourchassais il y a huit ans, là, Indira Je-ne-sais-plus-quoi. En fin de compte, c'était elle qui t'avait piégé, désarmé et neutralisé, et elle était sur le point de te démembrer à mains nues, morceau par morceau, en commençant par tes bijoux de famille! Ça, je ne l'ai pas oublié, et surement toi non plus...
Vojran dodelina de la tête en bougonnant, et en serrant rétrospectivement les genoux: bien sûr, il ne pouvait pas avoir oublié ce qui avait été l'un des pires moments de sa vie! Delcroix poursuivait déjà avec insistance:
-–- ...Alors tu te rappelles aussi qui est arrivé juste à temps pour lui coller trois balles dans le buffet, pile avant qu'elle se mette à l'ouvrage? Tu te rappelles à qui tu dois d'avoir gardé ton petit matériel, et donc de ne pas avoir échangé ton affreuse voix rauque pour un miaulement de geisha publicitaire? Tiens, tant qu'à évoquer les souvenirs, je ne me rappelle pas que tu m'en aies jamais remercié, d'ailleurs.
Le petit bonhomme hargneux hochait toujours la tête en silence, comme s'il cherchait à assimiler tout ce qu'impliquaient les mots de son collègue. Et c'est d'une voix lente qu'il finit par admettre:
-–- J'avais jamais raconté cette histoire-là à personne. Y a que toi et moi qui ayons été témoins de... Enfin, de ce foutu moment dont je ne suis pas vraiment fier. Alors si tu l'as raconté à personne non plus, y a pas: c'est vraiment toi!
-–- Je note que tu trouves encore un moyen pour ne toujours pas me remercier, observa Delcroix sur le ton d'un léger reproche.
-–- Merci Marty, t'es vraiment le meilleur, je te dois un verre, maugréa Vojran avec la plus mauvaise volonté du monde.
-–- Avec huit ans d'intérêts, tu me dois carrément la bouteille! corrigea Delcroix. Mais bon, on reparlera de tout ça quand on aura quelque chose à célébrer – quand on en aura fini avec notre gibier...
Vojran écarquilla les yeux d'un air mauvais:
-–- Comment ça, "notre" gibier?! C'est mon affaire, Delcroix, bordel, c'est moi que Bryant a mis sur le coup! C'est de ma prime que tu es en train de parler! Et je partage pas...!
Le détective au crâne de hérisson albinos hocha doucement la tête en signe de dénégation. Le petit sourire supérieur qui étirait ses lèvres n'était pas bon signe pour la solidité des certitudes de son collègue. Delcroix ne tarda d'ailleurs pas à les mettre en pièces:
-–- C'est pourtant Bryant qui m'a aussi mis sur le coup, quand je suis passé me présenter au QG. Il a dû considérer que la proie était un peu trop dangereuse pour un agent en solo. Ne le prends pas personnellement, 'partenaire': j'ai vu le dossier de la cible, c'est effectivement du très lourd! Enfin bref, ce Spinner que tu considères comme ta caisse nous est maintenant alloué à tous les deux, à toi comme à moi. Bryant aura oublié de t'en informer, c'est ça? M'ouais... Le vieux bouledogue n'est décidément plus ce qu'il était.
Le Commandant Bryant était alors depuis plus de quinze ans à la tête du Département Rep-Detect de la Police de Los Angeles. Rien d'étonnant à cela, en vérité: une affectation à ce service garantissait à ses membres qu'aucune autre branche du L.A.P.D. ne serait jamais plus disposée à les accueillir. Personne, même parmi les flicards les plus pourris de la grande mégalopole, n'appréciait les bouchers et les charognards du Rep-Detect, qu'il s'agisse des agents Blade Runner de base ou de leur encadrement. Au goût des autres flics, les primes et bonus qu'ils touchaient pour leurs 'mises hors service' traînaient une sale odeur de viande morte. Quoi qu'il en soit, les capacités de Bryant allaient en déclinant, et ce n'était apparemment plus qu'une question de mois avant qu'il ne soit envoyé prendre une retraite bien méritée. Ses agents considéraient désormais ses défaillances et son inéluctable déclin avec davantage de pitié que de dérision ou d'agacement.
