Un Roi sur un trône de fumée
001 Promenons-nous dans la brume
Lorsqu'il m'a proposé de l'accompagner pour aller faire un tour sur la crête, j'ai tout de suite accepté, sans vraiment réfléchir. Malgré le temps gris et humide dehors et le brouillard qui refusait de se lever depuis des jours, alors que c'était l'été. J'aurais dit oui, et même si quelqu'un m'avait prévenu en me disant « tu vas mourir aujourd'hui» ; j'aurais dit oui. Je suis persuadé au fond de moi, que j'aurais toujours dit oui, quel que soit le jour, l'heure, ou les circonstances, j'aurais dit oui et je serais allé sur la crête. A croire que je sentais jusque dans mes tripes que je me résumais à finir ma vie écrasé au pied d'une falaise, mais même là je n'arrivais pas regretter ma décision. Je la regretterais jamais.
Je marchais juste derrière lui dans la brume et la roche de la crête. On y voyait à peine à dix mètres, l'air était humide, il faisait même froid et c'était difficile de croire que c'était l'été. Derrière la crête ou hors de la forêt peut-être, mais pas ici, pas encore en tout cas. Les saisons semblaient traîner et s'écouler différemment par ici. Mais je m'en fichais de tout ça, j'étais trop heureux de quitter la forteresse souterraine, surtout après la patrouille infernale que j'avais menée la veille, ça me faisait un bien fou. Et si sa venue m'avait surpris, ce toc! discret tard dans la matinée, je devais bien reconnaître qu'une fois de plus il avait vu juste en me proposant de sortir, j'en avais besoin.
Lui, c'est Dimrost. Quand il est arrivé, ce fut comme une explosion dans mon monde. On est rapidement devenu ce que j'appelais des amis lui et moi. Il était un peu plus jeune que moi, ce qui avait aidé à nous lier d'amitié l'un à l'autre ; presque aussi grand, les cheveux longs et noirs et les yeux d'un vert si brillant qu'ils semblaient luire. Dimrost, c'était aussi cette aura, ce quelque chose propre à lui-même, énigmatique et secret, incroyablement intriguant à la limite du magnétisme. 'Quand il est arrivé', Dimrost n'était pas originaire de la Forêt Noire ; d'où il venait exactement je ne savais pas, je crois que personne ne le savait mais il avait un reste d'accent que j'arrivais pas placer. Il ne parlait pas de lui ce qui alimentait son aura de mystères, mais parler avec lui c'était toujours intéressant, il était intelligent, pouvait tenir une conversation sur à peu près tous les sujets et utilisait ses mots aussi bien que sa lame, c'est-à-dire très bien. Dimrost était complexe et fascinant. Dimrost est mon ami.
Aujourd'hui pourtant, il y a quelque chose de bizarre dans son aura. Il n'y a plus ce calme et cette stabilité, mais il y a quelque chose de presque tremblant et incertain que je ne lui connais pas. Sa posture aussi est différente, comme s'il cherchait à s'effacer dans la brume, ça ne lui allait pas, il est fière il se tient droit et la tête haute, comme moi. Sa démarche aussi, il semble hésité à faire un pas après l'autre, ça ne lui ressemble pas, il est sûr de lui ; et plus tôt ce matin en me parlant les orbes vert brillant de ses yeux n'ont pas croisé les miens, d'habitude il soutient toujours mon regard. Quelque chose n'allait pas. Je le sentais juste là, sous la surface mais je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus.
Il s'arrêta soudain, il avait la tête basse, et il semblait perdu.
-Je… Je suis désolé vraiment.
-Désolé ? De quoi tu parles ? Est-ce que ça va ?
-Je suis désolé, désolé…
-Mais désolé de quoi ? Explique-moi.
-Désolé.
Sa voix me paraissait différente, plus petite, avec quelque chose de tremblant et incertain, comme si il se retenait de pleurer. Et 'désolé' en boucle, 'désolé' de quoi ? Je ne comprenais pas.
-Désolé.
-Mais de quoi ?
-Pour tout. Vraiment. Je… Je suis désolé.
-Tu me fais peur là de quoi tu parles.
L'expression sur son visage quand il s'est enfin retourné vers moi m'a fait l'effet de tomber dans un lac gelé, après que la glace ait cédée sous mon poids. Il me fixait comme si il avait mal. Mal à la tête, au ventre, au cœur. Comme si il avait peur aussi. Il est venu plus près de moi, ses yeux verts miroitants remplis de larmes.
-Je suis désolé. Tu… tu dois me croire, je suis désolé.
-Tu me fais peur, on pourrait peut-être discuter… ? Je te suis pas là…
Je me suis reculé, cherchant à mettre de l'espace entre nous, mais il a suivi mon mouvement. J'ai reculé jusqu'à ce que le talon de ma botte frôle le vide, le précipice dans mon dos, délogeant quelques graviers.
