La lueur dans son regard
Le silence était pesant. Dire que Lilith aurait voulu être n'importe ou sauf ici, à cet instant précis, était un euphémisme. Dans son dos, elle était persuadée de sentir Palifico s'agiter, comme si lui aussi était mal à l'aise. Sans rire !
« - Capitaine je… commença ce dernier, cherchant une excuse pour argumenter sur l'attitude de Lilith. »
Lilith tourna légèrement la tête. Pas que le visage de Palifico puisse lui donner la moindre indication sur quoi que ce soit -après tout, sa tête n'était qu'un amas de corail et lire une quelconque expression sur ce dernier était perdu d'avance- mais elle espérait au moins pouvoir déceler quelque chose dans son comportement qui puisse la rassurer. Sauf que le matelot n'en menait pas large.
« - Je voulais simplement qu'elle sorte prendre l'air, argua-t-il sans grande conviction. Elle en avait besoin. Elle ne va pas rester enfermée dans la cabine pour toujours après tout. »
En soit c'était absolument vrai. C'était le plan de Palifico au début, il n'avait juste pas envisagé le fait que Lilith en ferait uniquement à sa tête et que ça prendrait des proportions plus théâtrales. Du coin de l'œil, la jeune femme observa un drôle de manège ils n'étaient plus seuls face au capitaine, tout le reste de l'équipage était là, en bas de l'escalier. A croire qu'ils ne voulaient rien rater de cette drôle de situation. Enfin, pour eux elle devait sembler drôle, mais pour Lilith ça n'avait rien d'amusant du tout. Et s'ils décidaient subitement de la jeter par-dessus bord ?
« - Je sais Palifico. Je sais. »
La phrase aurait pu être conciliante et pleine de bienveillance, mais c'était le capitaine qui venait de prendre la parole. Autrement dit, il n'y avait absolument aucune bienveillance dans ses propos. Au contraire, aux oreilles de la jeune femme, ça sonnait plutôt comme un avertissement.
« - Eh bien Jimmy, nous ne t'entendons pas te plaindre. Tu as perdu ta langue ? »
L'intéressé resta de marbre. Pour une fois, Lilith jura qu'ils avaient tous saisis qu'il était préférable de garder le silence et elle remercia l'homme -enfin… homme marin- de ne pas en rajouter.
« - Et toi Lilith ? Rien à ajouter ? »
Pour toute réponse, le regard de Lilith glissa sur sa droite, observant l'horizon derrière eux comme si c'était subitement devenu son centre d'intérêt. Non, elle n'avait absolument rien à ajouter à sa petite scène et, au vu du ton qu'il prenait pour s'adresser à eux, le capitaine ne semblait absolument pas d'humeur à être défié. En fait, c'était même assez particulier il souriait, comme s'il se moquait de la situation, mais la jeune femme sentait une certaine tension. Elle avait le sentiment qu'au moindre faux pas, il se mettrait dans une colère noire. Il était donc plus prudent de faire profil bas pour le moment
« - Tout le monde dans ma cabine, ordonna-t-il d'un ton ferme. Sur-le-champ. »
Lilith eut le sentiment qu'il se jouait quelque chose qui lui échappait, mais se garda bien de se faire remarquer. Elle emboita le pas au capitaine car elle avait la très nette impression d'être incluse dans ce fameux 'tout le monde', Palifico sur les talons. Ignorant désespérément son dos, mais aussi ses jambes, qui commençaient à lui rappeler qu'elle avait été alitée pendant toute une semaine, elle s'engouffra donc dans la cabine du capitaine et attendit que tout le monde soit là.
« - Capitaine une femme n'a pas sa place sur un navire, argua Jimmy Legs à peine avait-il franchit le seuil de la porte.
- Elle a parfaitement sa place ici, rétorqua Palifico avec fermeté.
- Ton esprit est embué par ses paroles, c'est une sorcière !
- Cesse de dire de telles bêtises
- Tu n'es pas conscient des problèmes qu'elle apporte depuis qu'elle est là
- Tu apportes des problèmes depuis qu'elle est là, répondit Palifico en insistant longuement sur le 'tu'.
- C'est une femme, renchérit Jimmy Legs comme s'il s'agissait d'un argument implacable.
