Quelle déchéance quand j'y pense. Jamais je n'aurais pensé que mon existence changerait à ce point, en si peu de temps. Un gosse de riche, voilà ce que j'étais. Toutes les fées semblaient s'être penchées sur mon berceau. Enfant unique d'une des plus riches familles du Japon, la nature avait cru bon de m'offrir la beauté, l'intelligence et d'excellentes aptitudes physiques. Malheureusement, tous ces bienfaits avaient amoindri d'autres qualités. Ma beauté et ma richesse avaient fait de moi un arrogant, mon intelligence m'avait rendu manipulateur. Quant à l'humilité… elle était tout bonnement absente de ma personnalité. Mes parents, trop occupés l'un comme l'autre pour me l'enseigner, avaient, les très rares fois où ils s'intéressaient à moi, plutôt encouragé mon orgueil qu'ils ne l'avaient tempéré.
Autant dire qu'aujourd'hui, ma vie est très différente de ce qu'elle fut. Moi, Atobe Keigo, je n'avais plus rien. Même plus mon nom.
Mes années de collège furent sans doute les plus heureuses de mon existence. J'étais Atobe, le roi de Hyotei. Adulé, craint ou détesté. Ou du moins, à cette époque, je pensais que c'était ce qui me rendait aussi satisfait. Et c'était probablement le cas. J'étais un abruti.
Je ne laissais personne indifférent, et je me mettais en scène comme une diva. Je faisais taire toutes mes groupies en claquant dans les doigts. Je ne peux y repenser sans rougir. J'étais jeune et dramatique. Je ne suis plus jeune. Et je n'ai plus les moyens d'être dramatique.
Si je dis que ces années furent sans doute les plus heureuses de ma vie, c'est parce que l'homme que je suis devenu a pris conscience que ce fut l'unique moment où j'avais l'impression d'avoir une famille.
Mais je ne suis pas si malheureux que ça. Parfois je me dis que j'ai tendance à dramatiser mes misères, probablement par habitude. Pour être honnête, je vis aujourd'hui ce que vivent des millions d'autres individus. Je ne suis même pas à plaindre en réalité. Malgré la ruine de ma famille, malgré le fait que mon père dorme en prison, malgré ma mère partie à l'étranger, je ne vis pas si mal. Je termine mes études à l'université cette année, j'ai un toit au-dessus de la tête et je mange à ma faim.
La disgrâce de ma famille a été un choc terrible à l'époque, mais elle m'a aussi permis de remettre énormément de choses en perspective. Ma vie actuelle est paisible et un peu triste aussi. Ore-sama et ses hordes d'admirateurs n'existent plus. Y penser ne crée en moi aucune nostalgie, mais une honte vive et profonde. Je voudrais me cacher sous terre, rien qu'en visualisant ces scènes de mon passé. Ma voie actuelle, celle que j'ai choisie il y a plusieurs années de cela, est celle de la solitude.
Ce n'est pas qu'un mot pour moi. C'est un mode de vie. Dans le temps où je vivais au manoir, je me voyais comme un être très solitaire. Il n'en était rien. Certes mes parents n'étaient pas là pour moi. Mon père ne pensait qu'à engranger encore plus d'argent. Ma mère ne pensait qu'à le dépenser. C'est un cliché digne d'un vieux film hollywoodien, mais c'est la vérité. Mais moi aussi j'étais un cliché. Ou plus précisément, je m'imaginais être une sorte de star recluse et inaccessible, préférant la solitude au contact des simples mortels.
Je me suis tellement raconté cette belle histoire que j'ai fini par la croire vraie. J'en ris aujourd'hui, un peu amèrement, je le confesse. La vérité est que j'ai été entouré de nourrices bienveillantes, de professeurs particuliers passionnants, d'un personnel aux petits soins pour moi et pour mes insupportables caprices. Ça ne fait pas une famille, mais j'étais loin d'être un pauvre petit garçon esseulé. Et puis il y avait Kabaji. Le pauvre Kabaji qui était mon meilleur ami depuis l'enfance, et que j'avais fini par inclure à ma comédie mégalomane. Le pauvre Kabaji qui était trop généreux pour ne pas faire ce qu'il aurait dû faire dès le début, à savoir m'envoyer au diable.
Et puis il y a eu Hyotei et l'équipe. J'étais leur capitaine et le roi du collège parce que j'étais un gosse de riche, rien d'autre. Mais honnêtement, je travaillais comme un fou pour mériter ma place. Cette expérience m'a donné juste ce qu'il fallait pour ne pas sombrer quand les malheurs sont arrivés. Si je n'avais été qu'un rejeton trop gâté sans être en même temps un sportif déterminé, je n'ose pas imaginer ce que je serais devenu.
Aujourd'hui, il n'y a plus rien : plus de domestiques, plus de Kabaji, plus de Hyotei, plus de coéquipiers, même plus de tennis. Il n'y a que moi, mes études dans une université sans prestige d'une ville moyenne de province, mon petit logement étudiant. En dehors de mes cours, de mes devoirs et de mes révisions, je passe mon temps à la bibliothèque de la ville ou dans un salon de thé. Je n'ai pas de télévision, pas d'ordinateur, pas de téléphone portable. Atobe Keigo a vraiment disparu de la circulation.
Je ne parle à personne, en dehors du strict nécessaire. Je ne me suis fait ici aucun ami, je n'ai cherché à lier aucun contact. Je promène jour après jours une mine indifférente et froide. Les personnes que ça ne rebute pas au premier abord savent très vite à quoi s'en tenir me concernant.
En cette belle journée de printemps, tandis que je suis assis seul dans mon coin dans la cafétéria de l'université devant un livre, et que j'entends, sans vraiment écouter, les conversations autour de moi, un détail attire cependant mon attention. Des étudiants de ma classe parlent avec excitation d'un « nouveau qui va arriver cette semaine ». Je hausse légèrement les épaules, prêt à replonger dans ma lecture, mais un autre mot me fait instantanément relever la tête. Ai-je rêvé ? Je tends l'oreille et aucun doute n'est possible. C'est un nom que je ne connais que trop bien. La panique s'empare alors de moi.
Personne ne me voyant de l'extérieur ne peut deviner, sous le masque froid que j'arbore, l'agitation qui m'anime. Pendant deux ans je me suis cru en sécurité, ici, loin de tout. Je ne suis pas un idiot, je savais très bien que je finirais un jour par rencontrer quelqu'un de mon autre vie. Je pensais juste que ça arriverait bien plus tard, quand suffisamment de temps se serait écoulé pour ne plus me sentir ridicule.
Et pourtant, une petite part de moi ressent une forme de plaisir, bien inférieur à la détresse, mais assez fort pour que je m'en fasse la réflexion. Quoi qu'il en soit, je suis bel et bien piégé. Cela va arriver. Bientôt. Et tu ne peut rien faire. Je dois accepter l'anxiété qui va s'emparer de moi pendant quelques jours. C'est un bond dans l'inconnu qui m'attend. Je ne peux rien contrôler.
Le soir-même, j'ai beaucoup de difficultés à me concentrer sur mes devoirs. Ce travail est très important, mais sans cesse mes pensées divaguent vers le passé et le futur tout à la fois. Mes souvenirs. La rencontre à venir. J'envisage un temps de me faire porter pâle quelques jours, histoire de retarder l'inévitable. A chaque fois que cette pensée me réconforte, je prends immédiatement conscience que ce n'est pas une solution.
Je suis incapable d'avaler quoi que ce soit. Devant un bol de nouilles en train de refroidir, mes yeux sont rivés sur une photo tirée d'un album miraculé de mon ancienne vie. Je voudrais ne jamais l'ouvrir, mais je dois avouer que ça m'arrive de temps en temps, plus souvent que je ne le désire. Toutes les photos qu'il contient datent du collège, toutes concernent le tennis. Ça me pince toujours le cœur de regarder ça, mais ça m'enveloppe aussi d'une douce nostalgie. Je me rends compte que je ne possède pas ce que je recherche. Pourtant, je me souviens avoir été pris en photo ce jour-là, une des très rares fois où j'ai eu l'occasion de jouer en double.
Le lendemain, j'arrive pratiquement en retard au premier cours. J'ai mal dormi, n'ayant pas arrêté de penser à l'inévitable rencontre. Je n'arrive pas à me souvenir si la multitude de scenarii que j'ai envisagés étaient le fruit de ma réflexion ou de rêves agités. Je n'ai pas eu le temps d'avaler quoi que ce soit avant de partir, et de toute façon je n'ai pas faim. J'entre d'un pas rapide dans la salle de classe, tout en me faisant le plus discret possible. Le cours va commencer dans une minute, mais en me glissant vers le fond de la salle, je remarque quelques étudiants attroupés autour d'une des tables de devant. Ce fait inhabituel me permet instantanément de comprendre : le nouveau est arrivé. Je me tasse sur ma chaise. Quand le professeur entre, les étudiants regagnent leur place. D'où je suis, je ne distingue pas très bien le premier rang, mais cette haute et large silhouette est reconnaissable entre mille, même de dos. Un frisson me parcourt.
J'entends la voix du professeur comme un souffle lointain. Je ne prends aucune note, moi qui suis si assidu en temps habituel, je n'ai à vrai dire même pas pris le soin de sortir de quoi écrire. Je ne peux m'empêcher de river mon regard vers le premier rang, vers la place où le nouveau est assis. Il est là, au même endroit que moi, nous respirons le même air. Je ne sais pas pourquoi cette idée me traverse l'esprit. J'ai une étrange sensation d'excitation paniquée. Le cours défile en un éclair. A ce stade, je ne pense plus en mots mais en images. Je me vois me précipiter au premier rang, me faire connaître, lire la réaction de son visage. Je me vois filer discrètement par la sortie de secours, éviter cette rencontre toute l'année en usant de multiples ruses. Ces flash s'évanouissent brusquement. Une voix vient d'appeler mon nom. Son ton insistant m'alerte : on a dû m'appeler plusieurs fois sans même que je ne réagisse.
C'est finalement le professeur qui a tranché mon conflit intérieur. Ayant enfin jeté les yeux vers lui, je l'entends distinctement me dire : « Vous accompagnerez l'élève Sanada aujourd'hui, il ne connaît pas notre campus ». Je me lève dans un état second, encore sous le choc d'avoir simplement entendu ce nom de mon passé prononcé par quelqu'un de mon présent. Je m'approche et enfin, il se tourne vers moi. Je ne saurais décrire la succession des expressions sur son visage, aboutissant à une grimace interloquée.
— At… ?
Mon nom s'étouffe dans sa bouche, tandis que sous son regard médusé, je hoche la tête, les yeux suppliants.
Le temps s'arrête quelques instants. Je n'entends pas les voix des autres étudiants sortant de la classe, suivis du professeur. Je n'entends pas bruits venant du couloir. Je ne vois plus ce qui m'entoure. Le monde se réduit au garçon devant moi, symbole d'un passé que je croyais révolu. Cependant, le toute première chose qui me traverse la tête, c'est que ses cheveux sont un peu plus longs qu'avant. Cette pensée est si futile… L'esprit a de bien étranges portes de sortie…
Sanada brise le premier ce silence irréel.
— C'est...c'est toi, Atobe ?
Sa voix grave est presque un murmure. Je baisse la tête et réponds dans un soupir :
— Oui, c'est moi, Sanada. Enfin, presque….
Je laisse quelques secondes s'écouler avant de lever à nouveau les yeux vers lui. Il n'a plus l'air surpris : il semble complètement perdu.
Nous sortons enfin de la salle. Il reste plus d'une heure avant le prochain cours. Je dois lui parler, lui expliquer, je n'ai pas vraiment le choix. Comme il ne connais pas les lieux et qu'il fait beau dehors, autant en profiter pour lui faire faire le tour du campus. Et j'ai besoin d'air frais.
Par bonheur, il ne dit rien. Nous prenons le temps de sortir des bâtiments et de nous diriger vers le parc du campus. Je respire enfin, car il y a peu de monde ici. Je ralentis le pas et sors de mon silence.
— Tu dois te demander ce que je fais ici, n'est-ce pas ?
Sanada s'arrête et pivote vers moi.
— Écoute… je sais que ta famille… enfin … ah vrai dire… pour tout le monde, tu a coupé les ponts et tu es reparti vivre en Angleterre. Je suis surpris de te retrouver ici.
