Le dernier évènement de cette saison, ce sont les réunions régulières du Conseil.
A l'ordre du jour :
Que faire pour la route du Nord et les ogres qui pourraient en venir ?
Trouver un nom pour le village (Harry a insisté. Ils ne veulent pas lui dire l'ancien, ils pensent que ça porte la poisse)
Parler des constructions à terminer, en cours et à venir.
Et finalement, les projets du Seigneur. S'il doit partir pour une durée inconnue, qu'est-ce qu'ils vont faire en cas d'attaque ? Qui va prendre les décisions ? En gros, qu'est-ce qui va se passer sans lui ?
Ils comprennent et ils ne lui en veulent pas mais ils ne sont pas enthousiastes et ça se comprend. Exactement un an auparavant, ils vivaient sous la coupe des ogres, attendant d'être mangés sans le moindre espoir de secours. Sans parler de ce qu'ils ne savaient pas, de la malédiction s'étendant sur le marais, de celle du monastère, de ces pauvres elfes et même des marchands empiétant sur les Marches aux dépends de Lorent. En gros, quelqu'un avait déjà marqué « royaume à piller » sur la porte et ils s'attendaient au pire. Et puis Harry est arrivé et les choses ont commencé à s'améliorer et maintenant ils craignent que tout ça n'ait été qu'un rêve. Il passe beaucoup de temps à les rassurer, à leur dire que leurs efforts ont beaucoup compté - ce qui est vrai - et que maintenant qu'ils sont tous plus ou moins en contact, ils s'épauleront les uns les autres - mais il comprend aussi. Ils ne sont vraiment pas assez nombreux, manquent autant de guerriers que de fermiers ou d'artisans en tous genre. L'année prochaine, peut-être, suggèrent-ils.
La seule qui le soutient vraiment, c'est Aglaé qui est resté hiverner (« Ça fait longtemps que j'ai pas vu autant de monde ! » a-t-elle ri) avec sa sœur Rozielle. Aglaé se souvient très bien de la quête qui l'a fait la trouver et lui sauver la vie et elle en est très reconnaissante mais elle insiste pour qu'on y pense sous l'angle du bon sens. Il leur manque, dit-elle, une petite centaine de gens en plus : guerriers, artisans, agriculteurs, tout ce qu'ils viennent de dire. Et c'est clair à ce moment précis qu'il a exploré le plus gros du domaine et trouvé pratiquement tout le monde. S'ils veulent de l'aide, il va falloir la chercher à l'extérieur.
Ça les fait taire. Ça n'est pas bête.
Il va leur falloir, continue-t-elle, une espèce bien particulière : des gens qui ne cherchent pas la fortune, qui sont prêts à affronter les ogres et à travailler dur pour une vie sans gloire. Ça ne va pas être facile.
Elle a raison, se dit Harry qui n'y pensait pas comme ça. Mais il voit bien de quelle espèce de gens elle parle : des réfugiés. D'abord tous ceux qui ont fui Ormudz quand il était encore temps, s'ils veulent bien rentrer – il ne va obliger personne, ho – et puis… La rapidité de la conquête d'Ormudz, d'après les registres de la forteresse, l'impressionne. Des générations, oui, mais pas plus d'une ou deux. Il y a des villageois qui se souviennent de la vie d'avant ! Mais en une centaine d'année à peu près, ils ont été coupés du monde, réduit à zéro… et personne n'est venu voir ce qui se passait. Ce qui veut dire : et d'une, pas de gouvernement centralisé, même s'il a beaucoup entendu parler de rois, de reines et de nobles en tout genre, et de deux, ils ne doivent pas être les seuls à avoir besoin d'un coup de main. Par exemple, en nettoyant la route nord, ce n'est pas qu'à eux qu'ils ont rendu service, pas plus qu'en exécutant ces faux marchands dans les Marches.
Il doit y avoir pas mal de gens qui cherchent un refuge. Et Ormudz n'est pas le top mais c'est ce qu'ils ont et si des mages peuvent violer les filles dans les rues des villes sans problème, la vie ne doit pas être vraiment calme dans le reste du monde.
