Chapitre 16
S'il te plaît, lui avait dit Yunho, ne garde pas tout pour toi.
Promis, avait répondit San en toute bonne foi. Débordé de reconnaissance, le cœur empli de résolutions. Plein d'espoir que tout reviendrait à la normale.
Mais comment est-ce que je dois t'avouer que je suis amoureux de Park ?
San ne savait pas. Il ne savait pas s'il devait le dire, il ne savait pas comment le dire, il ne savait pas quelles conséquences cela aurait de le dire. La seule chose dont il était certain était que c'était vrai. Que le lien des âmes sœurs s'était fait outrepasser par ses propres sentiments, qu'il avait trop longtemps blâmé le destin pour ses propres choix. Que l'attirance qu'il ressentait envers Seonghwa allait au-delà de ses prédispositions naturelles et que l'affection qu'il avait pour lui avait beau être encore teintée d'un peu d'amertume et de rancœur, celles-ci s'estomperaient vite s'il franchissait les derniers pas qui le séparaient d'une relation d'âmes sœurs totale.
En parler à Yunho avant qu'il ne parte un mois entier au Japon aurait été l'idéal. Mais San n'arrivait pas à s'y résoudre. Il avait trop peur de le perdre, trop peur que cette déclaration soit interprétée comme le signe qu'il ne l'aimait plus assez –mais si, il l'aimait toujours autant, Seonghwa n'avait pas conquis ses possessions dans le cœur de San ; il s'y était fait sa place tout à côté, en bon voisinage, y logeait lui aussi à la même mesure.
Deux hommes, deux relations, deux histoires radicalement différentes l'une de l'autre. Mais un seul choix. Une seule relation, et toujours cette question d'équilibre que San n'arrivait pas à résoudre. Il aurait voulu les garder tous les deux, savait très bien que c'était impossible. Ni Seonghwa ni Yunho ne cautionneraient ça. Ça ne pouvait que mal se finir s'ils essayaient de cohabiter. Seonghwa serait trop jaloux, Yunho ferait trop de concessions –et puis tout finirait par exploser.
-San, tu n'as pas vu mon short gris ? demanda Mingi en ouvrant la porte de sa chambre.
San releva les yeux du vide où ils étaient plongés pour les poser sur son colocataire Mingi partait faire ses essais en Pologne pendant une petite semaine avant que l'entraînement officiel de l'équipe de Corée ne commence, et son avion décollait le soir même.
-Il est dans la salle de bains, Mingi, répondit-il. Il doit être sec.
-Merci.
L'appartement lui semblerait sûrement bien vide en attendant de rejoindre les dortoirs de Seoul : Yunho serait au Japon, Mingi en Pologne, et Wooyoung en lune de miel sur il ne savait plus quelle île paradisiaque. Ne restait, somme toute, que Seonghwa dans le coin, et ce n'était pas vraiment pour le rassurer il avait envie de le voir, savait qu'il le verrait s'il passait du temps dehors, et en même temps culpabilisait de rechercher sa présence.
San conduisit Yunho à l'aéroport le jour suivant sans avoir osé lui parler au sujet de Park. Le pire étant, il se demandait si Yunho n'en était pas déjà conscient, et s'il ne l'avait pas été bien avant que lui-même ne s'en rende compte –la scène qu'il avait vue sur la terrasse, au mariage, ne trompait pas, il avait bien entendu. Mais ils avaient poursuivi leur petite routine comme si de rien n'était, se plaisant dans le confort de leur relation, même si planait toujours sur eux quelque chose en plus, quelque chose en trop.
San se gara devant l'aéroport et coupa le contact, mais quand Yunho voulut sortir pour récupérer sa valise dans le coffre, San posa une main sur son bras pour le retenir encore un peu :
-Je ne serai pas avec toi le dix-sept, dit-il à regret. Du coup...
Il se contorsionna un peu pour récupérer un paquet posé à l'arrière, et le tendit à Yunho :
-Joyeux anniversaire, déclara-t-il maladroitement. En avance.
Yunho avait un sourire de gosse à Noël en recevant son cadeau encore soigneusement emballé, et la vue réchauffa le cœur de San ; il regarda Yunho retourner le petit paquet rectangulaire quelques secondes dans ses mains, comme s'il essayait de deviner ce que c'était.
-Je peux ? demanda-t-il finalement.
Son anniversaire n'arrivait que dans deux semaines, mais San céda –il ne pouvait rien lui refuser dans ces moments-là. Yunho déballa donc son cadeau, fixa la boîte d'un air curieux, puis l'ouvrit pour en tirer une petite lampe rectangulaire.
-C'est, hm, à distance, commenta San en surprenant son regard interrogatif. J'ai la deuxième.
Elles sont connectées. Si je l'allume de mon côté, la tienne change de couleur, et ainsi de suite.
-Oooh, s'émerveilla Yunho. C'est trop mignon ! Merci !
Il l'embrassa en guise de remerciement, puis glissa la lampe dans sa valise avec précaution, et ils marchèrent tous les deux jusqu'à l'aéroport, plus ou moins anonymement –San n'était jamais tout à fait sûr qu'ils soient repérés par des paparazzis ou pas, des gens s'arrêtaient régulièrement pour leur demander des autographes, mais ce n'était pas comme si leurs déplacements étaient confidentiels de toute façon il avait tout de même opté pour un sweat et une casquette ce jour-là, et il faisait assez beau pour que Yunho sorte ses lunettes de soleil.
-Tu rentres le cinq juin ? demanda San. On se verra avant le jour du match ? Vous arrivez à Séoul, non ?
Ce n'était pas la première fois qu'ils étaient séparés, mais songer qu'il se passerait un mois entier avant de se revoir lui paraissait énorme. Surtout en tenant compte du facteur âme sœur.
-Le cinq, confirma Yunho.
Ils patientèrent tous les deux une fois les bagages partis puis il fut l'heure de se quitter.
-I'll miss you, déclara Yunho lorsqu'ils arrivèrent à l'endroit où San ne pouvait plus le suivre.
Il avait l'air calme, mais quelque chose dans son sourire ne semblait pas entièrement convaincu. San se demanda si lui aussi pensait à ce qui pouvait se passer pendant son absence.
-I'll miss you too, répondit San. Je t'aime fort. I'm in love...
-With you, termina Yunho.
Il lui releva la visière de sa casquette pour l'embrasser sur la bouche plusieurs longues secondes, complètement indifférent aux regards de biais et aux murmures puis il s'écarta et lui décocha un dernier sourire lumineux avant de rejoindre la file d'embarquement. San lui adressa un signe de main, puis retrouva sa voiture, et il se sentait un peu vide en rentrant dans son appartement désert.
Son âme sœur le sentit, bien évidemment.
Seonghwa Hyung : pas d'annihilateurs ce soir ?
San ne pouvait pas refuser. C'était leur marché –s'ils étaient seuls, ils conservaient le lien pendant la soirée. Le souvenir de ses nuits en Italie, si confortables, si intimes, avait poursuivi San à chaque instant de solitude, et il s'était plusieurs fois repassé ces moments où son âme sœur et lui avaient été à la fois si sereins et si fusionnels, où leur lien avait atteint un tout autre degré.
Moi : pas d'annihilateurs
Il disposait d'une semaine de vacances avant de partir à Seoul, mais ça ne lui ferait pas de mal de se détendre et de passer de bonnes nuits, surtout quand il n'avait plus l'habitude d'être seul dans son lit et ce soir-là, après avoir installé sa petite lampe sur sa table de chevet, San s'allongea pour retrouver leur petite routine, laissant le lien s'emparer peu à peu de lui, l'envelopper d'un sentiment de sécurité et de familiarité, le bercer jusqu'au sommeil.
Malgré cette concession, San voulait éviter de sortir –se rendre compte qu'il avait des sentiments pour Seonghwa, et que ceux-ci étaient bien plus forts que ce qu'il pensait, lui donnait encore plus envie d'esquiver le concerné. Mais en une semaine, impossible d'y couper –en particulier quand Tsuki décida d'essayer un autre restaurant que celui où ils allaient d'habitude, et que celui-ci se trouvait à l'autre bout de Itaewon.
