16 juillet

Cadeau unique


Étienne de La Boétie était un homme déjà connu et estimé. Il était entré au Parlement de Bordeaux trois ans avant l'âge minimum, grâce à une dispense du roi. Il avait épousé Marguerite de Carles, dont la famille faisait partie des plus influentes et appréciées au sein de la noblesse de robe bordelaise. Enfin, on avait déjà remarqué ses qualités philosophiques, poétiques et linguistiques à travers ses travaux de traduction d'auteurs grecs, ses sonnets et bien sûr son Discours de la servitude volontaire.

C'était comme ça que Montaigne avait été confronté à sa brillante pensée pour la première fois et qu'il avait entendu parler de lui. Lui aussi, il avait obtenu une dispense de trois ans pour entamer sa carrière juridique, mais il était beaucoup, beaucoup moins connu que La Boétie.

En vérité, c'était Michel de Montaigne qui était l'ami d'Étienne de La Boétie, et pas l'inverse.

Cette amitié était assez enviée de certains. D'autres magistrats, parlementaires, érudits, auraient aimé devenir le frère d'alliance de cet éminent juge sarladais, eux aussi. Ils les regardaient d'un œil hostile et révolté tandis qu'ils discutaient et riaient dans un coin. Enfin, c'était surtout Montaigne qui riait et La Boétie ne pouvait pas s'arrêter de sourire, alors qu'il aurait dû considérer avec froideur et désapprobation les frasques de cet homme volage. Il était si peu sérieux ! Si prompt à la distraction ! Il prenait tellement de choses à la légère ! Tout l'inverse de La Boétie, qui était une personne très droite et travailleuse.

Mais non. Il continuait de lui sourire avec affection, même quand son ami lui demandait comme il faisait pour être fidèle à son épouse, alors que l'amour « n'était jamais si grand qu'en concubinage ». Comment l'éminent magistrat pouvait-il se contenter de cette sorte de compagnon pour passer ses jours et parler de la plupart des choses admirables qui le questionnaient en ce monde ?

« Je crois que beaucoup de ces parlementaires aimeraient passer de privilégiés moments avec vous, remarqua Montaigne en regardant par-dessus son épaule. »

Ils étaient en train de marcher dans cette belle terre beige et sablonneuse qui environnait le Parlement, sous les grands arbres au feuillage vert qui faisaient resplendir les pierres blanches composant les bâtiments alentour. La Boétie se retourna aussi, tranquillement, plus pour distinguer ce dont son frère d'alliance était en train de parler que par réel intérêt.

« Je suppose, admit-il. J'ai déjà pu faire la connaissance de certains d'entre eux. Des hommes aimables et intéressants pour la plupart. Mais…

-Mais ? le pressa Montaigne.

-Mais ils ne sont pas comme vous, répondit La Boétie avec un sourire en lui passant une main dans le dos.

-Qu'est-ce que vous entendez par là précisément ?

-Vous verrez bien. Je travaille actuellement sur un poemata que je souhaiterais vous adresser.

-Encore un qui vise à me mettre en garde contre mes badinages ? le taquina son cadet en le prenant lui aussi par l'épaule.

-Non, et pourtant, vous le mériteriez bien ! Mais il s'agira là de termes plus doux. Je suis simplement heureux que nous soyons amis.

-Moi aussi. Je ne remercierai jamais assez le Ciel et le hasard de nous avoir fait nous rencontrer. »

Ils s'éloignèrent de leurs collègues qui les dévisageaient, ils ne devaient pas se rendre compte que l'amitié n'était pas une question de raison, de calcul ou du « plus pratique ». C'était un cadeau unique, qu'on faisait à une personne qu'on aimait et estimait.

« Il en est ainsi des esprits; certains, une fois liés ensemble, rien ne pourra les séparer, lut Montaigne sur le parchemin que son frère d'alliance lui avait tendu et qu'il s'était empressé de saisir dans ses mains. C'est très beau. Je suis touché que vous pensiez cela de nous, car c'est exactement de la même façon que je perçois notre amitié.

-Bien évidemment, rétorqua La Boétie avec sérénité. C'est pour cela que vous êtes mon frère d'alliance et pas ces hommes, certes émérites, mais pas d'une âme aussi proche de la mienne que vous.

-Et je ne crains pas que les générations futures refuseront d'inscrire notre nom sur la liste des amis célèbres, si les destins le portent jusqu'à eux, récita encore son cadet. Je l'espère aussi, mon frère. Je l'espère aussi. »

Des années plus tard, ce fut au tour de Montaigne de faire cet honneur à cet ami. La Boétie lui avait écrit trois poèmes pour louer leur amitié, lorsqu'il était en vie, il lui dédierait un livre entier, maintenant qu'il était mort.

« Lecteur, tu dois tout ce que tu lis à feu Monsieur Étienne de La Boétie, inscrivit-il dans la préface de ses Essais. C'était vraiment une âme pleine. »

Il ne restait plus qu'à espérer que cet ouvrage, que ces mots, couplés à ceux de son ami qu'il avait fait publier, seraient suffisants pour porter leur amitié indéfectible aux yeux des hommes qui viendraient longtemps après eux. Tout comme La Boétie l'avait cru avec tant de force.