Le lendemain matin, tandis qu'il s'attardait sur son petit déjeuner, il regarda par la fenêtre la maison de Ann. Ils ne s'étaient pas reparlés depuis leur dernière rencontre et, la veille au soir, après son rendez-vous avec Eddie, Buck avait vu de la lumière dans la cuisine et le salon de Ann.

Plus tôt, dans la matinée, il avait entendu ses pas sur le gravier lorsqu'elle était partie. Buck ne savait pas quoi lui dire, ni même si elle souhaitait lui reparler, d'ailleurs. Il ignorait au juste si elle lui en voulait ou non. Ann tenait à Eddie et à Chris, elle se faisait du souci pour eux et avait confié son inquiétude à Buck.

Difficile de déceler la moindre malveillance dans ses actes ou ses propos.

Buck savait qu'Eddie passerait le voir dans la matinée. Ses visites obéissaient plus ou moins à une routine, et lorsqu'ils se retrouvaient tous les deux, il se rappelait constamment toutes les raisons pour lesquelles il était tombé amoureux de lui.

Il acceptait ses silences et ses changements d'humeur, et le traitait avec une gentillesse qui l'étonnait et le touchait. Mais depuis sa conversation avec Ann, Buck se demandait s'il ne se montrait pas déloyal envers lui.

Que se passerait-il si Doug surgissait ?

Comment réagiraient Eddie et Chris s'il disparaissait pour ne jamais revenir ?

Était-il prêt à les quitter et à ne jamais les revoir ?

Il détestait les questions soulevées par Ann, parce qu'il ne se sentait pas d'attaque pour les affronter.

Tu n'as aucune idée de ce que j'ai traversé, avait-il voulu lui dire après coup, lorsqu'il avait pris le temps d'y réfléchir. Tu n'as aucune idée de la personnalité de mon mari, de ce qu'il est capable de faire.

Mais lui-même savait qu'il occultait le véritable problème.

Après avoir laissé sa vaisselle du petit déjeuner dans l'évier, Buck traversa son petit pavillon en réfléchissant aux multiples changements qui s'étaient opérés ces derniers mois. Il ne possédait quasiment rien, mais se sentait plus riche que jamais... et aimé pour la première fois depuis des années.

Il n'avait jamais été père, mais il ne pouvait s'empêcher de penser à Christopher, et de s'inquiéter à son sujet aux moments les plus inattendus. Bien qu'il ne pût prédire l'avenir, il était soudain persuadé qu'abandonner sa nouvelle existence serait inconcevable.

Quelle était donc la phrase de Ann ?

« Je dis seulement aux gens ce qu'ils savent déjà tout au fond d'eux mais qu'ils n'osent pas dire par peur. »

En méditant sur ses paroles, Buck sut exactement ce qu'il devait faire.

– Bien sûr, répondit Eddie après qu'il eut formulé sa requête.

Nul doute qu'il était surpris, bien qu'ayant l'air rassuré. C'était assez inattendu, Buck devait bien l'admettre mais c'était le moyen le plus efficace d'être réellement libre.

– Quand veux-tu faire ça ?

– Tu penses que c'est possible aujourd'hui ? suggéra-t-il. Si tu as du temps, bien sûr.

– Je n'ai rien de mieux à faire, si tu es sûr de toi...

– C'est le moment Eddie. Je ne veux plus vivre dans la peur. Je dois avancer maintenant.

– D'accord, sourit-il. Laisse-moi juste le temps d'appeler Athena et de voir si elle travaille.

Buck acquiesça et Eddie passa sa main dans son dos pendant qu'il parlait au téléphone.

Le jeune homme avait presque envie que la policière ne soit pas disponible. Il ne l'avait pas vraiment revu depuis cet après-midi-là à la plage, seulement aperçu les deux fois où il avait rejoint Eddie à la caserne après son service et où il leur avait fait le déjeuner, partageant un moment de complicité avec Bobby.

Il ressentit quand même du soulagement quand Eddie lui confirma qu'Athena les attendait chez elle. Il sentit la nervosité le gagner sur le chemin mais Eddie l'apaisa en posant sa main sur la sienne.

– Tu n'es obligé de rien Buck, souffla-t-il. Tu dis ce que tu veux, ce que tu peux. Personne ne te jugera.

– Je sais.

Ils arrivèrent rapidement et Bobby leur ouvrit la porte avec un grand sourire.

Buck n'était jamais venu chez eux et il trouvait cette maison lumineuse et agréable. Bobby lui ouvrit les bras et Buck se plia au câlin alors qu'Eddie se contentait d'une poignée de main.

