« Tu devrais venir t'asseoir. »

Le Port de Bodø s'agitait par une matinée fraiche de juillet. Un soleil radieux réchauffait les murs des maisons et les corps. Assis sur un banc, face à la jetée, un homme tressait des fils de laine avec un petit crochet en bois dans une succession de nœuds et d'entrelacs. Ce qu'il crochetait, seul lui le savait. Il plantait son crochet pour tirer un fil, le passait par-dessus un autre et recommençait encore, la laine lui glissant entre les doigts. Il avait étendu ses longues jambes et son dæmon chienne était assise à ses côtés. Debout à quelques mètres devant lui, se tenait une femme, le regard sérieux plongé dans l'horizon, les poings posés fermement sur les hanches. Elle attendait. Elle attendait quelqu'un, quelque chose, un bateau qui tardait à arriver. Un vent frais se leva comme pour rappeler aux habitants que, malgré la douceur estivale, ils étaient bien dans le Nord. Le souffle secoua les boucles de l'épaisse chevelure ébène de la femme. Elle fronça le nez pour faire remonter ses lunettes écailles.

- Ils devraient déjà être arrivés, tu ne crois pas ? dit-elle à l'homme.

- S'ils étaient déjà arrivés, on les aurait vus, répondit son compagnon, les yeux toujours rivés sur son ouvrage. On est à l'entrée du port, on ne peut pas les rater. Viens t'asseoir.

Mais la femme resta debout, ferme et soucieuse. Son dæmon-mésange s'envola pour venir se poser sur le dossier du banc. L'homme leva la tête et poussa un soupir.

- Louise. Tu me fatigues. Viens t'asseoir.

Louise leva les yeux au ciel et se résigna à venir prendre place à côté de lui. Tomas souleva le coude pour venir encercler l'épaule de la femme, toujours les mains sur son ouvrage.

- J'ai reçu sa lettre il y a trois jours, soupira t-elle en s'appuyant contre lui. Un bateau cargo, c'est censé être rapide non ? J'aurai peut-être dû me contenter de répondre pour l'inviter à Berlin.

- Hé ? s'étonna Tomas, Qu'est-ce que c'est que ça ? Qui êtes-vous madame qui doute ? Qu'avez vous fait de Louise Broncard ?

Louise pouffa.

- C'est juste que je l'aime bien. Elle va sans doute me trouver très intense.

- Oh tu sais, je crois qu'elle apprécie les gens intenses …, ajouta le germain dans un petit sourire. Il suffit de voir Will.

- Hm, je ne suis pas sûre. Il a l'air bien sérieux mais intense …

- Ah, c'est parce que tu n'as pas eu l'opportunité d'avoir une discussion sérieuse avec lui et de voir son regard noir comme les ténèbres se remplir d'une intensité qui t'effrayerait.

- Là, c'est toi qui es intense, railla Louise en fermant les yeux.

Autour d'eux, le port fourmillait de vie dans un joyeux tapage d'apostrophes, de raclements et d'odeurs iodées. Les ombres des passants glissaient sur leurs visages. L'une s'arrêta. Anke poussa un jappement et Tomas s'exclama :

- Hé, qui voilà ? Ne sont-ils pas beaux ?

Lyra et Will se tenaient là, face à eux, stupéfaits. Louise se leva pour serrer la jeune femme dans ses bras.

- Qu'est-ce que vous faites là ? s'étonna cette dernière.

Malgré la surprise, elle était ravie de ces retrouvailles inattendues.

- J'ai reçu ta lettre, répondit Louise. J'étais très inquiète.

- Et puis tu sais, c'est plus simple de faire une valise en vitesse et de prendre un zeppelin pour venir plutôt que de t'écrire pour avoir plus d'informations, ironisa Tomas en se levant pour l'enlacer également.

- J'ai besoin que vous nous expliquiez ce qu'il s'est passé avec Siméon, ajouta la française.

Will et Lyra se jetèrent un regard. Ils avaient d'autres plans plus importants que ceux de rester à Bodø mais Louise et Tomas avaient fait toute cette route pour les retrouver. Et la préoccupation de Louise touchait Lyra. Will la laissa décider. C'était elle qui savait où ils allaient, c'était elle qui guidait.

