Désolée les enfants, j'ai vraiment mis un temps indécent à accoucher de ce chapitre.
Vénusia franchit le portique rouge et commence à gravir les escaliers à petits pas, entravée comme elle l'est par son kimono. Devant elle, Rigel houspille Mizar, qui tente de négocier les marches dans l'obscurité, vêtu de sa tenue traditionnelle et chargé d'un gâteau de riz presque aussi grand que lui. L'enfant trébuche.
"Ne le laisse surtout pas tomber !" s'exclame Rigel, sans lever le petit doigt pour aider son fils.
"Il fait noir !" proteste Mizar. "J'y vois rien !"
"Eh bien tâche de faire attention ! Ce serait un très mauvais présage pour la nouvelle année si tu faisais tomber le gâteau !"
"Dis tout de suite que ce sera de ma faute si les extraterrestres viennent à nouveau bombarder le Ranch !" râle le petit.
"Papa ! Mizar ! Un peu de tenue !" les rabroue Vénusia. "Je vous rappelle que nous sommes dans un lieu sacré !"
Lorsqu'ils atteignent le sommet de la colline, Mizar dépose prudemment son fardeau sur un petit autel.
"Un peu plus à gauche, non l'autre gauche, oui voilà, comme ça c'est parfait !" dit Rigel, grand esthète.
Un vent glacial se lève. Ce sommet jouit certes d'une vue exceptionnelle, mais il est particulièrement exposé. Vénusia frissonne, et réprime un bâillement. Elle n'a guère le cœur à la fête.
"Mais enfin qu'est-ce qu'ils fabriquent ?" s'impatiente Rigel. "Ah là là là, quelle bande de fainéants ! À ce rythme, ils vont manquer le lever du soleil !"
Vénusia ne dit rien. Elle se fiche éperdument que les autres manquent le premier lever de soleil de l'année. Elle-même préférerait être au fond de son lit, et qu'on la laisse dormir tranquille ; mais son père s'entête à les traîner jusqu'au sommet de cette colline chaque année, et quand son père s'entête, il faut une énergie considérable pour s'opposer à ses caprices. De l'énergie, Vénusia n'en a plus beaucoup.
Un vrombissement se fait entendre depuis la route de montagne, troublant la quiétude du petit matin. C'est Actarus qui arrive dans son char d'assaut, avec le Professeur et la blonde à bord. Le bolide ralentit, puis s'immobilise au pied des marches. Les puissants phares s'éteignent.
Dans la pénombre, Vénusia distingue à peine leurs silhouettes. Tous trois ont revêtu des habits traditionnels pour l'occasion, eux aussi. Actarus, bien évidemment, est magnifique dans cette tenue. Procyon est digne et élégant, comme à son habitude.
En revanche, l'Anglaise, engoncée dans un kimono de location et encombrée par ses longues manches, est incapable de s'extraire de son siège toute seule. Actarus est obligé de l'aider à s'en extirper. Il la soulève hors du véhicule, la pose délicatement, lui donne le bras pour l'aider à gravir les marches jusqu'au sommet. Les traditionnels socques en bois lui donnent visiblement du fil à retordre - Vénusia entend la blonde pester à voix basse contre ces 'fichues cothurnes !'
Pourquoi est-ce qu'ils n'ont pas tout simplement pris la Jeep, au lieu de nous faire un cirque pareil ? se demande Vénusia.
Nouveau vrombissement, accompagné cette fois d'éclats de voix.
"Alcor !" s'écrie Phénicia. "Tu le fais exprès ou quoi ? Tu tiens à tout prix à m'éjecter, on dirait !"
"Tu n'as qu'à t'accrocher !"
"Comme si j'avais envie de te serrer d'encore plus près ! C'est à toi de faire attention quand tu as une passagère !"
"Mais enfin penche-toi dans les virages, bon sang !" peste Alcor.
"Je ne peux pas !"
"Tu sais quand même faire de la moto ! Je dois tout t'apprendre ?"
"Ce n'est pas ma faute si je ne peux pas m'asseoir correctement !"
Phénicia, elle aussi saucissonnée dans un kimono, est perchée en amazone sur la moto d'Alcor.