Je baisse à nouveau la tête, incapable de le regarder en face et de répondre. J'avais préparé une explication, mais je ne parviens même pas à ouvrir la bouche.
— Tu ne me dois pas d'explication, Atobe…
Ça me bouleverse d'entendre ce nom à nouveau. Mes yeux deviennent humides. Je ne dois pas pleurer.
— Tanaka…
— Pardon ?
— C'est mon nom à présent.
Je lève à nouveaux les yeux. Cette fois-ci, Sanada semble bouleversé.
Je décide de reprendre la marche. Il a dû comprendre mon malaise. Il se place à mes côtés et tente de changer de sujet.
— Le campus est très beau.
— Certains de ces arbres sont centenaires…
La conversation continue ainsi, anodine, puis s'interrompt. Nous marchons à présent en silence. Le campus n'est pas immense et je me décide à m'asseoir sur un banc. J'ai besoin de souffler après cet afflux d'émotions. Sans un mot, il prend place près de moi.
— Et toi, Sanada, que fais-tu ici, dans cette fac perdue ?
— Eh bien, j'ai entamé mon cursus de littérature à Tokyo, mais il s'avère que cette université a une spécialité en calligraphie. J'ai demandé mon transfert pour ma dernière année. Les choses ont un peu traîné, c'est pourquoi je n'arrive que trois semaines après la rentrée…
Son explication me fait un peu tiquer. La calligraphie traditionnelle est probablement enseignée à Tokyo aussi… mais il n'a pas terminé.
— … et puis je voulais m'éloigner un peu aussi.
— T'éloigner ?
Un autre silence vient ponctuer notre discussion. Je l'entends prendre une profonde inspiration.
— Seiichi… Yukimura… il est… il y a presque un an… sa maladie est revenue… ça a empiré, c'était terrible… les médecins… ils n'ont rien pu faire…
Cette nouvelle me fait l'effet d'un électrochoc. Je ne suis pas le seul à avoir subi des malheurs ici. Je suis toujours un égoïste en fin de compte. Tout le monde connaît la souffrance.
— Sanada, je suis désolé… tellement désolé… c'est tellement injuste…
Nous restons là-dessus quelques instants. Ces retrouvailles ne sont décidément pas joyeuses.
Sanada est un roc. Pas le genre à se mettre à pleurer. J'étais comme ça aussi avant. Nous reprenons la discussion. Je lui donne des informations sur l'université, répond à ses questions. Ni lui ni moi ne désirons nous aventurer sur le terrain personnel. Trop douloureux. Ce bavardage donc est d'un grand secours. Je me rends compte que son logement n'est pas très loin du mien. Nous pouvons faire la route ensemble. Pour la première fois, je considère que la venue de Sanada n'est pas une mauvaise chose. Je goûte vraiment la solitude, mais avoir un ami comme lui pourrait adoucir un peu ma vie actuelle.
Du temps du collège, je l'ai considéré essentiellement comme un rival. J'avais un grand respect pour lui, comme pour Tezuka. Je n'oublierai jamais notre mémorable duo contre les Américains. Il y avait eu une indéniable alchimie entre nous ce jour-là, mais nos occupations dans nos équipes respectives n'avaient pas permis de renforcer ce lien. Mais plus tard, au lycée… Non, je ne dois pas penser à ça. Plus maintenant. Tandis que nous nous levons pour repartir vers les bâtiments, il plante son regard grave dans le mien et me dit :
— Je te prie de m'excuser, mais… j'ai beaucoup de mal à ne pas t'appeler At… enfin, par ton ancien nom…
— Tanaka est le nom que j'utilise ici, celui de ma mère. Depuis l'affaire… enfin, je ne veux pas que les gens pensent…
— Bien sûr, je comprends…
— Mais toi tu me connais depuis longtemps. Si tu veux, tu peux m'appeler par mon prénom.
Une ombre voile son regard, un très bref instant. Puis il esquisse un sourire.
— En dehors des membres de ma famille, il n'y a que Seiichi que j'appelais ainsi.
— Oh je vois, excuse-moi, je n'y avais pas pensé…
Nous avançons un peu, mais il s'arrête à nouveau.
— Je veux bien t'appeler par ton prénom. Et tu peux m'appeler par le mien. Nous sommes amis après tout, peut-être pas les meilleurs du monde, mais nous sommes coincés ici ensemble.
Je crois rêver. Sanada vient-il de faire de l'humour ? Pour la première fois depuis longtemps, je souris franchement.
— Tu es devenu très drôle, Sana… Genichiro.
Ça me fais bizarre de l'appeler ainsi.
— Merci, Keigo.
La semaine passe rapidement, prise par les cours et les devoirs. Mes habitudes sont quelques peu bousculées par la présence de Sanada. Nous avons fait la route ensemble tous les jours, déjeuné ensemble et passé tous les moments libres à deux. Par chance, Sanada n'a eu aucune difficulté à accepter mon côté sauvage. Nos conversations sont assez laconiques les premiers jours. Tout comme moi, il semble vouloir éviter toute discussion qui mènerait, d'une manière ou d'une autre, vers les malheurs du passé.
Peu à peu, nos cours en commun et d'autres menus événements dans notre vie quotidienne donnent matière à davantage d'échanges. Mais cela reste Sanada, avec son côté un peu rude, et moi, qui ne suis plus habitué à parler de façon soutenue avec qui que ce soit. Néanmoins, son contact ne m'est pas désagréable et je pense pouvoir dire que c'est réciproque.
Vers la fin de semaine, il me demande si je joue encore au tennis. Je suis surpris qu'il n'ait pas encore abordé le sujet, étant donné les circonstances dans lesquelles nous avons fait connaissance.
— Non, plus de tennis pour moi. C'est terminé, tout ça.
— Mais… tu étais tellement doué. Tu aurais probablement pu passer pro, ou au moins faire partie d'une équipe universitaire…
— C'est fini, c'est tout.
Mes lèvres trahissent à ce moment-là une émotion. Sanada n'insiste pas. Il a compris que ce sujet-là aussi était à éviter. Une pensée curieuse me traverse l'esprit. A force de ne pouvoir parler de rien, Sanada risque, à juste titre, de se lasser de ma compagnie. Serait-ce si grave, après tout ? Je faisais très bien sans lui auparavant. Mais avec les principes stricts qui le caractérisent, il pourrait rester avec moi uniquement par grandeur d'âme. Je n'y avais pas pensé avant. Une idée me vient.
— Et toi ? Tu étais un joueur exceptionnel. Ne joues-tu plus au tennis ?
— J'ai joué dans le club de mon ancienne faculté. Avec Seiichi, Marui, et aussi Kikkumaru qui était de Seigaku. Nous avons eu de bons moments, je l'avoue, mais je préfère me concentrer à présent sur mes études.
Entendre ses noms me donne un pincement au cœur, mais je poursuis.
— Et pourquoi ne postulerais-tu pas au club de la ville ? Il n'y a pas d'équipe à la fac, mais certains étudiants jouent là-bas, sans compétitions. Ils seraient ravis de t'avoir et ça te permettrait de te faire des connaissances.
Il ne répond rien pendant un moment, la mine concentrée. Après ce qui me semble être plusieurs minutes, il rompt ce silence étrange.
— Keigo… Ne prends pas mal ce que je vais te demander… N'essaierais-tu pas de te débarrasser de moi ?
Mon regard croise le sien. Il est sérieux, comme il l'est toujours, mais je remarque un léger rictus sur ses lèvres. En tout cas, je dois avouer qu'il est vraiment très perspicace. Je n'ai aucun doute quant au fait que Sanada soit très intelligent, mais je ne pensais pas qu'il était aussi fin. Ne sachant que répondre sans mentir ou rentrer dans des explications que j'aimerais éviter, je baisse à nouveau la tête sans répondre.
— Keigo, mais qu'est-ce que tu as ? Je ne te reconnais plus. Je sais que tu as vécu des choses difficiles, mais depuis mon arrivée, j'ai l'impression que tu es un fantôme…
Un fantôme… voilà ce qu'il pense de moi. Je dois lui répondre quelque chose, mais rien ne vient.
— Tu ne veux plus me parler ?
Je sens tout à coup ses doigts sous mon menton. Avec douceur il relève mon visage baissé, ce qui m'oblige à croiser ses yeux. Malgré le ton doux et profond de sa voix, son regard est perçant. Je prends peur de façon irrationnelle et me dégage de son emprise.
— Je n'ai rien à te dire, Sanada. Laisse-moi tranquille.
Le ton de ma voix est beaucoup plus sec que ce que j'aurais voulu. Je n'ai pas eu l'occasion d'exprimer la moindre colère depuis des années. Et en vérité, je ne ressens aucune colère à son égard non plus.
Je me lève pour partir. Inutile de lui infliger plus longtemps ma présence maussade. Sa voix s'élève derrière moi et me fige.
— Je croyais qu'on s'appelait par nos prénoms.
De tout ce qu'il aurait pu me dire en de telles circonstances, c'est celle à laquelle je m'attendais le moins. Ce décalage produit en moi un effet singulier. Les commissures de mes lèvres s'étirent malgré moi. Je fais volte-face et le voit avec un léger sourire. Cette vision m'achève. Un rire nerveux s'empare de moi. Je le sens prendre du volume dans ma poitrine, devenir irrépressible, se transformer en fou rire. Même pendant mon glorieux passé, ce genre de situation ne m'arrivait pratiquement jamais.
Mon camarade semble amusé autant que surpris par cette réaction insolite. Des larmes me montent aux yeux. J'ignore si c'est de la joie ou de la peine, mais je me sens plus léger une fois que le rire se tarit.
N'ayant rien de prévu pour le week-end, nous décidons de nous retrouver samedi matin. Le programme n'est pas très chargé, mais cela suffira amplement à occuper le temps. Sanada doit aller acheter des livres pour l'université et il tient à tout prix à m'emmener déjeuner pour me remercier de l'avoir guidé cette semaine. Gêné par son invitation, surtout après lui avoir violemment demandé de me laisser tranquille dans un moment de faiblesse, je commence par refuser. Mais il insiste tellement que je n'ai pas le cœur de lui causer à nouveau du déplaisir.
La ville n'est pas très grande mais il y a un joli centre-ville à deux kilomètres de notre quartier. Je ne m'y rends pas souvent, préférant le calme du salon de thé ordinaire que je fréquente, mais c'est là qu'on trouve la grande librairie qui vend tous les ouvrages nécessaires aux étudiants.
Sanada confie sa liste à un employé, et nous flânons dans les rayonnages en attendant que sa commande soit prête. Je feuillette distraitement un livre d'art, tandis qu'il se rend au rayon de la presse. Je suis convaincu qu'il tourne les pages d'un magazine de tennis, alors je reste où je suis, préférant attendre qu'il me rejoigne, histoire d'éviter le sujet.
Plus tard, nous nous retrouvons attablés dans un modeste restaurant. Le voir installé en face de moi me paraît bizarre et je crains que la gêne ne s'installe. Nous commandons nos plats, je le remercie à nouveau, il hoche la tête. Nous ne parlons pas : je n'arrive pas à décider si la situation est apaisante ou tendue. Je fais mine de regarder autour, évitant de croiser son regard. Mais je sens que lui m'observe. Décidément, la situation est tendue. Comment faire ? Je ne parviens pas à réfléchir logiquement.
— Tu vas bien? Tu as l'air nerveux.
Je ne contrôle décidément rien et mes pensée m'entraînent vers des samedis passés à faire mes devoirs, ma lessive, de la lecture. Tout sauf d'avoir à discuter avec quelqu'un. Quand même… j'étais capable, avant, de faire la conversation à n'importe qui. Dans le milieu auquel j'appartenais, c'était même une compétence nécessaire. Comment mes réflexes ont-ils pu se dissoudre en quelques années à peine ? Je dois avoir l'allure, les yeux rivés sur ma serviette, à ne pas répondre à une question simple. Dis-lui que tout va bien. Dis-lui que non, tu n'es pas nerveux. Change de sujet. Rien à faire. Ma bouche refuse de s'ouvrir.
— Keigo ? Tu es complètement dans la lune… Qu'est-ce qui ne va pas ?
