Bonjour ! Ce texte est un UA de ma fanfiction La Fin du Beau et du Vrai, qui se passe après la Seconde Guerre des sorciers. Il peut bien sûr se lire de manière indépendante. Bonne lecture !
Sous les cerisiers
Nous avons fait un rêve, ma chère, et maintenant il est terminé. Le monde vivait dans un rêve avant la guerre, mais il est réveillé et il lui a dit au revoir. Nous devons l'accepter.
Jessica Fellowes
Hier j'ai jeté ton nom dans le courant
Je l'ai noyé sous les astéries d'écume
Face au grand œil de la mer indifférent
Ça n'a pas noyé mon amertume.
Elle se tenait près de la fenêtre, éternellement reléguée à son rôle de spectatrice attentive. Au-delà des vitres, le parc renaissait lentement entre les serres relâchées de la fin de l'hiver. L'herbe tentait des percées entre les amas de boue froide, les pervenches avaient étendu leur tapis mauve contre la terrasse, quelques oiseaux se risquaient sur les branches bourgeonnantes, lançaient leurs premières notes hésitantes et frémissaient sous les griffes du silence qui leur répondait. Elle devinait ce manège, ce rituel qui se répétait chaque année avec plus d'indifférence pour elle, mais elle n'en faisait pas partie. Elle n'en faisait plus partie depuis des années, depuis qu'elle avait été reléguée derrière ces longues baies vitrées infranchissables, dans cet immense salon de chasse décoré de trophées morbides aux yeux éteints. Elle se languissait autant que ces têtes empaillées, que ces peintures dont les scènes se répétaient au ralenti et pourtant, pourtant... Ce jour-là, le sang rugissait à ses oreilles, plus fort qu'il ne l'avait fait depuis des années ; son cœur s'était soudainement réveillé et se débarrassait de toute sa poussière, faisait frémir ses côtes, ses épaules fragilisées par l'immobilisme et les échos se répercutaient jusque dans ses mains. Ses mains ! Elle tentait de les tenir serrées contre son ventre pour en dissimuler la nervosité, mais elle ne pouvait cacher la nouvelle vigueur qui enflammait ses joues, ravivait sa prunelle. Elle renaissait, face à ce parc vide qui se refusait encore à s'égayer, elle renaissait car elle sentait le printemps qui s'épanouissait partout ailleurs. Tout à l'heure, elle irait se promener sous les cerisiers en fleurs de Bloomway, elle s'immergerait dans leur parfum sucré, elle laisserait leurs pétales roses inonder sa vue et tout irait mieux. Oui, tout irait mieux, et elle n'aurait plus besoin d'expliquer ce sursaut de vie, elle dirait qu'elle avait été ravie par les cerisiers – et ce serait le cas –, et peut-être qu'il en planterait pour elle, quelque part dans le parc, séduit par son nouvel éclat. Peut-être...
Sa voix lui parvint étouffée, elle se faufila entre les interstices de l'épais mur qui s'était dressé contre sa réalité :
— Qu'en penses-tu, Aidlinn ? Chérie ?
Elle ne se retourna pas, mais elle devinait son regard braqué sur elle.
— Comme tu veux.
Elle retint un soupir lorsqu'elle l'entendit se lever et s'approcher. Elle n'avait pas été assez convaincante, il la connaissait trop bien. Ses bras chauds s'enroulèrent autour d'elle, sa voix caressante échoua au creux de son oreille :
— À quoi est-ce que tu penses ?
Dehors, un oiseau solitaire traversa l'étendue de nuages. Elle aurait aimé disparaître comme un fantôme, se soustraire à cet étau étourdissant, mais Edern Avery attendait une réponse, et personne, pas même sa femme, ne pouvait échapper à sa volonté.
— Je pensais que nous pourrions aller danser.
Il mit un temps infini à répondre. Elle s'était obligée à garder une voix égale et douce, à ne pas trembler, mais la flamme brûlait en elle, dévorait ses derniers germes de prudence, refusait de s'éteindre même sous le souffle tiède de la crainte. Avery pouvait exploser – il exploserait sans doute – mais qu'importe ? Qu'importe ? lui chantait une petite voix. Il se contenta de remettre une mèche de ses cheveux derrière ses oreilles.
— Tu veux dire, aller au bal ?
Son timbre avait une lenteur inquiétante. Elle hocha la tête, insouciante, bercée par une délicieuse brise d'été. Aller au bal.
— Est-ce que ça te ferait plaisir ? Insistait-il, parce qu'il était ainsi, il cherchait le plaisir avant tout.
— Très plaisir.
Le carton d'invitation était toujours posé sur le bureau de sa chambre, argenté, resplendissant. Il y avait un parfum d'interdit à le laisser ainsi trôner sur son bureau, dominer toute la pièce et l'envahir de souvenirs interdits. Que dirait Edern s'il entrait soudainement ? S'il bravait l'interdit, comme il lui arrivait parfois de le faire, et pénétrait dans le royaume de sa femme ? Percevrait-il le changement ? S'attarderait-il sur un bout de carton au milieu des brosses délicates, des peignes d'ivoire, des parfums entêtants, des coffrets de bijoux et des soieries qui surchargeaient la pièce ? Saurait-il reconnaître la seule chose qui ne venait pas de lui, qui portait une empreinte étrangère ?
Il n'y avait qu'une seule phrase sur le carton. Quelque chose de très impersonnel, fait pour être envoyé à des centaines de personnes importantes – des personnes qui liraient la missive entre deux autres parchemins, bien plus longs et bien plus graves, peut-être avec un bâillement, ou un froncement de sourcils. Les hommes ouvriraient par mégarde et tendraient le papier à leur femme, marmonnant quelque chose comme :
— Tiens donc, après toutes ces années ? Voilà de quoi te réjouir, très chère.
Mais Edern ne lui avait rien tendu, ni au petit-déjeuner, qu'il passait le nez dans ses factures et ses relevés, ni au moment du thé, qu'il utilisait pour rédiger ses réponses de la journée. Il ne lui avait rien dit, s'était bien gardé d'aborder ce sujet. C'était un hibou noir qui était venu toquer à sa vitre, à la nuit tombée, la lettre accrochée à la patte.
Mr Rosier
A le plaisir de vous convier à son grand bal d'été.
Même alors qu'elle les relisait, ces mots tracés à la plume gardaient quelque chose de fantastique.
— Tu ne veux pas venir, tu es sûre ?