Elle a les bras autour de sa taille et s'agrippe comme elle le peut pour rester en selle.
Voilà donc pourquoi ils n'ont pas pris la Jeep. Pour obliger Phénicia à se coller à Alcor. Manifestement, tout le monde conspire pour les accoupler, ces deux-là. Vénusia se dit avec amertume que personne dans son entourage n'a jamais ourdi le moindre petit stratagème pour l'aider à conclure, elle. Que ce soit avec Actarus ou avec Alcor.
Les éternelles chamailleries des jeunes se poursuivent en contrebas alors qu'ils gravissent les marches à leur tour.
"Alcor ! Attends-moi !"
"Dépêche-toi un peu, à ce rythme on y sera encore demain !"
"Je voudrais bien t'y voir ! Toi tu n'es pas ficelé comme un rôti !"
"Tu ne veux pas que je te porte, pendant que tu y es ?"
"Ne t'avise pas de me toucher ! Manant !"
Vénusia soupire et lève les yeux au ciel. Tout cela est grotesque. Le Nouvel An, qui est tout de même censé être une fête sereine et de bon augure, est déjà en train de tourner au vinaigre.
Toute cette débâcle a commencé quelques jours auparavant. À la demande du Professeur, par-dessus le marché.
"Vénusia, pourquoi n'emmènerais-tu pas Phénicia et Andromède en ville ?" a suggéré Procyon, alors qu'elle était en train d'installer les décorations traditionnelles pour égayer un peu la cafétéria du Centre. "Il leur faut des habits de fête pour le Nouvel An."
Phénicia, attablée avec ses devoirs, a aussitôt levé le nez de son cahier. "On va aller essayer des belles tenues ?" s'est-elle exclamée toute ravie.
"Comment ?" a protesté l'Anglaise, visiblement trop occupée à siroter son thé pour aider Vénusia. "Mais enfin, le Nouvel An, c'était il y a trois semaines !"
"Calendrier lunaire," a dit Procyon en guise d'explication.
Évidemment, la blonde ignore tout des traditions locales.
"Alors, c'est entendu ?" a demandé Procyon.
"Eh bien, euh…"
"Formidable," s'est exclamé le Professeur avec un sourire satisfait. Vénusia ne pouvait pas décemment refuser. Elle a consenti à accompagner les deux autres filles. Elle le regrettera amèrement.
Elles ont donc emprunté la Jeep pour aller en ville. 'Rejoindre la civilisation,' a dit la blonde, en prenant le volant. Bêcheuse. Phénicia, toute excitée d'aller faire une virée shopping entre filles, a papoté sans discontinuer pendant tout le trajet. Tu parles d'une virée.
La mort dans l'âme, Vénusia les a escortées dans l'élégante boutique de kimonos où elle a l'habitude de louer ses tenues de fête. Une fois sur place, Phénicia et Andromède se sont bien entendu données en spectacle.
La vendeuse, une dame soignée d'un certain âge, les a accueillies avec un léger embarras. "Je crains qu'il ne nous reste pas beaucoup de modèles pour le Nouvel An..."
"C'est vrai, nous nous y prenons un peu tard, hihi !" s'est excusée Vénusia avec un sourire gêné et une petite courbette polie. Nous nous y prenons un peu tard parce que Môssieur le Professeur tient à tout prix à ce que Phénicia et l'Anglaise soient déguisées, pense-t-elle, les dents serrées. Vénusia, elle, a bien entendu pris soin de réserver sa tenue il y a des semaines de ça. Mais pendant qu'elle tente vaillamment de sauver la face, Phénicia et l'Anglaise se sont mises à fureter dans les rayons. Comme des touristes.
Phénicia s'extasie sur les étoffes chamarrées des kimonos les plus voyants. "Oh ! Regarde celui-ci, ce qu'il est beau ! Haaaaan, et celui-là !" Phénicia au moins a des excuses, se dit Vénusia, mortifiée ; elle vient d'une autre planète.