- D'accord, dit-elle. Je pense que nous avons un peu de temps pour un café.

Ils s'installèrent dans un petit café à la devanture verte rongée par le sel. Assis sur des sièges en bois, ils attendaient que la gérante leur apporte leurs boissons. Des peintures à l'huile représentant des visages de marins et leurs dæmons, des paysages de tempêtes et du port de Bodø étaient accrochées au mur. Lyra conta leur rencontre avec le Skraeling, les coups et la fuite qui s'en suivit. Louise l'écoutait avec une grande attention. Par moments, son regard glissait sur le visage réservé de Will, comme pour rechercher l'intensité dont parlait Tomas. Et quand les yeux du jeune homme rencontrèrent les siens, elle frémit et reporta son attention sur le récit de Lyra.

- C'est curieux, finit par déclarer la française en remuant son café. Ça ne ressemble pas aux méthodes du Magisterium. En temps normal, ils vous arrêtent en pleine rue, sans l'aide d'un quelconque intermédiaire. Ils peuvent tendre des embuscades, mais c'est assez rare. Là, c'est nouveau. On a essayé d'entrer en contact avec Siméon, mais aucune trace de lui. C'est inquiétant. Nos membres sur place le recherchent activement.

- Ils doivent avoir vraiment peur de toi, Lyra, ajouta Tomas.

A ces mots, le visage de Will se renfrogna et Louise aperçut cette étincelle dans son regard. Elle en fut presque effrayée.

- Je suis navrée, dit Lyra en reposant sa tasse. Vous avez fait tout ce trajet pour nous, mais nous avons des achats à faire avant de prendre un zeppelin pour Havøysund. Nous aimerions y être avant la nuit.

- Ne t'en fais pas, fit Louise dans un sourire amical, C'était un peu entreprenant de

débarquer comme ça sans vous prévenir. Qu'est-ce que vous allez faire si haut dans le Nord?

- Nous devons monter au Svalbard, déclara Will.

- On doit rencontrer Iorek Byrnison, ajouta Lyra.

Tomas laissa échapper un petit cri de surprise.

- Évidemment, vous n'avez pas de place pour un germain encombrant, se lamenta t-il. Je suis jaloux.

Lyra eut un petit rire, mais Tomas ajouta, très sérieux :

- Vous êtes déjà au courant que le Svalbard est un territoire très hostile. Les humains sont rarement les bienvenus. Et on raconte que les Tartares là-bas sont de plus en plus agressifs, Sans parler des Monstres des Falaises. Vous êtes armés ?

- Oui, nous avons ce qu'il faut, répondit Will en tapotant son sac.

Mette Rasmussen avait eu vent de leur plan de monter au Svalbard, ils ignoraient comment. Elle leur avait ordonné de partir avec chacun une arme à feu et avait passé une journée à leur montrer comment s'en servir, les sommant à plusieurs reprises de ne jamais, au grand jamais s'arrêter entre les rives du Svalbard et leur point d'arrivée. Elle avait ajouté que si ils n'étaient pas revenus dans une semaine, elle irait les rechercher elle-même. Et il était évident qu'elle le ferait. Ils avaient protesté mais elle ne leur avait guère laissé le choix. La capitaine leur avait également donné des fourrures. Ils n'avaient plus qu'à se fournir en maillots et caleçons en soie, en bottes fourrées et en vivres.

Ils quittèrent le couple devant le café, leur promettant des nouvelles à leur retour et laissant un peu plus d'inquiétude s'installer dans le cœur de Louise. Leurs achats effectués, ils se rendirent à l'aërodock de Bodø pour trouver un zeppelin pour Havøysund, la ville la plus au Nord du continent. Ils patientèrent silencieusement une petite heure dans le hall d'attente avant d'embarquer dans le petit zeppelin vrombissant. Installé près d'une fenêtre, Will gardait le regard sur les terres qui défilaient sous eux, silencieux. Sa jambe tressautait impulsivement. Lyra posa la main sur son genou et lui offrit un sourire réconfortant.

- Tout ira bien, dit-elle doucement.