Kei laissa San tranquille lors du repas, cependant, et ne remit plus sur le tapis la problématique du choix entre âme sœur et petit-ami et San lui en fut reconnaissant, parce qu'il cogitait déjà assez comme ça.
-Tu rentres comment ? demanda-t-il quand ils payèrent, voyant le ciel s'obscurcir au-dehors.
-Tetsurou vient me chercher, répondit Kei en haussant les épaules. On va chez ses grands-parents après.
San hocha la tête. Pour sa part, il était assez peu confronté au problème de la belle-famille : les parents de Yunho étaient au Japon, et ils avaient séjourné chez eux chaque fois qu'ils avaient passé quelques vacances là-bas, chaque fois avec un excellent accueil. Quant à Rafael, il s'était attaché à San avec tout l'investissement et la loyauté des enfants de son âge, même en le voyant une fois tous les six mois mais il ne manquait jamais de s'accrocher à lui pour lui réclamer quelques pas de danse ou un Skype avec Jung Wooyoung, ce que San lui accordait, bien sûr –il ressemblait trop à Yunho pour ne pas céder. Mais ce n'était que quelques semaines éparses en fin de saison, rien qui ne pesait sur leur quotidien. Une fois en Corée, Yunho était libre comme l'air, et il devenait facile d'oublier qu'il avait une famille.
La pluie se mit à tomber d'un coup pile quand San s'installa au volant de sa Jaguar, et il plissait les yeux en roulant pour distinguer la route à travers les trombes d'eau, ses phares ne rencontrant que l'opacité des gouttes. Ce qu'il distingua parfaitement, en revanche, fut son âme sœur en train de courir sur le trottoir, s'abritant comme elle pouvait pour protéger ses cheveux et son visage du déluge.
San refoula un sourire. Il aurait bien aimé passer son chemin, mais Seonghwa sentait sûrement sa proximité aussi clairement que lui l'avait identifiée, et il activa ses feux de détresse avant de se garer le long du trottoir et de lui ouvrir la portière.
-Merci ! s'écria Seonghwa complètement essoufflé en se précipitant à l'intérieur.
Il claqua la portière derrière lui, mit sa ceinture et commença à éponger son visage avec sa manche tandis que San reprenait la route.
-Alors je suis dans la fameuse Jaguar ! s'écria Seonghwa en détaillant l'habitacle de la voiture. Je suis désolé, je risque de mettre de l'eau partout...
San lui adressa un signe pour dire que ce n'était rien. Malgré ses résolutions, avoir Seonghwa si près lui faisait plaisir, entendre le son de sa voix réveillait un sentiment d'euphorie, et le bonheur qu'avait son âme sœur à le retrouver dédoublait encore sa joie.
-J'étais chez Felix et Hyunjin, bavardait Seonghwa. Ils viennent de déménager, du coup je me suis proposé pour leur filer un coup de main.
-Ils vont bien ?
-Tranquille. Ils entrent dans la vie active, ça y est. Mes petits cadets ont tous grandi...
-Coup de vieux ? ricana San.
-Ne m'en parle pas, Sannie, soupira Seonghwa d'un air tragique.
Leurs interactions étaient toujours aussi fluides, et San songea à tout ce qu'ils avaient dû traverser pour en arriver là. Comment se seraient passées les choses, s'ils avaient eu cette relation dès le lycée ? S'ils avaient su communiquer avec autant d'aisance, à se taquiner sans avoir peur de se blesser, à pouvoir être francs l'un avec l'autre sur tous les sujets possibles, pas seulement autour de la danse ?
-Tu descends à Séoul la semaine prochaine ? demanda tout de même Seonghwa en se mirant dans le rétroviseur.
-Ouais. Ce sont des dortoirs, j'espère avoir de bons compagnons de chambre. La dernière fois, j'étais avec Bokuto et Hoshi, pas moyen de dormir.
Seonghwa laissa échapper un léger rire, mais San ne fut pas insensible à la légère altération de son humeur, et lui retourna un regard interrogatif.
-Tu verras Tae, explicita doucement Seonghwa. Il est préparateur physique pour l'équipe nationale, maintenant. Depuis peu.
San hocha la tête, essayant d'appréhender l'information –il appréciait Taeyong, avait toujours admiré son charisme, son aura de champion et son attitude fraternelle à son égard. Même s'il n'oubliait pas les quelques mots un peu déplacés à son mariage, il restait quelqu'un d'agréable, et il ne doutait pas de ses compétences. Qu'ils aient une âme sœur et un ex en commun n'entraverait sûrement pas leurs rapports professionnels.
Il se gara près de chez Seonghwa, mais il pleuvait toujours à verse, et Seonghwa dut lire dans le lien l'autorisation de rester encore un peu dans la chaleur et la sécurité de la voiture. Maintenant que le moteur avait cessé de tourner, le bruit des gouttes qui s'éclataient sur le pare-brise devenait assourdissant, et ils avaient l'impression d'être isolés de tout à voir l'eau ruisseler sur les vitres et déformer le monde extérieur, comme pris dans leur propre petite capsule au fond de l'océan.
-Il te manque ? demanda San à voix basse. Lee Hyung.
Seonghwa haussa les épaules, et rajusta une mèche trempée comme si de rien n'était.
-Ouais, un peu, dit-il finalement. Je veux dire, on a passé toute notre enfance et toute notre adolescence ensemble. Des fois, j'aimerais bien qu'on soit encore amis.
-Je croyais que vous aviez reparlé depuis. Quand il t'a dit que sa femme était enceinte, non ?
-Ouais, on a échangé quelques mots, mais c'est pas assez pour dire qu'on est vraiment en bons termes. Je ne sais pas ce qu'il pense de son côté... Je n'en sais rien. J'ai l'impression de ne plus vraiment le connaître.
Il y avait une tristesse immanente à ses paroles, et San le laissa terminer avec un peu de latence :
-Avant, je le connaissais par cœur. C'était normal, en même temps, on sortait ensemble, il fallait qu'on puisse se comprendre...
Il mordilla sa lèvre, puis se tourna vers San avec un petit sourire amusé, même si la nostalgie ne s'était pas encore tout à fait dissipée :
-C'est drôle, non ? Quand je pense à Yunho et toi. T'as toujours tellement galéré à communiquer, Sannie. Avec tes coéquipiers, avec tout le monde, ça a toujours été ton gros problème –exprimer les choses avec des mots. Et tu sors avec un gars qui ne parle même pas la même langue que toi.
-C'était peut-être la solution, répliqua San.
-Le genre de solution paradoxale, plaisanta Seonghwa. Mais ça a l'air de fonctionner. Tu veux que je parle en japonais à l'avenir ? C'est peut-être ça, le secret ?
-Pas besoin, Hyung. Tu sais très bien qu'on a le lien pour se comprendre.
-C'est vrai.
Ce que Seonghwa notait était aussi véridique qu'intéressant –Yunho et lui avaient trouvé d'autres moyens que le langage verbal pour se comprendre, rapprochés par des expériences marquantes similaires et tous les jours en contact l'un avec l'autre et de la même manière, le lien permettait de véhiculer des mots muets, des perceptions, des sensations, des humeurs, toutes ces choses que San vivait intensément sans savoir les dire, sans savoir les transcrire en phrases.
Seonghwa lui effleura l'épaule.
-Ça va ? demanda-t-il d'un air inquiet. Ton humeur vient de chuter.
-Ça va, répondit San. C'est juste... Je pensais...
Il se tourna vers la vitre d'un air absent. Pendant quelques secondes, il contempla les gouttes qui tombaient si dru qu'elles se réunissaient immédiatement en filets d'eau et longeaient le verre dans un schéma récurrent et sans cesse différent.
-Il y avait quelqu'un d'autre qui me comprenait aussi bien que Yunho et toi, dit-il finalement sans détacher ses yeux de la pluie. C'était mon grand-père.