Bonne question, Sanada. Désolé, je ne peux y répondre…
— Comment trouves-tu l'université ?
Je me sens stupide. Comme s'il n'allait pas comprendre mon manège. Levant enfin les yeux vers lui, je vois l'hésitation se peindre sur son visage. Va-t-il insister ?
— Très agréable. Il y a beaucoup moins de monde et les professeurs sont très compétents. Le parc est très beau en cette saison.
Merci, Sanada, soupiré-je intérieurement.
— Et la calligraphie ? C'est ce que tu attendais ?
Il se lance dans une description de son cours de la semaine. Je sais qu'il n'est pas dupe de mes manœuvres, mais il s'anime en me parlant de ce qui semble être son sujet de prédilection. Je l'écoute avec plaisir. La conversation évolue naturellement vers la littérature. Son érudition est étonnante. Sa voix grave et mesurée me berce un moment. Tandis qu'il me parle des auteurs chinois contemporains, je ne peux m'empêcher de l'étudier avec davantage d'attention que je ne l'avais fait jusqu'ici. Je n'avais même pas vu qu'il avait ôté en arrivant son emblématique casquette noire. J'avais déjà remarqué lors de notre première rencontre que ses cheveux étaient un soupçon plus longs que dans mon souvenir. Ses traits ont mûri, mais Sanada a toujours fait plus vieux que son âge. Même s'il a conservé le sérieux qui le caractérisait déjà au collège, il est plus détendu, plus animé. Plus épanoui. Il a une curieuse petite cicatrice sur le menton aussi. Pourtant, je le sens aussi très fatigué. En l'observant avec plus d'attention, je perçoit de cernes légers sous ses yeux. Plus étonnant encore, je discerne quelques fils d'argent dans sa chevelure. Instantanément j'en comprends la raison.
Finalement, l'ambiance est au beau fixe. Nous passons presque tout le week-end ensemble. Il me fait visiter son logement, un joli petit appartement décoré de manière très simple, deux fois plus grand que mon studio. Nous y avons fait nos devoirs, regardé un vieux film et discuté livres et cinéma. Un accord tacite semble régler nos discussions : aucune référence au tennis, donc au passé. C'est comme si nous venions de nous rencontrer.
Une routine s'installe les semaines qui suivent. Ensemble, nous suivons les cours, faisons nos devoirs, déjeunons et parfois dînons, passons du temps à la bibliothèque. Nous courons quelques kilomètres tous les samedis matins, une véritable torture pour moi. Ma condition physique est très mauvaise, j'ai beaucoup maigri, mes muscles semblent avoir fondu. Sanada a la bonté de ne pas me le faire remarquer et adapte notre course à mes pauvres capacités. J'ai cru mourir lors de notre première séance. Sanada m'appelle la tortue à présent, y compris quand nous ne courons pas. Cela crée une nouvelle complicité entre nous.
Les sollicitations des autres étudiants, -ou étudiantes-, ne semblent pas l'intéresser. Il est toujours aimable, éconduisant tout le monde avec son sourire poli. Je lui en fait la remarque au cours d'une discussion. Me lançant un profond regard, il se contente de hausser les épaules. Je n'insiste donc pas.
Depuis son arrivée, jamais nous ne sommes allés chez moi. Le samedi suivant, après une heure de travail chez Sanada, je me rends compte que j'ai oublié un livre important. Il me propose alors d'aller nous dégourdir les jambes en allant le chercher. Je décline en disant que je vais y aller seul. Comme il insiste, je lui répond que je pourrais aussi bien me passer du livre en question. Il me dévisage d'un air perplexe.
— Keigo, pourquoi ne veux-tu pas que je vienne chez toi ?
Je baisse la tête, gêné. Je sais ma réaction stupide. Ne m'a-t-il pas déjà prouvé qu'il était un véritable ami ? Je finis par accepter sa proposition. Ce serait puéril de lui interdire ma porte, pour des motifs futiles, lui qui me reçoit depuis toutes ces semaines.
Mon studio n'est qu'à une dizaine de minutes de marche. La modeste pension qui me loge a triste mine comparée au joli petit immeuble de mon camarade. Ce n'est pas un taudis, mais je ne peux m'empêcher de ressentir de la gêne. Sanada m'a connu outrancièrement riche. Le manoir Atobe était pratiquement un château, et j'avais à disposition des locaux de standing dans tout le pays, et même au-delà. S'il était mal intentionné, il rirait bien de voir le gosse de riche vivre à présent dans un logis aussi misérable. Mais il ne dit rien et me suis après avoir salué la concierge. A l'intérieur, le corridor est un peu délabré et je dois donner un coup d'épaule à la porte pour entrer. Je me suis habitué depuis longtemps à tout cela, au point de ne plus y faire attention.
— Bienvenu chez moi, Genichiro…
L'intérieur est tellement spartiate que Sanada ne peut retenir, malgré sa retenue polie, un petit hoquet de surprise. La pièce est petite et pourvue du strict nécessaire : un futon, une table, une chaise. Un minuscule et antique réfrigérateur, une bouilloire démodée, un four à micro-ondes. Quelques livres et cahiers, une armoire. Fin de l'inventaire.
Je lis de la peine sur son visage. Voilà précisément ce que je craignais. Non de la moquerie, mais de la pitié. J'aurais préféré la moquerie.
Nous ne nous sommes pas éternisés. Je n'ai même pas une chaise à lui proposer de toute façon. Il n'a rien dit jusqu'ici, mais je peux presque sentir l'orage confus de ses pensées. Une fois de retour chez lui, il se décide à briser le silence.
— Je suis désolé, Keigo.
Je ne m'attendais pas à cela. Des questions, oui, mais pourquoi s'excuse-t-il ?
— A quel propos ?
— Je ne voulais pas te mettre dans l'embarras. Je ne pensais pas que tu… Enfin, je sais la ruine de ta famille, mais je croyais que …
— Que je vivais encore dans un château ?
— Non, bien sûr, mais pas dans un…
— Tu n'as pas aimé mon studio ? Il est pourtant merveilleusement exposé. L'arrêt de bus est juste en face, en plus.
Je lui adresse un sourire éblouissant, qui le plonge dans davantage de perplexité. Ne le voyant pas réagir, je décide de poursuivre sur le même ton.
— Le minimalisme est la tendance du moment. J'ai toujours été à la mode, tu le sais.
Il écarquille tellement les yeux que ça lui donne un côté comique. Je ne peux résister au rire qui me gagne. Plus je m'esclaffe, plus il a l'air perdu, ce qui renforce encore le fou rire qui me secoue. Cette fois-ci, Sanada ne partage pas ma joie. Quelque chose doit sonner faux, je m'en rends compte moi-même. Mon rire s'intensifie, j'ai l'impression que je vais me sentir mal. Je tombe à genoux, secoué. Des gouttes d'eau s'écrasent à présent sur le sol. Je ne comprends pas tout de suite que mon fou rire s'est transformé en crise de larmes. Je ne comprends pas ce qui me prend. L'ancien Atobe et le nouveau Keigo ne pleurent pas comme ça, et encore moins en public. Je n'arrive plus à trouver mon souffle alors que j'inspire comme un possédé. Je me sens alors brusquement empoigné et assis contre le mur. J'entends Sanada vider quelque chose et me présenter ce qui semble être un sac en papier devant le visage.
— Respire là-dedans. Vas-y, respire là-dedans.
J'empoigne le sac et commence à inspirer et expirer. Quelques instants plus tard, ma respiration s'apaise. Mes sens reviennent peu à peu à la normale. Je sens une des mains de Sanada derrière ma tête, l'autre sur ma poitrine, me maintenant. Constatant probablement que la crise est passée, je perçois son étreinte qui se desserre. Suivant une soudaine impulsion, je pose ma tête sur sa poitrine, le souffle encore court et le visage trempé de mes larmes. J'ai assez de présence d'esprit pour le sentir se contracter légèrement, puis comme s'il avait compris ce dont j'avais besoin à cet instant précis, ses bras se referment sur moi. Son menton posé sur le haut de ma tête, il murmure doucement :
— Ça va aller, Keigo, ça va aller.
Nous sommes probablement restés à peine quelques minutes dans cette étrange position, mais j'ai eu l'impression que le temps était suspendu. Le flux de ma pensée revient peu à peu. Jamais je n'aurais imaginé une scène comme celle qui venait de se produire. Mais au lieu d'avoir honte de moi, je me contente de fermer les yeux et de savourer la chaleur rassurante de Sanada.
— Ça va mieux ? Tu m'as fait peur…
— Excuse-moi, je ne comprends pas ce qui m'est arrivé… Cela ne se reproduira plus.
— Ne t'excuse pas, voyons, tu n'y es pour rien. Viens, allons nous asseoir.
Je quitte son étreinte et il m'aide à me relever. Il est pâle et semble bouleversé. Il me verse un verre d'eau que je bois d'une traite. Le liquide frais me redonne un peu de force. Il m'essuie le visage avec des gestes doux et habiles. Je me sens mieux à présent.
— Excuse-moi pour la peine que je te donne…
— Tu es têtu comme une mule. Je viens de te dire que tu ne me devais aucune excuse.
— Merci, alors.
Je le dévisage et vois un sourire se dessiner sur ses lèvres. Un sourire triste tandis que ses yeux semblent regarder au loin. Loin dans le passé.
- Seiichi…
Sa voix tremble un peu.
— Avant qu'il ne nous quitte, quand sa maladie a commencé à revenir… Il faisait parfois ce genre de crises. Des crises de panique. Le médecin m'avait expliqué ce qu'il fallait faire.
Son explication me plonge un peu plus dans la culpabilité, mais je m'abstiens de m'excuser à nouveau. Il pose à nouveau les yeux sur moi, visiblement soucieux.
— Je ne suis pas malade, Genichiro. J'étais juste… bouleversé. Je suis heureux de vivre ainsi, je te jure. Mais tu m'as regardé avec pitié… Tu vois, je suis toujours aussi fier qu'avant, en fin de compte. Je suis pauvre, mais au fond de moi, je suis toujours un gosse de riche…
Son regard se durcit. Il se baisse avec brusquerie et me relève la tête du bout du doigt.
— Écoute-moi attentivement. Tu n'es pas un gosse de riche. Jamais tu ne t'es résumé à ça. Oui tu aimais te donner en spectacle. Oui c'était ridicule à mes yeux. Lève la tête ! Tu étais un capitaine exemplaire et respecté, un élève brillant, un ami fiable pour tes camarades et un sacré bon joueur de tennis ! Peu importe que tu sois pauvre à présent. Tes qualités font toujours partie de toi.
Il y a tellement de conviction dans sa voix. Un feu illumine son regard, un feu que je connais bien. C'est le même qui brillait dans ses yeux quand il jouait contre moi. Il est donc sincère.
— Je n'ai pas pitié de toi. J'ai de la peine de voir que tu vis avec si peu de choses, ça, je le reconnais. J'ai de la peine de voir que tu sembles avoir perdu toute confiance en toi. Tu es décidément l'homme des extrêmes, Keigo. La lumière ou l'ombre, jamais de demi-mesure…
Je médite ses paroles et en ressent la vérité. Oui, j'avais changé. Celui qui voulait attirer les regards de la terre entière aujourd'hui voudrait être invisible. Je ne savais pas agir… normalement. Sanada venait de m'ouvrir les yeux.
— Merci…
J'avais à peine murmuré, mais sans baisser les yeux. Son visage se détend et son sourire revient.
Si je ne ne suis pas encore prêt à tout lui raconter, la scène du samedi a eu pour effet d'ouvrir ses propres vannes. Le dimanche, je l'emmène au petit salon de thé du quartier. Tandis que nous sommes installés confortablement dans ce lieu à moitié désert la plupart du temps, il me fait le récit de ses années de lycée et d'université. Il me raconte aussi les derniers mois du malheureux Yukimura, le visage grave mais la voix paisible. J'avais déjà remarqué au temps du collège à quel point ces deux-là étaient indissociables l'un de l'autre. Une amitié solide, forgée dans l'enfance, que je comprenais en partie, ayant moi-même été soudé à Kabaji.
— Est-il… était-il ton âme sœur ?
— Nos âmes étaient connectées, donc on peut dire cela.
Je perçois alors une légère amertume dans sa voix. J'aurais cru qu'il allait me dire oui tout simplement.
