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Il y a bien des choses qui font qu'un destin est changé à la dernière minute. Alena fait partie de ces individus au destin étrange. Ceux qui lisent couramment les pages du destin pensent qu'il y a une partie manquante dans le livre de la jeune femme - comme si l'auteur en avait arraché des passages ou avait préféré écrire deux tomes au lieu d'un seul. Quoiqu'il en soit, il y a dans cette frange d'incertitude, dans cet infime espace contenu entre deux feuillets, une infinité de possibles qui aurait pu se réaliser. C'est finalement cela qui s'est produit.
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Nul ne sait vraiment quand naquit Alena, si c'était au début du printemps ou à la fin de l'hiver, à la pointe du jour ou au cœur de la nuit. À un moment donné, elle n'était pas là ; l'instant d'après, elle le fut et le resta. L'imprécision qui enveloppait sa naissance l'auréolait d'une aura particulière, d'une aura qui ferait sourire Aslan des années plus tard. Le nourrisson qu'elle fut s'était abîmé dans un silence si épais, si lourd, qu'on l'avait d'abord cru mort-né puis simplement muet. Aucune explication, même tardive, ne parvint à lever le voile sur les causes mystérieuses de ce silence. La vie d'Alena ne se manifestait pas par la parole. Pourtant, elle en avait bel et bien une, de voix, et saurait en user comme n'importe qui le moment venu. Elle s'en servirait pour chanter des berceuses, murmurer des secrets, crier sa douleur ou célébrer la naissance de son premier né avec un roi de Narnia.
Les gens du village qui l'avaient vu naître éprouvaient à son encontre une crainte superstitieuse et quasi-mystique. Son attitude, pourtant, ne présentait aucun stigmate révélateur d'une ascendance surnaturelle ou divine : ses regards curieux, son agitation maladroite et ses bêtises communes n'étaient que les traits caractéristiques d'une enfance normale. Néanmoins, il semblait impossible de réfréner les regards qui, comme par réflexe, tombaient sur elle dès lors qu'un incident - même insignifiant - venait à se produire. Bien que toute jeune, Alena comprît très vite que les regards qui se tournaient vers elle, scrutateurs et inquiets, inquisiteurs souvent, attendaient d'elle une réponse qu'elle ne saurait leur fournir. Pour elle qui n'avait pas le référentiel de ses aînés, ces anomalies et leur lot de désagréments n'étaient que le schéma classique d'une réalité parfois injuste.
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Alena parut grandir vite puis stagna à un moment donné. Son enfance donna l'impression de s'être écoulée en un battement de cil tandis qu'elle peinait résolument à atteindre l'âge où l'on devenait une vraie femme. Mais si l'on demandait à un habitant du village quels étaient ses souvenirs d'Alena enfant, bon nombre réaliseraient avec surprise qu'il n'en avait pas ou peu, comme s'il n'y avait jamais rien eu à avoir. Alena elle-même avouerait plus tard n'avoir que peu de souvenirs de cette transition entre l'état d'enfant et celui d'adulte ; que les vagues images qui peuplent encore sa mémoire n'ont que peu à voir avec le village ou la forêt et commencent véritablement avec la Congrégation. Mais quelques Narniens se souviennent encore de cet être mi-femme mi-fille qui, demeurée plusieurs mois avec eux, invoquerait le secours des flammes parce qu'on avait voulu lui faire du mal. Elle compenserait l'absence de rouge par un orange plus vif.
Le problème, en effet, vint d'une fleur qui ne voulait pas fleurir. Il s'écoula plusieurs lunes sans que la floraison d'Alena n'advînt. Comme en écho à cette féminité atrophiée, à cette fertilité retardée, la terre devint aride et sèche. Les semences ne prirent plus, les plants qui avaient réussi à croître s'arrêtèrent, la pluie évita cette région maudite de la terre. L'écoulement du temps venait de se suspendre pour une durée indéterminée.
Au village, l'on commença à murmurer des choses étranges sur le compte de la fille ainée d'Aloisa et de Tristan. Les chefs de famille voulurent qu'on envoyât la fille auprès des Narniens de la forêt, parmi les centaures, les nains et les griffons. Ces peuples étaient considérés comme les plus savants parmi les Narniens et leur sagesse, suppléée par leurs connaissances, sauraient sans doute identifier la cause du mal d'Alena et ramener les cultures à la vie.
On fit donc parvenir un message à la colonie en question afin d'organiser une rencontre. Après concertation avec les représentants du village narnien, les griffons et centaures acceptèrent de prendre en charge la jeune fille et de l'accueillir temporairement au sein de leur communauté, à plusieurs kilomètres de là. Alena n'eut pas son mot à dire quant à la soudaine mise à l'écart qu'on lui faisait subir. On ne lui expliqua pas grand-chose : ni où elle irait exactement ni pour combien de temps ni, surtout, pourquoi on la mettait au ban.
— Pourquoi tu n'as rien dit ? osa-t-elle demander à sa mère, le soir, d'une petite voix. Pourquoi ne t'es-tu pas opposée à leur décision de me faire partir ? Toi aussi tu penses que je suis responsable de ce qui arrive ?
— Les gens ont peur, Alena, répondit Aloisa avec un soupir las. Il était plus sage de se ranger de leur côté que de s'opposer à eux, ton père et moi. Tu n'as pas à t'inquiéter, il ne t'arrivera rien dans ce village narnien.
— Tu n'as pas répondu à ma question : est-ce que toi aussi, tu me crois responsable de ce qui arrive ? Tu penses que j'ai quelque chose qui ne va pas ?
— Qu'est-ce que ça change ? Si tu as bel et bien quelque chose qui ne va pas, les Narniens le trouveront et tout ira mieux ensuite. Ils savent des choses que nous ignorons. Ce n'est qu'une simple question de temps Alena, tu n'as pas à t'en faire, lui répondit-elle d'une voix qui se voulait rassurante.
Mais en vérité, dans les replis de son cœur de mère dont elle taisait les douleurs sous des sourires, Aloisa ignorait si les choses iraient véritablement mieux. Et si rien ne se produisait en Alena à l'issue de ce séjour ? Que faudrait-il faire ensuite pour sa fille ? Le secret qu'elle gardait en elle, camouflé dans son ventre, à l'abri de tous les regards, devait encore être protégé. Car qu'allait-il se passer si c'était elle l'origine du problème d'Alena ?
— Tu reviendras à la maison dès que tout ceci sera terminé, conclut Aloisa en tendant à Alena un sac en toile avec quelques affaires.
Alena récupéra le bagage et sortit sans dire un mot de plus. On l'accompagna jusqu'aux portes du village où l'attendait déjà un centaure d'une imposante stature. Il était aussi haut qu'un cheval mais semblait posséder un buste d'homme beaucoup plus large.
Intimidée, elle ne releva pas les yeux une seule fois lors du trajet de son village à celui de ses hôtes. On lui expliqua que l'endroit où elle vivrait était en réalité un relais et qu'il servait essentiellement aux voyageurs en itinérance. Là-bas, elle aurait l'occasion d'entendre une multitude d'histoires narniennes et de côtoyer les représentants des diverses espèces. Chacun lui apportait un peu de sa connaissance si elle acceptait de la recevoir. Alena resta figée dans ce silence hérité de l'enfance qui ne l'avait jamais pleinement quittée, songeant à la crainte sourde qui la paralysait de l'intérieur.
C'était la première fois qu'elle voyait des Anciens Narniens de si près et elle redoutait de s'attirer leur colère de la même manière qu'elle s'était attiré la crainte de son village. Car que ferait-elle ensuite, si eux aussi venaient à la chasser ?