Athena vint à son tour les saluer avant de leur proposer de s'installer dans le salon.

Buck ne lâcha pas la main d'Eddie alors qu'ils s'asseyaient sur le canapé confortable. Bobby déposa des gâteaux sur la table basse et une carafe de citronnade. Il faisait bon dans cette maison, et Buck comprit qu'elle bénéficiait sans doute d'un bon climatiseur.

– Alors, Buck ? demanda Athena. De quoi voulais-tu me parler ?

Buck essuya la paume de sa main sur son jean et sentit Eddie resserrer son étreinte sur son autre main en un signe rassurant.

– A ton rythme Buck, souffla-t-il. Ce que tu veux et ce que tu peux.

– D'accord, déglutit-il. Je crois que j'ai besoin de conseils.

– De quel genre de conseils ? s'enquit Bobby.

– Je ne sais pas trop, je... Tu as dit qu'un jour je devrais te dire pourquoi j'ai réagi comme ça l'autre fois... ma crise d'angoisse.

– Je m'en souviens.

– Je crois qu'il est temps.

– Je t'écoute Buck et Eddie a raison, à ton rythme.

– J'ai peur et je me cache, lâcha-t-il. Je n'ai personne d'autre à qui demander de l'aide mais Eddie dit que je peux avoir confiance en toi, en vous. Et peut-être que je dois signaler un crime ou deux mais c'est dangereux et je ne sais pas quoi faire.

Il baissa les yeux sur ses mains.

C'était un tel bordel dans sa tête. Il avait du mal à ordonner ses pensées et la peur de prendre un tel risque le faisait presque trembler. Et s'il se trompait ? Et si Athena appelait Doug ? Il avait dit que dans la police ils se serraient toujours les coudes. Mais même s'il elle ne l'appelait pas, quand Buck lui aurait tout dit, elle lancerait forcément une enquête et Doug saurait où le trouver.

Il avait tellement peur de le voir revenir dans sa vie.

– D'accord, murmura-t-elle tentant de garder contenance. Il va me falloir plus de détails mais peut-être pouvons-nous prendre les choses une à une.

– J'ai tellement de choses à dire, je...

– Commence par le début et prends ton temps.

– Mes parents ne m'aimaient pas.

Il sentit la main de Bobby sur son épaule. Il ne se souvenait même pas qu'il s'était installé à ses côtés. Buck ferma les yeux et prit une profonde inspiration.

– J'étais un enfant et je ne comprenais pas pourquoi, ce que j'avais pu faire de mal. Ma sœur s'occupait de moi la plupart du temps. Un jour je suis tombé et je me suis blessé. Mes parents étaient là autour de moi, prenant soin de moi. C'était déroutant mais agréable alors j'ai commencé à me blesser pour qu'il m'aime un peu.

Eddie resserra sa prise sur sa main et Buck en était heureux, ça lui permettait de s'ancrer.

– Et puis ma sœur est partie faire ses études et tout a changé, poursuivit-il. Je me blessais toujours mais j'ai seulement gagné plus de séjours à l'hôpital et plus de réprimandes sur mon imprudence. J'ai atteint l'adolescence comme je le pouvais. J'ai découvert par hasard que ma mère gardait un coffre fermé à clé et je suis parvenu à l'ouvrir. J'y ai découvert que j'avais un frère, mort un peu après ma naissance d'une leucémie, et que j'avais été conçu dans le seul but de le sauver.

– Mais ça n'a pas marché, murmura Bobby.

– Non, il est mort quand même et tout a fait sens parce que si mes parents me détestaient autant ce n'était pas seulement parce que je n'étais pas désiré mais surtout parce que je n'avais pas pu sauver leur fils préféré.

– Buck...

– On s'est violemment disputé ce jour-là et je suis parti. Je ne les ai jamais revus.

– C'est à ce moment là que tu as fugué ? demanda Athena. Quand tu avais quinze ans, si je me souviens de ce que tu as dit la dernière fois.

– C'est bien ça. Je suis parti avec ce que j'avais sur le dos et j'ai essayé de mendier dans la rue pour m'acheter de quoi manger. Ensuite, j'ai trouvé un petit boulot dans un restau et ça m'a permis de pouvoir manger correctement. Je me débrouillais.

– Ça a duré combien de temps ? demanda la policière.

– Presque deux mois. Ensuite, je l'ai rencontré.

– Qui ? demanda Bobby. Celui qui te fait peur ?

Buck acquiesça.

– Et je me sens horrible, sanglota-t-il. Parce que malgré tout ce qu'il m'a fait, je ne peux pas m'empêcher de me souvenir qu'il m'a sauvé la vie.