- Et alors ? »
Les deux hommes n'étaient séparés que par la présence d'Ogilvey qui semblait à des lieux d'être concernés par leur conversation. Lilith cependant était surprise. Si elle savait désormais que Jimmy Legs ne la portait pas dans son cœur, l'attitude de Palifico à l'inverse était tout à fait louable. Calmement adossé à la table sur laquelle le capitaine avait déposé toutes sortes de cartes et instruments de navigation, les bras croisés contre son torse, il toisait l'autre homme avec fermeté et, s'il était resté calme dans ses propos, Lilith imaginait très bien la tempête intérieur qui s'était emparée de lui. Elle était même prête à jurer qu'elle voyait des flammes emplies de haine brûler dans son regard. Jamais la jeune femme ne l'avait vu aussi passionné dans ces propos et elle se senti brusquement très mal à l'aise il prenait sa défense tellement à cœur que ça en devenait déroutant elle ne méritait pas toute cette bienveillance.
« - Tu ne me fais pas peur Palifico, acheva Jimmy Legs en faisant un pas en avant.
- Tu devrais surveiller tes propos si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheurs, assena sèchement Palifico. »
Ogilvey repoussa légèrement Jimmy Legs d'un mouvement de bras mais l'intéressé ne sembla même pas le remarquer. Il était trop occupé à maudire Palifico du regard. La jeune femme pour sa part, remua légèrement, tentant de soulager ses jambes, devenues subitement très lourdes. Marcher -doucement certes, mais tout de même- n'était pas tellement douloureux, mais rester debout et parfaitement immobile relevait d'une épreuve physique pour elle. Si seulement la situation pouvait s'apaiser, qu'ils retournent tous à leurs activités et qu'elle puisse ne serait-ce que s'asseoir !
« - Silence. »
La voix du capitaine trancha l'air. Il semblait calme mais Lilith n'aurait pas été prête à parier là-dessus. Après tout, s'ils étaient convoqués en petit comité dans sa cabine, ce n'était surement pas pour jouer à une partie de fléchettes.
« - Lilith, assis. »
Pour la première fois, toute la pièce sembla lui prêter attention. Sentant le rouge lui monter aux joues, Lilith ignora le regard sans appel du capitaine et alla s'asseoir sans un mot sur la chaise que lui approchait Palifico. Une fois assise, elle s'autorisa pourtant à soupirer doucement de soulagement. Enfin !
« - Koleniko ferme la porte. Cette conversation ne regarde que nous. »
Koleniko, c'était ce matelot qui était rentré dans les cuisines avec Jimmy Legs un peu plus tôt. Auparavant, Lilith n'était pas persuadée d'avoir déjà croisé son chemin -sinon elle s'en serait souvenue. Son visage, à l'instar des autres, n'avait pas pris la forme d'un corail quelconque ou d'un bernacle. Non, comme Maccus, il avait pris l'apparence d'une créature marine. La jeune femme aurait pu jurer qu'il ressemblait davantage à un poisson globe qu'à autre chose et s'il y avait bien une chose qui la frappait, c'était son air peu commode. S'il faisait un concours avec Ogilvey, en termes de tête de méchant pas content, il était assuré de gagner.
« - Jimmy, range cette arme. »
Ce n'est que lorsque le capitaine évoqua ladite arme que Lilith y prêta attention. Il n'avait pas lâché le fichu couteau avec lequel il jouait dans les cuisines et il le tenait fermement comme s'il était prêt à s'en servir. Est-ce que Palifico avait vu ça, lui aussi ? Si tel était le cas, le fait qu'il soit resté si calme alors qu'il était menacé par Jimmy Legs prouvait bien, une fois de plus, à quel point il était exceptionnel.
« - Lilith, en quelle année sommes-nous ? »
L'intéressée cligna des yeux. Comment ? En voilà une drôle de question ! Toutefois… Eh bien toutefois ça prêtait à confusion. Parce que Lilith avait parfaitement conscience que des pirates, en 2023, c'était totalement insensé. Ils n'auraient pas fait long feu dans le monde réel. Et même si elle avait refusé de se poser les bonnes questions à ce sujet, il était impossible de nier l'évidence leurs vêtements, la piraterie, leur vision étriquée des femmes -quoique là-dessus, le vingt-et-unième siècle n'avait pas fait tant de progrès- mais aussi l'équipement qu'ils utilisaient pour naviguer et leur façon de parler, tout semblait indiquer qu'ils n'étaient absolument pas de la même époque.
« - Lilith ? »
Au ton qu'il employait, Lilith devina que le capitaine était sur le point de perdre patience. Elle tourna doucement la tête, pour le toiser. Il savait. Elle en était persuadée, elle le voyait dans son regard il savait pertinemment qu'elle n'était pas de son monde, qu'il y avait un problème quelque part. Peut-être que ça venait de là, cette fameuse histoire de lueur. Elle avala sa salive avec appréhension, devinant déjà que tous n'accueilleraient pas la réponse qu'elle allait leur donner à bras ouverts
« - Chez moi nous sommes en 2023. »
Et les réactions ne se firent pas attendre
« - Pardon ?! S'étouffa Ogilvey qui n'avait pas encore pris part à la conversation.
