17 juillet
Faire face à deux
« Vous souhaitez donc que nous traitions les Réformés avec la dignité due à tous les enfants de la Chrétienté. J'avais entendu dire que vous aviez de telles opinions, Monsieur, je vois qu'on ne m'avait pas menti. »
Ces phrases pouvaient paraître anodines, en vérité elles étaient extrêmement dangereuses. On avait déjà vu des hommes érudits et reconnus se faire pourtant pendre et brûler pour avoir osé faire montre de « critiques » envers la Couronne en émettant les mêmes pensées.
Le maître de La Boétie, Anne du Bourg, par exemple. Ils pensaient à Anne du Bourg, ils y pensaient tous les deux, c'était sûr, pendant que ce proche du Président du Parlement de Paris les questionnait.
Montaigne glissa un regard en coin à La Boétie. Le magistrat était devenu tout pâle mais il regardait droit devant lui, le menton levé. Ses yeux marron étaient fixés sur cet homme. Il s'humectait visiblement la bouche, sur le point de reprendre la parole.
« Mon cher Monsieur, le coupa Montaigne avec un grand sourire lumineux, vous n'êtes pas sans ignorer que la charité fait parti de nos vertus, comme tous Chrétiens qui se respectent. »
Il marqua une pause de quelques secondes puis ajouta, alors que La Boétie avait clairement arrêté de respirer :
« Certains se respectent moins que d'autres, mais ce n'est pas une raison pour oublier qu'ils sont comme nous. Ne pensez-vous pas, Seigneur ?
-Soit… Mais l'une des premières volontés de Dieu, c'est de préserver l'état de paix qui règne sur le royaume, repartit l'homme. Les Réformés menacent cette stabilité ! Ils ne doivent pas faire ici ce qu'ils préconisent dans leurs textes licencieux !
-Ils font fausse route en envoyant des groupes armés contre nos gestionnaires et nos Parlements, admit La Boétie. C'est pour cela que Monsieur de Montaigne et moi accomplissons régulièrement ces missions de pacification qui nous sont confiées, avec la certitude qu'elles sont essentielles. Mais la brutalité ne doit pas être la réponse à tout.
-Que conseillez-vous, alors ?
-Le dialogue. L'écoute et la bienveillance, martela l'aîné des deux magistrats. Voilà ce que je propose. »
Ils étaient toujours debout au milieu d'un cercle de magistrats et autres hauts agents de la Couronne, mais l'impression d'être pris dans un étau se desserrait un peu. Montaigne arrivait toujours à désamorcer les situations un peu tendues avec son humour. La Boétie était un homme éloquent qui savait faire passer ses idées. Ils avaient eu une petite frayeur, mais les hommes autour d'eux les laissèrent quitter la réunion sans rien sous-entendre de plus, sans leur suggérer de « se rendre » aux autorités royales pour voir ce qu'elles pensaient de leur irrévérence.
Il fallait dire aussi qu'ils étaient appréciés, réputés pour leurs compétences et leur instruction, pour les services qu'ils avaient déjà rendus au royaume.
Pour l'instant, ils étaient en sécurité… Assez en sécurité, même, si on se souvenait du rôle que Montaigne jouait parfois auprès du roi et que La Boétie avait rempli à un moment auprès de Catherine de Médicis, avec Michel de l'Hôpital. Et puis, le Parlement de Bordeaux était loin, les fonctionnaires de Paris n'avaient pas vraiment de pouvoir de décision sur eux.
Mais on n'était pas à l'abri, jamais, dans une période troublée comme celle-ci, dans le royaume de France, quand on cherchait à concilier à la fois les Catholiques et les Protestants.
« Que se passe-t-il, mon ami ? s'inquiéta Montaigne tandis qu'ils descendaient les marches de pierre qui les feraient quitter cette réunion, dans l'air un peu frais et indigo du soir. Vous ne vous sentez pas bien ?
-Ça va passer, affirma son aîné en lui prenant le bras. J'ai juste besoin de m'assoir un instant. »
Ni une, ni deux, Montaigne le tira par le tissu rouge et noir de sa manche et l'entraina vers un petit escalier, dans un recoin étroit et discret, afin qu'il puisse s'assoir. Ils se laissèrent tomber tous les deux sur les marches. La Boétie se prit le visage dans les mains et sa queue-de-cheval sombre lui glissa sur l'épaule.
« Mon frère ? répéta le jeune magistrat, très inquiet, en passant son bras autour de lui tandis que sa main se posait dans le creux de son coude. Que se passe-t-il ?
-Je suis désolé, souffla La Boétie, je suis désolé…
-Quoi ? Mais… pourquoi ? De quoi voulez-vous être désolé ? »
Son ami secoua la tête. Il était désolé de la tournure qu'avait prise la réunion, il était désolé que les Guises et les Coligny mettent le royaume soit à feu et à sang, il était désolé d'être tolérant, il était désolé de ne pas parvenir à ouvrir le dialogue quand il partait en mission pour pacifier. Rien de cela, pourtant, n'était de sa faute, tout consciencieux et brillant qu'il fût.
« Nous nous en sommes sortis, lui rappela Montaigne. Nous nous en sortirons toujours, car personne parmi l'élite de ce monde ne peut ignorer que nous faisons ce qui est bon et vrai. Ne vous tourmentez pas comme cela. Rien de ce que font ces gens brusques, ignares et ignorants, n'est de votre fait.
-Vous voyez plus souvent la lumière dans l'obscurité que moi, mon frère, souffla le magistrat en relevant la tête. Pour une fois, j'ai envie de croire à votre optimisme. Il me réconforte.
-Vous pouvez y croire ! affirma son cadet avec force. Je serai toujours à vos côtés pour affronter tout cela. Vous le savez, n'est-ce pas ?
-Bien sûr, je le sais, répondit La Boétie, dont les épaules s'étaient un peu redressées. Merci. J'ignore ce que je ferais sans notre amitié. »
Montaigne sourit sans répondre et lui reprit le bras pour le faire se relever.
« Allons manger un morceau, proposa-t-il. Nous en avons besoin pour nous remettre de nos émotions. »
