Vers la fin juillet, les jardins d'ornement de Hyde Park aux flamboyantes couleurs printanières étaient complètement fanés, brulés par le soleil et le temps sec de cet mi-été. L'humidité tardait à venir avec un peu moins de précipitations cette année que les années précédentes, encore un signe évident du réchauffement climatique, tandis que des effluves d'urine et de nourriture avariée envahissaient les ruelles du centre de Boston.
Doug annonça à John qu'Evan et lui passeraient le week-end à la maison à regarder des films et à faire un peu de jardinage. John l'avait questionné sur Provincetown, et Doug lui avait menti en lui parlant d'une prétendue chambre d'hôtes et des restaurants où Evan et lui avaient dîné. Comme il les connaissait tous, John lui demanda s'il avait dégusté le fameux gâteau aux crabes que proposait l'un des établissements. Doug répondit par la négative, en ajoutant qu'il ne manquerait pas d'y goûter lors de son prochain séjour.
Evan avait disparu, mais il continuait de le chercher partout.
L'avis de recherche n'avait rien donné et pourtant il le vérifiait tous les jours mais personne n'avait cherché à prendre contact avec lui au sujet d'Evan. Son absence et ce silence le rendait fou de rage et de tristesse.
Il ne pouvait pas s'en empêcher.
En roulant dans les rues de Boston, sitôt qu'il voyait un grand homme blond avec les cheveux en bataille, il sentait sa gorge se serrer. Il cherchait la tâche de naissance, les yeux bleus et la démarche sautillante et pleine de vie de son Evan. Parfois, il se plantait devant la boulangerie, en faisant semblant de l'attendre.
Même s'il s'était enfui de Philadelphie, il aurait dû être capable de le retrouver.
Les gens laissaient des traces. Les documents donnaient des pistes. A Philadelphie, il avait utilisé le nom de son frère mort et un faux numéro de sécurité sociale, mais ça ne pouvait pas durer, à moins de vouloir vivre dans des hôtels minables et de changer d'emploi toutes les deux ou trois semaines.
Pour le moment, il n'avait toujours pas utilisé son propre numéro de sécurité sociale.
Un officier d'un autre commissariat, et ayant des relations, avait vérifié pour lui, et ce fameux collègue était le seul à être au courant de la disparition de son mari.
Mais, il se tairait, car Doug savait qu'il entretenait une liaison avec sa baby-sitter encore mineure. Elle n'avait que quinze ans. Ça le dégoutait et il se sentait sali chaque fois qu'il devait lui parler, car ce gars était un pervers répugnant.
Mais pour l'instant, Doug avait besoin de lui pour trouver Evan et le ramener à la maison. Des époux étaient censés rester ensemble, puisqu'ils se l'étaient promis le jour de leur mariage.
Evan avait un si beau sourire ce jour-là.
Doug se sentait l'homme le plus heureux de la planète. Evan rayonnait de pur bonheur en se déplaçant de convives en convives avec grâce et Doug avait été si fier que tout le monde puisse contempler son merveilleux nouveau mari.
Il était parfait.
Il était sûr de le voir rentrer en mars, certain qu'il apparaitrait en avril, persuadé que son nom sortirait en mai, convaincu que l'avis de recherche porterait ses fruits en juin. Néanmoins, la maison restait vide.
On était à présent en juillet, et les pensées de Doug se dispersaient souvent, à tel point qu'il agissait parfois comme un robot. Il avait du mal à se concentrer, il devait sans cesse mentir à John, et s'éloigner quand il posait trop de questions.
Doug pouvait quand même affirmer une chose : Evan n'était plus en cavale.
Il n'allait pas sans cesse changer d'endroit ou d'emploi. Ça ne lui ressemblait pas. Il avait besoin de se sentir en sécurité, de se trouver un endroit sûr. Ce qui signifiait donc qu'il avait dû usurper l'identité de quelqu'un.
Sauf s'il voulait fuir en permanence, Evan avait besoin d'un véritable acte de naissance et d'un authentique numéro de sécurité sociale. De nos jours, les employeurs exigeaient des pièces d'identité.