Le conseil est d'accord avec lui et après bien des délibérations, leur avis est qu'il se fasse une réputation de chevalier errant à l'extérieur. Il n'aura probablement pas de mal, disent-ils en ricanant, ce qu'il ignore noblement, mais une bonne réputation devrait attirer les gens qui ont besoin d'aide et il pourra les recruter à son rythme. La « réputation » le fait grincer des dents mais il a déjà pu constater que c'était différent dans ce monde – ou simplement c'est qu'ils n'ont pas grandi avec lui. Ils établissent des mots de passe et des codes qu'il confiera aux élus pour les différencier des opportunistes qui s'empresseront sans doute dès que le temps permettra les ragots et que le bruit se répandra que Ormudz est de nouveau libre.
La question que tout le monde se pose c'est ce qu'il doit emporter et qui part avec lui. C'est là qu'il se rendent compte qu'ils ont des trains de pensées parallèles mais pas identiques : il n'a jamais pensé à partir accompagné, ils n'ont jamais imaginé qu'il partirait seul. Là, la conversation s'échauffe : « Il n'a pas besoin de tout faire tout seul », « Il a bien assez de responsabilités », « Un Seigneur ne voyage pas sans entourage », « Un mage l'aiderait beaucoup », « Les elfes seraient très heureux de l'accompagner », etc etc.
C'est Simon, le traître, qui finit par le convaincre en employant l'argument que ça pourrait être une sorte de formation pour les elfes qui ont bien besoin de se socialiser et de voir l'extérieur. Ils pourraient aussi être très utiles pour retrouver l'Objet Corrompu™ qui est pour l'instant la seule piste d'Harry vers les royaumes de l'Est lointain, simplement en informant les tribus sœurs de ce qui s'est passé. Et il y a tous ces mages et apprentis qui ont fui le monastère, il faudrait peut-être s'assurer qu'ils ne causent pas trop de dégâts…
Harry grogne mais finit par céder sous le poids des arguments. BON ! C'EST D'ACCORD.
Il ne sait même pas pourquoi il est énervé. C'est vrai qu'il a le réflexe de toujours tout faire tout seul, parce que dans le monde magique tout est toujours de sa faute et personne ne l'aide, ils regardent juste par-dessus son épaule et critiquent, mais il sait bien qu'ici c'est différent. Il les a vu, ces gens prendre des initiatives sans rien demander, abattre un boulot monstrueux, avoir des idées… ! Alors quoi ?
Simon suggère, sans avoir l'air d'y toucher, que l'expérience fait de nous ce que nous sommes et que des années d'expérience ne vont pas s'évaporer comme ça, et aussi que personne ne s'y attend. Tout ce qu'on lui demande, c'est de leur donner une chance.
D'accord. Mais il faut un plan. Il insiste.
Bingo.
PRINTEMPS
Aux premiers jours du printemps, ça fait exactement un an qu'il est là.
Il a l'impression que ça fait dix ans. Il a vécu tellement de choses depuis, rencontré tant de gens… ça n'est même pas ça, c'est que les choses ont tellement changé depuis ces premiers jours qu'il a du mal à croire que ça ne fait qu'une poignée de mois. (Bon, chaque semestre a un mois supplémentaire alors ça fait seize mois au lieu de douze, mais même comme ça…) Il a accompli tant de choses en seize mois qu'il comprend mieux la reconnaissance des habitants : il n'a fait que le minimum mais personne d'autre n'était en position de le faire et ça a commencé plein de choses. Les gens qu'il a sauvé ont pris la relève et en ont sauvé d'autres, les villageois ont reconstruit le village, les elfes prospèrent, les mages se sont cassés et bon débarras… Plein de petites catastrophes sur le point de se produire ont été évitées et ça a fait tourner les choses vers le mieux. Ils ne sont pas encore sauvés, loin de là, mais… il aurait aussi bien pu ne s'occuper que des ogres et le résultat serait vraiment différent.
Pour une fois, son besoin de se mêler des affaires des autres a eu un résultat positif, les rescapés l'en félicitent et l'encouragent à continuer et c'est peut-être bête, surtout à l'échelle de ce qu'ils vivent, mais ça fait plaisir. Pas d'Enzi sans lui, pas d'Aglaé, pas de Simon. Et tous ceux qu'ils aident et aideront dans le futur se retrouveraient le bec dans l'eau. Et dans les ogres, bien entendu.