Il boutonnait ses manches sans la regarder, alors qu'elle brûlait sous son attention. Elle connaissait par cœur la flamme bleue glaciale de ses yeux, elle saisissait toutes les nuances de cette lueur folle, tour à tour adoratrice et cruelle, pourtant elle ne s'était jamais habituée à sa morsure.
— Je suis fatiguée.
Il finit lentement de se préparer, s'inspectant dans le miroir de plain-pied. Il avait encore la silhouette élancée et agile d'un jeune homme, un visage fin qui ne s'empâtait pas, une chevelure aussi fournie que lors de leur enfance à Poudlard. Il avait traversé les années, la guerre et le chaos sans en pâtir – c'était ce que les amies d'Aidlinn ne cessaient de répéter avec envie. Elles répétaient cela, mais elles n'avaient pas connaissance des cicatrices qui zébraient son dos, ni de son humeur sinistre lorsque la douleur s'infiltrait dans ses os brisés, par les matins brumeux et glacés.
— Comme tu as de la chance, mon Thomas a pris deux tailles de pantalon, soupirait Ettie Mulciber.
— Rodolphus ne peut plus danser à cause de son genou, grinçait rageusement Bellatrix Lestrange.
— Ce n'est pas comme si Rodolphus avait vraiment eu envie de danser avec elle, ricanait dans son dos Réselda Beurk, restée vieille fille.
Aidlinn gardait de ces échanges une sensation de vertige. Parfois, il lui semblait s'être réveillée d'un long sommeil avec une bague au doigt, drapée dans une ribambelle d'obligations et la bouche écumante de regrets. Elle passait alors une main hagarde sur son visage et en cherchait avec appréhension les altérations du temps, elle plongeait les doigts dans ses cheveux et s'étonnait de les sentir moins longs qu'autrefois, puis le sort disparaissait et elle se rappelait absolument tout : la mort du Seigneur des Ténèbres, la fin de la guerre, le traité de paix, son grand mariage avec Avery à Harwood Palace, les sept années qu'ils avaient passées ensemble, pour le meilleur comme pour le pire.
C'était cette même sensation d'imposture qui l'étreignait ce matin-là, alors que le soleil baignait une énième fois les fenêtres de Harwood Palace. La chambre d'Edern avait quelque chose de magnétique, elle se sentait comme une adolescente à l'intérieur. Tout y était sombre et chaotique, depuis les draps en pagaille, les vêtements abandonnés sur les fauteuils, la penderie gonflée de magie noire, jusqu'à l'étrange carte mouvante qui recouvrait un large pan de mur et la pensine de pierre agitée par de sombres souvenirs.
Aidlinn patientait en chemise de nuit au pied du lit défait – ce lit où il l'avait durement prise une heure plus tôt. Alors qu'il passait par-dessus ses rêves, elle s'était demandé s'il lui en voulait, s'il devinait déjà tout, si c'était pour cette raison qu'il l'avait réveillée avec ces yeux hantés, dévorants et qu'il lui avait imposé son désir irrépressible – elle avait essayé de se persuader que ce n'était pas le cas.
— Dans ce cas, repose-toi, lui souffla-t-il en lui embrassant le front.
C'était toujours le même cérémonial : il proposait de l'emmener partout, aussi bien aux pompeux cocktails qu'aux réunions d'anciens mangemorts et aux soirées malfamées ; il tenait sa promesse faite bien longtemps auparavant, il l'incluait dans toutes ses affaires, lui offrait de s'enfuir certains soirs en sa compagnie par un chemin périlleux, barré d'obstacles, bordés de monstres. Elle n'avait jamais osé lui dire qu'elle n'appelait pas cela la liberté.
Elle avait essayé au début de se conformer à la compagne audacieuse qu'il admirerait, mais la dureté des hommes, leurs récits suintants de malveillance, sa propre culpabilité qu'elle croisait dans les miroirs, les souvenirs du passé qui surgissaient à la moindre occasion pour l'entailler dans sa chair – tout cela avait fini par l'épuiser. Désormais, elle se bornait à refuser.
Elle préférait la compagnie des femmes ignorantes, de ces charmantes statues de cristal qu'on avait entreposées sur les étagères pendant la guerre. Peu lui importait la liberté, tant qu'elle avait la sécurité. Fidèle à cette croyance, elle avait vécu derrière ces portes fermées, engoncée dans les soieries et les lainages précieux, gâtée de cadeaux rares et splendides, conversant avec les tintements réguliers des imposantes comtoises, les ronronnements des chats et les chants mélancoliques des canaris en cage.
Pourtant, ce jour-là, l'enfermement lui apparaissait insurmontable. Son cœur explosait d'exaltation, elle se sentait prête à arpenter les bois toute la journée. Elle aurait arraché les tapisseries, jeté tous ses bijoux, brisé toutes les statuettes ensorcelées de marbre et de verre qu'Edern lui avait offertes, libéré les oiseaux, si elle avait osé, si cela lui avait permis de se débarrasser de ce sentiment d'urgence qui l'étranglait. Elle se serait même arraché la peau, si cela avait pu lui rendre sa liberté de fantôme, sa quiétude ensommeillée.
Avery parti, elle plongea entre les troncs, s'aventura sur les sentiers verdissants qui cheminaient vers les collines ; elle grimpa en haut de la crête et contempla les vagues roulantes de feuilles, les toits lointains des étranges villages moldus, les routes serpentant à travers les bois et l'horizon qui s'étirait jusque dans les brumes de l'invisible. C'était comme sortir enfin la tête de l'eau.
Avery rentra tard, enveloppé dans un parfum de fumée, auréolé par l'alcool ; il rentra si tard que le matin paradait déjà à la fenêtre en un délicieux dégradé de bleu et de rose. Aidlinn était attablée dans le petit salon, rêvant après le soleil et ses promesses, ses mains glacées pressées contre une tasse brûlante.
Il s'arrêta à l'embrasure de la porte ; elle imaginait d'ici le relent de la trahison qu'il devait porter, cette trace de parfum féminin qu'il pensait indiscernable. Il avait les yeux clairs, de la teinte chaude des eaux des tropiques, mais elle savait depuis longtemps que le vice s'y dissimulait aussi sûrement que dans la boue.
— Comment était-ce ? demanda-t-elle, avec la précision et la grâce rythmée d'un automate.
Elle avait toujours pensé qu'il adorait ce genre de scénario, parce qu'il entrait toujours sur scène avec le même entrain que le jour précédent. Il s'approcha et lui embrassa la joue.
