5 juillet
Derniers regards
Jaskier n'avait pas décidé de suivre Geralt et de changer les mentalités sur les Sorceleurs pour des questions d'engagement, de succès dissimulé ou de justice. Il l'avait fait parce que cet homme était intéressant et que les aventures d'un tueur de monstres, c'était palpitant. Beaucoup de gens ne les aimaient pas, bien sûr, prétextant les facultés dangereuses qu'ils présentaient et le sang dans lequel ils se baignaient inévitablement pour gagner leur subsistance. Mais Jaskier trouvait vraiment ces histoires épiques et il avait bien envie de lancer un nouveau genre de ballade, tiens !
Pour l'instant, ses chansons n'avaient pas l'effet escompté mais il ne perdait pas espoir. Après tout, ce genre de chose prenait du temps et puis, il avait bien dû commencer à changer au moins un peu les mentalités, non ?
Peut-être, dans certaines parties de la population. Les prostituées, marchands ambulants, guérisseurs, mercenaires… Il leur avait rendu Geralt sympathique, « le Loup blanc », et certains ne pouvaient retenir un sourire en le voyant. Mais ses chansons n'avaient pas encore atteint, dans la durée, les parties les plus aisées de la société. Très légèrement les grands propriétaires et les bourgeois et presque pas du tout les nobles. Pendant leurs mariages et leurs banquets, ils ne voulaient pas de tout ça.
Ainsi donc, cette valorisation des Sorceleurs et notamment de Geralt n'avait certainement pas atteint sa famille et sa mère.
« Mère, laissez-le un peu tranquille, protesta le barde pour la énième fois, tapotant avec impatience sur la table en acajou à plateau de cristal du boudoir de sa génitrice. Geralt est un peu bougon mais il est très gentil et il fera honneur au repas de Verdande, je te le promets.
-Ce n'est pas la question, assura la baronne de Lettenhove. Ton… partenaire d'aventures… est un Sorceleur. Ces gens-là ne sont pas fréquentables. Ils traînent dans tous les endroits douteux possibles et imaginables et je ne veux pas qu'ils donnent une mauvaise image de toi à nos amis.
-Geralt est mon ami. Les ducs, comtes et archiducs qui se content de grignoter des petits-fours dans des sous-plats en argent et qui pissent dans leur froc dès qu'ils voient une salamandre…
-Julian !
-… ne sont pas mes amis, acheva Jaskier, imperturbable. Il va rester, sinon c'est moi qui repars et je boude ce mariage !
-Mais c'est celui de la plus en vue de tes cousines ! »
Le jeune homme ne l'écouta pas et sortit de la pièce sans un regard en arrière. Il traversa plusieurs salles, qui fourmillaient de soubrettes que, pour une fois, il remarqua à peine. Il n'était pas d'humeur à s'arrêter sur leurs robes en dentelle, leurs joues rosies par l'effort et la timidité et leurs yeux de biche. Geralt. Où était Geralt ? Il devait voir son ami, sa mine furibonde, son armure noire éraflée et ses yeux jaunes fixés droit devant lui.
« Geralt ? finit-il par appeler avec impatience en ouvrant brusquement une énième porte. »
Une silhouette musclée à la chevelure blanche un peu emmêlée se tourna aussitôt dans sa direction. Geralt était assis dans une banquette en cuir, celle dans laquelle il l'avait poussé dès que le château avait commencé à se remplir de monde pour aller parler à sa mère. Son barda était dispersé partout autour de lui et il l'avait attendu, malgré les invités qui le regardaient de travers en chuchotant. Il ne s'était pas enfui et ça réchauffait le cœur de Jaskier, parce que ça signifiait que son ami avait vraiment envie de faire des choses avec lui. Des choses qui impliquaient sa famille, ses autres camarades d'enfance, son quotidien… des choses qui s'inscrivaient dans sa normalité et pas seulement des combats contre des monstres ou des expéditions dangereuses de par le monde.
« Comment ça s'est passé ? demanda le Sorceleur en se remettant sur ses pieds. Qu'est-ce que ta mère a dit ?
-Heu… Plein de choses tout à fait pertinentes, se lança Jaskier, le souffle court, du moins si on se place dans son esprit étriqué de personne qui n'a jamais mis les pieds plus de trois minutes cinquante, montre en main, hors des murailles poisseuses de son f…
-Jaskier, ne t'énerve pas comme ça, le coupa Geralt en posant sa main sur son torse. Je sais que tu ne t'entends pas très bien avec la baronne de Lettenhove, mais tu l'aimes quand même. Et tu vas le regretter si tu la maudis un peu trop franchement. »
Le barde ne répondit pas, son regard bleu fixé droit devant lui, où ne brillait pas la moindre lueur de bonne humeur. Comme à chaque fois qu'il était en colère. Sa mâchoire était serrée et il avait des tressaillements de rage qui faisaient se contracter les muscles de son cou. Il sentait sur lui les yeux touchés de Geralt et il savait déjà pertinemment ce que le Sorceleur allait lui dire.
« Je vais m'en aller, déclara-t-il. Tu seras plus à l'aise si…
-Non, l'interrompit Jaskier sans le regarder, un doigt dressé en l'air. Non.
-Tu n'as pas le choix, Jaskier. Ta famille ne me laissera pas rester et il n'est pas envisageable que tu te brouilles avec eux maintenant. Tu auras besoin de leur aide dans les prochaines années.
-Je ne peux pas céder devant ma mère maintenant ! Sinon, elle ne me prendra plus jamais au sérieux ! Je suis sûr qu'elle n'agirait pas comme ça s'il n'y avait pas ce stupide mariage.
-Alors je reviendrai un autre hiver, quand il n'y aura personne pour risquer de remettre ton intégrité en question. Jaskier, je suis vraiment touché par tout ce que tu fais. Mais je ne veux pas que tu te mettes dans les ennuis pour moi.
-Tu es mon meilleur ami.
-Je sais. »
Geralt ne parvint pas à dire « Tu es le mien aussi », mais le sourire qu'il adressa au barde le signifiait largement. Lentement, il ramassa ses affaires et se retourna juste au moment où la mère de Jaskier paraissait à l'entrée du salon de réception. Elle posa les yeux sur son fils, qui lui jeta un regard plein de colère, puis Geralt, qui se détourna et commença à marcher vers la sortie. Tous les « amis » et la famille de son compagnon d'aventures le dévisageaient et pas franchement d'un air sympathique. Avant qu'il disparaisse, les deux amis échangèrent un dernier regard. Jaskier espérait de tout son cœur que ce n'était pas le dernier dernier et que son entourage ne trouverait pas de moyens bien pires pour casser définitivement leur amitié.