Il serra sa main. Le paysage évolua lentement, les villages se firent de plus en plus rares, le Grand Océan du Nord grignotait les langues de terre qui blanchissaient. Le zeppelin accosta doucement à Havøysund. Ils revêtirent leurs vestes de fourrure avant de s'engager dans la ville à la recherche d'un endroit où passer la nuit. C'était une petite ville, morne, humide, qui longeait le fjord glacial, accablée sous un amoncellement de nuages tristes et gris. Quelques rues désertes s'ouvraient sur le port où des chalutiers et des navires marchands étaient amarrés. Ils portèrent leur dévolu sur une petite auberge aux murs rouges qui jouxtait une usine de conserves de poissons. L'endroit était sombre, rempli d'un mélange d'odeurs allant du poisson à la sueur des marins en passant par celle des pommes de terre cuites à l'eau. À quelques tables éparses se tenaient des hommes qui discutaient à voix basse et jouaient aux cartes, choppes de bière à la main, cigarettes éteintes aux lèvres. L'auberge était tenue par une femme au visage rouge et affable, prénommée Katja son dæmon caniche, toujours à sa suite, gardait constamment la queue frétillante. Elle leur loua une petite chambre modeste mais suffisamment confortable et leur proposa un dîner.

- Que faites-vous dans nos contrées reculées, voyageurs ? demanda t-elle en posant devant eux des assiettes fumantes de ragoût de rennes.

- Nous avons besoin d'aller au Svalbard, expliqua Lyra qui piqua instantanément dans son assiette.

- Au Svalbard ? Drôle d'idée.

Mais elle ne questionna pas les raisons qui les menaient jusqu'aussi haut dans le Nord. Aucune bonne raison ne pouvait justifier un voyage aussi risqué. Toutefois, elle leur prodigua des conseils judicieux. Ils auraient besoin d'une luge et de chiens pour aller vite et, justement, son frère en possédait. Avec son contact, ils auraient un bon prix. Ce même frère pouvait les transporter jusqu'au port d'accueil du Svalbard.

- Surtout, ne vous arrêtez pas en chemin, ajouta-t-elle. Tracez tout droit jusqu'à votre point de chute sans vous arrêter. Il y a là-bas un clan dissident des Tartares qui profitent des voyageurs égarés.

Lyra écoutait, échangeait avec la femme, et Will restait muet. Plus tard dans la nuit, alors que Lyra dormait profondément, il se releva pour aller observer la ville endormie dans le crépuscule naissant. Pantalaimon se frotta à ses mollets, puis sauta sur le rebord de la fenêtre pour le regarder avec intensité. Il n'avait pas besoin de parler. Il était Lyra, il partageait ses inquiétudes.

- Et bien ? s'étonna le dæmon. C'est bien la première fois que je te vois être autant assailli de doutes ! Est-ce que tu regrettes ta décision ?

- Non, jamais. Mais le Poignard… Et s'il y avait une autre solution ?

- Tu sais bien que non. Tu sais bien que si tu avais pu t'en passer, tu l'aurais fait. Si l'Ange désobéissant n'avait pas agi, si Xaphania n'était pas venue te demander de l'aide, tu aurais fait autrement, on aurait fait autrement.

- Et si Iorek refusait de reforger le Poignard ?

- Il acceptera. Lyra saura le convaincre, je n'ai aucun doute là-dessus.

Pantalaimon sauta sur le plancher et, à nouveau, frotta son corps cuivré contre sa jambe.

- Elle ne te jugera pas si jamais tu abandonnes, déclara-t-il.

- Je ne vais pas abandonner.

- Je sais. Tu devrais te reposer, dormir un peu. Demain sera une journée éprouvante, mais tout ira bien.

Il bondit sur le lit pour retrouver le cou de Lyra. Le regard de Will glissa un instant sur ce visage endormi puis se reporta sur l'extérieur.