Lek Vojran soupira, avant d'admettre:
-–- Bon... Après tout, c'est vrai que je ne le sentais pas trop, de m'attaquer seul à un morceau aussi coriace. Dommage qu'il faille aussi partager la prime en deux; mais c'est mieux que de rien toucher du tout, en perdant la vie par-dessus le marché, pas vrai? On t'a correctement briefé sur le dossier, au moins?
Sans attendre la réponse, le Blade Runner barbu pressa rapidement deux boutons sur le tableau de bord du Spinner, lançant sur le moniteur central l'animation sur 360° du portrait d'une femme aux cheveux bouclés coupés courts. Sa mâchoire carrée et son nez de boxeuse ne rendaient pas justice à un visage qui aurait pu être autrement illuminé par des yeux noirs d'une intensité extraordinaire. Vojran commença à faire les présentations d'usage:
-–- Athéna N6FAB71127: génération Nexus-6, modèle de combat, mise en service le 11 juillet 2027, conçue dès l'origine pour devenir une tueuse clandestine aux ordres de la Division des Opérations Spéciales de l'une ou l'autre agence gouvernementale. Pas plus de précisions là-dessus, tu t'en doutes bien... Enfin, quels qu'ils soient, ils nous ont quand même fait parvenir la photo et le dossier expurgé de leur fugitive, ça réduira le champ de nos recherches.
-–- Comme c'est gentil de leur part, ironisa Delcroix.
-–- Eh, ils avaient pas vraiment le choix, ricana Vojran. Un quelconque directeur d'agence avait apparemment besoin d'une super-exécutrice, et il a su s'adresser à la bonne personne pour la lui procurer. Mais ce gros malin avait pas prévu que son produit parfait le lâcherait comme une merde et filerait dans la nature! Et maintenant il flippe, et il veut que le problème disparaisse sans que ça fasse de vagues...
-–- On sait bien tous les deux à quoi s'en tenir sur le fournisseur, confirma Delcroix. Tous les gens bien informés savaient qu'Alexander Selwyn, de la Canaan Corporation, se vantait de pouvoir fournir des Nexus-8 à l'unité, des modèles sur mesure et hors de prix, à quiconque avait les moyens et les relations nécessaires pour se le permettre sans risquer d'ennuis. Selwyn a disparu de la circulation en 2027, l'année même où notre Athéna est entrée en service, et Canaan a finalement revendu tous les secrets et procédés de fabrication des Réplicants de Tyrell à Wallace Corp. l'année suivante.
-–- Quelle merde, tout ça! s'insurgea Vojran. Ces fumiers de riches continuent à se faire fabriquer de nouveaux esclaves en toute illégalité et en toute impunité! Et nous, braves cons, on est tout juste bons à aller courir derrière davantage de produits défectueux, au péril de nos vies!
-–- C'est comme ça, voilà tout, trancha Delcroix avec fatalisme. Qui sur Terre oserait monter sur un tabouret assez haut pour aller tirer l'oreille de méga-corporations comme Canaan ou Wallace? Ce sont elles qui remplissent nos assiettes chaque jour! C'est grâce à elles que l'Humanité n'a pas sombré dans le cannibalisme il y a quelques années...
Vojran gratta furieusement l'arrière de son crâne rasé, comme à la recherche d'une idée qu'il ne parvenait pas à extraire:
-–- Mais enfin, pourquoi dépenser des fortunes pareilles, et prendre de tels risques, pour remettre en service un de ces vieux modèles de Nexus-6? Ça me dépasse!
Le ton ironique de Delcroix fut le prolongement du regard et de la moue condescendants qu'il adressa à son équipier, en réponse au manque patent d'imagination de ce dernier:
-–- Tiens, oui, bonne question: quelle utilité y aurait-il à vouloir enrôler une tueuse intraçable, capable de traverser deux mètres de béton à coups de poings, et d'éliminer une demi-douzaine de gardes armés en trois mouvements d'arts martiaux?
Vojran serra les poings face au persiflage délibéré de Delcroix, avant de reprendre en contenant sa colère:
-–- Tu sais très bien ce que je veux dire! Les modèles Nexus-8 sont capables des mêmes performances, et ils ont la réputation d'être bien plus loyaux et obéissants, eux. Alors pourquoi avoir fait fabriquer une de ces vieilles versions Nexus-6 défaillantes, dont les plans prennent la poussière depuis dix ans dans les archives de chez Tyrell?