— Tu veux en parler ?
— De quoi ?
— Je ne sais pas, mais je sens qu'il y a une chose que tu ne me dis pas.
Après un court silence, il retrouve son sourire.
— Tu es d'une perspicacité sans égal.
— Je te remercie. Alors ?
Il marque à nouveau une pause. Je le devine hésitant.
— Je ne sais pas si je peux te raconter ça…
— Ne le fais pas, alors. Mais sache que si l'envie t'en prend…
— Keigo, il m'aimait.
— Pardon ?
— Seiichi. Il m'aimait.
— Oui, je le sais. Vous étiez les meilleurs amis du monde.
— Non, ce n'est pas cela dont je parle…
Je le dévisage, perplexe. Sanada a les yeux rivés sur sa tasse de thé et commence à déchirer une serviette en papier en petits morceaux. Ce n'est pas son genre. Et ça ne me permet pas de comprendre où il veut en venir.
— Pardonne-moi, mais je ne comprends pas.
Relevant les yeux vers moi et avisant mes sourcils froncés, Sanada esquisse un sourire amusé.
— Tu n'es pas croyable. Je me suis toujours demandé comment un type comme toi, qui a été suivi pendant des années par des hordes d'admiratrices énamourées pouvait être aussi imperméable à ces choses-là.
Touché. Je m'apprête à lui répondre quelque chose, mais je préfère me taire. Je viens de comprendre et je suis… pas choqué mais… disons abasourdi.
— Donc… Yukimura… c'était… plus qu'une amitié ? C'est ça ?
Je dois avoir l'air idiot, mais je ne sais pas comment dire ça autrement. Son sourire s'efface et il redevient sérieux.
— D'une certaine façon, c'était plus qu'une simple amitié. Il était comme mon frère, et je pense que c'était le cas pour lui aussi. Mais quand nous sommes entrés à la faculté… avant que sa maladie ne se déclare… certaines petites choses ont changé. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Ses sentiments pour moi avaient… évolué.
— Ah…
Je ne sais que dire d'autre. Cela fait beaucoup d'informations à enregistrer. Je suis curieux de savoir ce qu'il entend par « certaines petites choses ont changé », mais je ne veux pas m'aventurer sur ce terrain très intime. Je préfère le laisser continuer.
— Et donc ?
— Et donc, il était assez intelligent pour se rendre compte que je n'étais pas… sur la même longueur d'ondes. J'ai dû lui faire de la peine, mais il n'en a rien montré. Quelque chose s'est fracturé entre nous, sans que cela ne change quoi que ce soit dans notre quotidien. Je ne suis pas très clair, désolé… Bref, peu à peu, une légère distance s'est installée entre nous. Et puis, il a rencontré quelqu'un.
— Quelqu'un ? Tu veux dire…
— Oui. Il avait l'air heureux et je dois avouer que ça m'a soulagé. Nous nous voyions un peu moins, mais je me disais que c'était dans l'ordre des choses.
— Donc, tout était arrangé.
— Non. En réalité, ce n'était que le début. Peu à peu, il s'est mis à m'inviter dans ses rendez-vous avec son… ami. Au début, je pensais qu'il culpabilisait de me laisser de côté, alors j'ai accepté. Au restaurant, au parc, au cinéma. Mais je me suis vite rendu compte qu'il se comportait de façon bizarre quand j'étais avec eux.
— Bizarre ?
— Il était très… démonstratif. Comme s'il voulait…
— Que tu sois jaloux ?
— Oui, exactement. J'ai essayé de me convaincre qu'il était juste amoureux et qu'il n'y avait aucun mal à tout ça.
- Était-ce le cas ?
Je connaissais déjà la réponse.
— Non. Il est arrivé chez moi un soir, tard. Il n'était pas dans son état normal. Il venait juste d'apprendre… sa rechute. Seiichi était calme et doux, mais contenait en lui une véritable violence. Ce soir-là, elle s'est déchaînée contre moi.
— Mais pourquoi ?
— Ce que lui avait annoncé le médecin a été un déclencheur. Il a commencé par me dire qu'il avait voulu me rendre jaloux, qu'il n'avait pas de sentiments pour son ami. Puis il est devenu comme fou. Il hurlait des choses incohérentes. Je ne comprenais pas, parce que je ne savais rien pour sa maladie. Il m'a traité d'aveugle, de robot insensible…
J'avale péniblement ma salive. On m'avait déjà reproché les mêmes choses par le passé.
— Il m'a frappé, Keigo. Avec ma propre raquette…
Il pointe sa petite cicatrice au menton. Je me sens nauséeux rien qu'en imaginant la scène.
— Enfin il a éclaté en sanglot. Par m'avouer qu'il m'aimait. Qu'il ne comprenait pas pourquoi je ne l'aimais pas en retour. Et puis…
Le regard de Sanada se voile.
— Que s'est-il passé ?
— Je n'oublierai jamais ça. Jamais. Il m'a dit qu'il allait mourir et que je lui refusais la seule chose qui l'aurait rendu vraiment heureux.
La serviette de papier est à présent en mille morceaux. Je pèse l'énormité de ce que Sanada vient de me confier. Des dizaines de réflexions me viennent à l'esprit. Je ne sais que lui répondre et je prends mon temps pour formuler ma phrase.
— Comment… comment …
Décidément ça ne sort pas. Mais Sanada a compris.
— Il a fini par se calmer. Il m'a accompagné aux urgences pour qu'on me recouse, et il s'est excusé. Toute sa colère s'était évaporée en un clin d'œil. Je lui ai promis de l'accompagner de mon mieux dans les mois qui allaient venir. Et c'est ce que j'ai fait. Jusqu'au bout. Mais je n'ai pas pu lui offrir ce qu'il attendait réellement de moi. J'en étais incapable. Et pourtant, j'aurais tellement voulu lui donner cette consolation. Si tu savais comme j'aurais voulu ! Mais j'aurais fait semblant. Et il méritait mieux qu'un mensonge. Je l'aimais comme un frère, comme je te l'ai dit. On ne ment pas à son sang.
Cette confession semble l'avoir épuisé. Je comprends ses cernes, ses cheveux blancs. Cette expérience d'amour et de mort aurait anéanti n'importe qui. C'est un miracle qu'il ait pu continuer après tout cela. Il trouve encore la force de m'interroger.
— Sois franc, Keigo. Réfléchis bien. Est-ce que j'ai eu tort ?
Sa question me bouleverse. Pour d'autres raisons, je me la pose souvent. Sanada, si paisible et épanoui, est torturé de l'intérieur. Yukimura n'est plus là pour le rassurer. Je préfère être à ma place qu'à la sienne, et je n'en reviens pas. Doucement, je pose ma main sur la sienne, en essayant de ne pas le brusquer, surtout après ce qu'il vient de me dire. A voix basse, je murmure :
— Non, Genichiro. Tu n'as rien à te reprocher.
Le récit de Sanada me hante toute la soirée. Replié dans mon futon, je ne peux penser à autre chose et la conversation tourne en boucle dans ma tête. A-t-il eu tort ? Je lui ai dit non, mais est-ce que je le pense vraiment ? Si j'avais été à sa place… Non, je n'aurais pas pu mentir si ç'avait été Kabaji. Le comportement de Yukimura avec lui a été abject, mais je me suis bien gardé de lui dire. J'avais de lui une toute autre image. Parfois on se trompe lourdement sur les gens... Il reste cependant des zones d'ombre dans cette histoire.
Une question pas vraiment essentielle se forme dans ma tête et je dois me battre pour ne pas la formuler intérieurement. Las, je la laisse venir à la surface de mes pensées. Sanada a-t-il refusé l'amour de Yukimura parce qu'il ne le partageait pas ? Ou était-ce parce qu'il ne s'intéressait pas aux hommes ? Je me rends compte qu'il n'a rien précisé à ce sujet. Ce ne devrait pas être un élément important, mais je ne peux que rester focalisé là-dessus, troublé, avant de finir par sombrer dans le sommeil.
Le lendemain, Sanada se comporte normalement. Je le trouve même particulièrement enjoué. J'imagine que sa confession l'a peut-être soulagé. Sa bonne humeur est contagieuse. Il me propose même d'aller courir ce soir, vu que nous n'avons pas grand-chose à préparer pour l'université. Nous nous rejoignons et profitons de la douceur de l'air. Je suis toujours aussi peu performant, mais je n'ai plus l'impression que mon cœur va éclater. Nous faisons une pause au bord de la rivière après une heure de course.
— Tu t'améliores de jour en jour.
— Quand je pense que je courais bien plus que ça, avant même de commencer ma journée de cours, au collège.
— Tu te fais vieux, la tortue.
Je lui jette une touffe d'herbes en prenant un air fâché et nous éclatons de rire. Cette insouciance est une liqueur et je m'en délecte avec bonheur. Lui aussi semble détendu.
— Tu souris plus qu'avant, Genichiro.
— J'étais jeune. Un peu comme toi, je me donnais en spectacle. Toi, tu ne souris pas beaucoup.
— Avant, mes sourires étaient la marque de mon arrogance.
— C'est du passé. Nous sommes adultes à présent.
— Peut-être que je ne me sens pas assez heureux pour sourire.
— Même pas avec moi ?
Sa dernière question me désarçonne complètement. Je lui jette un regard en coin et surprend une expression légèrement gênée. Comme si la question lui avait échappé par erreur. Il se mord même la lèvre.
— Je suis bien avec toi.
Je me giflerais si je pouvais. Ma réponse me semble équivoque et je n'en ai aucune envie. Surtout après ce qu'il m'a raconté sur Yukimura et lui. Et depuis le lycée, je me suis moi-même détourné de tout cela, définitivement. Coulant un nouveau regard sur lui, je remarque une légère rougeur sur ses joues. Il faut que je me rattrape, et vite.
— Je veux dire… c'est bien d'avoir un ami avec qui on s'entend bien.
J'espère que ça suffira. Il me semble avoir un peu trop insisté sur le mot « ami ».
Il ne répond rien et s'abîme dans la contemplation de la rivière. Nous reprenons la course et rentrons chez nous. Je me sens un peu bizarre en regagnant mon studio. J'esquisse un sourire un peu amer. Ainsi, après tout ce temps...
Ce genre de situation ne se répète pas les semaines suivantes. Nous poursuivons notre amitié tout simplement. Cela apaise mon trouble et je commence à me dire que mon imagination est trop forte. Et c'est très bien comme ça.
Mon moral est excellent ces jours-ci. J'accepte même de participer à une sortie étudiante. Je passe mon temps à discuter avec Sanada, mais c'est la première fois que je ne décline pas l'invitation. Cela a un effet bénéfique. Les autres étudiants me sourient ou me saluent davantage suite à cela. Sans me faire remarquer, je parviens à ne plus être invisible, sans qu'il en coûte beaucoup à la tranquillité que je recherche.
Le samedi suivant, tandis que nous nous attelons à nos devoirs, une enveloppe tombe de mon sac, tandis que j'en sors un livre. Elle atterrit près de Sanada qui la ramasse et me la tend. Il y a juste écrit « Tanaka » dessus.
— C'est à toi, elle est tombée de ton sac.
Je prends l'enveloppe d'un air circonspect. En haussant les épaules, je l'ouvre et en sors un feuillet. Je parcours la lettre, la froisse et la jette dans la corbeille. Sanada me dévisage avec curiosité.
— Mauvaise nouvelle ?
— Non, mais rien d'important.
— Tu ne veux pas me dire ce que c'est ?
Je lève les yeux au ciel.
— Le genre de lettre que Kabaji jetait par sacs entiers à la poubelle pour moi quand j'étais à Hyotei.
— Oh… je vois. De qui est-elle ?
— Aucune idée. Le nom ne me dit rien.
— Je peux voir ?
— Si tu as du temps à perdre…
Il récupère le papier dans la corbeille et le défroisse.
— Elle écrit bien. Ça ne m'étonne pas, cette fille est dans mon cours de calligraphie. Mais elle est dans une autre classe que la nôtre.
— Si ça se trouve, la lettre était pour toi.
— Il y a ton nom dessus, idiot. Tu ne veux même pas savoir à quoi elle ressemble ?
— Je m'en moque.
J'ai dit ça sur un ton un peu boudeur, ce qui me vaut un petit rire de mon ami.