Aux premières lueurs du jour, ils quittèrent l'auberge, emmitouflés dans leurs couches de vêtements et de fourrures, pour se diriger vers l'entrepôt du frère de Katja. Là, ils trouvèrent ce qu'elle leur avait dit : un homme, au même visage rouge et aimable qu'elle, prénommé Cæsar et accompagné de son dæmon, un lièvre arctique une luge, des chiens et un bateau pour les emmener sur les rivages du Svalbard. Pendant la traversée, Will resta appuyé contre le garde-corps, les yeux rivés sur l'île glacée qui grossissait au fur et à mesure qu'ils approchaient. Lyra discutait avec Cæsar. Il lui conseilla un chemin plus long, qui les obligeait à border la seule forêt de l'île, mais plus prudent pour éviter les Monstres des Falaises, les incitant, à son tour, à ne jamais s'arrêter en chemin. Il les aida à décharger la luge, attacher les chiens et charger leurs sacs avant de reprendre la mer. Il serait de retour le lendemain soir, en leur souhaitant d'être là aussi. Et puis, le silence assourdissant du Svalbard les enveloppa. Un silence qui n'en était pas un. La banquise craquait et grondait, grave et puissante les troupes de morses grognaient dans le lointain, et le vent sifflait sur la terre désolée. Lyra se retourna pour admirer les longues plaines enneigées que venaient coiffer, au loin, les hautes montagnes. Ces montagnes qu'elle connaissait et haïssait au plus profond de son âme, ces montagnes qui gardaient en leur sein le corps de Roger comme un vaste tombeau à ciel ouvert. Le vent commença à gifler son visage. Elle mit sa capuche.

- Assieds-toi, dit-elle à Will en montrant la luge.

Il lui lança un regard circonspect, alors elle ajouta :

- Je sais comment ça se conduit, j'ai appris avec les Gitans. Et Cæsar m'a donné quelques instructions. Fais-moi confiance.

Will consentit et s'installa tant bien que mal avec Kirjava et Pantalaimon sur ses genoux. Lyra prit place à l'arrière, cria des ordres aux chiens et la luge s'élança dans la poudreuse. Le paysage défila sous leurs regards. Ils glissaient le long des groupes de phoques étendus lascivement sur la neige moelleuse, traversaient la vaste plaine déserte de vie, le vent et la neige fouettant leurs visages. S'ils continuaient à cette allure, ils seraient sur chez Iorek avant la tombée de la nuit. Et puis les chiens s'arrêtèrent sans crier gare. Ils se mirent à japper, à tourner sur eux même, complètement affolés. Will se leva, le corps engourdi par le froid, et se rapprocha de Lyra qui essayait de rassurer la meute. Kirjava et Pantalaimon tendaient leurs truffes, aux aguets. Quelqu'un était là aussi, derrière les arbres, et les guettaient. Quelqu'un ou quelque chose. Ne pas s'arrêter.

- Lyra … commença Will d'une voix lente, en regardant les alentours silencieux.

Trois loups énormes surgirent devant eux, leurs babines retroussées dévoilant leurs canines affutées. Ils furent vite suivis par trois silhouettes massives enveloppées dans d'épaisses fourrures sombres. Trois Tartares leur faisaient face et s'approchaient, ouvertement agressifs. Ils échangeaient des paroles dans une langue que ni Will ni Lyra ne comprenaient mais il n'était pas difficile de discerner leurs intentions en voyant les regards répugnants qu'ils jetaient à la jeune femme. Pantalaimon et Kirjava reculèrent vers leurs humains, le dos arqué, le poil hérissé, dans une vaine tentative d'impressionner les trois dæmons-loups qui les fixaient avec férocité. Will porta la main à la poche de sa veste où se logeait l'arme confiée par Mette, mais les Tartares furent rapides, beaucoup plus rapides. L'un d'entre eux se rua sur le jeune homme, le jetant au sol avec une telle force qu'il en eut le souffle coupé. Il n'eut pas le temps de contrecarrer l'attaque que l'homme le saisit d'une poigne ferme par les cheveux et lui releva la tête, la coinça avec son bras et lui annonça dans un rire gras :

- Nous, s'amuser et toi, regarder.

