2 juillet
Retrouvailles après une longue séparation
Geralt était parfois étonné que Jaskier soit encore en vie après tout le temps qu'ils passaient sans se voir. C'était un troubadour qui allait tout seul par les chemins, avec des vêtements bleus, ou rouges, ou violets pas du tout aptes à le cacher dans les forêts froides et monstrueuses ou les villes grises et pleines de voleurs. Il n'avait pas d'armes, seulement un luth et un couteau pour découper de la nourriture ou du petit bois. Il n'avait pas que des amis non plus. Un certain nombre de gens souhaitaient au contraire le pendre par les bourses ou bien l'étriper pour les aventures qu'il se permettait d'avoir avec les épouses et filles des autres.
Mais il était encore en vie. Tâché, boueux, couvert de neige fondue et sa silhouette d'ange un peu amochée, mais en vie.
« Salut ! lança-t-il à Geralt en lui faisant de grands gestes de bras, comme si le Sorceleur eût pu manquer le balancement de la plume qu'il portait à son chapeau.
-Tu ne dois pas être si blessé que ça si tu te permets de t'agiter comme de cette façon, rétorqua l'homme en armure noire en passant devant lui. Arrête un peu de bondir partout. Tu me donnes le tournis.
-Comment vas-tu, mon revêche ami ? rétorqua Jaskier en s'asseyant à côté de lui sur un des tabourets hauts devant le comptoir. Tu as l'air fort comme un bœuf et très déterminé. Je vois que quelqu'un a bien chassé pendant les années qui se sont écoulées !
-Pas tous les jours, rétorqua Geralt, pragmatique. Des périodes plus prolifiques que d'autres. Je te paye à boire ?
-J'ai cru que tu ne me le demanderais jamais ! Tu peux m'avancer un bon rôti de porc aussi, si tu veux. Avec des pommes de terre, ajouta le barde en souriant du regard furibond de son ami. Je n'ai pas mangé depuis trois jours !
-Et pourtant, ça ne t'empêche pas de parler. »
Geralt fit signe au tavernier, qu'il connaissait bien, et emmena son ami à une table un peu à l'écart afin qu'ils puissent dîner tranquillement.
Jaskier engloutit pratiquement la moitié du rôti avant de se remettre à parler, du jus et du gras coulant le long de son menton. Le Sorceleur le fixait sans rien dire, appuyé contre le dossier de son siège, une coupe de vin à la main. C'était bien l'avantage quand son ami était affamé et aussi fébrile : il avait un peu la paix pendant au moins une demi-heure. Non pas que c'était une fin en soit après avoir passé tout ce temps sans se voir, mais ça lui permettait de se remettre progressivement dans le bain.
Pour autant, il s'inquiétait toujours un peu de le voir dans cet état et il s'assura de commander de la charcuterie supplémentaire afin d'être sûr qu'il mangerait bien à sa faim.
« Bon, alors, dis-moi, lâcha Jaskier en prenant une bouchée de pâté. Qu'est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ? Moi, je me suis perdu quelques temps dans ce village près de bois où… »
Geralt ne dit pas grand-chose de toute la soirée. Non pas qu'il n'avait rien d'intéressant à raconter, mais son ami parlait trop. Et il aimait bien l'écouter parler, ses histoires étaient en plus généralement moins déprimantes que les siennes. « Heureusement » tout de même, comme il était fatigué, le barde finit par piquer du nez dans sa gamelle. Le Sorceleur n'attendait que ça pour l'attraper par un bras et l'entrainer dans la chambre d'auberge qu'il avait louée pour deux.
« Tu pourrais faire un effort, grommela-t-il en le portant pratiquement dans l'escalier en bois, vermoulu et étroit. Dire que tu n'es même pas ivre…
-Je fais ce que je peux, marmonna Jaskier. Mais je suis vraiment épuisé…
-Moi aussi, à cause de toi. »
Geralt laissa tomber son ami sur le lit et démarra un petit feu dans la cheminée. Il resta accroupi devant à peine deux minutes pour bien faire prendre les braises mais, quand il se retourna, Jaskier s'était déjà endormi. Il secoua la tête et vint s'assoir à son tour sur le bord du matelas pour ôter ses bottes, ses épées, son sac, son armure… Pendant qu'il faisait ça, le barde eut un sursaut et se réveilla, le regardant un instant de ses yeux bleus tout opaques et collés de sommeil. Puis, il sourit et lança :
« Tu es vraiment là. Ce n'était pas un rêve. J'ai eu si peur parfois de ne pas te retrouver après tout ce temps. »
Après quoi, il se rendormit pour de bon. Geralt sourit et se laissa précautionneusement tomber allongé à son tour. Oui, il avait eu parfois peur de ça, lui aussi.