Seonghwa resta silencieux, mais San sentit soudain des émotions contradictoires en lui –l'embarras, et en même temps la joie de le voir s'ouvrir peu à peu.
-Tu n'es pas obligé d'en parler, dit-il doucement. Pas si tu n'as pas envie.
San apprécia la délicatesse. Il aurait voulu lui en dire plus sur Kazuyo, sur ses souvenirs d'enfance, sur la manière dont il avait appris à aimer le volley –mais il voulait le faire dans d'autres circonstances, quand il serait heureux de s'en rappeler et heureux d'en parler, pas à cet instant où la tristesse reprenait le dessus.
-Un jour, répondit-il donc. Je t'en parlerai.
Il lui adressa un petit sourire en gage de promesse, et une fois encore, le temps sembla ralentir. Ils le sentirent tous les deux –cet instant où ils se retrouvaient une nouvelle fois dans leur propre monde, dans leur propre dimension, imprégnés par le lien et leur complicité, cet instant qui serait tellement propice à un premier baiser, si seulement ils se penchaient légèrement l'un vers l'autre, fermaient les yeux et se laissaient aller...
Mais non, non, ils ne pouvaient pas. San se cala dans le fond de son siège et détourna les yeux, et Seonghwa fit de même, toussotant légèrement avant de déboucler sa ceinture.
-Bon, Sannie, dit-il avec un sourire qu'ils savaient tous les deux faux dans la légère tension qui pesait sur eux. J'ai l'impression que l'averse s'est calmée. Merci beaucoup de m'avoir ramené, je te revaudrai ça.
-C'est normal. Je l'aurais senti si t'avais choppé froid, et ça m'aurait gêné pour mes entraînements.
-Eh, t'avais pas besoin de dire la vraie raison ! s'indigna Seonghwa d'un air outré mais taquin.
On sait tous les deux que ce n'est pas la vraie raison, songea San. Seonghwa lui adressa un sourire à briser des cœurs en lui lançant avant de quitter la voiture :
-A ce soir, Sannie !
San le regarda se précipiter vers l'entrée de son immeuble sous les dernières gouttes avant de rentrer, ressentant déjà le manque créé par l'absence de Seonghwa tandis qu'il s'éloignait.
Yunho l'appela dans la soirée pour lui raconter son retour au pays ; il avait retrouvé sa famille, ses amis et son équipe –et tout le reste, supposait San, qui avait dû lui manquer en passant d'une culture à une autre, que ce soit les coutumes, la langue, la nourriture, les lieux où il avait grandi et vécu. Tout ce qui lui manquerait, à lui aussi, s'il signait avec l'ARoma.
-Raf a beaucoup grandi, disait Yunho. C'est fou.
-On sera plus près, quand on sera en Italie, commenta San en vérifiant en même temps sur son téléphone. On pourra faire l'aller-retour plus souvent.
Sa lampe changea de couleur, passant du violet à un bleu tendre il l'activa aussi de son côté, et sourit quand Yunho répondit et que la luminosité évolua encore pour se fixer sur un orangé réconfortant. La lampe continua à diffuser sa lumière tout le temps où San se prépara à dormir et se plongea dans le lien, retrouvant la présence sécurisante et confortable de Seonghwa tout contre la sienne, intériorisée depuis toujours et elle brillait encore quand il s'endormit paisiblement.
Il profita d'une matinée ensoleillée le lendemain pour se rendre au cimetière. Avoir évoqué Kazuyo la veille lui était resté en tête un bon moment, et ça faisait déjà quelques mois qu'il n'avait plus eu l'occasion d'y aller –toujours en solitaire, il remontait les allées jusqu'à la tombe San, puis restait à lui faire face de longues minutes en silence. Parler à voix haute dans un lieu désert lui semblait étrange. Kazuyo l'avait toujours compris sans qu'il ait besoin de parler.
Je me demande ce qu'il dirait s'il était là, pensa San en gardant ses yeux rivés sur les petites inscriptions dans la pierre grise. Il me dirait sûrement que personne d'autre que moi ne sait quel est le meilleur choix à faire.
Et que le système des âmes sœurs est la plus belle chose qui existe.
Il resta là un long moment avant de quitter les lieux, toujours en proie aux doutes et à cette mélancolie qui ne le quitterait jamais, celle d'une enfance heureuse et insouciante, de souvenirs qui ne vivaient plus que dans son esprit désormais du regret de savoir que Kazuyo n'avait jamais su le nom de son âme sœur, ne l'avait jamais rencontrée, n'avait jamais rencontré Yunho non plus...
Son téléphone se mit à sonner tandis qu'il remontait dans son appartement, et le nom de Seonghwa s'afficha en grand. San haussa un sourcil, puis décrocha, se rendant tardivement compte que c'était la première fois qu'ils s'appelaient directement :
-Allô ?
-Hey, Sannie ! Tu es libre ce soir ?
-Oui... ?
-Comme tu m'as ramené hier, je t'offre le dîner, si tu veux bien.
San fut pris au dépourvu –sortir ? encore un restaurant ensemble ? est-ce que Seonghwa avait perçu son humeur et cherchait à le consoler ? Il n'eut pas le temps de poser la question que Seonghwa poursuivait, clairement nerveux de lui proposer cette sortie :
-Je connais un super bar à ramen. Près de KQ, on allait là quand on perdait –et c'est à volonté !
San soupira. Mingi rentrait le lendemain et ils partaient à Séoul le jour d'après pour commencer un entraînement intensif. Faire un petit excès ce soir avant les semaines de diète ne pourrait pas faire de mal... Et puis, il avait déjà mangé dehors avec Seonghwa, il n'y avait rien d'ambigu. Il voyait Tsuki au restaurant une fois par semaine et ça n'avait jamais posé problème. En plus, c'était le moindre des remerciements pour avoir eu droit à un tour en Jaguar.
-D'accord, concéda-t-il.
Il sentit toute la joie que cette réponse procurait à son âme sœur, et il n'y était pas indifférent non plus.
-Niquel ! Je viens te chercher à vingt heures. A ce soir, Sannie !
Le reste de la journée passa trop lentement dans l'attente du soir mais finalement San finit par dévaler les escaliers, simplement vêtu d'un jean et d'un T-shirt en plus du gilet que lui avait offert Miwa pour ses dix-huit ans –un peu trop large au début, mais qu'il avait fini par remplir quand sa carrure s'était élargie, et qui l'accompagnait chaque fois qu'il sortait, en général dans les virées au bar des Adlers. Seonghwa était garé devant l'immeuble, et San s'engouffra dans sa voiture.
-Allons-y ! s'exclama joyeusement Seonghwa, et sa bonne humeur était contagieuse.
Il roula quelques minutes à travers la ville, puis lança un regard blasé à San :
-Je sens que tu me juges. Qu'est-ce qu'il y a, tu ne poses tes fesses de roi que sur des sièges en cuir, c'est ça ?
-Tu conduis comme un vieux, renifla San. Même Song Mingi roule plus vite que toi.
-Je –Je ne te permets pas de me comparer à Song ! Jeune insolent !
Il avait l'air scandalisé, mais San le sentait rieur au fond du lien, et lui-même s'amusait beaucoup de la situation. Ils continuèrent à se chamailler jusqu'au bar à ramen, puis prirent une table avant de passer commande, et tout se déroulait sans une once de tension, chacune de leurs interactions enrobée d'un naturel propre au lien, d'une familiarité due à leur longue connaissance l'un de l'autre, et d'une prévenance espiègle qu'ils entretenaient tous les deux au mieux.
Seonghwa faisait l'essentiel de la conversation –il avait fait quelques essais dans des clubs de division deux les jours précédents, déterminé à reprendre la danse professionnellement après son année à vide et il était en train de raconter comment il avait assommé le manager de Tokyo en allant un peu trop à gauche quand la serveuse amena les plats et qu'ils se souhaitèrent bon appétit.
-Merci pour le repas, Hyung, déclara San après avoir dégluti ses nouilles.
-Y'a pas de quoi, Sannie, répondit Seonghwa en lui adressant un clin d'œil. Je te sentais un peu triste ce matin, je me suis dit que ça ferait du bien.