Cette fois-ci, c'est sans regarder directement son partenaire que Delcroix énonça en se caressant le menton, comme s'il pensait à voix haute pour lui-même:
-–- En y réfléchissant un peu, c'est pourtant un choix évident: pas de marquage oculaire révélateur, aucun historique, une empathie minimale, et une garantie d'expiration sous moins de 4 ans, ce qui certifie à nos chères barbouzes du gouvernement que tout témoignage sur les sales petits secrets que leur agente aurait pu accumuler disparaîtra naturellement avec elle. Performante, dépourvue d'états d'âme, et parfaitement jetable: honnêtement, moi, je trouve que c'est un coup de génie!
-–- Rien d'étonnant à ça, grommela Vojran. T'es un tordu, Delcroix! T'as toujours eu un esprit tordu... Bon Dieu, je crois que préférerais même encore bosser avec un tordu comme Gaff, plutôt qu'avec un tordu comme toi!
-–- Venant de Lek-la-Main-Froide, je prends ça comme un compliment, rétorqua simplement Delcroix.
L'intéressé serra à nouveau les poings sous le sarcasme. Mais cette fois-ci, il semblait bien prêt à cogner pour évacuer sa rage. Aleko Vojran détestait ce surnom de Lek-la-Main-Froide qui lui collait à la peau, et tout le monde le savait. C'est pourquoi on évitait en général d'en user en sa présence, sauf en ce qui concernait quelques petits malins trop sûrs d'eux comme Delcroix.
-–- Athéna, répéta ce dernier d'une voix songeuse. Voilà en tout cas un nom plutôt approprié, pour une guerrière de l'ombre.
-–- C'était pas Mars, le dieu de la guerre? objecta Vojran, après avoir fait péniblement remonter à la surface ses souvenirs d'éducation élémentaire.
-–- Arès, corrigea Delcroix avec patience, si l'on veut rester dans la mythologie grecque. En fait, Arès était surtout le dieu des batailles sanglantes et des affrontements brutaux. Athéna, elle, était la déesse des sciences et de la sagesse, et donc par conséquent, de la guerre 'intelligente': celle des pièges et des stratagèmes, des ouvrages de fortification et des travaux de siège, de la manipulation d'alliés et des pourparlers trompeurs... En l'occurrence, ça colle parfaitement à notre gibier.
Vojran gonfla les joues, et soupira d'exaspération:
-–- T'as toujours eu une trop grosse tête pour faire un bon Blade Runner, Delcroix! Les types qui gambergent trop au lieu de défourailler, ils font pas de vieux os dans le métier...
-–- Ça fait pourtant quinze ans que j'y suis, dans le métier, et je suis toujours vivant, pour autant que je sache, et toujours dans la course!
Une ombre indéfinissable voila brièvement les traits brutaux de son voisin à la barbe noire, tandis que Delcroix parlait. Cela ne dura que le temps d'un battement de cils; mais il y avait eu beaucoup de non-dits dans cet instant fugace.
-–- Bon, qu'est-ce qu'on sait d'autre sur notre messagère de la mort? demanda encore Delcroix.
Vojran énuméra l'un après l'autre les éléments du dossier, tandis qu'il en faisait défiler les pages sur l'écran du moniteur central du Spinner. Comme à son habitude, il ne se gêna pas pour ajouter ses commentaires personnels aux données purement factuelles:
-–- Voyons... Jusqu'à il y a quatre mois, elle semble avoir donné entière satisfaction à ses employeurs. Ce qui doit vouloir dire qu'un bon paquet de pauvres types ont dû mourir salement entre ses mains. Des femmes et des enfants, c'est pas exclus... Mmm, il y a quatre mois, elle disparaît sans laisser d'adresse lors d'une mission Top Secrète à Vancouver. Trois mois plus tard, on retrouve sa trace à San Francisco, où elle laisse quelques cadavres derrière elle: des civils qu'elle a détroussés pour survivre, des voyous qui ont dû vouloir s'attaquer à la mauvaise proie... Une bonne chose pour nous: elle a l'air incapable de savoir faire profil bas! Huit morts en tout lui sont attribués, dont une Blade Runner de Frisco, Agena Stab. Hum, inconnue au bataillon, en ce qui me concerne...