Tandis que la vendeuse tente de canaliser l'exubérance de Phénicia, l'Anglaise a fait le tour de la boutique et jeté son dévolu sur un modèle vert tendre, orné d'une rivière stylisée bordée d'iris. "Je vais prendre celui-ci," annonce-t-elle.
"C'est un kimono de printemps," explique la dame qui tient la boutique, avec une patience infinie.
"Ça n'a aucune importance. Il est parfait."
"Voyez-vous…," dit la dame avec un embarras croissant, "chaque motif a une signification particulière, et un kimono de printemps n'est pas approprié pour célébrer le Nouvel-"
"Eh bien, je trouve au contraire que ce kimono est on ne peut plus approprié," assène la blonde avec une politesse glaciale, "et le motif a une signification toute particulière pour moi. Je le prends."
Le sourire gêné de Vénusia se crispe en un rictus horrifié.
"Haaaan, c'est tellement difficile de choisir… Oh, et puis zut, c'est décidé, je prends celui-là, je l'adoooore !" Encouragée par l'exemple de la blonde, Phénicia choisit un ensemble dans des tons rouges et fauves, orné de feuilles d'érable, qui lui va certes à ravir, mais qui est totalement inapproprié pour l'occasion, lui aussi.
Les objections de la dame se heurtent à l'intransigeance de l'Anglaise et à l'enthousiasme immodéré de Phénicia. La dame en appelle à Vénusia d'un regard désespéré. "Vous ne voudriez pas essayer d'expliquer à vos amies…?" Mes amies. Pfff. Vénusia ne songe même pas à intervenir, sachant la partie perdue d'avance.
La blonde et l'extraterrestre sortent de la boutique avec leurs sacs, toutes contentes, se félicitant bruyamment de leurs belles tenues. Comme des touristes. Vénusia les suit, morte de honte. Elle n'osera plus jamais se montrer dans cette boutique.
"Ah oui, Vénusia," fait Phénicia, se retournant vers elle, "tu pourras m'aider pour nouer la ceinture et les différents machins ? Ça a l'air compliqué, hihi !"
"Regarde," dit la blonde, "il y a un mode d'emploi fourni avec." Andromède étudie la brochure, et fronce les sourcils. "Dis donc, il faut un diplôme d'ingénieur pour nouer ce truc !"
Vénusia fulmine en son for intérieur. Touristes.
Sur la colline, les autres atteignent enfin le sommet, saluent la famille Rigel. Dans la pâle lueur du petit jour, Vénusia constate qu'Actarus n'a d'yeux que pour la blonde ; il est plein de petites attentions.
"Tu es très élégante comme ça," glisse-t-il à l'Anglaise.
"Vraiment ?" fait la blonde. "Je suis heureuse que ça en vaille la peine, j'arrive à peine à marcher là-dedans…"
"Et puis j'aime beaucoup le motif," ajoute Actarus.
"Il te plaît ?"
"Beaucoup." Ils échangent un petit sourire.
"Il paraît qu'il n'est pas approprié pour la saison…," lâche l'Anglaise, assassine, sans même daigner jeter un regard en direction de Vénusia.
"Vous ne le saviez peut-être pas," intervient Procyon, "mais dans la littérature japonaise classique, les iris symbolisent traditionnellement l'amour et la fidélité."
"Ah oui ?" s'enquiert Actarus.
"En effet. Cela provient d'une histoire très ancienne," explique Procyon doctement. "Un jeune aristocrate fut contraint par l'Empereur de quitter la capitale ; sur le chemin de l'exil, il s'arrêta près d'une rivière où fleurissaient des iris et, touché par la beauté mélancolique du lieu, il composa un poème en souvenir de son épouse bien-aimée, qu'il avait dû laisser derrière lui…" Le Professeur se met à citer quelques vers raffinés en japonais médiéval.
Vénusia ne connaissait pas ce poème. Ainsi l'impardonnable faute de goût de l'Anglaise lui vaut non seulement l'admiration d'Actarus, mais aussi l'indulgence, non, l'approbation du Professeur. Sa bénédiction, même. Vénusia se sent humiliée.