-Je suis désolé, mais y' a pas à discuter… Je te demande pardon vraiment.
-Dim-
-C'est la seule solution, crois moi j'suis sincèrement désolé.
-La seule foutue solution de quoi ? Écoutes, si tu as des problèmes on peut en parler. Réfléchir ensemble…
-C'est la seule je t'assure. Je suis désolé, faut vraiment que tu me crois. Je suis tellement, tellement désolé. On aurait pu être ami toi et moi-
-'On aurait pu' ?! Tu t'es foutu de moi pendant tout ce temps ?! Ça fait des siècles qu'on se connaît !
La seule chose qui m'a fait contenir ma colère c'était sa posture, moins droite que d'ordinaire, et son expression. La peine gravée sur les traits de son visage, la commissure de ses lèvres tournée vers le bas, les deux lignes trempées sur ses joues pâles, ses yeux noyés de larmes… Mon reflet dans le miroir noir de ses pupilles. Dimrost est mon ami.
-Non… Non. Je t'assure que non … Écoutes… cette ordure de conseiller veut ta mort et je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit, parce qu'on est amis. Alors, si il y a une toute petite chance pour que tu t'en sortes, et qu'on puisse recommencer à zéro toi et moi… C'est celle-là.
J'ai senti ma bouche s'entrouvrir presque malgré moi, sous le choc. Il posa ses mains sur mes épaules, nos regards vissés l'un à l'autre. J'ai senti les larmes me monter aux yeux à moi aussi, alors que les siennes roulaient en rivières sur sa peau maintenant, un croisement de résignation et de détermination dans le fond de ses yeux.
-Je… Je tente le tout pour le tout. Parce qu'on est amis. J'te demande pardon, vraiment. … Je supplie Fortuna d'avoir une chance. Que l'on vive, que l'on recommence, et qu'on soit amis. Je suis désolé.
Et il m'a poussé dans le vide. Je ne sais pas si j'ai crié en tombant, je n'arrive pas à m'en souvenir. Par contre je me rappellerais toujours de ses derniers mots et de son visage, sa tristesse, avant que mon monde ne se résume à un dégradé de gris et de blanc. Après tout est flou et c'est passé vite, même si dans ma tête j'ai cette impression de ralenti. Quelque part dans la chute, j'ai ressenti un impact, en plein sur mon dos, et mon corps se cambrer en suivant l'arrondi du rocher sur lequel j'étais tombé, avant de glisser mollement en bas. Glissant, roulant sur moi-même, me cognant et me coupant sur la roche, j'ai fini par arriver en bas avec un bruit sourd, avant que le sol ne se dérobe sous moi. Je suis tombé d'un bloc, sur peut-être quelques mètres, pour m'écraser en bas, en plein sur le dos, avec la vague impression que le sol n'était pas plat sous moi, comme si j'avais atterris sur des galets. J'avais mal à l'arrière de la tête, mais je ne sentais plus le reste de mon corps -où se trouvaient mes bras et mes jambes ?- je n'arrivais même pas distinguer le noir qui m'entourait et le gris de l'ouverture juste au-dessus de moi. Et ça tanguait, tanguait et se brouillait, et j'avais mal au crâne. J'ai voulu bouger mes mains, planter mes doigts dans le sol comme pour essayer de me fixer à quelque chose, mais je n'arrivais pas à bouger et je ne sentais plus rien.
Non, pas tout à fait rien, il y avait ça, cette brûlure. Ou alors j'étais juste en train d'halluciner à cause du choc et de la douleur.
Quelque chose de chaud dans mon dos, juste sous mes côtes, du côté gauche. J'ai d'abord pensé à du sang, mais l'idée est tout de suite partie. Ça me paressait de plus en plus chaud contre moi, et incroyablement rassurant, même si je n'étais sûrement guère mieux qu'un cadavre en ce moment, et que tout autour de moi était noir –quand est-ce que j'avais fermé les yeux ?- j'étais en sécurité. La chaleur s'est déplacée. Elle a rampé de sous moi, et est venue sur moi. Contre mon torse, au-dessus de mon cœur. J'eu la sensation qu'une aile immense me cachait de tout, comme si on avait posé une couverture de velours sur moi, aussi douce et chaude que les plumes d'un oiseau. Je me suis laissé aller, m'abandonnant complètement à cette sensation ; et juste comme ça, j'eu l'impression de disparaître, aussi sûrement que des traces de pas dans du sable.
Un nom a alors traversé mon esprit et il raisonna en moi avec force incroyable et une étrange familiarité presque comme si je l'avais entendu toute ma vie, comme si c'était normale et que ma place était là : Hateya.
Une voix en moi la répété dans ma tête, mais qui semblait venir de très loin, comme si elle avait traversé le temps et l'espace lui-même. Plus tard, je saurais que c'était en fait l'écho de ma propre voix que j'avais entendu ce jour-là. La voix de celui que j'allais devenir.
*Hateya.*