Delcroix portait moins d'intérêt aux pages de rapports qui se succédaient toujours sur l'écran du tableau de bord, qu'aux transformations qui s'opéraient dans la physionomie de son équipier, à mesure que celui-ci passait en revue le palmarès de la tueuse synthétique. Sa voix gagnait en entrain, et les mouvements de ses mains commençaient à soutenir le débit de son propos. L'un des rares moments où cet être fruste et asocial semblait réellement s'humaniser, c'était lorsqu'il commençait ainsi à se consacrer corps et âme à la traque d'une proie tout particulièrement coriace, un gibier de choix qui allait certainement lui donner bien du fil à retordre. L'allégorie même de l'instinct du chasseur qui remontait à la surface...
Vojran poursuivait déjà:
-–- ...Notre 'gueule d'humain' préférée devait se sentir serrée de trop près après l'épisode de la Blade Runner, vu qu'elle a ensuite rejoint L.A. en empruntant clandestinement un train de marchandises automatisé. Elle serait arrivée chez nous il y a quatre jours de ça. Apparemment, deux flics du rail ont tenté de l'intercepter à sa descente sur les quais; ils n'y ont pas survécu, mais d'après les traces de sang retrouvées sur place, notre cible a dû être blessée par balle durant la confrontation...
La photo qui apparut alors sur l'écran avait vraisemblablement été prise de nuit et sous la pluie par une caméra de surveillance. Delcroix fronça les yeux: l'image arrêtée était très indistincte, mais on y reconnaissait tout de même le visage grimaçant et la haute silhouette d'Athéna, qui semblait transporter quelque chose tout contre elle. Lek Vojran donna l'ordre vocal de grossir et d'affiner l'image, puis s'alluma une cigarette tout en commentant:
-–- ... On a pu récupérer un cliché de la fugitive en train de quitter la zone de transit marchandises. Là, on voit mieux que c'est le blouson d'un des flics roulé en boule qu'elle presse contre son ventre: probable que c'est là qu'elle a été blessée... Elle a aussi emmené les flingues et les ceinturons des deux agents, d'ailleurs. On a immédiatement lancé un mandat contre notre inconnue pour les deux meurtres. Et moins de vingt-quatre heures plus tard, tiens-toi bien bien, le Chef du L.A.P.D. recevait de source confidentielle son dossier, qui nous informait de son statut de Réplicante en cavale, ainsi qu'un ordre pressant de mise hors service dans les meilleurs délais! Du coup, l'affaire a été transmise au Rep-Detect, Bryant m'a mis dessus en priorité absolue, et il m'a confié du même coup ce joli Spinner banalisé dernier cri. Elle est pas belle, la vie?
-–- Quelles pistes on a? demanda Delcroix, sans se faire trop d'illusions quant à la réponse.
Vojran prit le temps d'éteindre l'écran du tableau de bord, et de tirer une bouffée sur sa cigarette avant de répondre d'une voix désabusée:
-–- On n'a pu récupérer aucune autre image d'elle depuis plusieurs jours. Aucun indice, aucun témoignage... Hé, c'est une tueuse clandestine professionnelle: elle saura se cacher, au moins jusqu'à ce que ses premiers cadavres à L.A. remontent à la surface. On n'a pas ébruité l'avis de recherche hors du L.A.P.D., par ordre supérieur; et puis on ne tient pas à ce que des imbéciles qui penseraient se faire une prime facile se fassent mettre en pièces par une ex-agente gouvernementale qui n'est même pas censée exister! Pour l'instant, notre seule piste, c'est l'échantillon de sang et de tissus corporels retrouvé à la gare, qu'on a envoyé au labo. J'attends les résultats d'un instant à l'autre...
Le silence s'invita un long moment dans l'habitacle du Spinner, seulement troublé par le claquement incessant de la pluie sur le pare-brise. Delcroix se recula au fond de son siège, les bras croisés et l'air songeur, avant de finir par exposer la remarque qui lui brûlait les lèvres:
-–- Nexus-6, mise en service en juillet 2027... En principe, il devrait lui rester moins d'un an à vivre. Si on y réfléchit, on aurait presque envie de laisser faire la nature, si j'ose dire, plutôt que de risquer face à une telle furie toutes les décennies qu'il nous reste à vivre, à nous humains...