— Bien, mais j'aurais préféré que tu viennes avec moi.
Et elle la sentit, évidemment, par-dessus les effluves dilués de cigare et de liqueurs, cette touche sensuelle, fruitée, qui semblait le coller avec l'insolence d'une trace de rouge à lèvres. Elle s'interrogea vaguement sur qui cela pouvait être, si c'était la même femme que la dernière fois, si elles se connaissaient bien, si elle s'était déjà tenue ici même, dans le salon des invités, souriant ironiquement à son hôtesse sur le canapé brodé de fleurs, ou si c'était plutôt le genre à rôder dans les rues sous la lune et à rire de la chose vulnérable et idiote qu'était Mrs Avery. Aidlinn devait admettre qu'elle n'était plus sûre de ce qu'Edern préférait.
Hier j'ai brisé nos précieux souvenirs
Les ai disloqués sous le soleil brûlant
Je me suis emparée seule de ton navire
Triste et le flanc purulent.
C'était impossible. Elle crut qu'elle avait mal compris. Dans la rue, les passants se pressaient dans toutes les directions, les portes des boutiques carillonnaient, claquaient, des vendeurs itinérants poussaient leur chariot garni de sucreries et de jouets musicaux. L'atmosphère festive du Chemin de Traverse lui apparaissait surnaturelle.
— Un enfant, tu es sûre ?
Ça lui était si douloureux de demander.
— Un garçon. Ce sera dans tous les journaux de demain.
Elle dut ralentir le pas, car on venait de lui couper le souffle. Elle passa une main tremblante sur son propre ventre, creux et infertile – elle l'avait toujours préféré ainsi. À présent, elle se sentait amputée d'une chose qui ne lui avait jamais appartenu.
— Ainsi, Rosier donne un bal pour célébrer la naissance de son fils, répéta-t-elle.
La réalité lui tombait brutalement dessus. Il fallait s'extirper de ce tunnel, à présent. Sortir et regarder ce soleil brûlant en face, même si cela signifiait devenir aveugle, dépérir ensuite dans l'obscurité.
— L'issue était incertaine pour la mère, reprenait distraitement Ettie. Il paraît que Rosier a ordonné de prioriser l'enfant, tu te rends compte ? Les Yaxley étaient furieux. Ce n'est pas vraiment étonnant de sa part... Il a toujours été ainsi – cruel.
Elle aurait le temps de se remettre, d'ici l'été. Elle pourrait se forger un masque de fer, le loger sous sa peau, s'en accommoder jusqu'à ne plus le sentir – jusqu'à ne plus rien ressentir. Oui, elle aurait le temps.
Si j'avais une fleur à chaque fois que je pense à toi...
C'est ce qu'elle souhaite lui dire, alors qu'il lui tourne le dos. Il lui ouvre la voie dans un champ doré par les blés. En contrebas, il y a les toits roses et rouges de Bloomway, les serres étincelantes remplies de fleurs endormies, les fontaines qui chantent le long des allées pavées.
Elle ne discerne que son dos, comme toujours. Même ses rêves se refusent à lui rendre son visage. Elle ne peut pas l'atteindre ; plus elle presse le pas et plus il s'éloigne, fort de ce pouvoir octroyé par les rêves. Elle en est réduite à suivre sur sa piste, à traquer son ombre dans les hautes herbes. Ça ne changera jamais, n'est-ce pas ?
Il n'y a qu'ici qu'elle peut lui parler, lui lancer les mots qu'elle n'a jamais su formuler ailleurs ; il n'y a qu'ici qu'il daigne les recevoir. La nuit, elle le retrouve et elle lui chuchote tous ses secrets, toutes ses peines. Elle lui raconte ses espoirs, elle lui énumère ses peurs. Elle verse les tressaillements de son âme dans la silhouette d'un fantôme. Si elle avait une fleur à chaque fois qu'elle pensait à lui...
... je pourrais marcher dans mon jardin pour toujours.
Désormais, c'est ce qu'elle fait : elle arpente ses propres jardins, garnis de hautes fleurs exotiques, colorées, des fleurs extravagantes qui ne poussent dans aucune autre réalité que la sienne. Elle les arpente toutes les nuits, seule ou accompagnée, de long en large, parfois en travers, coupant entre les fourrés, et invariablement, elle termine sous le grand Delonix, entourée par le parfum des roses. Le grand Delonix de Bloomway, au centre de la roseraie, qui n'existe plus que dans ses songes – elle se rappelle parfois confusément qu'il a été coupé. Sous les fleurs rouges du Delonix, au soleil couchant. C'est à cet endroit qu'elle l'attend, lorsqu'elle finit invariablement par se perdre dans les jardins. Elle l'attend toujours, elle est persuadée qu'il devrait savoir qu'elle patiente à cet endroit, mais il ne la rejoint jamais.
Avery fut contrarié, lui aussi, mais il ne lui fit aucun reproche. Un grand héron domestique leur apporta le journal sur la terrasse, atterrissant dans les pervenches, faisant voltiger les pétales mauves dans les airs.
— Maudit oiseau ! pesta Edern. Ils ne peuvent pas envoyer des hiboux, comme tout le monde ?
Aidlinn scruta le visage de son mari, attendant le moment où il tomberait sur la nouvelle. Elle vit le tressaillement imperceptible de ses cils, le léger frémissement de la ligne de ses lèvres et, incapable de le supporter, elle se retira dans les étages. Harwood Palace sommeillait dans un silence de mort, les tableaux chuchotaient entre les boiseries d'ébène.
Cad é an cumhrán seo a bholaíonn mé? Is cumhrán aislingeach é. Aisling éadóchasach.*
Elle s'effondra dans un couloir, le cœur battant, abattue par la culpabilité. Elle l'avait tant supplié d'attendre, elle avait dit qu'elle ne se sentait pas prête. Avoir un enfant, cela aurait été s'enraciner dans le réel, et elle ne s'était jamais sentie prête – peut-être qu'elle ne le serait jamais dans cette vie –, elle avait toujours choisi de se laisser une porte ouverte.
Une porte ouverte qui s'était refermée un an plus tôt, lorsque Evan Rosier s'était finalement marié. La porte avait claqué si brutalement que les murs s'étaient fissurés.