C'est à ça que le lien doit servir, songea San. A se sentir, à se consoler, à être heureux ensemble. C'est ça, une relation d'âmes sœurs.
-Je suis allé voir mon grand-père, répondit-il doucement. Mais ça va. Ce n'est plus aussi difficile qu'avant.
Il inspira légèrement et ajouta, rivant son regard à celui de Seonghwa :
-Si... Si tu veux, je peux t'en parler un peu.
Il savait que c'était la preuve de confiance ultime. Que c'était ouvrir à son âme sœur une nouvelle part de lui qu'il avait soigneusement protégée, à laquelle il lui avait refusé l'accès pendant des années –la plus intime, peut-être, la plus secrète. Seonghwa en était bien conscient, et il avait retrouvé tout son sérieux et même un peu de gravité quand il hocha la tête pour le laisser libre de raconter. San inspira.
-Il était chorégraphe. Comme mes parents travaillaient tard et n'étaient jamais à la maison, il nous emmenait au studio, Miwa et moi, et on jouait avec les barres sur le côté...
Les mots passaient avec une fluidité qu'il n'aurait jamais suspectée. Il parla de ses souvenirs du gymnase, de l'équipe des seniors féminines qui le choyait, de Miwa qui jouait avec lui avant de s'intégrer doucement au groupe que gérait son grand-père pendant qu'un adulte voulait bien se dévouer à faire quelques pas avec Tobio, qui maîtrisait de mieux en mieux les mouvements ; de son attachement à ce lieu avant son amour pour le sport, que ça avait d'abord été les couleurs, les odeurs, l'atmosphère propre à cette salle, que c'était ce qui l'y avait attiré au point d'y accompagner son grand-père même en sachant qu'il ne pourrait pas jouer à cause d'un jour de match –les pastels des murs, les gradins où il avait sa place rituelle, les spots bien haut, la scène qui lui semblait tellement grande et haute. La musique pendant la chauffe, les cris de guerre et les appels des filles, les claquements des pieds ou des paumes sur le sol, le sifflet qui rythmait le jeu, la voix de Kazuyo, toujours calme et sage, qui donnait des conseils pendant les temps morts.
Seonghwa dévorait ses paroles. Il s'y reconnaissait en partie, San le sentait, mais il était surtout fasciné de découvrir ce qui avait fait naître une telle passion chez San, quels liens affectifs il entretenait avant tout avec ce sport, quelle vérité supplanter à ses présupposés de collégien sur le génie et la nature. Il ne l'interrompit pas, le menton plongé dans sa paume et les yeux brillants, et San continua à parler –et son récit passa progressivement de Kazuyo à son enfance en général, aux autres élèves de son âge qui l'avaient un peu marginalisé parce qu'il ne s'intéressait pas aux mêmes choses qu'eux, à ses parents qu'il ne faisait que croiser, à sa sœur surtout.
-Miwa ressemble un peu plus à Kazuyo que moi, déclara-t-il. Mais on a quand même pas mal de traits communs.
-Je l'ai vu, sourit Seonghwa. Quand je l'ai rencontrée, j'étais un peu déstabilisé tellement vous vous ressemblez. Mais elle a les sourcils plus épais et ses cheveux sont un peu moins lisses, non ?
-Ouais, plus ou moins. Normalement, on a les cheveux aussi lisses l'un que l'autre –c'est pour ça que je lui disais de faire ses expériences de coiffure sur elle-même et pas sur moi.
-Sérieusement ? T'étais son cobaye ?
Seonghwa se mit à sourire d'un air attendri, et San fit la moue :
-Tu parles. J'avais dix ans, je croyais qu'elle savait de quoi elle parlait, mais non, elle rentrait à peine dans son école et n'avait rien appris du tout –regarde...
Il fouilla un instant dans sa galerie avant de retrouver la photo infâmante de lui à l'époque, quand Miwa lui avait coupé une frange irrégulière à pleurer. Le désastre était complété par l'expression boudeuse et colérique de San, et Seonghwa partit dans un interminable fou rire :
-Aaah, je peux plus respirer, siffla-t-il en se tenant les côtes. Ta tête, Sannie... !
San le considéra d'un air faussement vexé –l'hilarité de Seonghwa lui donnait envie de rire, à travers le lien d'abord, mais aussi parce qu'elle était communicative, et elle s'éternisait d'une manière tout aussi comique jusqu'à ce que Seonghwa soit tellement mort de rire qu'il ne s'étouffe sur son jus de fruit en essayant de boire pour se calmer, et qu'il n'en renverse la moitié sur sa chemise.
-Non ! s'écria-t-il soudain nettement moins amusé. Ma chemise !
Ce fut au tour de San de se mettre à rire, et Seonghwa prit un air vexé, même s'il ne pouvait pas être totalement fâché à cause du lien :
-Arrête de rire, Sannie, geignit-il. Elle est ruinée ! C'est la honte !
Il soupira avant de se lever :
-Je vais voir aux toilettes si je peux arranger ça.
Il disparut en quelques pas, et San le suivit des yeux, son sourire narquois mourant progressivement sur ses lèvres tandis que la porte battante des toilettes se refermait derrière son âme sœur.
Et si je le suivais ?
La pensée était folle, irraisonnée, mais s'imposait dans son esprit en caractères gras. Que se passerait-il s'ils se retrouvaient tous les deux dans une salle isolée des autres –dans ces toilettes, comme là où tout avait commencé le jour de la finale, à se regarder fixement entre le carrelage blanc et les lavabos chromés ? Là où personne ne pouvait les voir, là où il suffirait de se glisser dans une stalle pour s'enfermer, se couper du monde et commettre tous les péchés qui se présenteraient à leur idée ? Seonghwa devait être en train de nettoyer sa chemise, peut-être l'avait-il ouverte, peut-être l'avait-il retirée, et la simple pensée d'entrevoir son torse, de découvrir sa peau, commençait à faire tourner la tête de San –et il était prêt à se lever et à le rejoindre quand ce qui lui restait de conscience se manifesta dans un mot, un seul, qui lui traversa la tête comme un coup de tonnerre.
Yunho.
Il resta figé sur sa chaise, les mains posées sur la table, les yeux écarquillés rivés sur le fond de son bol de ramen en train de refroidir. Il n'avait plus aucun appétit. La pensée que le lien devenait de plus en plus fort, de plus en plus irrésistible, alimenté par ses propres sentiments en plus de relever d'une force surnaturelle, le glaçait sur place.
Seonghwa le sentit, bien sûr. Quand il revint une dizaine de minutes plus tard, il avait l'air gêné et désolé, et même l'état de sa chemise trempée ne fut pas prétexte à réchauffer l'atmosphère. Ils reprirent une conversation plus convenue, recentrée autour du show et de la préparation pour la Ligue mondiale, puis, comme ils ne mangeaient plus ni l'un ni l'autre, ils décidèrent de rentrer.
A peine avaient-ils franchi la porte du restaurant, cependant, que Seonghwa se mit à éternuer, et San le sentit frissonner à travers le lien –sa chemise était toujours mouillée, c'était une soirée de printemps encore fraîche, et nul doute qu'il prendrait froid dans cet état le temps qu'ils marchent jusqu'à la voiture.
Alors San fit la seule chose qu'il pouvait faire dans cette situation, naturellement –et ce naturel, venait-il du lien, de sa relation toujours plus aboutie avec Seonghwa, des simples circonstances ? Dans tous les cas, il se défit du gilet qu'il portait et le tendit à son âme sœur.
-Merci, murmura Seonghwa d'un air touché, et le voir trahir un peu d'émotion sincère ne cessait jamais de bouleverser San.
-C'est..., commença-t-il d'un air gauche.
-C'est parce que si je choppe froid, tu vas le sentir et ça va te gêner pour tes entraînements. Je sais.
Seonghwa lui tira la langue et San lui accorda un sourire mi-agacé, mi-amusé. Il lui jeta tout de même quelques coups d'œil le temps de rallier la voiture et de rentrer jusqu'à son quartier, appréciant la manière dont son gilet seyait parfaitement Seonghwa.
