Chapitre 24 : Proposal

"Trop jeune pour porter le deuil, vous dis-je !... Messire Flamm a encore toute la vie devant lui !..."

M'agace !...

"Ma chère, toutes les femmes de commerçants de la cité ne rêvent plus à présent que d'une seule chose : faire un bon mariage à leur fille !..." se rit l'une d'elles.

Et personne ne semble se questionner sur la raison du suicide d'Aelys avec un peu de bon sens ?! Je ronge mon frein.

"Ma Mélisandre aura toutes les chances de plai..."

Tous les regards convergent vers celui qui vient de passer le seuil de la boutique.

Oh, certes, il ne porte plus les attributs de Président du Conseil des Étudiants mais il n'en demeure pas moins dépourvu de prestige - un excellent poste, une intelligence reconnue, un salaire tout ce qu'il y a de plus confortable. Voilà qui suffit à faire saliver ces mères ambitieuses !...

Petit regard dans ma direction, salutations aux clientes qui patientent d'un mouvement élégant de la tête, se range dans la file, derrière moi.

La cité a beau être vaste, le destin s'acharne véritablement à nous mettre en présence l'un de l'autre !

Je suis prise de la furieuse envie de rompre la file et me diriger vers une autre adresse !... Mais ne serait-ce point un aveu de faiblesse ?...

Les pensées les plus confuses et chaudes commencent à heurter mon corps et à faire basculer mon esprit !... Comment cet homme demeure-t-il capable d'insuffler autant de désir en moi sans même me toucher ?!

Mon tour vient enfin.

Le silence qui règne à présent dans la boutique m'est presque comique depuis que Flamm lui-même y est entré.

J'ouvre mon sac pour y placer la marchandise, je règle et je me sauve !...

Je marche vite, fendant la foule, abordant une ruelle lorsque je le distingue qui arrive en contresens ! Vache ! J'ai omis qu'il connaît la cité comme sa poche.

"Me fuirais-tu ?" presque moqueur, paquet tenu contre lui.

Je relève le port de ma tête. "Pour quelles raisons, je te prie ?!"

Sa bouche - sa foutue putain de bouche si parfaitement dessinée ! - vient d'adopter un pli joueur. "A toi de me le dire."

"Je ne te dois rien, Rollo." sur les nerfs.

"Il existe un moyen à la fois simple et efficace de mettre un terme à toutes ces folles rumeurs, Rachel." commençant à jouer avec une mèche de mes cheveux. "Et tu le connais, n'est-ce pas ?..."

"Rollo, ne..."

"Epouse-moi, petite fée." à mon oreille.

J'en frémis, totalement incrédule.

Mes traits effacent toute surprise pour arborer quelque chose de terriblement dur. Je le fixe dans les yeux. "Jette-moi tout de suite du haut d'un des ponts de la Sun River, ce sera plus rapide."

"Petite... garce !" ego profondément heurté. "Il est grand temps qu'un homme te prenne en main."

"Oh. Et cet homme providentiel, ce serait toi, Rollo ?" air de plus en plus mauvais. "A la première occasion, je t'échapperai." en guise de promesse.

"Tu n'as encore rien vu de la poigne dont je suis capable."

"HORS DE MA VUE !" le repoussant des deux mains.

Fort heureusement, la rue est peu passante.

Il s'abrite derrière son mouchoir, révulsé. "Par le diable ! Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?!"

"Je refuse d'être la propriété d'un homme !"

"Oh. Je vois. Tu préfères être la catin de plusieurs ?" abaissant le mouchoir, donnant sur un visage plissé de rage et de mépris combinés.


"De Sillé. Vous me semblez avoir la langue bien agile aujourd'hui. Faites-nous donc la lecture à partir du second paragraphe, je vous prie."

"Il est amoureux, Messire !..." le vend un camarade.

Le dénoncé en rougit jusqu'au bout des oreilles.

Rollo hausse son sourcil fin. "L'amour ? Quelle sottise. La littérature est, semble-t-il, suffisamment riche d'exemples au sujet des déboires amoureux. Vous m'en ferez une composition pour demain, intelligemment documentée, de Sillé, que vous lirez à la classe entière, ce qui servira de leçon à tous."

Murmure dans la classe au sujet du fait que Rollo soit devenu amer suite au deuil qui l'a frappé.

Rollo frappe le bureau d'une baguette de bois. "SILENCE ! Souhaitez-vous donc tous avoir du travail supplémentaire qui vous tiendra éveillés la nuit durant ?!"