L'aube commence à poindre, colorant les quelques nuages d'incarnat. "Aaah, nous avons de la chance," annonce Rigel, "le ciel est dégagé, nous devrions avoir droit à un lever de soleil magnifique ! La nouvelle année s'annonce sous les meilleurs auspices !"
Ne tente pas le sort, papa, a-t-elle presque envie de dire, mais se ravise.
Le petit groupe se rapproche de l'autel pour attendre les premiers rayons. Vénusia lance un regard éploré en direction d'Actarus – dieu, mais qu'il est beau comme ça, dans son costume bleu nuit ! Tant de noblesse, tant de prestance. Lorsqu'elle se plaisait encore à rêver qu'elle l'épouserait un jour, elle se l'imaginait toujours vêtu ainsi. Une cérémonie traditionnelle au sanctuaire du coin. Qu'est-ce que ça aurait été romantique !
Fini, tout ça.
Aux côtés d'Actarus se tient la blonde. Elle est effectivement ravissante ainsi accoutrée, avec ses cheveux relevés en chignon. Vénusia se désole de constater à quel point la blonde est radieuse ces derniers temps. Quelque chose a changé dans son allure, dans sa démarche (quand elle ne porte pas les socques en bois). Depuis quelque temps, elle semble avoir gagné en assurance, en autorité, en sex-appeal.
La transfusion, sans doute. Tout ce qui lui était arrivé à elle. Elle aussi, elle s'était sentie si forte, si belle, si femme, avant que les effets ne s'estompent. Je rêve, ou la blonde a aussi pris des nichons ? se demande Vénusia. Difficile à dire avec le kimono. De toute façon, ses splendides nichons à elle n'ont fait ni chaud ni froid à Actarus, tandis que la blonde a tout de suite su lui plaire, même plate comme une limande. Alors à quoi bon tout le mal qu'elle s'est donné. À quoi bon…
Vénusia soupire, et baisse la tête.
Combien les choses ont-elles changé en l'espace d'un an ! Dire qu'il y a un an, Vénusia ignorait tout de la véritable identité d'Actarus. Il n'était encore que le mystérieux fils adoptif de Procyon, surgi on ne sait d'où, ce grand garçon aux larges épaules, farouche mais tellement beau… Le palefrenier taciturne et secret qui jouait mélancoliquement de la guitare à ses heures perdues, quand il n'était pas en train de trimer dans les écuries... Ce qu'elle pouvait l'aimer. Elle aurait tout fait pour lui. Tout.
Et elle… mon dieu. Quand elle y pense, il y a tout juste un an, elle n'était qu'une petite dinde, une écolière. Une gamine. Elle se souvient encore du vœu qu'elle avait fait ici même, l'an dernier à la même époque. Comme elle était naïve. Elle ne sait pas si elle doit en rire ou en pleurer.
Mais tout ça, c'était avant. Avant de découvrir que le garçon qu'elle idolâtre est en réalité un prince venu d'une autre planète. Elle savait bien qu'Actarus était un garçon hors du commun, mais à ce point-là… Et puis la blonde a fait son apparition. A fait irruption dans son petit monde. Cataclysme. Entre la blonde et les envahisseurs de Véga, Vénusia ne sait pas bien ce qui est pire.
Et maintenant, un an plus tard… Entre-temps, Vénusia est devenue une femme, une pilote, une guerrière. Le destin de la Terre est entre ses mains. Elle a tout fait pour rejoindre l'escadrille ; mais à présent qu'elle a obtenu ce qu'elle voulait, elle n'en éprouve qu'une médiocre satisfaction. Ses triomphes n'ont laissé qu'un goût de cendres. Maintenant qu'elle se bat enfin aux côtés d'Actarus, voilà qu'il lui échappe toujours davantage. On ne le voyait plus au Ranch, alors elle s'est arrangée pour être au Centre. Maintenant qu'elle est au Centre, il passe désormais le plus clair de son temps à l'atelier, avec les cerveaux, à travailler sur le nouveau machin sous-marin du Professeur.
Vénusia se fait la remarque qu'Actarus, lui aussi, est un cerveau. Il a toujours été un cerveau. Elle en est humiliée.
Et à présent la blonde - cerveau - arbore une grosse bague à son doigt. Le garçon qu'elle aime file le parfait amour avec une autre. Il compte l'épouser.
