1er juillet

Un moment de blues


Jaskier était comme un oiseau. Il n'arrêtait jamais de chanter, même quand il était mélancolique. Il ne devenait muet que lorsqu'il souffrait intrinsèquement et Geralt ne l'avait vu dans cet état qu'une seule fois, il n'avait absolument pas envie que ça se reproduise.

Heureusement, aujourd'hui, le barde poussait la chansonnette comme les autres jours. Il était assis sur un caillou de taille moyenne, son luth dans les bras. Ses jambes étaient pliées, l'une sur l'autre, et il se balançait à droite et à gauche en gratouillant ses cordes. Ce n'était pas très harmonieux. Ni sa voix, ni sa musique, mais il ne paraissait pas s'en soucier. Il ne faisait ça que pour se décharger en émotions et en frustration… peut-être aussi pour se rassurer.

« Jaskier, on y va, décréta le Sorceleur de sa voix profonde en s'arrêtant derrière lui. »

Le barde hocha la tête et rangea ses affaires, avant de se lever; il n'était généralement pas aussi docile, se plaignant et se lamentant de l'autorité de son ami, surtout quand il devait s'interrompre en pleine composition. Mais, cette fois, il ne dit rien et ne reprit pas davantage la parole tandis qu'ils avançaient vers leur prochaine destination. Il continuait de fredonner en donnant des coups de pied dans les cailloux, mais il ne parlait pas.

Geralt ne savait absolument pas quoi faire de la situation. Il se racla la gorge et finit par apostropher son ami :

« Jaskier, si jamais tu te fais mal avec une pierre, je te jure que je ne te porterai pas.

-D'accord, répondit le barde sans se retourner. Je ferai attention.

-Tu devrais arrêter de retourner toute cette poussière, poursuivit Geralt, en défaut des résultats qu'il attendait. Il n'y aura peut-être pas de quoi faire ta lessive au village et tu vas te plaindre toute la journée si tes vêtures sont sales.

-Mais non. C'est le lot quotidien quand on voyage et puis, je ne me produis pas en récital pour l'instant.

-Jaskier, qu'est-ce qui ne va pas ? »

Le barde shoota dans un dernier caillou et s'arrêta. La sangle de son luth ne glissait pas sur son épaule mais il la remonta quand même. Sa tête était basse et il soupira avant de se tourner vers Geralt.

« Je me demande si ce ne serait pas mieux pour tout le monde que je rentre chez moi, répondit-il. Il y a tellement de choses à régler dans ce monde… les gens meurent de faim, ils n'ont plus la foi ni le temps de s'intéresser à quoi que ce soit qui pourrait élever leur esprit. Peut-être qu'il faudrait que je retourne assumer mon rôle de vicomte. J'aiderai davantage les gens en me tenant auprès d'eux plutôt qu'en chantant des chansons pour les banquets de mariage de quelques aristocrates. »

C'était tellement inattendu que Geralt ne sut pas quoi lui répondre pendant quelques instants. Jaskier attendit, puis voyant que rien ne venait, il esquissa un pauvre sourire et secoua la tête.

« Je vois, lança-t-il, le coup de la tourte sans farce est vraiment tenace !

-Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, se reprit Geralt en se laissant tomber du dos d'Ablette. Je suis simplement surpris… depuis combien de temps est-ce que tu penses à ça ?

-Heu… Je ne sais pas. Sûrement depuis trois ou quatre heures, hasarda Jaskier.

-Alors tu devrais attendre un peu avant de décider de laisser tomber tout ce qui compte pour toi, conseilla le Sorceleur en lui pressant l'épaule. C'est très noble de ta part de vouloir porter assistance aux gens qui ont besoin de supervision et d'espoir, mais ta vie aussi est importante. Et pour ce qui est de les défendre, tu sais que je suis là pour ça.

-Donc je pourrais te dire la même chose. De te préoccuper davantage de ce qui te rend heureux que de risquer ta vie pour des hommes et des femmes que tu ne connais pas.

-Moi, c'est différent. Je n'ai pas eu le choix.

-Moi non plus, quelque part.

-Mais cette liberté, tu pouvais la prendre et tu l'as prise. Ne l'abandonne pas trop vite alors que tu en as tellement besoin.

-C'est quand même étrange que tu me dises ça, Sorceleur, répliqua Jaskier en secouant la tête, un petit sourire aux lèvres. Même si tu n'as pas eu le choix, je sais que tu apprécies d'aider les autres car ils ont besoin de toi. Tu devrais être en phase avec le fait que le bien commun est plus important que le loisir d'un seul.

-Tu n'es pas juste "un seul", fit valoir Geralt. »

Il remonta à cheval et tendit la main au barde afin qu'il l'imite.

« Écris une lettre à ta mère pour savoir comment se portent vos serfs, suggéra-t-il pendant que Jaskier s'installait sur la selle et calait ses pieds contre le cuir. Selon sa réponse, tu pourras choisir en vertu de ce que te dicte ta conscience.

-D'accord... Je vais faire ça, acquiesça Jaskier pendant qu'Ablette reprenait sa route. Tu sais, c'est fou mais j'en aurais presque l'impression que tu crains que mes ballades te manquent si jamais j'arrête d'être un troubadour.

-Même pas en rêve. »

Sur la fin du trajet, le barde se remit à chanter. Il n'était toujours pas en rythme, Geralt en comprit qu'il n'était toujours pas décidé, mais sa voix était plus légère.