-Garde-le, dit-il quand Park s'arrêta devant sa résidence. Tu me le rendras un autre jour.
-Merci, Sannie.
San lui adressa un signe de tête et sortit, craignant que rester quelques minutes de plus aussi près l'un de l'autre ne pèse encore sur le lien et sur des désirs mal dissimulés. Il adressa un dernier signe à Seonghwa tandis que sa voiture disparaissait à l'horizon, puis rentra dans son appartement, fermant soigneusement les deux verrous avant de se glisser dans sa chambre il toucha sa lampe pour envoyer un signe à Yunho et traîna sur son téléphone en attendant. La réponse arriva un peu avant minuit –la pause de midi au Japon- et les parois de la veilleuse changèrent de couleur à nouveau. Pendant quelques minutes, ils jouèrent à se répondre à distance, chaque évolution chromatique comme une preuve qu'ils pensaient l'un à l'autre, et ils avaient fait deux fois le tour de l'arc-en-ciel avant que Yunho ne lui souhaite bonne nuit par message.
Mingi rentra le lendemain, l'air convaincu par la Pologne et le club de Varsovie, et ils partirent pour Seoul le jour d'après pour retrouver tous leurs coéquipiers habituels. Le tirage au sort désigna Yeonjun et Wooyoung comme voisins de couchette de San, et celui-ci fit d'ores et déjà le deuil de son sommeil. Comme prévu, Taeyong était là aussi, nouvellement recruté comme préparateur physique, visiblement très satisfait d'avoir obtenu une aussi bonne place et de pouvoir travailler avec tant de gens qu'il avait connus au lycée –et la tête de Sakusa lorsque Mingi se mit à discuter avec Taeyong en excellents termes suffit à égayer la soirée de tout le monde.
La première semaine se passa à merveille. L'équipe avait trouvé un bel équilibre entre tant de personnalités si différentes, mais qui arrivaient peu à peu à s'accorder pour faire ressortir le meilleur de chacun, et San se sentait bien dans ce groupe –avec la présence familière de Wooyoung à ses côtés, l'aura de Mingi qui avait des airs de foyer désormais Yeonjun qui lui lançait des petites piques, Bokuto toujours partant pour faire la fête, et Yaku qui surveillait à ce qu'il n'y ait pas de débordements. Il avait pris sa petite routine, consommant quelques annihilateurs de dose A en journée pour être performant sur le terrain tout en laissant plus de place au lien le soir –et de même, le soir, il allumait sa lampe, la faisait changer de couleur, et attendait que Yunho lui réponde, passant par toutes les teintes avant de se parler directement par téléphone.
Ils étaient donc arrivés au septième soir, et l'entraînement s'était terminé, leur laissant un peu de temps libre avant le dîner. San avait discuté avec Seonghwa par messages un moment avant de se faire enrôler dans une partie de cartes dans la chambre de Komori, puis Yunho l'avait appelé vers huit heures du soir, et San était sorti pour discuter tranquillement.
-L'entraînement s'est bien passé, raconta San. Wooyoung a inventé une nouvelle chanson pour aller aux toilettes, ça me désespère. Mingi et Hoshi m'ont dit de te passer le bonjour. Ouais, ils vont bien aussi.
Ils ne se parlaient pas vraiment de leurs entraînements, sachant fort bien qu'ils devraient s'affronter deux semaines plus tard et Yunho bavardait essentiellement au sujet de sa famille, de son fils surtout, qui avait fêté ses huit ans, qui savait parfaitement lire et écrire désormais, qui ne voulait plus grimper sur ses épaules et qui avait ses propres loisirs –le beach-volley en premier lieu, une amoureuse en second-, et qui se construisait une personnalité de plus en plus distincte. San l'écoutait d'une oreille, se rendant compte avec une vague stupéfaction que Yunho n'avait qu'un an de plus que lui quand son fils était né.
A force de parler, il arriva en retard au réfectoire, et la plupart de ses coéquipiers étaient déjà partis aux bains. La cantine était quasiment vide, de fait, mais Taeyong était installé seul à une table il l'aperçut, lui adressa un signe de main, et San s'assit en face de lui.
-Ça va, Choi ? lui demanda-t-il avec un sourire.
-En forme, répondit San en découpant sa viande. Et toi ?
-Super. Ma famille me manque un peu, mais bon, c'est pour le boulot. Je ne regrette pas d'être ici.
San hocha la tête, sortant son téléphone pour le poser sur la table à côté de son plateau.
-C'est quand même dingue, déclara Taeyong en leur servant un verre d'eau à tous les deux. Tu te rends compte ? Il y a dix ans de ça, t'étais mon cadet. Et maintenant, on est dans l'équipe nationale, t'es le central titulaire...
-Ouais, acquiesça San. C'est dingue.
Son téléphone vibra, l'écran s'alluma, et le nom de Seonghwa apparut très clairement, accompagné de son message –une image, visiblement, coupée sur l'écran d'accueil mais dont la légende s'affichait :
Seonghwa Hyung : regarde, j'ai fait des cookies ! Je t'en mets de côté si tu gagnes :p
Les traits de San avaient dû se détendre naturellement en lisant le message, parce qu'il sentit les muscles de son visage se tendre de nouveau quand Taeyong reprit la parole :
-Seonghwa, hein ? C'est vrai que vous êtes en bons termes, maintenant.
Il n'y avait aucun sous-entendu dans ses paroles, mais San sentit un sentiment de méfiance l'envahir, d'autant plus étrange qu'il était tourné vers Taeyong en qui il avait normalement pleine confiance.
-J'espère qu'il va bien, poursuivit Taeyong. On s'est reparlés un peu, récemment, mais je devrais peut-être reprendre des nouvelles plus régulièrement.
-Il va bien, répondit San d'un ton un peu sec.
Qu'est-ce que c'est que ça ? songea-t-il en fronçant légèrement les sourcils.
-T'inquiète, répondit Taeyong en haussant légèrement les sourcils. Je suis marié, je te rappelle. Je suis sorti avec lui pendant un bout de temps, ouais –mais c'est du passé. C'est ton âme sœur, pas la mienne.
San se hâta de hocher la tête d'un air embarrassé. Il n'avait pas voulu avoir l'air jaloux, mais il n'arrivait pas à se défaire de ce sentiment –de savoir que l'homme qui lui faisait face avait été aimé par Seonghwa, qu'il avait eu le privilège de sortir avec lui qu'il avait pu lui tenir la main, le serrer dans ses bras, l'embrasser sur les lèvres, l'avoir dans son lit. Penser à tout ça remuait quelque chose de déplaisant dans son ventre. Ce n'était pas encore la même chose que quand Yunho se faisait entourer par ses fans –c'était plus personnel, plus intime.
-Ouais, dit-il avec un temps de retard. Je sais bien, Lee Hyung.
Son aîné lui adressa un sourire bienveillant, et San s'en voulut d'avoir ressenti de l'envie à son égard mais ce n'était rien de rationnel, c'était ses sentiments qui prenaient le dessus.
Ses sentiments.
Et non pas le lien.
-Je suis désolé si j'ai l'air inquisiteur, reprit soudain Taeyong en passant une main entre ses mèches hérissées. Mais Seonghwa... Tu vas lui laisser une chance ? Je –je me doute que c'est compliqué. Je veux pas avoir l'air de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais depuis ces histoires qui vous ont rapprochés, tous les deux... Je me dis que j'avais peut-être pas tout compris à l'époque.
-Pas tout compris ?
Taeyong haussa vaguement les épaules, un sourire incertain sur les lèvres.
-Ouais. Je croyais que ça lui était facile de rejeter le lien parce qu'il te détestait. Mais en fait, plus j'y pense et plus je me dis que c'était l'inverse. Ce qu'il avait en aversion, ce n'était pas toi. Ce n'était pas le lien. C'était le fait d'y être soumis.
-Ça peut se comprendre, murmura San.
Les yeux de Taeyong s'accrochèrent aux siens un bref instant.