— En tout cas, ça ne t'a pas mis de bonne humeur.
— Je trouve ça stupide.
— Quoi donc ? Qu'on s'intéresse à toi ? En quoi est-ce stupide ?
Oui, en quoi est-ce stupide, en effet ? Je botte en touche.
— Ce n'est pas ça. C'est d'écrire une lettre et de la glisser à mon insu dans mon sac.
— Ah oui ? Et si elle venait te demander de sortir avec elle en te croisant dans un couloir ou à la cafétéria, ce serait mieux ?
Je lui lance un regard de tueur.
— Ça ne te plairait pas d'avoir une petite amie, Keigo ?
— Non pas du tout.
— Pour quelle raison ?
Je me contente de hausser les épaules, masquant mon agitation intérieure, profitant néanmoins de l'occasion.
— Et toi, tu aimerais avoir une petite amie ?
Sanada me jette un regard bizarre, comme si je venais de sortir une énormité.
— Non, bien sûr que non.
— Pour quelle raison ?
— Je… je ne suis pas intéressé…
— Voilà, moi c'est pareil.
— Je ne suis pas sûr que tu m'aies compris. Je pensais… après t'avoir raconté…
Sanada pique du nez et rougit violemment. Il fait mine de retourner à son travail de classe et je n'insiste pas. De toute façon, j'ai compris.
Les jours suivants, je note chez Sanada une réserve qu'il n'avait jamais montrée jusqu'alors. Je me fais aussi aimable et affectueux que possible, sans rien lui dire. Il semble se détendre au fil du temps. Peut-être pense-t-il que j'ai un a priori là-dessus. Or, il n'en est rien. Je ne suis moi-même pas très au clair là-dessus. Ou plus exactement, j'ai de bien mauvais souvenirs qui m'éloignent de toute pensée amoureuse.
Tandis que j'attends que Sanada sorte de son cours de calligraphie un soir près du portail l'université, une fille brune en uniforme arrive en courant. Elle semble essoufflée et me rentre pratiquement dedans.
— Bonjour, Tanaka.
— Bonjour… ?
— Yumi.
— Yumi. Que puis-je pour toi ?
— Tu n'a pas répondu à ma petite lettre…
Ainsi, c'était donc elle.
— Désolé, je ne savais pas qui tu étais…
— Maintenant, tu le sais. Alors, quelle est ta réponse ?
Je remarque une certaine agressivité dans le ton qu'elle emploie. Pour avoir été ainsi abordé des centaines de fois à Hyotei, son comportement ne montre pas de l'intérêt envers moi, j'en suis convaincu. Ses intentions m'échappent.
— Désolé, Yumi, c'est très gentil de ta part, mais je ne suis pas intéressé.
Voilà qui me semble suffisamment poli pour l'occasion. J'avise Sanada qui arrive au loin avec d'autres étudiants de son cours. La jeune fille pivote et regarde vers eux. Elle se tourne à nouveau vers moi et ses yeux se plissent.
— Je m'en serais doutée. Tu es intéressé par des épaules plus carrés et des voix plus graves, n'est-ce pas ?
Sa remarque me fait piquer un fard. Je secoue néanmoins la tête en signe de dénégation.
— Je ne suis pas intéressé par qui que ce soit.
— Oui, c'est ce qu'on dit…
Elle s'approche et me murmure à l'oreille :
— Pas vrai, Atobe ?
Sanada me retrouve figé, en état de choc. Je lui décris la scène qui vient d'avoir lieu et sa respiration s'accélère, ses yeux lancent des étincelles.
— Si je la rattrape…
— Laisse tomber, je t'en prie. J'aimerais seulement savoir, comment elle a su…
— Je peux la faire parler.
— Non, ne fais rien, je t'en prie. Je sens que ça ne fera qu'envenimer les choses.
— Tu as peut-être raison. Mais j'ai une idée.
Il se calme mais je sens bien qu'il ne décolère pas. Nous courons presque jusque chez lui et il s'empresse d'allumer son ordinateur et de se connecter au réseau interne de l'école. En un instant, nous trouvons son nom complet. Umegaki Yumi. Sanada trouve facilement un réseau social où elle a un compte. Je ne connais rien à tout ça et me contente de regarder. Il fait défiler quelques photos. Yumi avec ses amies. Yumi avec son chien, avec ses parents. Le garçon que j'étais aurait adoré connaître une telle technologie. Aujourd'hui, je ne vois pas l'intérêt de tout cela, mais je m'abstiens de tout commentaire. Puis une photo apparaît. Toujours Yumi, mais cette fois-ci aux côtés d'une tête connue. J'étouffe une exclamation de surprise. Lui ? Lui, évidemment.
— Bien sûr, c'est lui, j'aurais dû y penser !
Je lève la tête vers Sanada. Pourquoi aurait-il dû penser à lui ? Il le connaissait à peine après tout.
Nos yeux se tournent à nouveau vers la photo. Un court commentaire l'accompagne : moi avec mon cousin, Oshitari Yushi.
Oshitari… Des images se matérialisent dans mon esprit. Un mauvais souvenir que j'aurais voulu effacer à tout jamais de ma mémoire. Je grimace rien qu'en y pensant. Sanada n'est pas beaucoup mieux. Il fixe l'écran d'un air sévère, les sourcils si arqués qu'ils pourraient se rompre. Nous échangeons un regard. C'est lui qui brise le silence.
— Ce type… je sais que c'était ton coéquipier, mais… après ce qui s'est passé… Yukimura et lui…
Mes yeux s'arrondissent de surprise.
— Tu veux dire… C'était lui ? Lui le … petit ami de Yukimura ?
Il hoche la tête sans se départir de son air sévère.
— Mais pourquoi ne me l'as-tu pas dit !
Je viens de lui hurler dessus. J'ai un goût amer dans la bouche.
— Ne t'énerve pas. Quand je t'ai raconté ça, je te sentais un peu...fragile concernant tout ce qui concernait Hyotei. J'ai préféré esquiver ce détail.
— Pardon de t'avoir crié dessus. Mais ce sale petit…
— Je ne comprends rien. N'étiez-vous pas proches à Hyotei ? Tout le monde pensait même qu'il était ton vice-capitaine. Et pourquoi chercherait-il à te nuire ?
— Nous avons été proches, c'est vrai. Mais il y a eu… une scène pénible. Comment sait-il que je suis ici ? J'ai rompu tout contact avec lui bien avant de disparaître.
— Facile : regarde !
Sur l'album de Yumi, il y avait une photo de l'unique sortie étudiante à laquelle j'avais participé. Sanada était rapidement passé dessus, car elle avait pour sujet Yumi et une de ses camarades. Il pointe l'arrière plan. On nous voit très distinctement, Sanada et moi, assis sur le rebord d'une fontaine, en grande discussion. Nous sommes tous deux très reconnaissables. Sur la photo, nos têtes se touchent presque, nous sommes souriants, comme si nous venions d'échanger un secret. Je me surprends à me demander si nous avons toujours l'air aussi complices, vus de l'extérieur. Mais là n'est pas la question. Je n'ai aucun mal à imaginer ce qu'Oshitari a pu imaginer en voyant cela.
— Genichiro, je sais que tu n'aimes pas en parler, mais comment était-il, quand il était avec Yukimura ? Penses-tu qu'il l'aimait, qu'il était sincère ?
Sanada semble hésiter.
— Je ne sais pas. Quand je suis sorti avec Seiichi et lui, il me paraissait normal. Moins démonstratif, mais normal. Cependant, je lui ai toujours trouvé un air fourbe, mais ça ne veut rien dire.
— L'intuition peut s'avérer juste.
— Si mon intuition était toujours juste, nos relations seraient probablement différentes, Keigo.
Je hausse les épaules et demande à Sanada de regarder sur le compte d'Oshitari. Malheureusement, sa page est vide.
— Rien, il s'en sert juste pour avoir accès aux pages de sa famille. Regarde, il est même abonné au compte de Kenya, son cousin. Mais pas de publications, ni même une photo de profil.
— Tant mieux, je ne tiens pas à voir sa tête.
— Mais enfin, qu'est-ce qu'il t'a fait ?
— Je ne peux pas en parler…
Sanada pivote vers moi, toujours aussi sévère. Dans le passé j'aurais su faire face à se regard, peut-être même lui faire baisser les yeux. Au moins lui tenir tête. Mais je n'y arrive plus.
— Keigo, tu ne veux pas me parler de ton départ, tu ne veux pas me dire comment tu as atterri ici, et maintenant tu refuses encore de me parler. Je t'ai confié un épisode douloureux et très intime de ma vie, parce que je pensais que tu étais un ami. Pourquoi t'acharnes-tu à tout me cacher ? Je pourrais t'aider, ou au moins partager tes problèmes !
Ce n'est plus Genichiro qui parle, c'est indéniablement Sanada, vice-capitaine de Rikkaidai. Je me sens sonné : « je pensais que tu étais un ami ».
— Nous sommes amis…
— Alors explique-moi. Rien ne peut me choquer ou me faire changer d'idée sur toi, quoi que ce soit. Je te le jure.
Je garde la tête baissée. Cette histoire, personne ne la connaît. J'aurais voulu l'enterrer à tout jamais. Elle est la cause de bien des problèmes pour moi, sans lien avec ma famille. J'en suis la victime, et pourtant j'éprouve de la culpabilité. Je respire profondément.
— C'était au lycée. Après un match. Nous étions rentrés avec ma voiture, Kabaji, Oshitari et moi. Je voulais passer au club house du lycée pour récupérer quelque chose. Le chauffeur devait déposer Kabaji et Oshitari en premier. Kabaji est descendu, et Oshitari a dit qu'il devait passer aussi au lycée. Nous y sommes donc allés directement. Il est parti de son côté et moi du mien. La vérité est que je ne suis pas allé chercher quoi que ce soit au club house. Je voulais aller m'entraîner.
— Après un match ?
— Je venais d'être battu. Par un type avec une casquette noire…
— Ce match… je m'en souviens très bien. Nous sommes allés fêter la victoire après avec mon équipe. J'ai été encensé comme tu l'imagines. J'avais battu une légende.
— Belle légende, en vérité… J'ai frappé des balles comme un forcené pendant une heure. J'ai décidé d'aller me doucher aux vestiaires avant de rentrer.
Mes lèvres tremblent.
— Je n'ai jamais verrouillé. Qui aurait pu venir me faire du mal ici ? On est en sécurité au lycée.
— Oh, Keigo…
— Il y avait de la buée, le bruit de l'eau… Quand je me suis retourné, il était là. Je ne l'ai pas entendu arriver. Il a dit… des choses.
Je secoue violemment la tête.
— Pardonne-moi, mais c'est dur.
— Prends ton temps.
Je déglutis péniblement. Les yeux toujours rivés au sol, je poursuis mon récit.
— Il m'a dit qu'il me trouvait très beau. Qu'il était temps de cesser les enfantillages, que quelque chose devait se passer entre nous. Sa voix était, je ne sais pas, séductrice. Comme s'il voulait m'hypnotiser. Je n'ai pas réagi tout de suite, tant j'étais choqué. Mais j'ai vite repris mes esprits, lui demandant s'il devenait fou. Puis je lui ai ordonné de sortir de là et de me laisser tranquille.
— J'imagine que ce n'est pas ce qui s'est passé…
- Non. Il s'est approché, et il m'a … coincé dans l'angle de la cabine. J'étais fort, mais moins que lui. Je me suis mis à lui donner des noms d'oiseaux, ce qui eu pour effet de le faire rire. Il m'a dit textuellement : « La princesse manque un peu de grâce sous pression. Si tu me laisses faire, tu crieras aussi, mais pour de bien meilleures raisons ».
— Mais c'est un salaud !
Décidément Oshitari a l'art de faire proférer des grossièretés à ceux qui n'en disent jamais. Ce type salit tout.
— Il ne t'a pas…
— Il a posé ses mains sur moi. Ses lèvres sur mon cou. J'ai hurlé. Par bonheur, quelqu'un m'a entendu et a demandé si tout allait bien. Oshitari s'est figé et j'ai profité de sa confusion pour lui mettre mon poing dans la figure. J'étais dans une telle rage que je lui ai presque cassé le nez. Il en est tombé à la renverse. J'ai crié à l'autre personne que tout allait bien, que j'avais failli glisser dans la douche. Je me suis penché vers lui et je lui ai dit que s'il osait encore poser la main sur moi, je lui enverrai des tueurs à gage à ses trousses. Et qu'il trouve une bonne explication à son nez en sang. Et je suis parti.