Personne ne moufte. La discipline est ainsi appliquée à Noble Bell.


Son déjeuner, Rollo le prend en haut du clocher, tranquille et seul. L'endroit lui rappelle tant de souvenirs...

Installé sur un muret, serviette élégamment dépliée sur les cuisses, il déguste un excellent jambon-beurre, jetant parfois un coup d'oeil en contrebas, appréciant la hauteur sans nullement souffrir de vertige.


Cela bouge aussi pas mal du côté de mon père et d'Eliott. Ils ont beaucoup apprécié l'ambiance très particulière de la cité, aussi ont-ils décidé de s'installer - ce qui, évidemment, ne m'arrange pas du tout !... Je souhaite néanmoins ne pas les empêtrer dans mes problèmes relationnels avec Rollo.

Papa y a fait plusieurs acquisitions immobilières mais nous logeons tous les trois, avec Patou, dans une vaste demeure. Le chien peut s'ébrouer dans la cour intérieure, tout à son aise.

Na'ir y est également laissé libre de ses mouvements.

Nous coulons ainsi des jours heureux, en famille.


La forêt étant toute proche, j'y pars souvent en balade sur le dos de Na'ir, accompagnés de Patou. Il furète partout, truffe dans les fourrés.

Soudain, Patou s'arrête et se met à aboyer bruyamment, alertant toute la faune à la ronde !

"Patou, silence !"

Mais rien n'y fait. Un sanglier fait soudain irruption d'un fourré, passant devant nous à grande vitesse. Patou le trousse.

Arrive son chasseur au trot, tranquille, semblant abandonner la poursuite, monté sur cette bête dont le nom n'est guère usurpé.

Mes yeux s'agrandissent. Les siens aussi.

"Tss. Décidément." agacé.

"La forêt appartient à tout le monde, il me semble ?!"

"Je me questionnais justement sur ce qu'une femme seule vient y faire."

Je plisse les yeux. "Oh, bien sûr, j'imagine que certains aimeraient beaucoup nous cantonner en cuisine !"

"Tu seras ravie d'apprendre que je vais accéder à un poste au conseil municipal de la cité et que je m'empresserai de promulguer des lois interdisant aux femmes de sortir sans accompagnants masculins."

Je le fixe, bouche entrouverte. "Ma parole... tu deviens tous les jours plus con, Rollo !"

"Un autre langage, je te prie !" heurté.

"J'emploierai un autre langage lorsque ton attitude me l'inspirera, Rollo !"

"Tu me dois le respect en tant qu'homme et futur notable ! D'ailleurs, je ferai tout pour vous exproprier, ta famille et toi ! Tu vas rapidement comprendre que tu as eu tort de t'opposer à moi !"

Je libère les rênes de Na'ir et me mets à applaudir la prestation - ce qui, gantée, n'a pas grand effet. "Bravo. Non, vraiment, bravo. Je crois que je suis en train d'assister à la plus fulgurante ascension sur l'échelle de la stupidité humaine."

Je pose le coude sur le pommeau de la selle, main soutenant mon menton. "Je suppose que si tu te défends autant de moi, c'est que ça doit remarquablement pousser là-dessous." sur un regard qui cible parfaitement la partie en question.

Il me fixe à son tour, se pensant victime d'un mirage auditif.

"Si tu portais un peu tes couilles, Rollo, tu descendrais de ta monture, m'inviterai à quitter la mienne et me prendrai avec force contre le premier tronc venu. Comme au bon vieux temps. Mais même ça, tu n'en demeures plus capable, pauvre garçon."

Sa bouche s'entrouvre à plusieurs reprises, incapable de prononcer le moindre son audible tant il demeure choqué. Ses doigts crispent de nervosité sur ses rênes en cuir.

Je viens de définitivement embrouiller son esprit en lui inspirant des visions dont il s'interdit le contenu mais qui frappent malgré tout sa rétine ; descendre de cheval et m'embrasser à en perdre haleine, me conduire par la main pour trouver refuge dans le premier fourré et m'y prendre avec une ardeur peu commune !... Son sexe en pulse, totalement raidi à la suggestion. D'ailleurs, son bassin entier demeure sous tension.

Nous demeurons immobiles et silencieux.

"Il est loin, le garçon que j'ai connu à Noble Bell." soupirant après cet amant perdu que la vie a tant frappé qu'il en est devenu une véritable caricature.