-Seonghwa est quelqu'un de loyal en amour. Il aime plaire, il aime bien flirter, c'est sûr. Mais quand il s'attache, je peux te dire que c'est jusqu'au bout.
San sentit sa gorge se nouer. Il le savait, au fond –il avait beau avoir tenu rigueur à Seonghwa de ses aventures éphémères, il savait que ce n'était rien de sérieux, que tous les gens qu'il avait croisés pour une nuit de plaisir ne représentaient rien à ses yeux. Ceux que Seonghwa aimait restaient dans sa vie pour toujours. Même à présent, même en dépit du temps passé et des années de silence, ça se voyait que Seonghwa était toujours attaché à Taeyong.
Et à présent, il s'est attaché à moi. Le lien nous unissait déjà avant, mais cette fois, on a choisi de dépendre l'un de l'autre en connaissance de cause.
San était encore chamboulé en se rendant aux bains, et même l'eau chaude ne l'aida pas tout à fait à se détendre. Il pensait à Seonghwa, encore à toujours, à Seonghwa et à Yunho, se demandait ce qui arriverait le jour où il craquerait, le jour où il serait trop immergé dans le lien pour en revenir.
Des éclats de voix résonnaient dans le couloir pendant qu'il rejoignait son dortoir, mais un silence de mort tomba au moment où il ouvrit la porte. Sept paires d'yeux se rivèrent sur lui, et il se sentit soudain le centre d'attention –en plus du mauvais pressentiment qui lui tomba dessus.
-Il y a un problème ? demanda-t-il.
Yeonjun et Wooyoung étaient assis sur son lit, Aran, Mingi et Bokuto installés autour d'une petite table, Sakusa et Komori à moitié allongés sur les deux matelas restants.
-Sannie ! s'écria Yeonjun d'une voix beaucoup trop superficielle. Non, pas du tout !
Il essayait maladroitement de dissimuler quelque chose dans son dos. Wooyoung détourna les yeux d'un air gêné, et ce fut Mingi qui répondit :
-Il y a un article sur toi dans un magazine.
-Ah.
San s'en fichait plus ou moins. Il avait l'habitude de donner des interviews, de faire des shootings, des pubs ou tout ce que requérait sa situation de joueur mondialement connu. Des articles paraissaient régulièrement sur lui, et il en avait vu passer une paire récemment au sujet de ses essais à l'ARoma mais il ne les lisait que s'ils étaient susceptibles de l'aider à progresser, autrement, il laissait tout ça de côté. Tout comme les réseaux sociaux, il n'y touchait que rarement.
-C'est..., commença Wooyoung d'un air nerveux. C'est sur ta vie privée.
San se laissa tomber sur son matelas et fourra quelques oreillers contre la tête de lit pour s'y adosser, poussant du pied Yeonjun qui se décala de mauvaise grâce.
-Ma vie privée ? répéta-t-il.
Ça aussi, c'était monnaie courante. On ne sortait pas avec Jung Yunho sans se faire repérer par les journalistes. San avait lu quelque articles de presse qui leur étaient consacrés au hasard, était tombé sur toutes sortes de choses : des enquêtes entières pour déterminer s'ils étaient âmes sœurs ou non, des articles people qui retraçaient leurs vacances au Brésil, des photos volées de leurs premiers rendez-vous qui n'avaient même pas tant de valeur puisqu'ils ne se cachaient pas vraiment. Il y avait aussi eu des choses moins agréables –quelques journalistes sportifs qui avaient accusé San de se servir de Yunho pour lancer sa carrière, des critiques sur leur écart d'âge, ce genre de choses, mais San avait bien autre chose à penser la danse d'abord, et avec son niveau, ce n'était pas comme si quelques rumeurs pouvaient l'atteindre.
Wooyoung, Yeonjun et Komori échangèrent un petit regard, et finalement Yeonjun lui tendit le magazine. San le saisit d'un geste ennuyé, baissa les yeux sur la page, et fut accueilli par une photo de Seonghwa.
Il se figea. Les titres attirèrent son attention, Choi San, double touche –un jeu de mots douteux qui lui tira une grimace tandis que ses yeux parcouraient rapidement l'article, des pages et des pages soigneusement rédigées et étayées de photos qu'il ne savait même pas exister. Toute son histoire avec Park défilait sous ses yeux, posée en mots et en images, étalée aux yeux de tous par des journalistes indiscrets.
Il y retrouva une vieille photo des années collège montrant l'équipe de Kitagawa Daiichi, Seonghwa au centre en tant que capitaine, San deux rangs derrière entre Felix et Hyunjin ; un cliché pris pendant le second match entre Hybe et KQ, pendant la terminale de Seonghwa, où ils se faisaient tous les deux face sur scène... Et puis des plus récentes : le soir de son enlèvement, juste avant de monter dans l'ambulance le soir du mariage de Wooyoung, où un paparazzi avait dû se glisser dans la foule pour le prendre tour à tour en photo en train de danser avec Yunho, puis Seonghwa, mettant les deux images sur la même ligne et des toutes nouvelles, dont une prise quelques jours plus tôt, où l'on voyait Seonghwa porter sa veste en sortant du restaurant –autres photos-preuves à l'appui qu'il s'agissait bien du gilet de San.
Il resta bouche bée devant un dossier aussi complet. Tout y était, quasiment toutes ses interactions avec Seonghwa. Leurs années collège et lycée en commun, Seonghwa qui était parti dans un autre pays, la thèse du rejet, ses débuts de relation avec Yunho ; le retour d'une âme sœur, le lien qui leur a sauvé la vie, et des implications de plus en plus certaines sur Seonghwa et lui. Il froissa involontairement le magazine en arrivant à la fin de l'article et sur les éléments les plus récents, qui sous-entendaient ouvertement qu'il profitait de l'absence de Yunho pour se rendre à des rendez-vous galants avec Seonghwa.
Ce qu'il ne pouvait même pas nier.
Un lourd silence pesait sur la chambre, et il ne savait pas pendant combien de temps il avait tourné et retourné les pages, essayant de tout saisir à la fois, révolté, écœuré et en colère.
-Il est sorti quand ? demanda-t-il finalement.
-Hier, répondit Yeonjun.
Il déglutit, et ce fut Sakusa qui commenta :
-Il est aussi sorti en ligne.
-Et..., ajouta maladroitement Wooyoung, le dossier a plutôt bien marché. Euh... vraiment bien marché. Je ne vois que ça sur mes fils d'actualités, en fait-
-Tes fils d'actualités ? répéta San d'une voix creuse.
Wooyoung déroba son regard.
-De plusieurs pages de Kpop et de people, de gens qui partagent. J'ai vu passer l'article en français, en anglais...
-Et en japonais ?
-... Aussi, oui.
San soupira et plongea sa tête dans ses mains. Pour le coup, il aurait voulu être seul, se défaire de tous ces regards d'apitoiement qui se posaient sur lui, de coéquipiers qu'il ne connaissait pas tous si bien que ça, c'était son intimité, c'était toute sa vie privée affichée au grand jour à la face du monde entier comment pouvait-il assumer ça ? que ce soit devant des foules de fans anonymes, devant ses proches, devant Seonghwa, devant Yunho ? Yunho qui verrait ces photos, déjà tellement révélatrices même en dehors des interprétations journalistiques –Seonghwa dans son gilet, la sortie d'un restaurant... Et San n'avait pas besoin d'un nouveau quiproquo, pas maintenant, pas comme ça.
Les autres le laissèrent tranquille, et il alluma sa lampe. Elle se dota d'une jolie teinte bleutée, et il la laissa à côté de son oreiller en attendant que la soirée avance et que Yunho réponde, s'occupant tant bien que mal en attendant, et les autres joueurs le prenaient avec des pincettes en le voyant déjà si énervé. Tout le monde sauf les occupants quitta la chambre à vingt-trois heures, et ce fut l'extinction des feux –et dans le noir rompu par le halo azuré de la lampe, San n'arrivait pas à faire le tri dans ses pensées.
