Wen Ning se souvient des flammes ; de leurs couleurs ardentes, de leur chaleur suffocante, de leur odeur âcre. Il se souvient avoir vu brûler tant de choses autour de lui, tant de structures et de personnes que plus rien ne pourrait sauver. Il se souvient du goût de la cendre sur ses lèvres lorsqu'elle volait jusqu'à lui, lorsqu'elle échappait à l'enfer des flammes pour toucher sa peau si froide.
Dans le vide créé par l'absence et le manque, il ne se souvient que des flammes.
Car sa cellule est sombre, plus qu'une nuit sans lune. Car sa cellule est froide, plus encore que son corps mort. Car sa cellule est pleine de souffrances qui matraquent son crâne encore et encore.
Parfois, lorsqu'il ouvre les yeux, il voit A-Jie devant lui, telle qu'elle était dans leur enfance. Dans les ténèbres qui pourraient aussi bien être infinies, il voit cette enfant qui souhaitait tant guérir et soigner et sauver. Il voit cette adolescente que rien n'arrêtait, contre qui personne ne pouvait s'opposer.
Quelques fois, lorsque la douleur et le ressentiment deviennent trop présents, trop vivaces, trop puissants, il voit cette adulte prisonnière d'un bûcher ; ses cris comme mille oiseaux agonisants et son visage comme une bougie restée trop près d'une flamme.
Il ne se souvient pas de l'odeur. Il espère ne jamais se souvenir de l'odeur.
Alors il ferme les yeux, il relâche les muscles de son corps et se laisse pendre à ses entraves.
A-Jie lui manque. Et Wei Wuxian. Et A-Yuan. Et tous les autres.
Lesquels respirent encore ? Lesquels ont préféré le trépas à l'existence qui était la leur ? Lesquels ont été forcés vers l'autre monde ?
Il ne sait pas, ne saura jamais.
D'une certaine façon, ça lui convient.
Dans les heures qui pourraient aussi bien être mois, Wen Ning attend.
Un jour, peut-être, le monde deviendra un endroit plus plaisant. Un jour, peut-être, la mort viendra le saisir définitivement.
Un jour, peut-être, dans une éternité.
XxX
Un jour, Wen Ning ouvre les yeux sur un ciel ensoleillé, sur un ciel bleu troublé de si peu de nuages. La brise est fraîche sans être froide et le soleil réchauffe son corps pour atteindre une température idéale.
Il ne souvient plus de la dernière fois où il a ressenti cette douce chaleur sur sa peau.
Devant lui se trouve une cible, un arc piégé dans ses mains. Depuis combien de temps n'a-t-il plus tenu d'arc ?
Il regarde la cible face à lui et la flèche figée en son centre sans comprendre.
Sans réfléchir, il attrape une flèche dans son carquois, bande son arc et tire. Son tir est tellement précis, comme il l'était de son vivant, qu'il transperce le centre en déchirant le projectile qui s'y trouvait.
Un sifflement impressionné résonne près de lui et il tourne la tête.
Ses yeux s'écarquillent, sa bouche s'assèche. Parce que l'homme qui se tient devant lui est jeune et en bonne santé, insouciant et joueur. Parce que l'homme qui se tient devant lui marche avec un balancement amusé pour se rapprocher de lui, sans le reconnaître. Parce que l'homme qui se tient devant lui est tout ce qu'il n'a plus jamais été.
"Wei Wuxian…"
Wei Wuxian hausse un sourcil.
"Oh ? Nous nous serions déjà rencontrés ?"
Il fronce les sourcils et scrute le visage de Wen Ning, avant de secouer la tête.
"Désolé, je ne sais pas du tout qui tu es."
Wen Ning fronce les sourcils et porte de nouveau son regard vers la cible.
Cet endroit est familier, tant que c'en est troublant. C'est comme s'il revivait le jour de la compétition de tir à l'arc, le jour de sa rencontre avec Wei Wuxian.
Wen Ning baisse les yeux, sa poitrine se serrant. Serait-il donc devenu fou ? Uniquement capable de se raccrocher à des souvenirs pour fuir une réalité devenue insupportable ? Pathétique.
"Tout va bien ?"
Wen Ning se tourne et remarque que Wei Wuxian a les sourcils encore plus froncés que tout à l'heure.
Ainsi donc ses geôliers ont eu raison de lui.
Un sourire triste lui échappe, alors qu'il acquiesce. C'est drôle, il a presque envie de pleurer.
Wei Wuxian se passe la langue sur les lèvres.