Will vit avec effroi les deux autres Tartares se ruer sur Lyra pour la maintenir contre la luge. C'était sans compter sur l'adrénaline de la peur et la force qu'elle pouvait insuffler. D'un côté, Lyra se débattait, lançait ses pieds, ses poings avec hargne aux visages des deux hommes, comme une lionne, comme une louve, féroce et en colère. Mais que pouvait-elle faire face à deux colosses ? À la douleur de leurs emprises sur ses bras et ses jambes se mêlait celle de Pantalaimon qui affrontait, tous crocs et griffes dehors, deux loups plus grands, plus forts que lui. Chaque coup qui atteignait la martre des pins transperçait Lyra de part en part. De l'autre côté, Kirjava hérissa son poil, lacéra le museau du dæmon-loup et se jeta au visage du troisième Tartare qui lâcha son emprise en criant. Will lui lança son coude dans le nez. L'homme jura dans sa langue avant dégainer un couteau long comme son avant-bras qu'il agitait devant le jeune homme. Mais Will était prêt, les poings serrés, presque impatient de se battre. D'un coup rapide, l'homme l'atteignit à l'épaule. Malgré l'épaisseur de sa veste, la lame entailla profondément sa manche et sa peau. Mais ce dernier riposta, et la mâchoire du Tartare rencontra son poing une première fois, puis une seconde, et enfin une troisième. Le Tartare s'affala dans la neige. Will récupéra le long couteau et porta la main à sa poche. Les deux autres continuaient de s'activer sur Lyra qui se débattait encore et encore. L'un des deux lui maîtrisait les bras, tandis que le second lui bloquait les hanches de ses jambes puissantes et lui appuya une lame acérée contre la gorge. Elle se figea, haletante.

- Shhh, susurra t-il d'une voix fétide. Gentille fille. Tranquille.

D'un geste rapide de la lame, il déchira la veste de la jeune femme, révélant le pull fin en mérinos qu'elle portait alors. Lyra lui cracha au visage et il répondit d'une violente claque du revers de la main. Il eut un rire sinistre. Une violente décharge de douleur dans son bas ventre prévenait Lyra que son dæmon, qu'elle n'arrivait pas à voir, était en mauvaise posture. Il y eut un coup de feu, puis un second. Le Tartare face à elle s'affaissa sur le côté tandis que l'autre lui relâcha les mains de surprise. Elle se recula rapidement en voyant le dæmon-loup se volatiliser.

- Lyra ! hurla Will.

Elle se releva, empoigna un Pantalaimon affaibli et courut se réfugier contre le jeune homme alors que le second Tartare se mettait à sa poursuite. Will baissa le regard une fraction de seconde vers elle. Sa joue était écarlate, ses sourcils et ses cils parsemés de milliers de cristaux de glace encadraient son regard volcanique et elle respirait lourdement, exhalant une buée blanche et épaisse.

- Tire, ordonna-t-elle, les yeux rivés sur l'homme qui approchait.

Sa voix irradiait de colère. Will pointa le canon encore fumant du pistolet vers le second Tartare. Mais le troisième s'était relevé et se jetait sur eux avec rage, les faisant basculer dans la neige. Le coup de feu partit malgré tout. La fureur de Lyra était indomptable, elle se rua sur le dos de cet homme qui écrasait Will de tout son poids et qui faisait pleuvoir ses poings sur lui. Elle empoignait son cou, griffait son visage tandis que les deux dæmons sautaient à la gorge du loup. Soudain, une ombre massive jaillit et les frôla dans un rugissement terrible. Et, alors qu'il n'était qu'à quelques mètres de la mêlée, le second Tartare, touché au flanc par la balle de Will, se retrouva projeté sous plusieurs centaines de kilos de fourrure en colère. L'ours en armure posa son énorme patte blanche sur la tête de l'homme qui suppliait. Mais les Pansebjørnes pouvaient être sans merci, pire encore que les Tartares eux-même, et la patte s'abattit dans un craquement lugubre. Une mare écarlate progressa lentement sur la poudre immaculée. L'ours se retourna vers les trois humains. Le dernier Tartare se redressa, arracha la lame de la main de Will et se précipita en hurlant sur l'ours qui, d'un coup de patte presque désinvolte, l'envoya valser comme une vulgaire mouche. L'homme s'écrasa au sol dans un bruit sourd, et son dæmon se consuma dans un couinement. Le Panserbjørne s'approcha lentement de Will et Lyra qui se relevaient, toujours cramponnés l'un à l'autre comme deux naufragés. D'apparence jeune, il portait une armure rutilante et son pelage blanc cassé était taché de sang et de terre. Il analysa de ses pupilles noires et brillantes ces deux êtres droits, farouches et blessés, et leurs dæmons ébouriffés. La manche de Will s'imprégnait progressivement de sang, laissant tomber quelques gouttes éparses sur la neige scintillante.