Qui avait lu l'article ? Tout le monde, avait l'air de sous-entendre Wooyoung. Si Taeyong lui avait parlé en ces termes au dîner, était-ce parce qu'il l'avait lu aussi ? Seonghwa ne lui avait rien dit, sûrement par délicatesse, et les annihilateurs qu'avait pris San pour jouer avaient dû l'empêcher de ressentir ses sentiments devant ce dossier au moment où il l'avait découvert. Il se tournait et se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil, et la lumière de sa lampe ne variait pas d'une teinte.
-Eh, San ah, s'éleva finalement la voix de Wooyoung, calme dans l'immobilité du dortoir. Te prends pas la tête avec ça, d'accord ?
-Je vois pas comment je peux faire autrement, grommela San.
-C'est les médias, Sannie, renchérit Yeonjun. Ils cherchent le scandale. Tout le monde le sait.
Mais la photo ne ment pas. Ce n'est pas un montage.
Et la lampe restait bleue, même alors qu'il était près d'une heure du matin. Il alluma son téléphone et ouvrit le fil de discussion avec Yunho.
Moi : 3
Il attendit, attendit et attendit, jusqu'à ce que les ronflements de Yeonjun et les marmonnements inaudibles de Wooyoung n'emplissent la pièce, allongé sur le dos, les yeux grand ouverts, attendant un signe, n'importe quoi –que son téléphone s'allume pour lui signifier qu'il avait un nouveau message, ou que sa lampe daigne enfin changer de couleur. Le lien avait retrouvé son acuité, Seonghwa lui envoyait des vagues d'apaisement, mais ça ne suffisait pas à atténuer son angoisse, et il avait l'impression de ne pas avoir dormi du tout quand son réveil sonna.
La matinée lui sembla traîner en longueur comme pas permis, même si ses coéquipiers prenaient soin de ne pas aggraver l'état de ses nerfs et que Seonghwa faisait au mieux pour le calmer ; mais ce ne fut finalement qu'en fin de pause repas, un peu avant de reprendre à quatorze heures, que Yunho lui répondit :
Yunho : sorry, i forgot my phone
Et ce fut tout. Pas d'autre message ne s'y rajouta, et San rangea son portable avec une pointe de déception. Yunho était-il en colère ? Avait-il lu l'article ? S'il venait seulement de récupérer son téléphone à cette heure, où se trouvait-il avant, en soirée avec ses coéquipiers ?
Pas de nouvelles de Seonghwa non plus –juste quelques messages superficiels, une image amusante, un screen de son jogging matinal, bon appétit Sannie. San décida de mettre les choses au clair avant que la situation ne s'enlise à nouveau, et ce fut tout juste s'il attendit six heures et demie pour appeler Yunho -Yeonjun et Wooyoung assez discrets pour lui laisser la chambre pendant qu'ils partaient en excursion au fast-food, ne trouvant pas la cantine à leur goût.
Les tonalités étaient presque arrivées à leur terme quand Yunho décrocha, et San inspira.
-Allô, Yunho ? C'est, hm, c'est San. Tu vas bien ?
Il entendit Yunho bailler à l'autre bout du fil, et remarqua avec un temps de retard qu'il n'avait pas pris garde au décalage horaire.
-Salut, trésor, répondit finalement la voix toute endormie de Yunho.
-Je suis désolé de te réveiller. J'ai pas fait attention. Je, euh. Je voulais savoir si...
S'il n'avait pas lu l'article, l'évoquer éveillerait sans aucun doute sa curiosité et il n'y aurait plus moyen de faire comme s'il n'existait pas. C'était le risque à prendre. Mais s'il s'était propagé aussi rapidement que l'avait dit Wooyoung...
-Tu... T'as vu l'article sur moi ? demanda-t-il nerveusement.
Il y eut un temps de silence.
-Oui.
San serra les dents.
-T'es fâché ?
-Non.
En n'ayant que sa voix au téléphone, San ne pouvait pas savoir s'il était sincère ou non. Peut-être que si Yunho s'était trouvé avec lui plutôt qu'à des milliers de kilomètres, il aurait pu le dire –mais là, il n'avait pas d'autre choix que de le croire aveuglément.
-Je te laisse te rendormir ? demanda finalement San, un peu mal à l'aise.
-S'il te plaît, répondit simplement Yunho.
-Pas de problème. On se voit quand tu rentres.
-Oui.
San avait la gorge nouée. Il se sentait stupide d'avoir appelé.
-Tu me manques, dit-il en conclusion.
Yunho lui répondit la même chose, et ce fut tout. Yeonjun et Wooyoung revinrent avec des hamburgers, la soirée se passa, l'entraînement se poursuivit chaque jour à l'identique : entraînement physique le matin, technique l'après-midi, parfois des pauses de cohésion avec toute l'équipe. San allumait sa lampe chaque soir, mais si Yunho répondait en général à la première couleur, il avait sûrement autre chose à faire –tout comme pour les messages d'ailleurs, qui s'espaçaient de plus en plus. Cela faisait naître une sourde angoisse chez San ; même s'il avait bien conscience que Yunho était lui aussi soumis à un entraînement plus qu'intensif et ne pouvait pas lui consacrer beaucoup de temps, il y avait une claire volonté de prendre de la distance.
A cause des photos ? A cause de tout ce qui s'accumulait depuis l'affaire de son enlèvement, le retour de Seonghwa, leur lien qui se manifestait sans cesse ? Il y avait une foule de raisons. Le vrai problème, c'était ce que ça amorçait pour eux.
La première phase de la Ligue mondiale s'ouvrit fin mai et dura trois jours de matchs consécutifs l'équipe de Corée se déplaça d'abord en Serbie, et entama la compétition par une victoire qui fit du bien à tout le monde. Seonghwa envoya un message de félicitations à San ce soir-là, et San fut rassuré de voir qu'ils semblaient complètement en paix sur le sujet du show désormais et comme Yunho jouait à côté, en Pologne, ils purent se téléphoner un peu plus longuement, même s'ils sortirent à peine de ce thème-là eux aussi. La première semaine se termina plutôt bien des deux côtés –la Corée avait perdu les deux matchs suivants, mais avaient arraché au moins un set à leurs adversaires, chaque fois de grosses nations de volley, et en étaient plutôt fiers. De leur côté, l'équipe japonaise avait écrasé toute résistance et affichait trois victoires au compteur.
La deuxième semaine se profila –San et son équipe regagnèrent Séoul dès le lendemain du dernier match, résidant cette fois à l'hôtel plutôt que dans des dortoirs. A peine San avait-il posé ses affaires que son téléphone sonnait.
-Hey, Sannie. Je viendrai voir quelques matchs cette semaine, tu pourrais me donner les jours et les heures ?
Il aurait très bien pu les trouver sur Internet, mais San les lui donna sans faire d'histoires, et il avait chaud au cœur de voir que Seonghwa s'investissait autant et prenne l'initiative de venir le voir jouer même s'il s'inquiétait un peu des risques qu'il recroise Taeyong, et le même sentiment de jalousie à peine étouffée resurgit.
Il attendit le cinq juin avec impatience, sachant que c'était le jour où Yunho rentrerait. Il ne savait pas trop quoi espérer, mais comme les matchs ne commençaient que le surlendemain, peut-être pouvait-il négocier une soirée ensemble ? Ils se l'étaient promis, après tout. L'hôtel de l'équipe japonaise ne devait pas être très loin non plus, San savait prendre le métro, rien que de se promener tous les deux leur ferait du bien après un mois sans se voir du tout. Et si quelques journalistes pouvaient confirmer qu'ils étaient toujours bien ensemble, ce serait tout aussi profitable.
Moi : tu es arrivé ?
Moi : 3
Yunho mit un peu de temps à répondre, mais le lui confirma finalement en milieu d'après-midi –l'appelant brièvement pour lui dire qu'il emmènerait ses coéquipiers dans un restaurant typique le soir même parce qu'il fallait absolument qu'ils goûtent le riz, qu'il leur parlait de la nourriture coréenne en continu depuis qu'il jouait chez les Adlers et leur promettait de leur faire goûter à la moindre occasion. Ensuite, ils comptaient trouver une boîte de nuit et faire la fête, comme s'ils n'allaient pas jouer des matchs décisifs dans les jours suivants.
