L'Invocatrice d'Askr

Une fois encore, Alfonse patrouillait dans les vastes plaines verdoyantes d'Askr sous un soleil ardent, ses cheveux de jais collés à son front. Avec cette chaleur, sa lourde armure devenue inconfortable après de longs efforts lui pesait et chacun de ses pas lui semblaient difficiles. Mais il restait concentré, aux aguets, l'œil vif. En tant que Prince et membre royal des Gardiens d'Askr, il avait une mission importante à remplir. Son père, Gustav et roi de ce royaume en paix, l'avait convié à une réunion et avait été formel : ses éclaireurs lui avaient rapportés de sombres nouvelles. D'après leurs dires, une agitation soudaine s'était emparée des villages alentours, des rumeurs circulaient. Dans leurs sombres allées, l'on évoquait ici et là, en de discrets murmures à l'oreille de l'autre, la présence de soldats. Armures noires et armes massives, ils arpenteraient déjà très largement Askr. S'il avait bien pris la mesure de l'atmosphère pesante qui régnait au cours de ses inspections, Alfonse n'avait, en revanche, découvert aucune trace de leurs potentiels envahisseurs.

-Tu es sûr que Père n'en fait pas un peu trop ? Si on se rend compte qu'il y a une certaine tension dans nos villages, tout à l'air malgré tout si normal...

Derrière lui, Sharena, sa jeune soeur. Tout comme lui, elle avait rejoint les rangs armés et décidé de combattre aux côtés de son frère aîné, ardemment désireuse d'apporter paix et sérénité à leur peuple. Une ligne de conduite qu'elle partageait avec Alfonse et dont ils ne s'étaient jamais écartés. Cette fois ne ferait pas exception. Si le danger rôdait, ils se devaient de l'éloigner. Mais ces rumeurs et les inquiétudes de leur père étaient-elles vraiment fondées ?

Alfonse risquait un regard vers elle quand il s'arrêta pour la regarder et l'observer avec attention. Sous ses longs cheveux blonds qui contrastaient avec les siens, son visage lui renvoyait son propre scepticisme. Comme si elle avait du mal à croire à ces soi-disant rumeurs.

-C'est vrai, reprit-elle. Regarde autour de toi. Si l'ennemi était réellement là, ne crois-tu pas que nous l'aurions déjà vu ? Il y aurait forcément des traces !

-Nous ne pouvons être sûrs de rien tant que nous n'avons aucune réponse... Il ne s'agit peut-être là que de rumeurs, mais imagine un instant qu'ils soient vraiment là. Que les éclaireurs ne se soient pas trompés et qu'ils préparent une offensive contre Askr. Toi et moi sommes les héritiers du trône, les successeurs de Père. Notre devoir est de protéger notre peuple, comme l'exige notre statut princier. Je ne rendrais pas les armes si l'ennemi est à nos portes et marche sur nos terres, Sharena.

-Je le sais bien, admit sa cadette. Et je ne doute pas que tu seras le premier sur la ligne de front si cela devait arriver.

Depuis qu'ils avaient l'âge de manier les armes, Alfonse s'était toujours montré déterminé, prêt à aider son prochain. Même si rien ne laissait supposer la présence d'ennemis, elle savait son frère suffisamment borné pour ne pas abandonner si aisément.

-Alfonse... l'interpellait Sharena. Je crois que nous avons un problème plus important à régler pour le moment...

Le regard de la jeune princesse avait été attiré un peu plus haut, au-dessus de l'épaule de son frère qui s'était à peine retourné. Là, au sommet d'une colline, elle pointait du doigt une silhouette fine qu'Alfonse ne vit que quand il tournait les yeux. Sharena s'apprêtait déjà à se ruer vers l'inconnu, l'air inquiet.

-Attends, la retint-il, à la fois perplexe et prudent. Il se passe quelque chose...

Sa main enroulée autour du poignet de sa sœur qui s'était aussitôt arrêtée sans comprendre, Alfonse restait sur ses gardes. La tenue qui recouvrait le corps fin ne ressemblait en rien avec ceux que l'on trouvait communément en Askr. Une longue cape noire sur des vêtements de piètre qualité, abîmés et tâchés de sang. La capuche rabattue ne laissait pas voir le visage qui s'y dissimulait.