- Sorcière ! s'écria Jimmy Legs en se rapprochant dangereusement de Lilith et en la pointant du doigts.
- Jimmy avait raison capitaine, lâcha Koleniko avec froideur. Elle est là pour nous faire du mal.
- Mais fermez-là avec vos inepties ! Coupa Palifico en se redressant d'un bond pour aller à l'encontre de Jimmy Legs. »
Et heureusement qu'il était assez calme pour s'interposer. D'un mouvement de bras, Jimmy Legs tenta d'attraper Lilith -et elle n'osait pas imaginer ce qui se serait produit s'il l'avait réellement fait. Palifico lui barra la route et l'attrapa à la gorge, visiblement prêt à en découdre. Ogilvey se redressa pour les séparer et Maccus, qui était resté discret jusque-là, l'aida à faire reculer Jimmy Legs.
« - Silence j'ai dit ! »
Le capitaine tapa deux fois sur la table devant lui, comme pour rappeler ses hommes à l'ordre, mais il était plus préoccupé par les propos de Lilith que par une éventuelle bagarre dans ses quartiers. Ses yeux bleus étaient animés de quelque chose que la jeune femme était incapable de décrire alors qu'il la toisait à nouveau
« - Lilith, la date exacte s'il te plait. »
En prenant une grande inspiration, elle répondit simplement
« - Le naufrage duquel vous m'avez trouvé date de la nuit du 28 au 29 juillet 2023. »
Cette réponse ne dû pas plaire à l'équipage. Ou du moins aux quartiers maitres et navigateurs présents dans la pièce. Lilith senti comme un murmure de désapprobation autour d'elle et elle se tassa sur elle-même, mal à l'aise. C'était si terrible que ça ?
« - Nous sommes en aout 1752 Lilith, fit doucement Palifico à côté d'elle. »
L'annonce lui fit un choc. C'était comme se prendre un énième coup de fouet de la part de Jimmy Legs. 1752. Le monde n'avait découvert l'Amérique -avec un grand A- que depuis quelques centaines d'années. Pas de téléphone, pas de réseaux, pas de droits pour les femmes. En France la prise de la Bastille n'avait même pas encore eu lieu ! Lilith secoua la tête, vivement, comme pour se sortir d'un mauvais rêve dans lequel on l'avait entrainé de force.
«- Im-impossible, balbutia-t-elle. »
Les larmes au coin des yeux, toujours en secouant la tête, elle se redressa d'un mouvement, faisant basculer la chaise au passage. Tous ces visages tournés vers elle lui parurent soudainement plus monstrueux que jamais.
« - Non vous… Non. Non. Non non non. »
C'était un rêve dont elle voulait partir. Sur le champs et sans autre forme de procès. Pas question de rester dans un siècle qui ne lui appartenait définitivement pas. Une première larme roula sur sa joue, bientôt suivi par une seconde
« - Je veux rentrer chez moi. Maintenant. »
Elle exigeait comme une petite fille perdue mais il fallait qu'ils la ramènent chez elle. Et maintenant. Leur petite blague pour se divertir avait assez duré, elle avait assez souffert. Elle voulait revoir ses proches, ses amis. Elle voulait revenir en arrière, mieux se comporter avec eux et oublier tout ça, toute cette histoire
« - Je ne sais pas ce que vous m'avez fait, mais c'est forcément de votre faute, alors ramenez moi chez moi.
« - Notre faute sorcière ? S'exclama Jimmy Legs. C'est toi qui viens d'un autre temps.
- Et pourquoi cela serait-il de notre faute ? Questionna le capitaine en ignorant délibérément Jimmy Legs. »
Pardon ? C'était forcément leur faute. Ils s'étaient regardés dans un miroir récemment ?
« - Vous avez l'air beaucoup impacté par quelque chose de magique que moi dans cette histoire. »
Lilith sut quelle marquait un point quand elle vit Palifico secouer doucement la tête. C'était eux, les créatures venues tout droit des pires cauchemars de l'univers après tout. Cependant, le visage dépité du capitaine ne lui disait rien qui vaille.
