13 juillet

Consoler l'autre


Montaigne était un homme talentueux, intelligent et investi, mais il n'était pas des plus sérieux. Il n'avait pas peur de faire des bons mots pendant leurs sessions au Parlement, de s'éclipser parfois pour se consacrer à ses conquêtes. Il était une véritable lumière pour ses collègues qui, à part les plus rigides d'entre eux, aimaient pouvoir rire de temps en temps. Ils en avaient bien besoin en époques guerroyeuses et troublées.

La Boétie devait se retenir parfois très fort de ne pas rire. Il se mordait les joues et pourtant, il était un homme sérieux, raisonnable et travailleur, il n'avait pas le temps pour ces bêtises quand le royaume avait besoin de lui. Il cadrait son ami, quand c'était nécessaire. Montaigne avait encore beaucoup à apprendre et c'était un honneur pour lui de le pousser à faire la part des choses entre le plaisir et le devoir. Sauf quand le sens de l'humour et l'espièglerie du jeune magistrat lui faisaient perdre toute envie de le morigéner.

Montaigne savait bien qu'il ne pouvait pas conserver cet air morose bien longtemps en sa compagnie. Alors, voyant comme il avait l'air de se sentir mal, au Parlement, depuis quelques temps, il essayait de le dérider en se montrant encore plus spontané et avenant que d'habitude. Ses collègues les plus aigris le regardaient faire avec des coups d'œil de travers et ils se lançaient dans des grands discours entre eux, sans doute pour déprécier sa jeunesse et sa frivolité. Mais Montaigne se moquait complètement de leurs jérémiades, il n'y avait que son ami qui l'intéressait et il était de plus en plus désespéré de voir que ses badineries ne le déridaient pas.

Il avait bien conscience que son aîné souffrait de plus en plus des dissensions entre Catholiques et Protestants, de ces guerres sanglantes… Il n'oubliait pas que son ancien maître avait été pendu et brûlé pour avoir pris la défense de ces contestataires devant Charles IX. Les choses commençaient vraiment à se crisper à un point où l'atmosphère, l'air, la vie, devenaient étouffants, irrespirables. On en venait presque à avoir peur de sortir de chez soi et le jeune magistrat ne voulait surtout pas que ça leur arrive à eux. Surtout à La Boétie. Le Sarladais était plus âgé et pourtant, Montaigne faisait preuve d'une tendresse et d'une attention quasi-protectrice à son égard. Il savait son ami sujet à la douleur et à la mélancolie, il voulait l'en préserver le plus possible.

« Mon ami, ne vous tourmentez pas ainsi, finit-il par souffler, éteint comme une étoile sur le point de disparaître, en revenant s'assoir à côté de La Boétie. Les choses s'arrangeront. Peut-être pas de la façon dont vous l'espérez, mais…

-Je n'espère rien, le coupa le magistrat. C'est bien là le problème.

-Mon frère…

-Je vous sais gré de l'ardeur que vous mettez à me consoler, le rassura La Boétie en posant sa main sur son bras. Mais ces efforts sont vains… ce n'est pas de votre fait; seulement, je suis trop abattu par les immoralités et les bassesses de notre monde. »

Montaigne glissa ses doigts entre les siens pour le consoler, complètement abattu à son tour. Pas à cause des dissensions qui tourmentaient son frère d'alliance, mais simplement de le voir aussi triste. Il n'avait plus du tout la tête à son travail, La Boétie non plus et ça, c'était plus inquiétant que tout le reste. Le regard du magistrat était vide et indolent et il prêtait à peine attention aux remarques pertinentes que ses collègues lui adressaient sur leurs affaires en cours. D'habitude, ce sujet le passionnait.

Dès la fin de leur journée au Parlement, Montaigne l'attrapa par le bras et le força à sortir de ce poisseux endroit. L'atmosphère y était cupide et anarchique, il l'avait toujours dit et son ami s'était obstiné à lui répondre que, ce qui était important, c'était de se confronter aux débats féconds qui naissaient de l'exercice du droit. Mais quelle insanité ! Son agrément passait bien avant tout cela. Bien avant les devoirs, le droit, les convenances, les besoins des autres.

« Mais, mon frère,…, objecta La Boétie lorsque son ami le fit sortir du bâtiment si vite qu'ils eurent à peine le temps de retirer leur manteau rouge et blanc de magistrat. Vous savez bien que je dois encore saluer…

-Non, répliqua Montaigne, vous venez avec moi. Cet endroit vous a pris trop de votre temps et de votre plaisir de vivre. C'en est assez. Je vous emmène dans un endroit qui vous fera sourire de nouveau. »

Ils eurent le temps de descendre toutes les marches de l'ancien palais d'Aliénor d'Aquitaine et de se diriger vers une allée bordée d'arbres avant que La Boétie se sente mal. Son ami le sentit se figer d'un seul coup et se mettre à frissonner.

« Cher Dieu, murmura-t-il avant de se laisser tomber assis exactement là où il était. »

Alarmé, Montaigne l'accompagna dans le mouvement et prit place lui aussi dans la poussière crème du chemin.

« Je suis désolé, lâcha le magistrat sans aucune raison. Je suis désolé…

-Ne le soyez pas, répondit son ami en appuyant sa tête contre la sienne, le bras toujours autour de ses épaules. Ne le soyez pas, mon frère… »

Ils ne bougèrent pas pendant un long, long moment. Il n'y avait rien de plus à dire.