Tout ça en l'espace d'un an.
Vénusia contemple de l'extérieur la vie qui aurait dû être la sienne, et réprime l'envie de hurler.
Une lueur flamboyante embrase à présent le ciel. Le jour n'est plus très loin.
Elle tente de s'accrocher aux points positifs, si tant est qu'il y en ait. Au moins sont-ils tous vivants et en bonne santé - quoique. Elle se demande où ils en seront tous dans un an. Ils ont tous frôlé la mort plus d'une fois cette année. Survivront-ils à celle qui vient ?
Elle observe Actarus. La blonde à ses côtés a les joues rosies par le froid, elle respire la santé. Auprès d'elle, Vénusia lui trouve l'air pâlot. Amaigri. Elle le sait malade. Elle se demande avec une angoisse soudaine s'il verra le prochain Nouvel An.
Le disque rougeoyant du soleil fait son apparition tant attendue à l'horizon, dardant ses rayons derrière les montagnes. Tandis qu'une brume laiteuse recouvre la vallée en contrebas, encore plongée dans l'obscurité, les sommets enneigés tout alentour s'illuminent d'or incandescent. Le spectacle est d'une beauté à couper le souffle.
Ils se recueillent dans la contemplation du soleil levant, les locaux dans une attitude de prière, les touristes dans un silence respectueux. Les touristes, et Alcor.
"Tu ne pries pas ?" lui demande Andromède à voix basse.
"Moi ? Non. Je crois que nous sommes maîtres de notre propre destin."
"Ce que tu peux être nietzschéen," dit la blonde avec un grand sourire.
"Et alors ?" rétorque Alcor, ne sachant pas s'il devrait ou non se sentir vexé. "Toi tu ne pries pas non plus."
"Moi je suis bien placée pour savoir que le cosmos est indifférent à nos petites histoires."
"Tu as fait un vœu, au moins ?" demande Actarus à sa fiancée. Elle rougit, un peu embarrassée. "Qu'as-tu souhaité ?"
"Oh, tu sais," botte-t-elle en touche. "Longue vie et santé pour ceux qui me sont chers, et accessoirement la paix dans le monde. Les choses habituelles."
Actarus sourit, lui prend la main. Ils se regardent. Se bécotent tendrement au lever du soleil - "le premier baiser de l'année, c'est important," dit Actarus - échangent des mots affectueux à voix basse. Ils ont l'air très amoureux. Vénusia, elle, est au supplice.
Elle ne sait pas bien pour quoi prier. Croit-elle seulement que cela serve encore à quelque chose ? Quand on voit ce qu'il est advenu de ses vœux de ces dernières années… Elle se sent vide.
Phénicia lance un regard espiègle à Alcor. "Il n'y a vraiment rien que tu souhaites ?" lui demande-t-elle.
"Ne me dis pas que tu crois à ces sornettes !" s'énerve Alcor.
"Oh, je ne sais pas, ça ne coûte rien d'essayer." Elle aussi joint les mains, pour voir.
"Ah oui, toi tu adores les machins superstitieux, les tarots, tout ça," persifle-t-il. "Il fallait s'y attendre. Après tout, tu es une fille…"
Phénicia lui assène un coup de coude bien senti dans les côtes.
"…Alors ?" demande Alcor au bout d'un moment, lorsqu'il a repris son souffle. "Qu'est-ce que tu souhaites avec tant de ferveur ?"
"Mêle-toi de ce qui te regarde !" cingle Phénicia.
Avant de partir, Rigel insiste pour prendre des photos. "Attention on ne bouge plus !" dit-il au moment de déclencher le retardateur, et court prendre la pose avec le reste du groupe. Quelle idée d'immortaliser ce moment, se dit Vénusia. Ce cliché résume tout. Le Professeur, pareil à lui-même, Alcor et Phénicia qui se chamaillent, Actarus et la blonde qui se font des mamours, et Vénusia qui affiche une tête d'enterrement, flanquée de son crétin de petit frère et de son père qui fait le pitre. La famille au grand complet.(1)
Alcor et Phénicia repartent à moto. Vénusia les regarde s'éloigner. Ça aussi, ça a changé en l'espace d'un an. Phéni débarque, et pouf ! moi je n'existe plus. Elle ne leur en veut pas outre mesure ; ces deux-là se méritent. Non qu'elle ait jamais sérieusement eu des vues sur Alcor ; mais elle était flattée de son attention. C'était agréable d'être courtisée, pour une fois.