Patou nous revient et je quitte ma selle pour le prendre en laisse. Cet animal est doté d'un caractère extrêmement doux pour une bête de sa taille. Il me suit sans rechigner, abandonnant la carcasse dans le chemin.

Flamm nous regarde nous éloigner, pensées totalement confuses.


"Messire Flamm a intégré le conseil municipal !... Nous autres, commerçants, sommes persuadés qu'il agira en notre faveur !..." s'extasie la femme du tanneur.

Ça y est, pensais-je, l'enfer va commencer.

Je n'en ai évidemment rien dit à Eliott et à mon père.


"Nous sommes conviés, avec plusieurs autres arrivants, à l'hôtel de ville." nous annonce mon père. Je blêmis. Non... Rollo n'a pas pu mettre sa menace à exécution dans un si bref délai !...


La réception est joyeuse, les nouveaux citadins bavardant entre eux.

Le buffet est généreux - les meilleurs artisans locaux y sont représentés.

Coup de coude d'Eliott, me désignant un individu du menton. "N'est-ce pas ton..."

Je barre ses lèvres de l'index. "Fais comme s'il n'existait pas."

Rollo s'arrête devant nous, plongé dans une tunique longue couleur grenat, de teinte assortie au rubis de sa bague, et d'une surcotte de même longueur de couleur bleu nuit.

Prestigieux.

"Soyez les bienvenus."

Je manque d'en avaler mon petit-four de travers !

"Ça va ?..." s'inquiète Eliott, me tapotant dans le dos.

"Un petit effet de surprise ?" sur un visage affable.

C'est une blague ? Avec tout ce que nous nous sommes jeter au visage dans les bois l'autre jour ?

Je renifle.

"Il me semblait pourtant t'avoir dit que j'avais été sollicité par le conseil municipal ?"

"Oh, vous vous voyez toujours ? Petite cachottière !..." s'amuse innocemment Eliott.

"Parfois. Dans les bois. Lorsque j'y fais mes promenades. Seule." le fixant dans les yeux.

Il plisse les siens en retour.

"Figure-toi, Eliott, que Messire Flamm compte soumettre des idées pour le moins rétrogrades au conseil."

"Simple question de sécurité et de bon sens." assure l'intéressé.

"Ma mère ne s'y promène jamais seule !..." rit Eliott. "Vous me semblez oublier Na'ir et Patou !..."

Je croise les bras, attendant la réplique.

"La garde personnelle." affirme Eliott, posant le coude sur mon épaule. "Oh, mais non, j'ai compris !... J'ai compris !... Messire y voyait l'opportunité de t'escorter personnellement en forêt !..." glissant l'index le long de mon nez. "Ah c'est bien jouer !" levant la main pour taper dans celle de Rollo.
Aucune réaction en face si ce n'est un pli parfaitement mauvais.

"Démasqué." de bien mauvaise foi.

Eliott rit. "Ah, c'est démodé, certes, mais ça peut faire mouche !..."

Il finit par nous laisser seuls tous les deux.

"Aussi... dégénéré que sa mère, je note." sur un retour de mouchoir.

"Tu sais ce que l'on dit : les chiens ne font pas des chats."

"Je vous crois capables de tout, dans ta famille." méprisant.

"La famille Flamm n'est pas mal non plus dans son genre. Au fait, je n'ai pas eu l'occasion d'aller saluer ton oncle. Je suppose qu'il croupit toujours au même endroit ?" du tac-au-tac.

Il bisque, pan de lèvre remonté d'un côté.

Je réalise bien avant lui le ridicule de la situation. "Comment a-t-on pu en arriver là ?..."

Il déride, finissant même par sourire légèrement. "Je ne sais pas. Une demande impromptue, un refus mal interprété peut-être. Une chose est sûre : nous savons à la fois nous déchirer et nous aimer avec la même intensité."

L'orchestre entame une marche joyeuse.

"Je te fais danser ?" me proposant sa main pour regagner la ronde.

"Comme au bon vieux temps ?" glissant ma main dans la sienne.

La danse est rythmée, dos contre dos, bras écart, jeu de jambes en sautillant presque sur place puis en tournoyant.


Le bouquet a été choisi avec soin et son langage demeure discret et approprié, évoquant une certaine patience.

Flamm cherche un retour en grâce. Et je compte le faire ramer.

Ce seront de longues séances de lecture de poésie française et latine - de sa composition de préférence - des balades à cheval, une avalanche de cadeaux, etc. Je compte me faire véritablement choyer avant d'accepter de le recevoir à nouveau dans mon lit !