— Keigo, ce type est… un violeur. Comment a-t-il pu…
— J'ai évité le pire. Je n'ose imaginer… s'il était arrivé à ses fins. Nos rapports après cet épisode sont devenus très distants, et pourtant, personne ne l'a jamais su.
— Mais.. pourquoi ne l'as tu pas dénoncé ? Tout le monde t'aurait cru.
— Je ne voulais pas qu'on le sache. Je ne voulais pas être une victime. Je ne voulais pas que mon père pense que j'avais pu provoquer la situation. Il n'aurait pas compris.
— C'est horrible ! Et tu as quand même continué à le côtoyer ! Il ne s'est pas expliqué, excusé ?
— Non il ne s'est pas réellement excusé, mais il est venu me voir à la fin de l'année. J'étais sur la défensive, comme tu peux le deviner. Je me demande ce qui a été le pire. L'agression, ou ça…
— Que veux-tu dire ?
J'ai besoin de faire une pause. Je n'avais jamais mis de mots sur cette histoire. M'entendre moi-même la raconter me révulse, et j'ai pourtant le sentiment que je dois le faire. Un viol. Presque physique, complètement mental. Oshitari avait violé mon âme.
Sanada me fait boire un peu d'eau. Je suis en sueur. Il me passe une serviette et je m'essuie le visage.
— Tu m'en as assez dit, Keigo. Je ne pensais pas que tu avais pu vivre ce genre d'horreur. Je suis désolé de t'avoir poussé à me raconter ça.
— Non, au contraire, tu as eu raison. Je dois le dire parce que tout ça me ronge de l'intérieur depuis des années. Avant de te raconter la fin, tu dois savoir quelque chose. Au lycée, je m'étais déjà pas mal calmé. Je me mettais moins en avant, je n'étais même plus le capitaine de l'équipe. Mais j'étais toujours très sollicité par tout un tas de filles. Des lettres dans mon casier, des chocolats, des gloussements… Au collège, ça m'amusait, au lycée ça devenait lassant. La plupart de ses filles n'étaient que des groupies. Certaines semblaient sincèrement intéressées et tout le monde attendait avec impatience de savoir qui serait l'heureuse élue. C'est là que je me suis rendu compte que moi, ça ne m'intéressait pas. Beaucoup de choses me passionnaient, mais pas ça. Ça n'allait pas plus loin.
— Tu n'aimais pas les filles ?
— Je n'aimais personne, pas de cette façon là. J'étais trop obnubilé par moi-même, et par le tennis bien sûr. Mais Oshitari avait tiré d'autres conclusions. Il est donc venu me voir. Je pensais qu'il s'excuserait, même si ça semblait peu probable. Il m'a dit que ce jour-là, il voulait, ce sont ses mots, me rendre service.
— Te rendre service ? Il est fou ?
— Manipulateur surtout. Il m'a dit… que j'étais attiré par les hommes, que ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Que j'aurais dû au moins essayer pour mieux m'en rendre compte.
— Quel salaud…
— Ça m'a perturbé. Je m'interrogeais depuis un moment sur ces choses-là, mais c'était confus dans mon esprit. Je me disais que j'avais encore le temps pour y penser. Je n'étais qu'un gamin après tout. Mais je lui ai quand même demandé pourquoi il était aussi affirmatif. Jamais je n'avais eu la moindre parole, le moindre geste ambigu à son égard. Il m'a dit que ce n'était pas lui qui m'attirait, mais … quelqu'un d'autre. Qu'il s'en était rendu compte depuis longtemps. Mais qu'il voulait bien jouer le substitut, du moment qu'il pouvait…
Je ne peux pas répéter la suite devant Sanada. Je suis incapable de prononcer «… déniaiser la princesse ». Je n'ai jamais été efféminé. Mais dans l'esprit tordu d'Oshitari, femme devait signifier faible créature. Et me voir ainsi devait beaucoup l'amuser.
Sanada serre les poings. Ce récit doit être dur pour lui aussi. Savoir que Yukimura avait pu être entre les sales pattes d'Oshitari doit le révulser.
— Il ne t'a plus importuné après ça ?
— Non, mais en partant, il m'a dit que je ne l'intéressais plus. Que j'étais un aveugle, un robot insensible.
Sanada tique en entendant ces derniers mots. Moi aussi.
— C'est…
— C'est…
C'est ce qu'a dit Yukimura à Sanada, après l'avoir frappé.
La nuit d'après, je ne trouve pas le sommeil. Je voudrais appeler Sanada, mais je n'ai pas de téléphone. Et même si j'en avais un, je serais trop gêné de le réveiller. Je sors de mon armoire mon album photo du collège. Je regarde les photos, souvenirs de cette période bénie. Sur aucune d'entre elles ne figure Oshitari. Je les ai détruites après… l'incident. Cependant, je n'ai pas eu le cœur de jeter celle où toute l'équipe est réunie. Malgré les circonstances, je ne peux m'empêcher d'éprouver de la nostalgie pour cette époque bénie. Non parce que j'étais un gosse de riches, mais parce que nous avions tous l'air tellement heureux. Kabaji… je me demande ce qu'il fait à cette heure-ci. Nous avons tous l'air si innocents. Même Oshitari. Il était un compagnon agréable à ce moment-là. Comment a-t-il pu devenir…
J'en viens à me demander si Sanada conserve un pareil album. Mes pensées voguent vers Yukimura. Lui aussi s'est mal comporté. Rien de comparable, bien entendu. Mais tout comme Oshitari, il semblait être un garçon gentil, avant. C'était un terrible adversaire, impitoyable, mais aussi un être quasi-angélique, d'une grande douceur. Je l'imagine mal manipulateur et violent. A croire que les gens ne sont jamais vraiment ce qu'ils semblent être. J'en suis moi-même un bon exemple.
Sanada et moi n'avons pas eu besoin de nous dire à quel point il était curieux que Yukimura utilise à son égard les mêmes mots qu'avait utilisés Oshitari au mien. Quel a été son rôle dans la crise que les deux amis ont passé ? Je n'ai aucune peine à imaginer qu'il a manipulé Yukimura. Plus j'y pense, plus c'est une certitude.
Je n'en reviens toujours pas d'avoir raconté mon histoire à quelqu'un. Je pensais réellement que cela finirait par mourir dans ma mémoire. La vérité est que cet épisode douloureux a empoisonné ma vie, plus que je voulais bien me l'avouer. Les événements tragiques qui ont secoué ma famille et transformé mon existence n'ont fait que mettre cette souffrance sur le côté. Mais aujourd'hui, j'ai l'impression de reprendre la lecture d'un livre qu'on a abandonné dans un coin, exactement à la page où on l'avait laissé. Mais est-ce bien vrai ? J'ai changé depuis le temps. J'ai perdu la confiance que j'avais en moi, mais je me sens aussi moins futile.
J'ai tout confié à Sanada, mais j'ai laissé des zones d'ombres dans mon récit. Ce que j'ai caché devra rester secret. En effet, je ne lui ai pas divulgué le nom de celui qui, selon les observations d'Oshitari, m'attirait. Quand il m'a dit ça, j'ai été si déstabilisé que je n'ai rien pu faire. Mon corps et mon esprit avaient gelé comme en enfer. Lui avait été capable d'affirmer avec assurance ce qui me questionnait depuis des mois. Surtout, il avait été deviné ce que je pensais parfaitement verrouillé dans ma pensée. Aujourd'hui encore je m'interroge. Qu'a-t-il vu ? Comment avait-il pu deviner ?
Si je ne peux pas en parler à Sanada, c'est tout simplement parce que c'est de lui dont il s'agit. C'est d'ailleurs après ma défaite contre lui qu'Oshitari a décidé de passer à l'action. Il a probablement senti toute ma tension lors du match. Ce n'était pas seulement dû à l'affrontement en lui-même. Il y avait une joie furieuse à me mesurer à lui, comme du temps du collège, mais aussi un trouble que je n'arrivais même pas à identifier moi-même. Oshitari, qui devait m'épier comme un oiseau de proie, a dû s'en rendre compte, même si je pensais parfaitement me contrôler.
Ce jour-là, je ne suis pas aller frapper des balles parce que j'avais perdu ce match sans enjeu. Je suis allé frappé des balles parce que je ne comprenais pas ce que je ressentais. Ce lent processus de découverte et d'affirmation de soi, il l'avait brisé en quelques instants. J'avais associé, disons, les choses de l'amour, à quelque chose de sale, d'humiliant, de violent.
L'autre raison de ne pas lui dire, comme si la première ne se suffisait pas à elle-même, est qu'après ce qu'il m'avait confié sur son ami amoureux, je ne voulais pas qu'il pense que je veuille ...le séduire. Et qu'il ne s'éloigne de moi. J'ai bien compris que pour Sanada, l'amitié est l'amitié, point. Il n'a pas abandonné Yukimura parce qu'ils étaient proches depuis leur tendre enfance, et que ce dernier était mourant. Mais moi, je ne suis qu'un ami par défaut, depuis quelques mois à peine. Rien de comparable.
D'ailleurs, étais-je attiré par lui au point de le lui dire ? Je n'assumais même pas mon attirance pour les hommes. Cette question était donc sans objet. Cependant… La très brève étreinte qui avait suivi ma crise de panique… Il n'y a pas un jour où ce souvenir ne me traverse pas, de façon toujours très fugace, l'esprit. Les petits contacts physiques, bien innocents… Sa façon parfois de me regarder... A chaque fois que ces images s'imposent à moi, enclenchant des pensées, je m'efforce de faire autre chose. Le soir avant de m'endormir, je m'oblige à lire jusqu'à sentir tomber le livre des mains pour éviter des pensées importunes, surtout depuis ce qu'il m'a confié sur Yukimura.
Je laisse d'ailleurs mes pensées vagabonder beaucoup trop. Je referme mon album et attrape un roman entamé. Cela n'arrivera jamais de toute façon.
Je suis assis devant mon livret d'examen et j'écris la dernière phrase. Je pense avoir brillamment réussi. Il faut dire que j'ai travaillé très dur. Les études ne me laissent pas trop de temps pour cogiter. Je lève la tête et vois Sanada mettre le point final. Il se retourne vers moi et m'adresse un discret signe de tête. Il semble content de lui aussi. Nous nous sommes défiés : celui de nous deux qui aura le meilleur résultat devra payer sa tournée au salon de thé. Vu mes faibles moyens, c'est tout ce que je pourrai lui offrir s'il gagne, mais cela n'arrivera pas, me dis-je avec orgueil. Cela rappelle notre adversité quand nous jouions au tennis.
Après la fin de cet examen, nous avons quelques jours de congés. Je pensais que Sanada en profiterait pour aller voir sa famille, mais il m'a annoncé qu'il restait ici. J'ai dû lui répondre quelque chose comme « J'en suis heureux ». La vérité est que j'ai ressenti une joie intense, ce qui n'était pas arrivé depuis très longtemps. Tandis que nous sortons, plaisantant sur celui qui aurait le mieux réussi, je sens l'allégresse s'emparer de moi.
Ce transport ne me quitte pas et alors que nous nous installons au salon de thé, Sanada me le fait remarquer. Je sens que je m'empourpre, et je prétexte l'arrivée des vacances comme motif. De plus, la jeune fille, Yumi, ne m'a pas importuné depuis le désastreux incident de l'autre jour. D'après Sanada, elle n'était pas là lors de son dernier cours de calligraphie, visiblement partie en vacances un jour en avance. Elle n'a pas ébruité ma véritable identité, c'est tout ce qui compte. Je sais que Sanada surveille toujours son compte de réseau social, mais il n'y a rien vu de suspect. La cousine d'Oshitari a peut-être juste voulu faire la maligne avec moi. C'est ce que j'espère au plus profond de mon cœur.
Nous passons chez lui, mais pas de devoirs au programme ce soir. Nous avons un peu de temps pour nous mettre au travail, donc nous pouvons nous permettre de souffler un peu. Sanada veut à tout prix me montrer quelque chose. Il fait des mystères à ce sujet depuis plusieurs jours.