Elle soupire. Se demande pourquoi c'est toujours si facile pour les autres. Se demande ce qui cloche chez elle. Elle est pourtant jolie. Appétissante. Serait-ce son caractère ? Certes, elle est parfois irascible, mais elle se donne du mal pour être douce et serviable. Phéni se comporte bien en pimbêche avec Alcor, et il en redemande. L'Anglaise n'est pas commode non plus, et Actarus se montre doux comme un agneau avec elle.
Ce qui cloche, c'est juste moi, se dit-elle.
Elle négocie les marches à petits pas pour redescendre.
Ils s'arrêtent au sanctuaire sur le chemin du retour.
Une foule de gens en tenue de fête se pressent déjà sur l'esplanade pour faire leurs dévotions et acquérir des porte-bonheurs. Tandis que Procyon et les Rigel vont faire leurs ablutions rituelles, les touristes restent poliment en retrait à les observer. Les touristes, et Alcor.
"Tu ne daignes même pas faire sonner la cloche avec les autres ?" l'aiguillonne Phénicia. "Ça a pourtant l'air amusant."
"C'est de la superstition, tout ça !" s'emporte Alcor. "Mais tu n'as qu'à te joindre à eux si ça te fascine autant."
Le visage de la jeune fille revêt une drôle d'expression. "Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, de pouvoir ironiser sur les traditions de ton peuple," dit Phénicia d'une petite voix. "Tout le monde n'a pas ce luxe."
Cela fait l'effet d'une douche froide à Alcor. Il se rend compte qu'il est allé trop loin cette fois. "Oh, pardon," bafouille-t-il. "Je ne voulais pas…"
Mais Phénicia est déjà partie fureter du côté des stands.
Les autres décident de la suivre – sauf Alcor, qui fait la tête. Ils contemplent avec une certaine perplexité le large choix de porte-bonheurs, des petits sachets de brocart bariolé renfermant des prières.
"Qu'est-ce qu'on en fait ?" demande Phénicia. "On les garde ou on les offre ?" Elle est sur le point d'en ouvrir un pour voir ce qu'i l'intérieur ; il ne faut pas moins de trois prêtresses et une dizaine de badauds pour l'en dissuader.(2)
Andromède a bien envie d'offrir un petit quelque chose à Actarus, pour le principe. Elle hésite longuement entre deux sachets, l'un portant l'inscription 'santé' et l'autre 'protection pour les voyageurs', puis finit par opter pour un troisième qui promet 'protection contre le mauvais sort et les démons.' Ça devrait couvrir tous les cas de figure, se dit-elle.
"Merci, mon cœur," dit Actarus, apparemment ravi. "Je l'accrocherai dans la cabine de pilotage de Goldorak."(3) Quant à lui, il offre un talisman rose à Andromède – "C'est ce qu'on donne à sa fiancée, non ?" Elle en est toute touchée, et se hisse sur la pointe des pieds pour le remercier d'un baiser.
Un peu à l'écart, Phénicia offre le même talisman rose à Alcor. "Tiens, c'est pour toi."
"Oh ! Mais… C'est pour moi ? Vraiment ?" demande-t-il, ému et troublé.
"Oui," assène Phénicia, "parce qu'avec un caractère comme le tien, tu vas vraiment avoir besoin d'une assistance divine pour te trouver une petite amie."
"Répète un peu ?!"
Mais Phénicia a déjà tourné les talons et s'éloigne, le plantant là.
Andromède le voit, perplexe, contemplant son petit sachet de brocart, en proie à des émotions contradictoires. Elle s'approche de lui.
"Je pensais que tu ne croyais pas en ces machins superstitieux," dit-elle pour le taquiner.