L'heureuse élue avait été la jeune Rexana Yaxley, de neuf ans sa cadette. Une créature belle et hautaine, un trophée exotique au parfum de soleil, arborant l'arrogance débridée de la jeunesse, qui tournait les têtes et les esprits à la façon d'un parfum entêtant. Aidlinn se rappelait le regard triomphant qu'elle avait adressé à l'assemblée le jour du mariage. Elle-même était fiévreuse ce jour-là, mais Edern l'avait obligée à s'y rendre, un étrange sourire triomphant aux lèvres.
— Tu ne voudrais pas rater l'union de notre vieil ami, n'est-ce pas ?
Notre vieil ami. Elle avait trouvé le qualificatif insultant. Elle avait été bien plus qu'une amie pour Rosier – c'était ce dont elle se persuadait parfois, en omettant la façon abrupte dont il avait mis fin à leur liaison, par un froid soir de décembre 1979. La date était restée gravée dans sa mémoire, le souvenir aussi. Elle revoyait quelquefois son beau visage insensible dans ses cauchemars, et une part d'elle se brisait encore lorsqu'il lui demandait de partir. Ce que tu attends de moi, je ne peux pas te le donner.
— Mais il n'est même pas venu au nôtre, avait-elle objecté, pour se soustraire à l'épreuve.
Avery l'avait emporté. Elle s'était rendue au mariage de celui qui l'avait rejetée, elle s'était aplatie, humiliée à féliciter la mariée tandis qu'Edern jubilait à son bras. Elle était sûre qu'il avait savouré sa sanction, qu'il l'avait étirée patiemment en détaillant la silhouette sensuelle de Rexana, en l'invitant à danser, une main apposée sur son dos, à ses commentaires narquois lancés à la cantonade :
— Evan s'est finalement choisi une fleur délicieuse, tu ne trouves pas, ma chérie ? Qui aurait dit qu'il finirait par trouver quelque chose à son goût ?
Elle avait encaissé l'insulte, parce qu'elle le méritait. Elle avait un jour osé aimer quelqu'un d'autre que lui, elle devrait le payer pour l'éternité. Elle avait détesté le rire entendu qu'il avait échangé avec Isaac Rowle, son propre frère, lorsque Rodolphus Lestrange avait parlé de l'inoubliable lune de miel que Rosier avait prévu pour sa jeune épouse.
— Ne t'inquiète pas, tu sais que c'est toi que je préfère, avait-il ajouté à son oreille, lorsqu'elle était devenue aussi pâle que la façade du château.
Elle s'était enfermée dans les toilettes, et elle s'était observée dans le miroir, longuement, elle s'était confondue avec son reflet jusqu'à se convaincre de ne rien éprouver de plus que lui ; lorsqu'elle était ressortie, elle n'était qu'une illusion de plus dans une galerie de glaces.
Il m'arrive de ne pas du tout songer à toi. Il y a des jours où je ne pense à rien du tout. Des jours morts, avortés, des jours coupés à la racine. Des jours où je me rends compte que la vie a quelque chose d'insupportable, où elle n'a pas plus de sens qu'un cirque infernal. Des jours où je préférerais mourir que d'endurer une seule inspiration supplémentaire.
Puis l'abrutissement passe ; je me réinvente un sens, puis deux. Je revis pour marcher sous les arbres, pour laisser le soleil me caresser encore la peau ; je revis pour les percées fantastiques du ciel entre les nuages.
Invariablement, cette quête de sens me ramène à toi. Parce que le ciel s'ouvre davantage au-dessus de toi, le soleil ne mord jamais la peau que tu lui offres, et même le vent se tait, car il préfère t'écouter.
Le monde entier fait des efforts quand tu es avec moi.
Il plut pour le début de l'été. L'orage ravageait également l'horizon et la forêt ; les nuages gonflés de charbon s'attaquaient aux branches, les brisaient et les poursuivaient sur la pelouse de Harwood. Elle se sentait triste et désespérée, cernée par les mauvais présages. Elle avait cassé son vase préféré et s'était coupé la main, le sang gouttait de sa paume et tachait le tapis ; sa robe pour le bal n'était pas arrivée ; son canari préféré était mort mystérieusement et son petit corps criard refroidissait au fond de la cage.
Aucun rayon de soleil n'avait brillé pour elle depuis le début de la semaine. Elle se sentait en vie, mais à quoi bon ? Ce jour-là, elle était piégée dans les langueurs ténébreuses de l'ordinaire, tout apparaissait affreusement futile et vain.
Avery la repêcha sur le sofa à l'heure du thé, dispersa généreusement quelques couleurs sur son univers éteint.
— On dirait que quelqu'un ici passe une affreuse journée.
Il s'assit et écouta ses doléances confuses avec une patience infinie ; il était le seul à comprendre aussi facilement ses états d'âme, à les intégrer comme si c'était les siens. Si elle cherchait son amour, il en avait toujours à lui donner, il pouvait l'entourer d'attentions et de confiance jusqu'à ce qu'elle nagea dans ses illusions, il était le seul à lui faire oublier, pour quelques battements de cœur, leur condition de créatures mortelles.
Certains jours, si elle le lui demandait, il devenait volontiers le seul phare auquel se raccrocher.
Tu me manques, mais parfois, j'aimerais que rien de tout cela ne soit jamais arrivé. J'aimerais me réveiller au manoir, un dimanche de juin, seule. Avec la voix de maman dans le jardin, le rire précautionneux de papa, les rumeurs d'Isaac dans la chambre d'à-côté.
Rester seule, enterrée dans les édredons, jusqu'à ce que midi sonne. Seule avec moi-même, seule avec les décennies qui s'ouvrent pour moi et leur infini de possibilités. Seule, sans aucune main souveraine pour me déposséder de moi. Seule, même sans ta main à toi.
Seule pour arranger les morceaux du temps, pour me reformer un visage, une histoire qui me conviennent.
Est-ce mal de rêver de cela si tu n'y es pas ? Tu me manques, mais est-ce que tu m'en voudrais si j'effaçais tous mes souvenirs de toi ?
— Tu es parfaite, l'assura-t-il.