-Il faut l'aider, Alfonse... insistait Sharena.

Mais Alfonse restait obstinément immobile et muet, le regard fixé sur la silhouette chancelante et au bord de l'épuisement qui vacillait dangereusement. Un pas de plus et elle s'effondrerait immanquablement sur le flanc de colline.

-Alfonse !

Le jeune prince avait porté son autre main à la garde de son épée, solidement attachée à sa ceinture. Si le moindre danger se présentait, il n'hésiterait pas à riposter. Au grand soulagement de Sharena, il n'en eut pas l'occasion. A l'instant où elle parvint à se détacher de la main ferme de son aîné, la silhouette perdit l'équilibre. Il n'en fallut pas plus à Sharena pour se ruer vers elle, horrifiée, sous le regard effaré d'Alfonse qui finalement, se ravisa et entreprit de la suivre. Sa cadette s'était aussitôt agenouillée dans l'herbe chaude, les traits tirés par l'inquiétude. Quand il arriva, elle avait déjà rabaissé la capuche pour révéler un visage terriblement pâle encadré de cheveux vénitiens blonds. Certaines des mèches, collées à sa peau, étaient maculées du sang qui ruisselait d'une entaille sur son front.

-Elle a l'air mal en point, remarquait Sharena. Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?

Alfonse se mit à sa hauteur. Sa cadette avait l'air tellement préoccupée qu'il prit l'initiative d'examiner le corps inerte à ses pieds. Le souffle irrégulier, le pouls bien trop rapide, il eut le déplaisir de constater d'autres blessures, plus ou moins profondes. L'une d'elle l'inquiétait particulièrement.

-Je crois que c'est sérieux, finit par dire Alfonse après un long moment.

Il avait relevé le bas d'un haut trop épais. Sous le tissu déchiré et maculé de sang encore frais, la peau profondément entaillée laissait toujours échapper de longs sillons rouges. En s'étirant le long du flanc meurtri, les gouttes coloraient les brins d'herbes asséchés par la chaleur.

-On ne peut pas la laisser là.

-Sharena, on ne sait rien d'elle. Il serait trop risqué de la ramener au château. As-tu pensé au fait qu'elle puisse être une ennemie ?

-Et si elle ne l'était pas ? Si c'était seulement une pauvre victime de ces prétendus envahisseurs ? contrait Sharena. Si on ne l'aide pas, elle va mourir, Alfonse...

Les sourcils froncés, elle plongeait un regard assuré dans le sien. Cette jeune femme avait besoin d'aide et eux seuls pouvaient lui apporter. Alfonse était-il vraiment prêt à la laisser là, seule et blessée ? Non, ça ne lui ressemblerait pas. Aider son prochain, n'était-ce pas sa ligne de conduite ?

Alfonse soupirait. Quoi qu'il dise, il savait bien que Sharena avait raison et qu'elle ne céderait pas.

-D'accord... se résignait Alfonse en soulevant précautionneusement le corps fin dans ses bras.

Il allait tourner les talons pour repartir quand un ouvrage tombait de la cape dans un bruit sourd. Intriguée par le son, Sharena découvrit à ses pieds un tome épais, à la couverture blanche ornée d'une gravure dorée. En se baissant pour le ramasser et le détailler longuement, il lui semblait familier. Et lourd. Du bout des doigts, elle effleurait la couverture de ce qui ressemblait à un imposant grimoire en dessinant les contours de la gravure, incrédule. A l'intérieur, chacune de ses pages était couverte d'inscriptions, de longues lignes noires qui, en les parcourant d'une voix basse, ressemblaient à des formules de magie.

Elle en était de plus en plus certaine, elle avait déjà vu cet ouvrage dans l'un des vieux livres qui trônait dans les interminables rangées de la bibliothèque royale. Breidablik, la relique légendaire... Était-ce seulement possible... ?

-L'Invocatrice d'Askr...