En gros, le bilan de cette année est positif.
Le Conseil, après moultes discussions, a pris une décision : pour sa première sortie du territoire, Simon l'escortera. Hyacinthe restera avec Aglaé pour apprendre la guérison par les herbes, ce qui sera bien utile dans le futur, tout le monde n'est pas doué pour guérir par magie et son mentor sera donc libre, pour une courte période, d'accompagner son Seigneur pour sa première sortie dans le monde. Pour Harry, ça sonne comme s'il était un bébé faisant ses premiers pas, mais le Conseil lui a fait remarquer qu'il n'est PAS de ce monde, comme il le leur rappelle tout le temps, ce qui veut dire que les choses les plus simples, comme « Est-ce qu'il vaut mieux camper ou prendre une chambre à l'auberge » et « Est-ce que c'est permis, d'ailleurs ? » vont lui être complètement étrangères. Pas faux. Mais est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux camper de toute façon, pour ne pas être gêné ou interrogé par les gens, et puis pourquoi dépenser de l'argent ?
Ah. Eh bien, commence Simon, certaines villes interdisent de camper à moins de dix lieues (sans doute un kilomètre) de ses murailles. Parce que ça les rend nerveux d'avoir des tentes non identifiées juste devant la porte, parce qu'ils n'aiment pas les vagabonds, parce qu'ils aimeraient bien, justement, que vous dépensiez votre argent dans leurs auberges. Quoique vous dépensiez, quelqu'un est sûr d'en vivre, rappelle-t-il. Ensuite, déjà, si le Seigneur Ormudz n'est pas sûr de combien de temps sa quête prendra, il ne serait pas une mauvaise idée de se familiariser avec le monde dans lequel il vit. Juste pour le temps qui lui reste, vous comprenez.
Ah.
Enfin, se dépêche d'ajouté le madré, si le Seigneur a besoin de réponses, de pistes ou de recrues… c'est en ville qu'il risque de les trouver, pas dans les plaines désertes. Une agglomération, quelle que soit sa taille, c'est un centre d'information, c'est là que convergent toutes les rumeurs. C'est généralement pourquoi les aventuriers se dirigent tout droit vers les auberges et les débits de boisson, bien plus que pour l'alcool.
Ça parait logique. Harry vient de changer encore une fois sa vision du monde et il ne lui échappe pas que Simon vient de marquer un point : hors d'Ormudz, il est vraiment loin de ses points de repère. Un moine voyageur est le compagnon idéal pour apprendre les ficelles et ça n'est que pour quelque temps. Il accepte de mauvais gré et le Conseil explose en hourras, soulagé. Et la soirée finit en chansons.
Il part la troisième semaine de printemps, par un froid glacial et un vent à décorner les bœufs, la conscience tranquille. Une patrouille à plusieurs a permis à Simon de s'habituer à son rythme comme à la mule et à tout le monde de s'assurer que les choses marchent bien. Halfenor et Hanyel sont heureux au moulin comme des cochons dans leur soue et la première farine (faite du grain des réserves) devrait arriver sous peu. La redoute au sud comme la forteresse au nord restent vides de troupes comme de messages. Les patrouilles futures y passeront deux fois par dizaine pour être sûres que rien ne s'y est installé. Lorent témoigne que les Marches sont paisibles, que les cerfs se reproduisent et que le plus difficile est de les garder éloignés du nouveau carré de légumes que lui et ses fils ont commencé. « Je n'aurais jamais cru verser des larmes devant de la soupe au chou », rapporte-t-il, nostalgique. Son frère Aubry est toujours aussi pénible, mais son troupeau s'agrandit, et si une personne ou deux rêvaient de passer quelques mois calmes dans les montagnes, une place est perpétuellement ouverte. Le Conseil et les elfes sont en pourparlers pour une patrouille commune – c'est l'intérêt de tous, remarque Margaux quand il est un peu surpris par la facilité de la collaboration. Le marais est calme. Les emenels lui donnent leur bénédiction – ils sont vraiment jeunes.
Tout va bien.
Il peut partir tranquille.