-–- Elle peut encore faire un paquet de victimes d'ici là, objecta Vojran. Nos patrons veulent qu'on arrête les frais, en toute discrétion, alors c'est ce qu'on va faire. Et puis surtout, si cette salope crève de sa belle mort, alors y aura de prime pour personne; et moi, ça fait pas mon affaire!
La conversation fut interrompue par un bip d'alerte sur le tableau de bord, indiquant l'arrivée d'une communication entrante. Vojran se pencha en avant pour presser un bouton et accepter l'appel en Vid-Phone. Le visage rond et dégarni qui s'afficha sur l'écran du moniteur central était celui d'un homme dans la cinquantaine finissante: le Commandant Bryant en personne. Bryant prit immédiatement la parole d'une voix rauque, toujours énergique et autoritaire, mais sifflante comme si la moindre syllabe lui coûtait un effort inconcevable:
-–- Salut, Lek. J'espère que t'es pas encore en train de glander dans un coin, à bouffer tes foutues saucisses turques en attendant que quelqu'un d'autre vienne t'apporter tous les éléments de l'enquête sur un plateau?
-–- Euh... Oh non, Patron! réfuta Vojran. Pour sûr que non...
-–- Mouais... Bon, on a les résultats du labo: tout ce que nous apprennent le sang et les tissus recueillis, c'est que c'est la région du foie qui a été atteinte, et en plein! D'après quelques micro-résidus métalliques, la balle a dû se fragmenter et réduire le foie en hachis: le genre de dégâts auxquels on ne survit pas bien longtemps, même une saloperie de Nexus-6... Si ça se trouve, notre 'gueule d'humain' est déjà crevée dans un coin de la ville, et c'est un cadavre qu'on recherche! Descendue par un flic du rail, c'est pas très glorieux pour une super-tueuse du gouvernement, pas vrai? Ah, au fait, j'ai oublié de te prévenir: tu devrais recevoir la visite d'un petit camarade de jeu que j'ai envoyé t'épauler...
-–- Il est déjà là, Patron, grommela Vojran
-–- Hello, M'sieur! salua Delcroix hors champ de la caméra.
-–- Oh, euh... Salut Marty! Bon, voyez ce que vous pouvez faire pour me retrouver la trace de cette putain de fugitive, et pour finir le boulot si elle est encore en vie. Et n'hésitez pas à demander des ressources si nécessaire: j'ai encore eu le Chef sur le dos y a pas une heure, lui aussi voudrait que tout soit déjà bouclé. Allez, bonne chance, tous les deux – et bon retour en selle, Marty!
La communication s'interrompit, laissant les deux Blade Runners face à leur devoir. Lek Vojran fut le premier à rompre le silence qui s'était à nouveau installé entre eux:
-–- La piste est plutôt mince, hein?
Martin Delcroix fit à nouveau honneur à sa réputation d'intellectuel, en prenant le temps de mettre à plat en toute objectivité l'ensemble des éléments dont disposaient les deux enquêteurs:
-–- Cela fait maintenant quatre jours que notre petite demoiselle Athéna a reçu une blessure potentiellement mortelle pour un humain. Mais c'est un modèle de combat Nexus-6 qui a déjà dû en voir bien d'autres, alors partons du principe qu'elle est toujours en vie. Elle va donc avoir besoin d'une greffe, voire carrément d'un tout nouveau foie. L'intervention en soi, c'est rien: c'est pas les blocs opératoires clandestins et les chirurgiens non-enregistrés qui manquent à L.A. – même si la plupart ne sont que des putains de bouchers sans scrupules! Par contre, un organe frais et compatible, disponible immédiatement, c'est autrement plus difficile à trouver...
Vojran s'invita à son tour dans les réflexions de son équipier:
-–- ...D'autant que les organes des Réplicants sont conçus dans leur ensemble pour être plus performants, permettre une récupération plus rapide, une élimination des toxines plus efficace, etc. Greffer un simple foie humain dans toute cette mécanique sur mesure, ça ferait tache, les autres organes finiraient par flancher les uns après les autres. En même temps, je vois mal notre fuyarde se pointer chez Wallace Corp. pour réclamer un nouveau foie, maintenant qu'elle a renoncé d'elle-même à sa garantie après-vente!