Il se faisait rassurant, mais elle était incertaine. Il s'était absenté si longtemps ! Plus d'un mois qu'il avait quitté Harwood pour un motif vague – un voyage à l'étranger. Habituellement, il partait rarement, il rechignait à quitter leur routine, il préférait la gouverner, l'aiguiller d'une main cajoleuse, comme un bateau fragile qu'on ne peut laisser trop longtemps sans surveillance, de peur qu'il ne se brise sur les berges trop escarpées. Elle n'y aurait pas accordé tant d'importance, si Réselda Beurk ne lui avait pas écrit d'un ton désapprobateur : J'ai vu Edern entrer au Diamond, l'autre soir. Tu ne devrais pas laisser ton mari aller là-bas, les hommes s'y rendent pour de mauvaises raisons. Elle n'avait pas répondu – qu'aurait-elle dit ? Au moins, il n'était pas là ; au moins, il la laissait tranquille. Voilà qu'il était revenu, sans présent pour se faire pardonner ; elle avait soudainement peur de ce qu'il pouvait avoir décidé.
Et malgré tout, elle était soulagée qu'il eût repris les rênes. Sans sa présence exaltante, elle ne faisait que vivoter.
— C'est ce que tu dis toujours.
— Parce que je le pense toujours.
Alors, pourquoi est-ce que tu vas la voir ? aurait-elle voulu objecter. Seulement, les mots s'éteignaient sur sa langue. Dès qu'elle le regardait, il y avait cette angoisse, cette pudeur qui la prenait à la gorge. Elle ne s'habituait pas à ce qu'Edern fût son mari. Il l'impressionnait, il ressemblait à un grand serpent : il s'était doucement enroulé autour d'elle toutes ces années, anneau après anneau, et il se dressait désormais tout près d'elle, ses écailles froides pressées contre sa peau palpitante, leurs deux corps emmêlés inextricablement. Même après l'avoir acculée, il continuait à jouer avec elle.
Ils sortirent dans le ciel rosissant de la fin d'après-midi.
— Prête ? la nargua Edern.
Ils transplanèrent et se retrouvèrent au niveau des hautes grilles ensorcelées qui délimitaient la frontière de Kaerndal Hall, le prestigieux palais des Rosier. Aidlinn sentit aussitôt l'atmosphère magique lui picoter la peau, l'excitation la saisit. Elle n'était pas la seule dans cette situation ; autour d'elle, les sorciers en tenues d'apparat chuchotaient avec empressement.
— Que crois-tu qu'il y aura cette fois ?
— On parle d'un spectacle des Black Banshees.
Peu à peu, les groupes s'entassèrent dans les diligences décorées de feuilles d'or, tirées par des chevaux racés. Les animaux piaffaient de nervosité et s'élançaient sur le chemin dès que leur cocher leur lâchait la bride. Aidlinn et Edern partagèrent un carrosse avec Mr et Mrs Macmillan.
— Quelle magnifique soirée, répétait Mrs Macmillan. On raconte qu'il n'y a jamais de nuages à Kaerndal Hall.
— Je crains que ce ne soit une rumeur infondée, vous m'en voyez navré, rétorqua Avery avec un rictus forcé.
Elle observa par la fenêtre les arbres du parc, qui s'élevaient vers le ciel embrasé en une rangée de troncs noirs. À travers la futaie, on devinait le soleil qui se jetait dans la mer. Le bois s'arrêta subitement et Kaerndal Hall apparut comme par magie, en un monument d'ivoire, avec sa coupole scintillant sous le crépuscule, ses longues ailes rectangulaires, dont les innombrables fenêtres étaient toutes illuminées. Leur diligence fila à travers l'immense plaine rase qui s'étendait jusqu'aux falaises. En descendant, Aidlinn sentit sur son visage la brise chargée du sel marin et des parfums sucrés des rhododendrons, des géraniums et des hortensias qui florissaient dans le parc.
Elle revenait enfin, d'une manière bien différente de ce qu'elle aurait souhaité, mais elle était de retour.
Ils gravirent les marches de pierre blanche et se retrouvèrent dans l'immense hall immaculé. Evan Rosier attendait là les premiers invités, en compagnie d'une armée d'elfes fièrement rangés derrière lui. Il s'avança pour les saluer et le temps s'arrêta, recula, la ramena treize années en arrière. Il n'avait pas changé, bien sûr, elle le savait déjà, elle l'observait religieusement à chaque événement qu'ils partageaient, de loin, en silence, le cœur toujours écorché à vif. Il était au sommet de sa prestance, n'avait jamais été plus intimidant qu'il l'était désormais, beau, mais terrible, terrifiant de froideur et d'indifférence, perché sur un piédestal d'or et de diamants qui ne s'embarrassait d'aucun escalier. Entraînée dans son sillage, sa femme ne pouvait que se noyer dans les remous qu'il provoquait.
— Je suis heureux que vous soyez venus, dit-il.
Aidlinn glissa un coup d'œil vers Avery, qui était bien l'un des seuls à se dresser avec autant d'arrogance face à Rosier. Depuis la fin de la guerre, la paix en demi-teinte des mangemorts et la mort du Seigneur des Ténèbres, Rosier figurait parmi les Sang-pur qui avaient conservé le plus de pouvoir.
— Ma charmante épouse s'est décidée à la dernière minute, sourit Avery.
Le regard de Rosier se braqua sur Aidlinn, mais elle n'y lut aucune sympathie. Il se contenta de la transpercer comme une lance, et la laissa ensuite, sanguinolente, se mourir sans son attention.
— Un charmant revirement. Je vous en prie, profitez de la soirée.
Ils disposèrent, prirent le chemin de la salle de bal, traversèrent les galeries époustouflantes aux immenses tableaux, garnies de banquettes de velours et de hautes statues de marbre, passèrent sous les plafonds recouverts de poudre de diamant. Aidlinn put de nouveau respirer. Elle se sentait chez elle ici, dans le luxe fabuleux de Kaerndal Hall ; elle s'imprégnait de nouveau de la féérie du palais, en aspirait les ondes merveilleuses avec avidité, et à chaque inspiration, elle se sentait rajeunir, embellir, ses pas se faisaient plus légers, son cœur ne la tiraillait plus. Il était doux de revenir dans les contrées de ses rêves.
La poigne d'Avery se resserra autour de son bras alors qu'ils franchissaient la dernière porte, décorée de motifs d'or mouvants.
— Tu voulais danser, n'est-ce pas ? Alors dansons.
Il l'entraîna d'une main sûre dans la mer chatoyante des robes et des costumes ; les vagues de convives ondulaient en réponse aux notes de l'orchestre, s'éparpillaient entre les arcades de l'immense salle de bal.