"D'accord… En tout cas, ce tir était très impressionnant ! Tu dois faire partie des compétiteurs."
Wen Ning secoue la tête, ses yeux glués sur Wei Wuxian. Il ne veut pas se détacher d'un souvenir si cher à son cœur.
La surprise apparaît sur les traits de Wei Wuxian.
"Vraiment ?"
Wei Wuxian continue de parler mais Wen Ning n'entend rien. Il voit son passé se dérouler sous ses yeux, et il sait ce qui suivra. Il sait que bientôt le sourire de Wei Wuxian sera creux et ses iris assombris. Il sait que bientôt, le ressentiment deviendra trop pour un seul homme et que les malheurs se succéderont.
Il sait cela mais lorsqu'il regarde Wei Wuxian agir comme autrefois, il parvient à l'ignorer.
Sans trop savoir comment, Wen Ning se retrouve à devoir démontrer sa maîtrise de l'arc devant les Wen.
Il ne ressent aucun stress et laisse son corps faire ce qu'il sait faire de mieux. Mais alors qu'il sait avoir manqué son tir, sait qu'il n'a jamais été capable d'être bon sous la pression, sa flèche se fige en plein cœur de la cible.
Le souvenir ne devrait-il pas se dérouler de la même façon que la première fois ? Pourquoi n'a-t-il pas manqué ?
Les flammes brûlent dans la périphérie de sa vision, trop proche et trop loin.
Le silence autour de lui est troublant, déplacé.
Rapidement, Wen Chao s'insurge :
"Ça ne veut rien dire. N'importe qui peut avoir de la chance et ce n'est pas avec cela que l'on obtient des résultats !"
Wei Wuxian, visiblement mécontent, s'apprête à répondre mais Wen Ning le retient.
"S'il dit que ce n'était que de la chance, c'est que c'en était."
Wen Ning n'a jamais mérité la sympathie de Wei Wuxian, pas une seule fois. Il n'est pas en droit de lui attirer des problèmes. Et quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve, quelles que soient les raisons du vent sur sa peau et du cœur battant dans sa poitrine (depuis quand s'est-il remis à battre ?), il ne veut pas que Wei Wuxian ait de problèmes.
Pourtant, venant de la plateforme où se trouvent les chefs de secte, une voix s'élève jusqu'à eux.
"Si c'était de la chance, il manquera son prochain coup. Qu'il tire une seconde fois."
Les disciples se figent sous la voix de Wen Ruohan et Wen Ning ne voit plus que les flammes, ne sent plus que la cendre, ne perçoit plus que les couleurs avides. Les flammes qui ont pris tout ce qu'il ait jamais eu, la cendre qui a dissimulé les marques d'abus et les couleurs qui n'ont fait qu'abîmer sa rétine jusqu'à la cécité. L'odeur âcre dans ses poumons alors que l'air s'en échappait une dernière fois, le fourneau engloutissant A-Jie et le vermeille mélangé à l'ocre dans une toile de sang se mélangent et se mêlent.
Les flammes ont brûlé et consumé et englouti tant et tant. Les cendres ont recouvert les cadavres et les larmes. Les couleurs ont noyé le chagrin et le deuil.
Il n'y a eu aucune justice, pas la moindre pitié. Ni par le passé, ni depuis lors.
Dans les flammes qui encombrent sa vision, Wen Ning ne perçoit que le ressentiment qui croit en lui. C'est mauvais, vorace et putride mais c'est si familier qu'il s'y accroche de toutes ses forces.
Il s'y accroche lorsqu'il bande son arc et vise le rouge. Il s'y accroche lorsqu'il transmet sa haine et sa colère à son arme. Il s'y accroche lorsqu'il décoche sa flèche.
Wen Ning était un très bon archer. Wei Wuxian n'avait pas tort en disant qu'il aurait pu participer à la compétition.
Alors Wen Ning sait avant même de le voir qu'il a atteint sa cible.
Dans le silence qui suit, il se sent si calme qu'il pourrait en pleurer de joie.
Puis des cris résonnent et dissipent les flammes.
Wen Ning cligne des yeux, remarque le chaos qui vient de se créer parmi les disciples. Wen Chao a dégainé son épée et pousse, prêt à en faire usage. Des disciples le retiennent, disent que la sentence ne doit pas être faite par leurs mains.
Wen Ning réalise alors que tous ont sorti leur arc et le pointe de leurs flèches.
Oh, peut-être est-ce réel après tout.
