18 juillet

Vieux souvenirs


Plus les années passaient, plus La Boétie devenait un vieux souvenir.

Une souvenance tout court, il l'était déjà depuis longtemps, depuis qu'il avait expiré en tenant la main de Montaigne et que ce dernier avait compris, avec une souffrance écrasante, que dans cette vie il ne pourrait plus jamais le revoir.

Il n'était plus là. Ses cheveux noirs, longs et bouclés, ce regard d'avertissement qu'il lui lançait lorsqu'il était sur le point de faire preuve d'inconstance, son sourire plein de tendresse, l'éclat appréciateur dans ses yeux marrons quand il faisait quelque chose de bien, la fermeté et la douceur de sa voix… Tout cela, ça n'existait plus, à part dans ses souvenirs, et Montaigne allait devoir faire avec, pour le restant de sa vie.

Mais un vieux souvenir… l'ancien magistrat pouvait de moins en moins s'y résoudre. D'autant plus que les années devenaient dures, encore plus difficiles, pour les partisans de la tolérance comme lui. On opprimait les Calvinistes, qui appliquaient des mesures sanglantes, dans leurs domaines, en retour. Ils gagnaient en confiance et exigeaient d'être la seule théologie en vigueur dans le royaume de France, les Catholiques cherchaient des moyens de justifier leur exclusion de la société. Chacun essayait de dénicher des penseurs qui leur permettraient de gagner cette guerre des idées et les Protestants avaient jeté leur dévolu sur le Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Montaigne n'en pouvait plus de lutter contre cette appropriation indéfendable et injustifiée.

Assis à sa table, dans sa librairie en haut de sa tour, il fit tourner longuement la plume entre ses doigts pour trouver quoi dire exactement. Lui, il savait que son ami n'avait jamais déclaré vouloir pousser le peuple à la révolte en écrivant ce texte, mais dans la tête de la plupart des gens, c'était de moins en moins clair. Même ceux qui avaient connu La Boétie en conservaient désormais une souvenance un peu floue, ils n'étaient plus sûrs tout à coup qu'il avait vraiment été comme ils l'avaient appréhendé durant toutes ces années. C'était l'expérience, disaient-ils. L'expérience qui leur faisait mieux comprendre comment fonctionnaient vraiment les hommes. Mais c'était ridicule. La Boétie n'avait jamais été différent de ce qu'il avait été.

Montaigne soupira et tordit tant et si bien son stylet que de l'encre se mit à couler, tâchant partout son bureau. Peut-être qu'il devrait envisager de faire revenir son secrétaire, mais l'intimité des phrases qu'il lançait sur sa feuille l'en empêchait. Il se souvenait des moments que son frère d'alliance et lui avaient passés, des moments difficiles, à essayer de faire entendre raison autant aux Catholiques qu'aux Réformés. Certes, ils « pacifiaient », sur ordre du roi, mais ils tentaient de trouver des terrains d'entente pour les deux partis. Ils étaient Catholiques, mais ils aimaient l'ordre et la paix. Et ce n'était pas sans risque !

Et ça avait été si dur et La Boétie avait tellement souffert et il avait tellement voulu renoncer parfois, comment tous ces hommes pouvaient-ils croire que, finalement, il n'avait peut-être pas été aussi raisonnable et conciliateur mais juste un rebelle tapi traîtreusement sous la robe rouge et noir des envoyés du Parlement et qui attendait son heure pour provoquer la disgrâce du roi de France ?!

Cette fois-ci, l'ancien magistrat était tellement agacé qu'il en brisa sa plume. Non, ce n'était pas une bonne idée de faire appeler son secrétaire. Ni de poursuivre la rédaction de ce courrier. Il ne pourrait convaincre personne de soutenir la mémoire de son ami, il le savait, et sa priorité, pour le moment, c'était de fixer ses souvenirs pour être sûr qu'ils ne lui seraient pas déformés. Il avait peur d'oublier. Il n'avait surtout pas envie d'oublier.

Une fois, son frère d'alliance et lui s'étaient assis au pied des murs beige du Parlement, à l'arrière, et oui, ils se cachaient bien pour s'assurer que leurs collègues les retrouveraient le plus tard possible, même si c'était bien indigne de la part de son aîné. Ils avaient bien mérité un instant de répit et de rêverie ! La Boétie en avait profité pour composer des poèmes.

Une fois, ils étaient partis se promener et, se raccompagnant à chaque fois à la maison de l'autre avant de rebrousser chemin, ils avaient tellement tardé que la nuit était tombée et qu'ils avaient presque failli se perdre.

Ils s'étaient souvent écrit des lettres.

Ils avaient parfois joué au jeu de paume ensemble. Montaigne jouait vraiment très mal.

Ils avaient tendance à s'arrêter en plein milieu des escaliers qu'ils empruntaient lorsqu'ils étaient plongés dans une conversation particulièrement passionnante et d'irriter les gens qui attendaient derrière eux pour finir de les gravir.

Ils avaient très souvent fait des dîners ensemble. La Boétie aimait le canard, peu importait la façon dont on le cuisinait. Montaigne aimait tout.

Ils avaient connu des moments très pénibles, au milieu de ces conflits meurtriers. Mais ils avaient toujours été là pour se soutenir l'un l'autre.

La Boétie avait été une personne douce. Honnête. Exigeante. Droite. Sérieuse. Compatissante. Brillante. Érudite. Impliquée. Courageuse.

Pourquoi avait-il fallu qu'il disparaisse de façon aussi précoce ?

À chaque fois qu'il y pensait, comme ce fut le cas un matin, dans une ville thermale d'Italie, près de vingt ans plus tard… c'était si pénible qu'il en était longtemps sans se raviser et que cela lui faisait grand mal.