Et Flamm ne s'en fait pas prier, se pliant à la discipline avec allant.

Je lui accorde néanmoins quelques baisers encourageants et prometteurs.

Retrouver ces lèvres capables de vous renverser d'une seule grimace bien sentie ; l'offense m'est pour le moins agréable !... Et leur faire dessiner un sourire demeure un défi de tous les instants.


Je repose contre son épaule, sagement posée à ses côtés.

Le clapotis discret et régulier du ruisseau nous évoque une douce berceuse.

Nous apprécions la nature dans ce qu'elle offre de plus beau et reposant. Après la traversée du désert pour l'un et l'autre, nous aspirons renouer avec nos sensations.

Sa main s'abaisse et il vient glisser ses doigts entre les miens, tendre, dans un geste lent, sa belle bague ornant le majeur de sa main directrice.

"Je... ne croyais plus à la sortie de crise, tu sais." avouais-je.

"Je n'ai certes pas été très aidant ces dernières semaines..."

"Je veux... continuer à croire en nous."

"Je t'en remercie. Et je saurai m'en montrer digne."

"Nous avons partagé d'excellents moments à Noble Bell..."

"Et nous en partagerons encore, tu peux me faire confiance. Je veux... que tout redevienne comme avant. Lorsque nous... nous entendions, lorsque nous avions du plaisir à nous trouver l'un en présence de l'autre, ma belle fleur." soulevant ma main pour en baiser délicatement le dos.

"Tu n'es parfois pas aisé à saisir, Rollo Flamm."

"Pardon, petite fée, je ne voulais vraiment pas ce qui est arrivé... mais j'ai conscience d'y avoir grandement contribué." embrassant ma tempe avec délicatesse.

"J'irai saluer Amédée à l'occasion."

"Cela lui fera un immense plaisir. Il demande souvent de tes nouvelles."

"Vous avez toujours été très proches." en souriant aux souvenirs communs.


"Rachel vous adresse ses salutations, Malaspina." choisissant les recueils du jour.

"Oh !..." ravi. "Comment se porte-t-elle, Monseigneur ?"

"Bien. Sa famille est à présent installée dans notre cité."

"En voilà une bonne nouvelle." sourit Amédée.


J'avise le bouquet ainsi que les pâtisseries qui l'accompagnent, choisis avec goût.

Le parfum est enivrant.

"Tu ne te trompes jamais quand il s'agit de fleurs ou de pâtisseries." dis-je, l'invitant à entrer.

"Ravi de te l'entendre dire." passant le seuil, retirant son tricorne.

Dehors, il y a des giboulées. Il semble être passé entre les gouttes.

Je le reçois dans le petit salon, plaçant le joli bouquet dans un vase.

"Les précédentes ont tenu au moins une semaine."

"La pièce est baignée de lumière, cela leur réussit." installé sur le confortable canapé de style baroque, jambes élégamment croisées. "Malaspina te retourne tes salutations."

"Ce brave Amédée..." sourire audible.

"Je ne suis, il me semble, pas le seul à l'apprécier."

"Il est touchant."

"Il a beaucoup gagné en assurance." sur un petit sourire satisfait.

"La tenue de Présidence du Conseil des Étudiants, j'imagine."

Je m'installe en face de lui, servant le thé dans un service de porcelaine fine.

"Et toi ? Ta magie a-t-elle évolué ?"

"Non. Je pense que... Darkfire demeure... son apothéose."

"J'avoue beaucoup apprécier te voir tout vêtu de flammes, Messire."

Il écarquille un instant les yeux. "Tu es bien la première à me faire une telle révélation."

Petit rire. "Les autres témoins me semblent avoir été pris de court."

"Touché." sur un pale sourire.

Je pose ma main sur la sienne, contact visuel établi. "Je t'aime, Rollo Flamm."

Son sourire... vaut tout l'or du monde. "Petite fée... je... j'ai une chance incroyable..."

"Mais je ne veux pas aller trop vite."

"Nous prendrons tout le temps qu'il faudra."


Je caresse mes lèvres de la pulpe des doigts, comme si celles, attentionnées, de Rollo s'y trouvaient encore.

"Ce sourire, ce sourire !..." capte Eliott.

"Arrête." en riant moi-même. "J'ai l'impression de soupirer comme une jouvencelle !..."

Eliott pouffe. "C'est... Flamm, c'est ça ?"

Je hoche la tête. "Nous avons décidé de nous accorder une seconde chance."