— Dis-moi de quoi il s'agit !
— Tu vas le savoir, mais je te préviens, ça risque de ne pas te plaire.
— Si tu sais que ça va me déplaire, ne me montre pas, alors.
— J'ai dit « ça risque », ce n'est pas certain.
Il ouvre la porte de son armoire et me fait signe d'approcher. Il pointe du doigt le bas de la penderie et je distingue deux raquettes de tennis, posées côte à côte.
— Eh bien, je dirais que ce sont des raquettes…
— Ne fais pas l'idiot, je suis sûr que tu as compris.
— Tu veux jouer au tennis pendant les vacances, n'est-ce pas ?
— Oui ? Alors qu'en penses-tu ?
— Pourquoi pas. Mais en quoi cela me concerne-t-il ?
Il me donne une petite tape amicale derrière la tête et feint un air offensé.
— C'est l'examen d'aujourd'hui qui a drainé toutes tes capacités mentales ou tu le fais exprès ?
— Je crois que je le fais exprès…
— Tu n'es pas possible, Keigo ! Alors, c'est oui ?
Je fixe à nouveau les deux raquettes. Je m'étais promis de ne plus jouer au tennis. Cela faisait partie de mon plan de rupture définitive avec le passé. D'un autre côté, je m'étais promis aussi, suivant le même plan, de ne plus jouer les divas et de ne plus être un égoïste. Je sens bien que ça ferait plaisir au seul ami que j'ai ici. Pourtant, j'hésite. Levant un peu la tête, je vois parmi les vêtements suspendus sur des cintres deux vestes jaunes à bandes noires. La veste de Sanada à Rikkai. La deuxième ce doit être celle de… Mon cœur se serre.
— C'est oui. Mais ne t'attends pas à me voir faire des étincelles…
Son regard est redevenu sérieux.
— Keigo, je sais que tu ne voulais plus jouer. On échangera juste quelques balles entre amis, en souvenir du bon vieux temps. La compétition, tout ça, c'est fini…
Ses paroles me touchent au-delà de ce que je pourrais exprimer, mais je botte en touche, lui assénant d'un air prétentieux :
— Sauf à l'université où je vais t'écraser de ma supériorité intellectuelle.
Je rejette la tête en arrière, comme si j'étais… eh bien, Atobe de Hyotei. Je ne vois pas le coussin qu'il me lance m'arriver en pleine figure.
Honnêtement, j'ai cru pendant la première heure que j'allais mourir d'épuisement. Sanada, je l'ai bien vu, se retenait de jouer normalement. Il ne s'entraînait plus depuis quelques mois, mais moi depuis des années. Autrefois j'avais un physique sec et souple, maintenant j'étais juste un maigrichon. Et Sanada était une masse de muscles à côté de moi.
La deuxième heure, j'avais pris le rythme des échanges, me contentant d'essayer de renvoyer la balle. Lors de la troisième, des réflexes étaient revenus. Rien de comparable à ce que je faisais auparavant, mais suffisamment pour qu'un néophyte ait l'impression que je savais ce que je faisais. Et surtout, je m'amusais. J'avais l'impression d'être un enfant qui découvre le tennis. L'enfant que j'avais été.
Sanada juge que c'était déjà beaucoup pour une reprise, et malgré mes protestations, nous rentrons chez lui nous doucher et avaler quelque chose. Je meurs littéralement de faim, moi qui n'ai plus beaucoup d'appétit depuis des années, d'où ma maigreur maladive. Sanada me complimente tellement que je pique un fard. D'après lui, avec un peu d'entraînement, je pourrais aisément retrouver mon niveau. Je sais que c'est exagéré, mais ça me fait quand même plaisir.
J'en profite pour lui demander s'il a un album de ses années de collège. Il sort d'un tiroir un petit carton. Nous débarrassons la table des reliefs du repas et étalons toutes les photographies. Nous passons un temps fou à commenter, à situer tel ou tel événement. Je remarque une enveloppe restée au fond du carton.
— Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ?
Sanada s'empare de l'enveloppe, en sort deux photos et les pose sur la table, sans rien dire. Mon cœur manque un battement. Ces clichés parfaitement identiques nous représentent ensemble. Nous portons des tenues rouge et blanc. C'est notre double. Contre les Américains. Sanada est sérieux comme un pape, avec son air sévère. Quant à moi, j'ai un air déterminé et orgueilleux. Voilà qui résume bien les deux adolescents que nous étions à ce moment-là. Je suis envahi par une douce nostalgie.
— Tu t'en rappelles?
— Évidemment ! Comment oublier…
— On en avait mis du temps à s'accorder…
Il a un petit rire nerveux.
— Mais nous avons fini par gagner.
Comment lui dire à quel point j'avais été heureux de jouer avec lui ? A cette époque, je ne savais pas encore que la secrète admiration que j'avais à son égard, mais que mon orgueil démesuré me faisait taire, allait se transformer en une autre admiration secrète…
— C'est un de mes plus beaux souvenirs de ces années-là, tu sais.
Je tourne la tête vers lui, étonné d'entendre ce que je viens de penser moi-même à l'instant. Il fixe toujours la photo et je remarque un détail qui me fige: ses joues ont légèrement rosi. J'ai l'impression que mon cœur va éclater. Mes pensées refoulées se libèrent. Comme il est beau ! Comme ses yeux brillent ! Je voudrais juste poser mes mains sur son visage et ressentir la légère cuisson de ses joues. Aussitôt que j'ai pensé cela, je me sens gêné, ridicule, inconvenant. Je baisse à nouveau la tête. Sanada semble émerger de ses propres pensées et remarque que je ne dis plus rien.
— Je sais que tu n'avais pas apprécié qu'on te colle avec moi…
Oh ! Sanada ! Si tu savais…
— Genichiro, je n'étais pas coincé avec toi. Je sais que ça n'a pas collé tout de suite, mais ce fut un honneur de jouer avec toi.
Mais qu'est-ce que c'est que ce discours ? Pourquoi suis-je aussi solennel avec lui ? Ne puis-je pas dire tout simplement à un ami que j'avais aimé jouer avec lui ? Lui en a été capable et pourtant il n'est pas du genre à étaler ses sentiments. Je suis en colère contre moi-même. Il me dévisage d'un œil amusé.
— Un honneur ?
— Ce que je voulais dire, …
Je baisse à nouveau la tête, incapable de trouver les mots. Brusquement, je sens deux grands bras m'étreindre. Ne comprenant pas ce qui arrive, je me contente de faire de même. Si quelqu'un entrait dans la pièce, il se demanderait sans doute ce que font ces deux grands gaillards à se tenir mutuellement dans leurs bras. Cette étreinte est peu appuyée, nous restons à distance, mais elle est inattendue, insolite. J'ignore ce qui l'a poussé à faire ainsi. Je me contente de respirer l'odeur de son cou. Nous nous libérons en même temps et nous regardons, un peu gênés. Je me ressaisis le premier.
— Nous sommes décidément très nostalgiques.
— Oui, nostalgiques…
Nous décidons d'aller courir un peu. Toute autre parole serait superflue.
Il ne passe rien de plus le jour suivant. Que s'est-il passé en réalité ? Une étreinte cordiale entre deux amis se souvenant avec émotion de leurs jeunes années. Sanada m'a donné la deuxième photo de notre match en double. Il devait me l'envoyer il y a des années de cela, mais il avait oublié. Non sans humour, il me dit qu'il a finalement accompli sa mission.
Les vacances nous permettent de continuer nos matchs de tennis quotidiennement. Je me sens toujours aussi mauvais, mais peu à peu je ne me focalise que sur le plaisir que cela me procure. Je regrette juste de devoir obliger Sanada à jouer en se retenant.
Le jour suivant, tandis que nous sommes sur le point de terminer la séance, je sens que quelqu'un nous observe. Il est fréquent que des passants s'arrêtent quelques instants pour regarder les joueurs, aussi, je ne m'en soucie pas. Mais tandis que nous nous serrons la main et repartons vers le banc où sont posées nos affaires, j'aperçois l'individu en question et mon sang ne fait qu'un tour. Sanada a également remarqué notre visiteur et s'écrie :
— Hé toi !
Il démarre comme une flèche, mais je vois très nettement qu'Umegaki Yumi ne cherche pas à se sauver. Au contraire, mon instinct me dit que c'est la rencontre qu'elle cherche et cela ne présage rien de bon. Je m'empresse de rattraper Sanada et tandis qu'il arrive à hauteur de la jeune femme, je le retiens par le bras.
— Laisse-la tranquille, on rentre.
Yumi me considère un instant, légèrement interloquée. Elle semble hésiter, puis finalement s'adresse à moi :
— Il y a quelqu'un qui veut te voir At… Tanaka…
Bizarre, ce comportement. On dirait qu'elle hésite. Mais je n'ai guère le temps de m'appesantir sur elle. Sorti de l'angle de mur où il était dissimulé, Oshitari se matérialise devant nous.
— Qu'est-ce que tu fiches ici ?
Nonchalamment il enlève ses lunettes et entreprend de les essuyer. Typique.
— Bonjour, capitaine. Ça me fait plaisir de te voir.
Je sens Sanada bouillir à côte de moi. Je dois à tout prix désamorcer la situation.
— Que veux-tu Yushi ?
— Je rends visite à ma cousine pendant les vacances. Est-ce un problème ?
Sa voix doucereuse me donne la nausée, mais hors de question de montrer la moindre faiblesse.
— Tant que je ne te croise pas, non.
— Tu n'es donc pas heureux de me revoir, après tout ce temps ?
— Dégage ou ça va mal finir !
Sanada n'a pas pu se retenir.
— Atobe, dis à ton prince charmant de rester poli. Nous sommes entre amis, pas vrai ?
J'ai le réflexe de poser la main sur le bras de Sanada. Pas sûr qu'il garde ses nerfs, et pour être honnête ça me démange aussi de cogner à nouveau le nez de cet abruti.
— Yushi, nous avons été des amis, mais tu sais parfaitement que ce n'est plus le cas depuis longtemps. Alors laisse-nous tranquilles, et on n'en parle plus.
Ma voix glaciale aurait dissuadé n'importe qui, mais Oshitari est quelqu'un d'opiniâtre.
— Tu ne changes pas Atobe, toujours aussi méprisant. Allez, vous avez gagné. Je m'en vais.
Il fait volte-face et s'éloigne. Yumi me jette un regard ambigu et part à sa suite.
Nous restons sans bouger quelques minutes, sans rien dire. Sanada serre les poings comme un forcené.
- Il est comme un serpent. Il suffit de le regarder pour voir qu'il est fourbe. Le plus important, c'est qu'il soit parti.
Il va revenir. J'en suis convaincu.
Sanada n'est pas dupe non plus du manège d'Oshitari. J'ai beau lui répéter qu'il ne peut rien me faire, mon ami est intransigeant au point d'en devenir presque effrayant. D'un ton mi-boudeur, mi-taquin, je lui rétorque que ses coéquipiers ne devaient pas rire tous les jours quand il les entraînait.
— C'est sérieux, Keigo ! Il a voulu te… te faire du mal. Qui te dit qu'il ne va pas recommencer ?
— C'était il y a longtemps, quand nous partagions des vestiaires. Il ne va tout de même pas s'infiltrer chez moi ou m'attaquer en pleine rue.
— Tu prends ça trop à la légère.
— Et toi trop sérieusement.
Je ne sais pas si c'est lui ou moi que j'essaie de rassurer. La vérité est que cela me terrifie qu'il soit physiquement présent dans la même ville que moi. Mais je ne veux pas que Sanada s'implique trop et fasse un geste impulsif qui le plongera dans les ennuis. Et je ne veux pas qu'il me prenne pour un être faible. J'ai déjà suffisamment l'impression d'être une loque à côté de lui.
Il n'a pas commenté le fait qu'Oshitari lui dise qu'il était mon « prince charmant », ayant dû prendre ces mots pour de simples provocations. Pour ma part, j'ai parfaitement saisi l'allusion. Alors que j'envisage sérieusement de m'enfermer chez moi jusqu'à la fin des vacances, Sanada me propose un autre plan.
— Keigo, reste dormir ici. Ça ne me rassure pas de te savoir seul avec ce pervers dans les parages.