- Vous n'êtes pas des Tartares, dit l'ours. Parlez.

Lyra reprit son souffle. Un vent gelé s'engouffra dans sa veste déchirée, venant fouetter son torse et la faire grelotter malgré toute sa volonté.

- Je suis Lyra Parle-D'Or, déclara-t-elle avec assurance. Voici Will Parry. Nous sommes venus voir le Roi Iorek Byrnison.


Ils durent prendre quelques minutes pour calmer et rassurer les chiens de traineaux qui s'affolaient encore. Lyra reprit place à l'arrière de la luge, Pantalaimon serré contre elle, et Will devant, Kirjava roulée en boule sur ses genoux. Avec l'aide de Lyra, il avait attaché un tissu sur son épaule pour stopper tant bien que mal l'hémorragie. Elle lança les chiens à la suite du sergent ours. Le trajet dura encore une longue heure éprouvante pour leurs corps endoloris par le froid et les coups. La luge ralentit et Lyra porta sa main au dessus de ses yeux. Malgré les nuages et les flocons tourbillonnants, la neige était si blanche qu'elle les éblouissait. Le palais de Iorek n'avait plus rien à voir avec celui que Lyra avait connu, celui de Iofur Raknisson. Lové contre les contreforts des montagnes noires, il se dressait avec d'épais murs en pierre et glace sombres. Au loin résonnaient les craquements majestueux des glaciers et les rugissements des ours partis à la chasse. Un autre ours s'occupa du traîneau et des chiens tandis que Will et Lyra poursuivaient le chemin à pied. Quelques ourses présentes avec leurs oursons les regardèrent passer avec curiosité. Un petit se détacha pour s'approcher de Lyra. Elle sourit en lui tendant la paume mais l'ourson fut rapidement rappelé par sa mère alors que le petit groupe pénétrait dans le palais. Le son des pas lourds de l'ours qui les précédait se réverbérait le long des pierres du couloir. Il les mena à une grande pièce sans porte où se dressait un vaste cercle de pierre. Installés sur ce cercle, plusieurs ours tenaient consul et, avec eux, Iorek Byrnison. Les yeux de Lyra s'emplirent instantanément de larmes en voyant son vieil ami.

- Je vous prie de bien vouloir m'excuser, dit Iorek en s'adressant à ses ministres, Voici une visite que je n'espérais plus.

Les ours quittèrent la pièce et le roi des Pansjebørnes s'approcha de Lyra. Cette dernière serra contre elle son museau, enfouissant son nez dans cette fourrure douce et chaude. Iorek expira et son souffle chaud vint envelopper la jeune femme qui tremblait de tout son corps, comme si elle réalisait seulement tout ce qu'ils venaient d'endurer.

- Oh Iorek, dit-elle d'une voix étouffée, tu m'as tellement manqué.

- Bonjour, jeune Lyra. Ta présence n'était pas attendue. Je suis heureux de te voir.

Elle avait presque oublié les vibrations apaisantes de cette voix, la puissance qui se dégageait ce corps robuste, vaste et rassurant comme une forteresse indomptable, et ce regard impérieux, magnifique et intimidant. Elle avait presque oublié à quel point elle aimait cet ours. Iorek leva sa tête et posa le regard sur Will qui se tenait un peu à l'écart. Le jeune homme le salua d'un respectueux hochement de tête.

- Bonjour Will Parry, dit l'ours. Vous êtes bien loin de chez vous. Vous êtes tous les bienvenus sur notre territoire.

Il pointa du museau le jeune ours en armure qui les avait escortés.

- Vous avez fait la rencontre de l'un de mes fils, déclara t-il.

Lyra se retourna avec étonnement vers l'ours qui baissait humblement la tête.

- Voici Siguróli Iorekson, mon fils et mon successeur.

La stupéfaction de la jeune femme se reporta sur Iorek.