-–- Le vieux Wallace a déjà dû être informé du danger, supposa Delcroix, et a certainement placé sa sécurité sur le pied de guerre. On peut supposer que chacun des scientifiques que notre Athéna pourrait envisager d'enlever a été mis sous solide protection. Peut-être choisira-t-elle tout de même ce dernier recours, si elle n'a plus d'autres choix. On doit donc explorer en priorité ses autres options actuelles...
-–- Là maintenant, j'en vois aucune, grogna Vojran. On ferait mieux de passer directement à la Wallace Corporation pour...
Delcroix éleva la paume pour interrompre la dérive défaitiste de son partenaire:
-–- Athéna a trois ans d'expérience dans les opérations secrètes un peu partout sur le continent. Elle doit avoir un fameux carnet de missions, et un non moins fameux carnet d'adresses. Parions donc qu'elle saura vers qui se tourner à Los Angeles pour ce genre de... réparations d'urgence. Le choix n'est pas très large, comme tu l'as admis toi-même, et ça c'est à notre avantage. Tiens, qu'est-ce que tu dirais pas exemple de ce vieux cinglé de Wu, dans le Secteur 4 à Chinatown?
Vojran écarquilla les yeux de surprise:
-–- "Wu-le-charognard"?! Bon Dieu, Marty, c'est une idée de génie! En tout cas, c'est sûrement notre meilleure piste. Allez, direction Chinatown!
Le pilote coiffa rapidement l'appareillage audio qui devait lui permettre de recevoir le radioguidage vers son couloir aérien. La séquence de démarrage fut lancée en quelques coups de doigt sur toute une série d'interrupteurs du tableau de bord. La vivacité et la précision presque mécanique de l'enchainement dénotaient chez Vojran une longue habitude du pilotage des véhicules à décollage vertical. Le tableau de bord s'illumina, Lek empoigna fermement le volant, et l'appareil commença à s'élever au-dessus du toit d'immeuble, tout en purgeant sous lui un important nuage de vapeurs blanches. Puis au bout d'un moment, c'est en tournant lentement sur lui-même que le Spinner continua à prendre de la hauteur, jusqu'à avoir atteint son altitude de croisière et son couloir aérien. Le véhicule put alors enfin s'élancer en direction du Secteur 4, à une vitesse telle qu'il semblait littéralement crever le rideau de pluie qui ne cessait de s'intensifier.
Martin Delcroix se pencha sur sa droite pour mieux admirer la ville qui défilait au-dessous de lui. Le contraste était saisissant entre la masse des blocs urbains demeurant plongés dans les ténèbres, et les rues qui les séparaient où les lumières bleutées ou orangées des néons semblaient animées d'une vie propre. Le Spinner volait trop haut pour que l'on puisse lire les innombrables enseignes de boutiques en caractères japonais, coréens, arabes ou cyrilliques; mais les panneaux publicitaires animés, eux, étaient sans doute assez gros pour être vus depuis l'orbite terrestre. Sur le gigantesque écran lumineux vertical qui bordait le flanc d'un gratte-ciel, une splendide poupée d'ébène vantait ainsi en français les mérites d'une nouvelle crème réparatrice censée contrebattre les effets nocifs des pluies acides. La fille était probablement biosculptée jusqu'à l'os, tant sa perfection artificielle agressait le regard. Mais après tout, restait-il donc dans ce monde à l'agonie quoi que ce soit de naturel, dont la laideur ne fût pas repoussante?
Au loin, l'horizon flamboyait. Le ciel nocturne était toujours plus clair au-dessus des grandes zones industrielles, où les torchères crachaient en continu d'immenses panaches de flammes, comme si elles avaient déclaré une guerre personnelle à l'obscurité. En 2030, la planète continuait à se suicider à petit feu, lentement mais sûrement – de moins en moins lentement, mais de plus en plus sûrement.
Encore une nuit idyllique sur la belle cité de Los Angeles...
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[ À suivre... ]