Ils n'eurent qu'à se laisser emporter dans le tourbillon. Aidlinn n'avait jamais été douée pour la danse, mais avec Edern, cela n'avait pas d'importance. Il avait le pouvoir de dissiper ses angoisses ; comme un soleil, il réussissait toujours à capter son attention, à l'entourer de son aura confiante. Pendant un temps, ils s'amusèrent de bon cœur et elle réalisa sa chance de l'avoir ; pendant un temps, elle oublia ses réserves, elle oublia l'instinct viscéral qui l'avait amenée ici.
— Si j'avais su qu'il faudrait un bal pour te rendre heureuse, nous aurions écumé l'Europe jusqu'à les avoir tous essayés, lui glissa-t-il, rompant le charme de leur insouciance.
Il avait pris une expression légèrement amère.
— Je suis toujours heureuse quand tu es avec moi, rétorqua-t-elle en fronçant les sourcils.
C'était en partie vrai. Il y avait une partie d'ombre en elle qui nécessitait la chaleur d'Edern, mais une autre partie, la plus importante, aurait dit n'importe quoi pour qu'il retrouvât le bonheur. Il fallait qu'il fût heureux, elle avait besoin de le savoir heureux ; sans cela, comment elle-même pouvait-elle espérer l'être ? La vie était trop difficile, trop brutale ; si un être aussi follement optimiste et volontaire qu'Edern n'y trouvait pas satisfaction, comment aurait-elle pu espérer trouver la paix ? Elle avait besoin de croire en quelque chose ; il lui avait permis de croire en lui.
Sa réponse lui arracha un sourire – il lui souriait toujours avec une facilité déconcertante, comme s'il devinait à quel point elle en avait besoin. C'était ce qu'elle préférait chez lui : il laissait toujours une porte ouverte pour elle, rien que pour elle... Même quand le reste du monde lui claquait au nez.
Toutefois, la soirée avançant, les dons d'Edern faiblissaient – Kaerndal Hall reprenait le dessus. Aidlinn sentait son esprit dériver vers les immenses tableaux ensorcelés qui donnaient sur des bals d'un autre temps, sur des paysages fantastiques qu'elle ne parcourrait jamais.
— Tu te rappelles notre premier bal ? lui demanda soudainement Edern.
Sa voix claire la tira de ses rêveries.
— Nous avions dansé ici même, poursuivit-il. Ou plutôt, je t'avais traînée sur la piste. Aujourd'hui, c'est toi qui as insisté pour venir, mais c'est encore moi qui t'oblige à danser. C'est amusant comme certaines choses ne changent jamais, n'est-ce pas ?
Il la fixait avec intensité, attendant une réponse qu'elle ne connaissait pas ; elle voyait seulement les vagues se lever dans ses iris, sous le souffle d'une agitation intérieure.
— Tout a changé, répondit-elle en détournant le regard.
Elle observait autour d'elle, tentant de se remémorer ce qui avait pu être alors et ce qui n'était plus. Il manquait certainement des visages, les faces restantes avaient été altérées. Il y avait sûrement, parmi toutes ces figures hautaines, un vent de modernité qu'elle aurait pu saisir, si seulement cela l'avait intéressée. Au loin, elle ne voyait que la haute silhouette de Rosier au bord de la piste ; il semblait accaparé par un groupe à l'allure prestigieuse. L'inviterait-il à danser, comme il l'avait fait tant d'années auparavant ? Ou ne lui réserverait-il aucune danse, aucune miette de son attention ?
— Tout sauf toi, la reprit Avery.
Il se désolidarisa brusquement d'elle, manquant de la faire tomber. Elle sentit sur eux des regards brûlants de curiosité.
— Je crois que j'ai besoin de prendre un verre.
Il la laissa seule au milieu de la piste, et elle se hâta d'en sortir, se fondit dans la foule, imaginant ce que pouvaient murmurer les curieux : Vous avez vu le couple Avery ? Ils se sont disputés, c'est sûr. Quelle inélégance de le faire ainsi en public. Le mari a toujours eu un goût pour les scandales. Sa femme aussi ! Vous savez qu'ils n'ont toujours pas d'enfant ?
Agacée, elle se resservit auprès des serveurs, salua distraitement les visages connus. Si elle fermait brièvement les yeux et se laissait porter par la musique, les sensations du parquet vibrant sous ses pieds, elle pouvait se croire de nouveau adolescente. Edern avait raison, même après tout ce temps, rien n'avait changé, elle en était encore réduite à attendre. Attendre. Seule. Seulement attendre. Attendre un homme qui ne viendrait pas.
Elle aperçut de nouveau Edern, plaisantant avec une femme qu'elle ne reconnut pas. Elle le connaissait assez pour savoir qu'il aurait pu se placer ainsi à dessein, afin de lui trouer la poitrine. Plus loin, Rexana Rosier attendait à la place d'honneur, seule. Seule. Elle n'avait rien gardé de sa fière allure de l'année précédente. Elle gardait la tête baissée, rentrée dans les épaules, sa silhouette s'était considérablement amaigrie ; même sa robe, pourtant magnifique, tout incrustée de cristal, échouait à lui insuffler assez de prestance. Elle offrait un spectacle aussi désolant qu'une poupée brisée.
Hier tu m'as demandé de m'envoler
C'était comme me demander de mourir
J'ai pris les voiles que tu avais levées
Et je me suis faite martyre.
Il était sur le balcon à fumer, seul. Seul. Elle ne pouvait pas y aller, elle n'en avait pas le droit, Avery lui ferait payer. Avery, qui profitait de la soirée avec une étrangère, au vu et au su de tout le monde, Avery qui l'humiliait sciemment sur une pulsion soudaine. Qu'avait-elle fait pour provoquer sa colère ? Il lui semblait qu'elle ne faisait jamais rien.
Mais l'occasion était si belle, le moment brillait comme une gemme au creux de sa paume, prêt à être saisi.
Elle s'avança, laissa derrière elle les rumeurs de la fête. Evan Rosier finissait toujours par s'écarter des festivités, car il n'était jamais en harmonie avec elles, il demeurait une note unique, qui ne s'harmonisait avec aucune autre, il ne resplendissait jamais autant que lorsqu'il était seul – c'était ce qu'elle se plaisait à penser.
Il ne réagit pas lorsqu'elle s'accouda au balcon, à côté de lui. C'était le signe qu'elle pouvait rester. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Ces derniers mois, elle lui avait voué toutes ses prières, il ne pouvait pas les avoir entièrement ignorées.