« - Vous ne savez pas comment faire ? »
Sa voix se brisa à la fin de sa question et une nouvelle larme s'échappa de ses yeux. L'intéressé secoua vivement la tête, toujours avec dépit
« - Je ne sais pas même comment cela s'est produit, ni pourquoi. Mais il me semblait évident, à l'accoutrement que tu portais et à la façon dont tu parlais aux hommes, que tu n'étais pas vraiment du même monde. »
Quelle horreur. C'était tout simplement abominable. Elle était donc prisonnière en 1752, sur un navire de monstres marins ? Ça avait tout l'air d'être un mauvais scénario écrit par une fillette de quinze ans ça. Une question lui brula les lèvres et sans y réfléchir, elle osa la poser
« - Que va-t-il se passer maintenant ? »
Un silence. Encore. Visiblement personne n'avait réfléchit à cette éventualité.
« - On la pend cette sorcière, argua Jimmy Legs.
- On la brûle, renchérit Koleniko comme si c'était la seule échappatoire possible.
- C'est moi qui vais vous brûler si vous n'arrêtez pas tout de suite de dire des choses pareilles oui, vociféra Palifico au bord de la crise de nerfs. »
Mais si c'était la seule solution ? Lilith ne voulait pas mourir, mais elle n'était pas certaine d'avoir envie de vivre en 1752 non plus.
« - Nous ne ferons rien de tout cela. »
Le capitaine s'éloigna du groupe pour se poster juste devant la fenêtre de sa cabine. Songeur, les yeux rivés sur l'horizon, il semblait perdu dans une réflexion intime et secrète. Et même s'il n'avait pas pour projet de pendre ou de brûler Lilith, cette dernière n'était pas forcément rassurée pour autant.
« - Oui c'est probablement la meilleure solution… »
Il se parlait à lui-même plus qu'au reste de l'équipage, qui le fixait dans l'attente d'une réponse. Au loin, on percevait le doux bruit des vagues léchant la proue du navire. Mais rien de plus. Le capitaine réfléchissait en silence.
« - Capitaine ? Se risqua Palifico pour le ramener à la réalité. »
L'intéressé se retourna. Les mains dans le dos et avec une détermination sans faille dans le regard, il fit quelques pas vers la table, regardant un instant les cartes de navigation, comme si elles étaient à même de l'aider dans ses réflexions. Puis, finalement, avec un air grave sur le visage, il donna aux matelots sa solution
« - Nous allons la donner à Calypso. Elle saura quoi faire. »
Si Lilith n'était pas certaine de ce qu'elle venait d'entendre -ni même d'en comprendre le sens- l'équipage lui, semblait avoir saisi ce dont il était question
« - Capitaine si je peux me permettre… commença Palifico.
- C'est de la folie, argua Maccus qui était resté muet tout ce temps.
- Elle va la tuer ! S'exclama Ogilvey
- Elle va nous tuer ! Reprit Jimmy Legs avec effroi
- La dernière fois elle nous a maudit pour l'éternité, acheva Koleniko visiblement mal à l'aise.
- Silence ! Fit le capitaine en assenant son poings sur la table. »
Lilith ignorait tout de cette femme nommée Calypso, mais elle était certaine d'une chose jamais elle n'avait vu Jimmy Legs avoir si peur à ce point de quoi que ce soit depuis qu'elle était sur le Hollandais Volant. Pas même du capitaine. Alors si cette femme le terrorisait tant que ça, c'était bien pour une bonne raison. Et ça ne lui disait rien qui vaille. D'autant plus que tout l'équipage semblait en désaccord total avec le capitaine. Ce dernier, toujours aussi songeur, attendit un instant, pour reprendre avec un ton ferme et qui ne laissait entrevoir aucune discussion
« - Calypso est reine des océans. Si quelque chose s'est produit sur ses mers, elle saura quoi faire, comment la renvoyer chez elle. Au pire, elle la prendra comme prêtresse et Lilith aura une vie plus douce. Dans tous les cas nous serons débarrassés de sa présence. »
Il voulait se débarrasser d'elle ? Et cette histoire de lueur dans le regard alors, c'était déjà oublié ? Lilith, un peu interloqué ne put s'empêcher de rétorquer
« - Pardon ?! »
Mais personne ne lui adressa la moindre attention. Les matelots étaient tous très préoccupés et même Palifico, qui semblait être le plus raisonnable -une fois de plus- dans cette histoire, ne lui adressa pas un regard. Décidemment, cette reine des océans avait dû leur faire un sacré coup pour qu'ils soient si remués par la simple évocation de son prénom.
« - Mettez le cap sur les marais. Les mers sont calmes ces temps-ci, profitons-en. »