-Ça a l'air bien, commenta San une fois qu'il lui eut résumé le programme.
Il attendait que Yunho lui demande de venir. Qu'il lui propose, tout au moins, de les rejoindre, de manger ensemble, même de se croiser –même si ce n'était que quelques moments, ce serait toujours ça de pris. Mais l'invitation n'arriva pas, l'appel se termina, et San se sentait terriblement triste en raccrochant –se souvenant encore très nettement des Jeux olympiques, à l'époque où ils ne sortaient pas encore ensemble, de cette soirée où Yunho lui avait proposé de le rejoindre, we're going out tonight, want to come ? I want to see you. Et qu'en était-il aujourd'hui ?
Seonghwa ressentit sa peine, bien sûr. Mais il devait être assez perspicace pour savoir à quoi elle était liée, et il n'intervenait jamais directement dans ces cas-là, laissant les choses se faire toutes seules –se contentant d'essayer de distraire San et de lui partager des humeurs plus sereines.
San alluma tout de même sa lampe ce soir-là, même en sachant qu'il n'aurait pas de réponse. Il aurait voulu se raccrocher à Yunho, ne pas le laisser partir, s'y agripper comme il avait fait depuis le début en trouvant en lui tout ce dont il avait besoin. Voir que leur relation commençait à décliner lui faisait franchement mal au cœur, mais il ne savait pas comment réagir, se haïssait de rester passif –et pourtant il ne mentait pas quand il disait que quitter Yunho lui serait impossible. Mais attendre que ce soit Yunho qui prenne la décision lui briserait d'autant plus le cœur.
Il ne put pas se libérer non plus le lendemain, veille de match –le briefing fut interminable, l'entraînement avait été particulièrement intense, et les joueurs étaient contraints de rester à l'hôtel pour renforcer leur liens d'autant plus que Taeyong avait désigné Mingi, Aran, Sakusa et Yaku pour s'assurer qu'aucun de leurs coéquipiers ne fasse le mur, sachant d'emblée que des personnalités comme Wooyoung, Hoshi, Yeonjun ou Bokuto ne manqueraient pas une occasion de mettre le nez dehors s'ils en avaient l'opportunité. San resta donc cloîtré dans sa chambre, sa lampe allumée, le foulard aux couleurs du Japon posé à côté de son oreiller, à discuter par messages avec Seonghwa.
Le premier jour de la deuxième phase arriva le lendemain. Le Japon jouait en premier, dans l'après-midi, et la Corée un peu plus tard dans la soirée mais tous les joueurs étaient d'accord pour se rendre au stade assez tôt pour regarder leurs futurs adversaires avant d'aller eux-mêmes s'échauffer. San eut l'impression que son cœur battait de plus en plus fort tandis qu'ils approchaient du stade –parce qu'il avait hâte de revoir Yunho... ou plutôt parce qu'il appréhendait ce moment ? Il ne savait pas, tout était trop incertain. Ses coéquipiers s'installèrent dans les gradins avec pas mal d'avance, puis Wooyoung déclara qu'il voulait aller aux toilettes, et San l'accompagna, espérant se défaire de sa nervosité en se dégourdissant les jambes.
Wooyoung lui avait parlé de la malédiction des toilettes –cette coïncidence étrange qui faisait qu'il tombait systématiquement sur des rivaux impressionnants à cet endroit. San s'était contenté de ricaner à l'époque mais ce fut bien lui qui pâlit quand la porte à double-battants des sanitaires s'ouvrit, et que la moitié de l'équipe du Japon en émergea.
Il y eut un moment de flottement tandis que les joueurs se dévisageaient. Leurs visages étaient familiers, mais Yunho n'était pas parmi eux et San remarqua que leurs expressions se renfermaient au moment où ils le reconnaissaient, que leurs yeux se détournaient, et que certains avaient même l'air franchement hostiles. Il y eut quelques murmures, quelques marmonnements en japonais que San ne saisit pas, et ils s'en allèrent sans le saluer.
Wooyoung laissa échapper un léger sifflement.
-Ils ont dit quoi ? interrogea San.
-Rien de très gentil, répondit laconiquement Wooyoung.
Là encore, la comparaison avec la situation quelques années plus tôt, aux Jeux de Rio, était consternante. San se souvenait des messages d'un des coéquipiers de Yunho, de la manière dont ils le charriaient joyeusement –avant même que San ne se rende compte de ses sentiments et qu'ils avaient passé tout ce temps à flirter innocemment. Sa confiance en lui était en train de crasher –les regards qu'il avait reçus lui rappelaient ceux de l'équipe de Kitaichi à l'époque du roi, ce mélange de méfiance et de mépris, et pourtant aucun d'eux qui n'osait verbaliser le problème.
Wooyoung rejoignit les gradins pendant qu'il cherchait la sortie pour prendre un peu l'air, espérant s'apaiser un peu avant de retrouver les autres, et ce fut au détour d'un couloir qu'il percuta Jeong Yunho de plein fouet.
Il sentit tout le sang se drainer de son visage tandis qu'ils se reconnaissaient, et finalement, après une longue seconde à se contempler mutuellement sans un mot, Yunho éclata de rire.
San se dit que c'était la plus belle chose qui lui ait été donnée d'entendre.
-Why are you so pale... ? Tu me connais, maintenant !
-Oui, répondit San avec l'impression d'être à bout de souffle.
Il fit un pas vers lui, courageusement, et eut presque envie de pleurer de soulagement quand Yunho le serra dans ses bras comme d'habitude, comme ils avaient toujours fait –et pendant un instant, il n'y eut plus de doutes, plus de pleine, plus de lien, il n'y avait plus qu'eux. San ferma les yeux, s'imprégnant du moment au possible.
Yunho ne l'embrassa pas quand ils s'écartèrent, mais lui ébouriffa gentiment les cheveux à la place :
-Ça va ?
San aurait voulu dire oui, mais il ne savait pas assez bien mentir –et s'il avait pu berner quelqu'un, ça n'aurait jamais été Yunho de toute manière.
-J'ai vu ton équipe, répondit-il donc à voix basse.
-Oh.
Yunho eut l'air un peu embarrassé.
-Fais pas attention. Ils...
-Ils ont lu l'article, c'est ça ?
Yunho haussa vaguement les épaules, passant une main songeuse le long de son menton et derrière sa nuque.
-Ouais, dit-il simplement.
San enfonça ses dents dans sa lèvre inférieure, et se lança :
-A ce sujet, Yunho, l'article, tu sais-
Yunho posa un doigt sur ses lèvres, et San se tut instantanément.
-Plus tard, déclara le japonais sans s'impatienter. Je joue, maintenant, trésor.
San ne put que hocher la tête, le cœur lourd. Les doigts de Yunho glissèrent de ses lèvres à sa joue, et il l'embrassa sur le front, chastement, rapidement, comme si c'était coupable.
-Bonne chance pour ton match, lui souhaita San, mais sa voix se brisa sur les derniers mots.
Yunho lui adressa un sourire. C'était le même que d'habitude, celui qui découvrait la blancheur de ses dents et qui illuminait son regard foncièrement joyeux, profondément solaire, chaleureux et brillant, et dont le rayonnement ne pouvait laisser insensible. Il lança un dernier regard à San, l'intensité ambrée de ses yeux encore renforcée par le voile noir de ses cils puis Yunho se retourna pour rejoindre le terrain où il était attendu, l'air désinvolte comme toujours, les épaules relâchées, la démarche confiante, passant une main entre ses boucles brunes sans pouvoir en aplatir les épis.
San ne le quitta pas des yeux, le regard rivé sur son dos comme espérant quelque chose d'autre, quelque chose de plus, quelque chose à quoi il aurait pu se raccrocher. Mais Yunho ne se retourna pas, sa silhouette disparut à l'entrée du gymnase ; et San se dit qu'il avait dû fixer sans cligner pendant trop longtemps pour que ses larmes menacent ainsi de déborder.