Elle se tint seulement à côté de lui, dans l'ombre bleutée de la soirée, au-dessus des abysses ténébreux du parc, et elle ne savait quoi lui dire. Il y aurait eu tant à dire ! Elle aurait pu l'entretenir sur la beauté des étoiles, l'angle singulier des rayonnements de la lune, sur ce que l'odeur diffuse de son cigare remontait en elle ; elle aurait pu lui expliquer ce qu'elle devinait se cacher dans les bois, au-delà des cercles de lumière ; elle aurait voulu lui demander ce qu'était devenue la crique sauvage où ils se rendaient ensemble, s'il emmenait sa femme pour des promenades en calèche comme il le faisait avec elle, s'il prenait toujours, lorsqu'il était de bonne humeur, son petit-déjeuner au balcon de la bibliothèque. Avait-il seulement laissé Rexana redécorer le charmant salon de sa mère ?
Mais cette réalité était bien différente de ses rêves ; dans cette réalité, elle se serait coupé la langue, si cela lui avait épargné le risque de prononcer une mauvaise parole et de l'effaroucher.
Alors elle demeura silencieuse, elle joua les questions dans son esprit. Il n'y avait que le bourdonnement discret des ailes des papillons pour lui répondre ; ils tournoyaient dangereusement près des flambeaux. Rosier resta à fumer à côté d'elle, soufflant de légers nuages opaques de ses lèvres entrouvertes. Il n'avait jamais été aussi loin, aussi inaccessible, ils ne vivaient plus dans la même dimension.
— Pourquoi est-ce que tu pleures ? lui demanda-t-il.
Sa voix était douce, étouffée, à peine plus lourde que les échos de la nuit. Elle n'aurait pas su lui expliquer pourquoi elle pleurait exactement. Ce n'était pas seulement un vieil amour qui s'enfuyait, c'était la perte de cet espoir qui l'avait réveillée quelques semaines plus tôt, à l'arrivée de la lettre. Avait-elle espéré que Rosier la sauverait enfin ? Désormais, il était là, tout prêt, mais il n'avait pas fait un geste pour elle. Ses dernières espérances s'effilaient sous les étoiles.
Il s'approcha toutefois et sécha ses pleurs. Ses doigts n'étaient pas étrangers à sa peau, ils la ramenaient à une époque lointaine, quand elle séjournait encore au paradis enchanté de Kaerndal Hall. Elle aurait voulu saisir le fil ténu de ces souvenirs et tirer dessus jusqu'à remonter le temps.
— Je croyais que tu avais oublié, dit-il lentement. Tu sais que je ne peux pas t'aider.
Elle n'avait pas honte de pleurer devant Rosier, et n'aurait pu lui cacher sa vulnérabilité ; elle n'était pas honteuse du désespoir qu'il lui causait, parce qu'elle l'avait aimé aveuglément, parce qu'elle lui avait voué une confiance absolue, parce qu'à une époque, elle lui avait offert son existence entière sur un autel et qu'on ne pouvait faire machine arrière une fois le fait accompli. Rosier serait toujours son premier amour, son oasis secrète, le palais de marbre au toit doré qu'elle regagnait au crépuscule ; elle ne lui serait jamais indifférente, car son cœur avait tout appris de lui.
Je ne peux pas t'aider. Ce que tu attends de moi, je ne peux pas te le donner. Entre eux, il y avait toujours eu des divergences de dispositions : elle aurait tout fait pour lui, alors qu'il hésitait à se porter à son secours. Cela lui avait toujours paru absurde, elle le savait capable de réussir n'importe quoi.
— C'est terminé, Aidlinn, lui souffla-t-il encore. Nous avons partagé un rêve, et maintenant il est révolu.
Il effleura sa joue une dernière fois, avec cette vieille tendresse dont elle raffolait déjà à l'époque. Elle savait ce que cela signifiait, car elle le connaissait comme s'il était une partie d'elle-même ; elle avait passé tant de temps à l'étudier, à réfléchir à lui, que ses pensées avaient épousé la forme de sa silhouette. Il ne l'aimait pas, mais il gardait pour elle cette douce affection ; elle n'incarnait pour lui qu'une relique, qu'une petite pierre terne qu'il avait apprécié tenir un jour au creux de sa paume, et qui gardait pour lui quelques traces secrètes, que lui seul reconnaissait. Oui, lorsqu'il daignait poser les yeux sur elle, elle aurait juré que quelque chose en lui l'aimait.
Seulement, cela n'avait jamais été suffisant.
— Je voudrais juste, commença-t-elle.
Elle sentait ses yeux obscurcis sur elle, deux fenêtres barricadées desquelles filtrait une unique lueur de compassion. Elle voulait... ?
Tout à coup, le charme se rompit. Une silhouette s'était introduite sur le balcon. Elle se retourna et découvrit Avery, furieux, cruel. Elle le détesta à cet instant ; elle le détesta pour lui dérober le dernier rêve qu'elle ne partageait pas avec lui.
— Tous les deux sur le balcon, comme au bon vieux temps, n'est-ce pas ?
Elle n'entendit que le rire sarcastique d'Evan, qui créa une brèche entre ses côtes. Elle sentit confusément la chemise d'Avery contre sa joue alors qu'il l'arrachait à Rosier et la guidait à travers les jardins trempés de nuit. Elle ne pleura pas ; elle ne pleurerait plus jamais, maintenant que la main de Rosier avait séché ses larmes. Rien ne mériterait plus jamais qu'elle s'y épanchât autant que ce soir, rien ne la blesserait plus jamais autant que ces doigts qui avaient quitté sa peau, que cet adieu brutalement décidé. Elle souffrait, comme si on lui avait arraché le cœur ; Avery l'avait tirée de son merveilleux songe trop vite, et elle lui en voulait terriblement de la traîner, écorchée vive, dans le parc silencieux, loin du merveilleux palais de Kaerndal Hall, scintillant de poussière stellaire sous la lune.
— Je sais que tu es furieuse, lui dit-il lorsqu'ils furent dans un carrosse. Mais que voulais-tu que je fasse ? Rexana t'aurait arraché les yeux et Evan n'aurait pas levé le petit doigt pour toi.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
Sa voix n'était qu'un gémissement. Elle était à l'agonie, avachie sur la banquette cahotante, les mains sur son flanc blessé.
— Il y a treize ans, il se distrayait avec toi ; désormais, il s'amuse avec elle. Quel jouet aurait-il choisi ce soir, à ton avis ?