- Je me fais vieux Lyra, bientôt je mourrai et ma famille honorera mon corps pour ne pas le laisser aux serres des charognards et aux crocs des Monstres des Falaises. Et Siguróli prendra ma suite.

- Ne dis pas de bêtises, Iorek Byrnison, dit Lyra le regard sévère, tu vivras encore plusieurs centaines d'années.

Si Iorek avait été dans la capacité physique de sourire, il l'aurait fait.

- Tu n'es pas venu juste pour rendre visite à un vieil ami, Lyra, ajouta-t-il.

- En effet. Nous sommes ici car nous avons besoin de toi. Nous devons reforger le Poignard Subtil, une nouvelle fois.

Iorek se figea. Il posa son regard perçant sur Will puis le fit glisser vers elle.

- Le Poignard Subtil n'aurait jamais du exister, vous le savez. Et si il a été détruit, c'est pour une bonne raison. Mais il y a sans doute une raison plus grande qui vous pousse jusqu'à mon territoire pour me faire cette demande. Alors parle, Lyra. Je prendrai une décision ensuite.

Et Lyra raconta tout ce qu'ils avaient appris par Kaisa et par Xaphania, du premier souhait de Will de ne jamais reforger le Poignard Subtil, mais de la nécessité de rouvrir la fenêtre du Nord et aussi de leur désir commun de rester ensemble quoi qu'il arrive. Iorek l'écouta attentivement, n'interrompant jamais son discours, sa vaste stature imposante assise telle un humain, ses yeux ténébreux et bienveillant posé elle. Quand elle termina son récit, il toisa un instant le couple puis s'adressa à elle :

- Tu sais parler et convaincre Lyra Parle-D'Or. Tu sais user des mots et rassembler les volontés autour de toi, comme il y a quelques années. Et comme ton père avant toi.

Lyra fronça le nez.

- Ma remarque te déplaît, je le vois. Mais un ours en armure ne ment jamais. Le Poignard Subtil est un outil puissant qui doit être utiliser à bon escient, tu en as parfaitement conscience, Will Parry. Et l'idée de le reforger pour qu'il soit utilisé à nouveau me déplaît. Pourtant, nous, les ours en armure, avons bien remarqué les changements subtils dans notre territoire. Les éléments reviennent à leurs places, un nouvel équilibre est en marche. Et si ce que tu me dis est bien vrai, Lyra mon enfant, alors vous avez besoin de moi.

La bouche de Will était sèche. Il appréhendait chaque mot de Iorek et tressaillait à chaque fois qu'il parlait. Mais il restait immobile, attentif à chaque parole.

- Nous irons à la forge, déclara Iorek. Mais demain. Vous êtes épuisés et blessés. Vous avez besoin de repos. Vous pouvez séjourner ici, nous vous apporterons tout ce dont vous aurez besoin. Reposez-vous.

Les ours avaient bâti quelques cabanes en bois pour accueillir les marchands et personnalités politiques qui viendraient leurs rendre visite dans leurs contrées reculées et Iorek les fit s'installer dans l'une d'entre elles. Un vaste lit recouvert d'une couverture en fourrure, une petite table, chaise et un poêle en fonte noire la meublait. C'était suffisant pour apporter un peu de chaleur et de réconfort. Tandis que Will enfournait des bûches dans le foyer, Lyra ressortit quelques instants. Le poêle se mit à ronfler, le jeune homme s'assit sur le lit et se frotta longuement le visage. Lyra revint dans une bourrasque de flocons, tenant deux petits baquets en fer forgé entre ses mains. Elle prit place à ses côtés et entreprit de lui retirer sa fourrure.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda t-il en montrant l'un des bols remplis d'une substance verte et givrée.

- De la mousse cicatrisante. C'est ce qu'utilisent les ours pour soigner leurs blessures. Montre moi ton bras.

- Non attend, on a …

- Oublié la moitié de nos affaires dans l'auberge, coupa Lyra. Notamment la pharmacie que tu avais préparé. On est partis trop vite ce matin, mais je pense que Katja aura mis tout ça de côté. Fais-moi voir.

Mais Will gigota, il connaissait un peu cette mousse mais refusait que sa plaie la touche sans l'avoir au préalable analysée.