Mais où et comment avait-il pu réussir à endosser l'identité de quelqu'un d'autre ? Il savait que la méthode la plus courante consistait à trouver une personne d'un âge similaire au sien et récemment décédée, puis de s'attribuer son identité.
Jusque-là, c'était concevable, ne serait-ce qu'en raison des fréquentes visites d'Evan à la bibliothèque. Il l'imaginait en train de passer en revue les avis de décès sur microfiches, à la recherche d'un patronyme à s'approprier.
Il avait comploté dans son coin en faisant mine de parcourir les rayonnages, alors qu'il se donnait la peine de l'amener à la bibliothèque, comme si ses journées de travail n'étaient pas assez fatigantes !
Il lui avait témoigné de l'attention et il l'avait remercié par sa trahison.
Doug devenait fou de rage en songeant qu'il devait bien se moquer de lui en agissant de cette façon. Cela le rendit tellement furieux qu'il détruisit à coups de marteau le service en porcelaine offert pour leur mariage.
Après s'être bien défoulé, il put se concentrer sur la suite de son enquête.
Tout au long des mois de mars et d'avril, il passa des heures à la bibliothèque, comme Evan avait dû le faire, et tenta de trouver sa nouvelle identité. Mais même s'il avait déniché un nom, comment avait-il pu récupérer la pièce d'identité ? Où se trouvait-il maintenant ? Et pourquoi n'était-il pas rentré à la maison ?
Toutes ces questions le rendaient fou, et il était si perturbé parfois qu'il se mettait à pleurer sur son absence ; il voulait qu'il revienne, il détestait vivre seul. A d'autres moments, la seule idée qu'il ait pu le quitter, le mettre dans cet état en le laissant sans nouvelles, lui rappelait son égoïsme et il n'avait qu'une envie : le tuer.
Mais ensuite il l'imaginait mort quelque part, il avait peur qu'il ait pu faire une mauvaise rencontre et mourir sans qu'il n'ait pu faire quoi que ce soit pour le sauver. Cette idée le tenait éveillé la nuit le rendant fou de chagrin.
Juillet fut une fournaise : des journées caniculaires et humides, et l'horizon chatoyant au loin comme un mirage. Le week-end férié de l'indépendance s'était écoulé comme les semaines précédentes. À la maison, la climatisation était en panne et Doug n'avait pas appelé le réparateur.
Chaque matin, il se levait avec une migraine pour aller travailler.
Le Tylenol ne semblait plus faire effet et la douleur persistait, faisant palpiter ses tempes. Il avait cessé de fréquenter la bibliothèque, et John recommençait à le questionner au sujet de son mari. Il lui répondait qu'il allait bien, mais sans lui fournir plus de détails.
Début Aout, on lui attribua un nouvel équipier récemment promu, du nom de Noah Collins.
Le gars ne demandait pas mieux que de laisser Doug interroger les témoins et les victimes, et ce dernier n'y voyait pas d'inconvénient. Ça lui faisait oublier quelques minutes l'enfer dans lequel il se trouvait, sa vie vide de sens sans son mari pour la faire tourner rond.
Fidèle à sa façon de travailler et en bon formateur, Doug lui confia que la plupart du temps la victime connaissait le meurtrier sans le savoir.
À la fin de leur service, Doug et Noah allèrent dans un bar.
Noah fit mine d'avoir oublié leur mauvaise journée, mais il but trois bières d'affilée en moins d'un quart d'heure. Il confia à Doug qu'il avait échoué à son examen d'inspecteur une première fois, avant de le réussir et d'obtenir enfin ce poste.
Doug but du vin en pensant à Evan.
Ils se trouvaient dans un bar à flics. Consommations bon marché, lumière tamisée, et clientes appréciant la compagnie des représentants des forces de l'ordre. Même si c'était contraire à la loi, le patron laissait les gens fumer, puisque la plupart des fumeurs appartenaient à la police.
Noah était célibataire et y passait souvent. Doug n'y avait jamais mis les pieds et n'était pas certain d'apprécier l'endroit, mais il n'avait pas non plus envie de rentrer chez lui.
La maison était trop vide sans son mari et il détestait ça.