Elle aurait voulu lui dire qu'il se trompait, que Rosier l'avait aimée, à sa façon, que tout ce qu'ils avaient vécu avait dépassé les dimensions d'une simple distraction. Mais la longue plaine laissa place aux immenses arbres du parc, à leurs ombres gigantesques qui s'introduisaient dans la diligence. Elle perdit de vue le palais.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu aurais mieux fait de rester avec ta maîtresse.
Il se mit à rire, sans chercher à démentir. Avery était ainsi : il ne lui mentait jamais, c'était souvent elle qui n'avait pas le courage de demander.
— Ça te met dans tous tes états, n'est-ce pas ? Tu sais qu'il n'y a que toi pour moi.
— Je te déteste.
— Non, tu m'adores. Tu t'en souviendras, demain. Parfois tu l'oublies, c'est tout. C'est parce que je suis trop gentil avec toi. Je ne peux pas m'en empêcher, c'est comme ça.
Elle devait lutter pour ne pas s'effondrer, pour ravaler les sanglots qui débordaient de ses yeux, de ses lèvres ; elle abandonna en rencontrant son regard. Elle s'était juré de ne pas pleurer, mais il suffisait d'un regard d'Edern pour la faire céder. Elle se trouva de nouveau à voguer sur les eaux calmes des tropiques, il n'y avait plus une once d'indigo nocturne, plus de ravissantes arabesques dorées, seulement cette teinte légère qui l'emportait dans un monde sans hiver, sans palais ensorcelé – un autre paradis où elle pourrait oublier, se concentrer sur le sable fin sous ses pieds.
— Je te promets que tu t'en souviendras, répéta-t-il.
S'en souviendrait-elle ? En cet instant, il n'y avait de la place que pour un chagrin dévastateur. Dans son coeur se bousculaient les fantômes ranimés par cette étrange soirée et elle songeait avec une douce amertume : demain, et demain, et demain, elle aimerait encore Rosier, secrètement, religieusement, elle demeurerait pour toujours avec lui, sur ce balcon, dans l'indigo chatoyant de cette nuit d'été, et le temps n'y changerait rien.
Je me suis réfugiée sur une île sauvage
Aux vallées et forêts vertes entremêlées
En été, l'azalée ravive ton image
Sagement, je garde les paupières scellées.
Lorsqu'elle s'éveilla le matin suivant, elle était dans la chambre d'Edern, mais son côté du lit était froid. Elle se sentait inexplicablement dépouillée, les plis du silence s'étaient vidés d'espérance, même si elle ne se rappelait plus exactement ce qu'elle avait pu espérer. Lorsqu'elle descendit, elle trouva Edern sur la terrasse qui faisait face au lac, assis en direction du soleil levant. Elle resta à le regarder, aveuglée par les rayons, incertaine.
— Bien dormi ?
Il lui offrit un sourire resplendissant. L'angoisse diffuse qui s'était emparée d'elle pendant la nuit se dissipa.
— Comment était la soirée ?
Il adorait ce genre de scénario, parce qu'il entrait toujours sur scène avec le même entrain que le jour précédent.
— Bien, mais j'aurais préféré que tu viennes avec moi.
Les oiseaux chantaient dans la forêt. Il subsistait un léger malaise, à peine plus tangible que la brise qui sautait entre les branches. Elle se remettrait à sa manière. Seule.
Tout à l'heure, elle irait se promener sous les cerisiers éternels de Bloomway, elle s'immergerait dans leur parfum sucré, elle laisserait leurs pétales roses inonder sa vue et tout irait mieux. Oui, tout irait mieux, elle tenterait de reprendre vie, et elle dirait qu'elle avait été ravie par les cerisiers – et ce serait le cas –, et peut-être qu'il en planterait pour elle, quelque part dans le parc de Harwood, séduit par son nouvel éclat. Peut-être...
Il fumait dans une chambre étrangère, impersonnelle. Une chambre d'hôtel morne, ordonnée, vide de substance. Il se complaisait dans cette absence d'historique, cette atmosphère de toile vierge où il ne pourrait jamais rien construire. Elle était allongée sur le lit, à moitié nue, et elle le couvait d'un regard félin. Il en était surtout agacé – il aurait préféré le poids d'un autre regard.
— C'était la dernière fois, dit-il soudainement.
— La dernière ? Tu ne m'aimes plus ?
— Je ne t'ai jamais aimée, tu le sais bien, mon cœur.
Elle eut une moue dépitée, mais ne s'en formalisa pas. Les femmes de son espèce ne s'embarrassaient jamais de manières, c'était ce qu'il aimait chez elles.
— C'est à cause d'elle ? De ta femme ? Je croyais qu'on s'amusait bien, toi et moi.
— Ma femme, oui. Elle se sent délaissée, ces temps-ci.
Il se représenta cet adorable visage pensif, aux yeux tapissés de nuage perdus dans les moulures du plafond. Et comme chaque fois, il sentit bouillonner en lui un mélange confus de sentiments désordonnés. Aidlinn. Sa femme. Son joli petit fantôme, qui passait son temps à rêvasser. La mélancolie n'avait jamais été plus séduisante que lorsqu'elle recouvrait ses traits.
— Elle ne peut rien me cacher.
— Tout le monde a ses secrets, objecta Clarie, mue par un élan imprévu de solidarité féminine.
Peut-être, mais pas elle. Elle ne pouvait pas lui échapper, il ne l'aurait pas permis. Elle pouvait bien se languir un peu de Rosier, tant qu'elle restait à lui. Elle était irrésistible quand elle ne voulait plus de lui.
— Je me demande ce que tu caches d'autre, reprit Clarie.
Il se mit à rire de son effronterie. La malheureuse ! Elle croyait le tenir, mais le piège s'était refermé sur elle, pas sur lui. Finalement, il ne l'épargnerait pas. Sa main s'abattit sur sa gorge, il la souleva dans les airs aussi facilement qu'un pantin.
— Tu veux connaître mon secret ?
Elle se débattit en vain, crachant l'air dont elle était privée. Ses petits yeux bruns roulaient d'épouvante – il détestait cette couleur. C'était à cause d'eux qu'il l'avait choisie, quelques mois plus tôt ; à cause de ces iris boueux parsemés d'or qu'il avait tant aimé la violenter, la voir en redemander.
— Ma femme, Clarie. Elle rêve de moi toutes les nuits. Et dans ses rêves, elle me confie absolument tout.