"Toi non plus, tu n'y crois pas," grommelle Alcor, renfrogné.
Elle sourit. "En effet. En revanche je crois en la valeur symbolique des choses. Regarde, ce truc n'a aucune valeur intrinsèque, mais c'est l'intention qui en fait le prix. Et ça, symboliquement, je trouve ça très très mignon." Elle lui montre son petit porte-bonheur rose.
"C'est Actarus qui te l'a offert ?"
Elle hoche la tête.
"Non mais je rêve !" s'exclame Alcor. "Tu rougis !"
"J'adore quand il est gnagnan, que veux-tu."
"Beurk !"
"Tu ferais mieux d'en prendre de la graine, au lieu de te moquer."
"Mais enfin qu'est-ce que tu veux que je fasse ?" s'écrie-t-il. "Que je la rattrape et que je lui fasse un bisou ?"
"Par exemple."
"Ça la mettrait hors d'elle !"
"Justement."
Alcor réfléchit. "Remarque, ce serait bien fait pour elle." Il remarque qu'Andromède le dévisage avec un grand sourire, et la foudroie du regard. "Quoi ?!"
"Alcor !" s'exclame Andromède. "Tu te rends compte ? Elle t'a offert un talisman pour amoureux !"
"Oui, pour se payer ma tête !"
Elle secoue la tête. "Vous êtes tellement mignons, tous les deux."
"Hein ?"
"Cui cui cui !"
"Mais…," proteste Alcor.
Andromède s'éloigne en riant, et prend le bras d'Actarus. "On n'a rien mangé depuis hier soir, j'ai l'estomac qui gargouille," lui annonce-t-elle.
Il sourit. "Moi aussi, je commence à avoir un petit creux…" Ils s'éloignent pour chercher un en-cas.
Elle va lui gâcher l'appétit ! s'indigne Vénusia qui les voit passer bras-dessus, bras-dessous en direction des stands. Voilà trois jours que je m'esquinte à mettre les petits plats dans les grands, et elle l'entraîne s'empiffrer de gaufres !
Vénusia sent quelque chose qui tire sur la manche de son kimono. Elle baisse le regard. C'est Mizar.
"Tiens sœurette," dit l'enfant. Il lui tend un petit sachet de tissu portant l'inscription 'protection pour les voyageurs.'
"C'est pour moi ?" fait-elle, surprise.
"C'est pour quand tu sors avec Vénusiak. Le prêtre, il m'a expliqué que ça protège les gens qui prennent l'avion et aussi ceux qui prennent le bateau, alors je lui ai demandé si ça marche même sous l'eau, alors il m'a dit de ne pas faire le malin, alors je lui ai dit que je faisais pas le malin mais que les gens dans les sous-marins aussi ils ont besoin de porte-bonheurs, t'as vu j'ai dit sous-marin et pas vaisseau amphibie parce que le prêtre il doit pas savoir ce que c'est, alors il m'a dit que les dieux ils peuvent tout faire et si on leur demande gentiment eh ben ça marchera aussi pour les gens dans les sous-marins, alors je me suis dit que ce serait bien pour toi, comme ça tu auras toujours de la chance quand tu pars en patrouille," dit l'enfant tout fier.
Vénusia contemple le petit sachet de brocart dans la paume de sa main. Un soudain éclat de rire lui fait lever le regard. Elle observe Andromède et Procyon qui se sont mutuellement offert 'succès académique' et ont l'air de trouver cela très amusant.
"Alors, il te plaît ?" demande Mizar. "Sœurette ?"
Vénusia a les larmes aux yeux, mais ne sait pas bien si c'est parce qu'elle est touchée du geste de son petit frère, ou parce qu'elle regrette que personne d'autre n'ait songé à lui offrir un porte-bonheur.
Voilà, on fait des recherches pour faire couleur locale, et après on se retrouve 6 mois plus tard à encore plancher sur l'épisode 66. La suite bientôt, promis. Merci de votre patience.
(1) Ça va, vous le visualisez, le fan-art ?
(2) Ça ne se fait pas.
(3) Ça va, vous le visualisez, le porte-bonheur accroché au pare-brise de Goldo ?