- Will ! Bordel ! s'écria Lyra, Regarde moi !

La fatigue consumait sa patience et son calme. Will se figea et capta son regard pour la première fois depuis qu'ils avaient pris le zeppelin. Sa gorge se serra en voyant ses grands yeux océans, brillants d'inquiétude et d'exaspération, sa joue enflée et sa mâchoire serrée. Elle était là et lui était resté trop absorbé par ses propres appréhensions pour voir qu'elle les partageait entièrement.

- Je sais comment tu te sens, car je ressens la même chose, dit-elle en tentant de cacher son irritation. Et je déteste ça. Je déteste avoir peur. Peur pour ta vie, peur pour la mienne. Ce n'est pas ce que je veux pour nous. Ces gars là, ils étaient vraiment … je ne sais pas ce qu'il se serait passé si l'ours, si Siguróli, n'était pas intervenu, je …

Sa voix se brisa. Se souvenir de leurs regards perfides, de leurs rires, des motivations mêmes qui les ont poussés à l'attaquer à deux, juste parce qu'elle était une femme, lui donnait la nausée. Elle secoua la tête et inspira longuement.

- Et je sais que tu doutes, reprit-elle. C'est normal. L'inverse aurait été étrange. Mais je sais aussi que tu n'abandonneras pas et je t'admire pour ça. Et nous sommes avec Iorek ok ? Nous sommes en sécurité, c'est l'endroit le plus sûr du monde. Maintenant, pour l'amour du ciel, retire ton haut et laisse toi soigner, s'il te plaît.

Will baissa les yeux, honteux et s'exécuta. Son haut de soie était trempé de sang et de sueur tout comme son bras. La plaie était profonde, mais moins que ce qu'il craignait. Il frissonnait et grimaçait sous les soins de Lyra. Elle nettoya puis appliqua la mousse mêlée à de la glace et enroula son biceps dans une bande.

- Voilà, annonça t-elle. Je ne suis pas aussi douée que toi mais ça tiendra jusqu'à demain et notre retour à Havøysund.

Elle se releva pour poser les baquets au sol et retirer le reste de ses fourrures. Elle resta un instant debout face au poêle, sa silhouette se dessinant dans la lumière orangée. Sa nuque et son dos étaient raides. Elle se frotta les yeux un long moment. Ils scintillaient, deux billes éclatantes d'épuisement et d'anxiété. Pantalaimon et Kirjava s'étaient pelotonnés l'un contre l'autre face à la chaleur du brasier. Will tendit la main pour attraper celle de la jeune femme. Elle tourna la tête vers lui. Tous les deux avaient les traits tirés par cette longue journée.

- Excuse moi… murmura t-il.

- C'est moi, je n'aurai pas du m'énerver. C'est contre productif. J'ai juste eu très peur, vraiment très peur. Et je suis fatiguée.

- Et ta joue ? Est-ce que ça va ?

- Ça va aller. Le froid a anesthésié la douleur. Ne t'en fais pas. Ça ira.

Elle s'installa à ses côtés et il saisit ses mains, plongeant son regard dans le sien. Bien sûr que ça ira, malgré les blessures et la fatigue, car les choses étaient là où elles devaient être. Elle et lui. Peut importe ce qu'il se passerait. Lui et elle.

- La peur est un instinct de survie, réfléchit Will. Elle peut décupler notre force. Et je t'ai trouvé très forte.

- Tu n'étais pas mal non plus, admit-elle dans un petit sourire.

Il passa les doigts le long de son visage, repoussant délicatement les mèches qui tombaient devant ses yeux.

- Je te promets une vie paisible, Will Parry, dit Lyra doucement. Une vie tranquille, un endroit calme, avec vue sur le ciel, loin du fracas du monde. Après tout ça, tu verras …

L'âtre ronronnait comme un gros chat bienheureux et caressait leurs visages de sa chaleur.

- Je te crois, Lyra Parle-D'Or, répondit-il dans un sourire.

- Très bien. Parce que je n'ai jamais dit quand elle arriverait.

Il se mit à rire et l'attira à lui pour qu'ils s'allongent. Le sommeil s'emparât d'eux comme une couverture épaisse et ils s'enveloppèrent dedans avec soulagement.