— Tu crois vraiment qu'il pourrait entrer par effraction ?
— Tu croyais vraiment qu'il essaierait de te forcer dans vos vestiaires ?
Je baisse les yeux en entendant Sanada prononcer « te forcer ». Ce ne sont pas les mots les plus crus qu'il aurait pu employer, mais cela fait apparaître dans mon cerveau des images très désagréables.
— Pardonne-moi, Keigo, je n'aurais pas dû être aussi brutal. Mais je suis surpris que ça ne t'inquiète pas plus.
— Tu veux être mon garde du corps ?
Il hausse les épaules.
- Je suis déjà ton prince charmant, selon l'autre abruti.
En fait, il avait bien relevé le trait d'esprit. Je me sens rougir et décide de ne pas réagir, même s'il me fixe avec intensité.
— Bon, d'accord, je veux bien dormir ici, mais c'est juste pour te rassurer.
Nous passons le reste de la journée sur des travaux scolaires et regardons un film français. Le soir venu, Sanada sort un futon de son placard et le déplie à côté de son lit. J'aperçois les deux vestes jumelles de Rikkai Dai et mes pensées se tournent vers Yukimura. Pour tomber dans les bras d'Oshitari, il devait être sacrément désespéré. Son amour pour Sanada était si fort qu'il était prêt à tout pour l'obtenir. Même si la manière me répugne franchement, je ne peux m'empêcher d'admirer la force de ses sentiments et le côté tragiquement passionné de sa personnalité. Ça ne lui a de toute évidence pas apporté de bonheur, mais lui était sûr de qui il était et de qui il aimait.
Je secoue la tête. Je suis le dernier des derniers à envier un garçon mort dans la fleur de l'âge, et dont l'amour avait été repoussé. Je dois vraiment me ressaisir. La voix de Sanada me sort de ma rêverie.
— Tu es dans la lune ?
— Désolé, la fatigue…
— Puisque tu parles de ça, voilà les règles.
— Les règles ?
— Oui et elles sont incontestables, alors je te prie de bien m'écouter. Hors de question de discutailler après !
Il croise les mains sous la poitrine pour faire bonne mesure, mais je devine sans peine qu'il est en train de me mener en bateau.
— Bien. Je t'écoute.
— Il y a deux règles. La première est que dans cette maison, l'invité dort dans le lit et son hôte dans le futon.
— Mais je peux…
— Serais-tu déjà en train de discuter la première règle ?
— Je ne vais quand même pas te chasser de ton propre lit !
— Celui qui enfreint la première règle devra en assumer les conséquences…
D'un geste rapide, il me balance le coussin qu'il tenait à la main. Celui-ci vient s'écraser sur mon visage. Je lève les mains en signe de capitulation, réprimant un fou rire à grand peine.
— Je m'incline ! Je dormirai dans le lit !
— Enfin tu deviens raisonnable. Sinon tu m'aurais vexé et j'aurais dû te provoquer en duel au tennis.
Je hausse les épaules.
— Facile pour toi. Mais tu avais parlé de deux règles, me semble-t-il.
— Oui c'est vrai. La deuxième : interdiction de ronfler !
Mais le sommeil ne vient pas. Et ce n'est pas la présence d'Oshitari en ville qui me garde éveillé. Tout d'abord, je suis emmitouflé dans des draps qui sentent l'odeur de Sanada. Ce parfum discret et légèrement musqué, je ne le respire pas pour la première fois, mais cela me trouble plus que de raison de le sentir comme un halo autour de mon corps. J'ai l'impression de devenir fou. Ivre serait un mot plus juste. Ces draps, ce parfum… j'ai l'impression que ma peau est en feu.
Ce qui n'arrange rien, c'est de l'avoir vu avant d'éteindre la lampe simplement vêtu d'un caleçon. Sanada étant un peu vieux jeu, je pensais qu'il enfilerait au moins un pantalon. Je m'étais moi-même dépêché de me glisser dans le lit sans qu'il ne puisse voir mon torse maigre. Le sien est beau, pas exagérément musclé, mais bien taillé. Une toison noire terriblement masculine le recouvre. Je me sens laid et faible à côté de lui.
J'étais si fier de mon corps autrefois. Ma beauté me permettait tout. Ma richesse aussi. Cette alchimie terrible ayant pris fin, il ne reste plus que moi, ma poitrine imberbe, mes côtes saillantes et pas un sou en poche. Si Sanada avait repoussé les avances d'un ange gracieux comme Yukimura, jamais il ne voudrait… Mais qu'est-ce que je raconte ? Je m'étais promis de repousser ces idées de ma tête.
Il faut dire que la situation ne me facilite pas la tâche. Le parfum, le drap, le torse. Le parfum, le drap, le torse. Cette boucle infernale ne prend fin que quand je l'entend soupirer dans son sommeil. Ce bruit innocent m'achève. J'aimerais le réveiller et lui crier des reproches. Pourquoi est-ce que je m'emballe comme ça ? Tout à coup, je m'aperçois, étouffant un cri de surprise, que mon intimité est elle aussi bien réveillée.
C'est le bouquet. Comme si je n'étais pas déjà suffisamment à fleur de peau. Je maudis l'univers et aimerait invectiver Sanada, les voisins, toute la ville. Depuis qu'Oshitari m'avait agressé, j'avais constaté que j'avais des problèmes de ce côté-là. Comme si mon sang refusait d'irriguer plus que nécessaire cette partie de mon corps. Ayant tourné le dos à tout espoir de vie affective, je ne m'en étais accommodé, tout en ayant souffert du fait que cela m'ôtait un peu plus ma virilité.
Et c'est ce soir que le sang se décide à revenir ! Je ne sais pas s'il faut en rire ou en pleurer, mais je ne peux strictement rien faire avec Sanada à côté. Et le pire c'est que c'est lui, la cause ! Je suis tellement mortifié.
Je finis par me calmer en respirant profondément, comme si je faisais du yoga. Après un temps qui me paraît interminable, les choses rentrent dans l'ordre. Le sommeil, lui, ne viendra pas avant les petites heures du matin. Juste un peu avant que le réveil strident de Sanada ne se déclenche.
Sanada se lève d'un bond. Je fais mine de dormir encore un peu, afin de ne pas avoir à le regarder à moitié nu. Il sort de la salle de bain quelques instants après et je profite qu'il ait le dos tourné pour bondir dans mes vêtements. Nous nous retrouvons dans la petite cuisine. Il est en train de faire bouillir de l'eau. Tandis qu'il me salue, je remarque ses sourcils s'arquer.
— Tu as une bien mauvaise mine.
— J'ai mal dormi…
Il acquiesce sans rien ajouter, devant penser que c'est Oshitari qui m'a empêché de dormir correctement. Si tu savais, Sanada, si tu savais. Nous convenons de partir courir. Il n'est que cinq heures du matin, le meilleur moment pour profiter des rues encore endormies. Mais tandis que nous sirotons un thé, le téléphone de Sanada sonne. C'est sa mère, et je comprends à l'air penaud qu'il prend que ça va durer au moins une heure. Ce n'est pas la première fois que ce genre d'appel survient en ma présence, et je sais qu'après sa mère, ce sera toute la famille qui va vouloir lui dire un mot. Je comprends aussi que son frère et son neveu sont présents. Ça va vraiment durer. Ne voulant pas me montrer indiscret, je décide d'aller faire quelques étirements dans le jardinet de l'immeuble. Après vingt minutes, comprenant qu'il est toujours en grande conversation, je décide d'aller faire un petit tour d'échauffement sans m'éloigner.
A chaque fois, je ressens un petit pincement. Sanada a une famille très stricte et traditionnelle, mais ils sont tous tellement unis et soucieux de chacun que je ressens de la jalousie. Mon père et ma mère étaient fiers de mes prouesses scolaires et sportives, parce que ça ajoutait une couche de dorure sur le nom Atobe, comme s'il en avait eu besoin. Mais jamais je n'ai ressenti qu'ils s'intéressaient vraiment à moi comme à un fils. Le reste de ma famille était de la même trempe. Je n'avais de contact avec aucun d'entre eux. Seule la sœur de ma mère avait daigné me donner de quoi m'installer ici et avait accepté de s'occuper des démarches administratives. J'avais écrit à mon père en prison, mais il n'avait pas répondu. Ma mère, avant de partir, m'avait bien fait comprendre que j'allais devoir me débrouiller tout seul. Elle était partie sans un geste d'affection pour son fils unique.
Je chasse ses pensées de mon esprit. Ces moments avaient été terribles dans le sens où du jour au lendemain, je m'étais retrouvé vraiment tout seul. Refaisant surface, je me rends compte que je me suis beaucoup éloigné de l'appartement de Sanada. J'ai couru au hasard, sans me soucier de la route, et je suis un peu perdu. Je suis dans un quartier que je ne connais pas. Quel idiot ! Pourquoi n'ai-je pas emprunté un des itinéraires de course habituels ?
Je m'arrête pour reprendre mon souffle et essayer de me repérer. Je ne reconnais décidément pas les lieux. Abasourdi par ma propre sottise, et n'ayant pas de téléphone, il ne me reste qu'à demander mon chemin à quelqu'un. J'avise un salon de thé déjà ouvert à l'angle d'une rue. On saura probablement me renseigner. En entrant, je me fige, abasourdi par ce que je vois. Les astres ne sont décidément pas de mon côté ces temps-ci.
— Mais quelle bonne surprise !
C'est lui. Il est attablé avec Yumi et un petit garçon, probablement le jeune frère de cette dernière. La probabilité de tomber nez à nez avec eux, à une heure aussi matinale, devait avoisiner le zéro. Je dois être victime d'une malédiction, je ne vois aucune autre explication.
— Viens donc te joindre à nous, Atobe !
Je dois me ressaisir.
— Je te remercie pour ton invitation Yushi, mais je suis un peu pressé.
Mieux vaut rester poli et ne pas le provoquer.
Je file vers le comptoir et demande ma route à la patronne. Celle-ci dessine sur une serviette en papier un petit croquis que je fourre dans ma poche. Je la remercie avec courtoisie sort sans même jeter un œil à la tablée.
Une fois dehors, je décide de ne pas m'éterniser. Avisant le plan dessiné sur la serviette, je pars en courant vers le haut de la rue. Au bout d'un moment, je finis par reconnaître les lieux. J'estime qu'il y a encore dix minutes de course pour retourner chez Sanada. Il doit être inquiet et se demander où je suis. Je vais avoir encore droit à un savon sur l'utilité des téléphones portables, ce à quoi je lui rétorque systématiquement que j'en avais une dizaine autrefois, quand lui n'en avait pas un seul. Cela nous fait beaucoup rire.
J'ai couru si vite pour m'éloigner du salon de thé que je commence à me sentir un peu mal. Je m'assois sur un banc et m'essuie le visage avec mon t-shirt. Je n'ai rien mangé et je n'ai pratiquement pas dormi de la nuit. Courir en sprintant n'était pas une bonne idée. Je reprends peu à peu mes esprit et mon souffle, la tête dans les mains. Puis je perçois une présence à mes côtés.
— Tu n'as pas l'air en forme, capitaine.
Il m'a suivi ! Yumi et l'enfant ne sont pas avec lui.
— Puis-je m'asseoir quelques instants ?
Sa politesse feinte, il prend place à mes côtés.
— Nous voilà comme au bon vieux temps, Atobe ! Tu exagères de m'éviter comme ça !
— Tu sais très bien pourquoi.
— Oui, j'ai peut-être été un peu loin ce jour-là, je le reconnais. Mais ce n'était que pour s'amuser, pas de quoi monter sur tes grands chevaux. Et puis je me suis excusé, pas vrai ?
C'est ainsi ! Pour lui c'est un souvenir amusant, rien d'autre. Il ignore à quel point cette expérience a pu avoir des conséquences sur moi. J'en viens à me demander si, effectivement, je n'ai pas exagéré les choses. Atobe, la diva qui dramatise tout. Certes, ce n'était qu'une image que je donnais pour les autres, mais ce rôle avait peut-être fini par déteindre sur moi.
— Que veux-tu Yushi ?
— Simplement bavarder. Nous étions des amis, autrefois.
— C'est du passé.
Je me décide à le regarder droit dans les yeux.
— Que veux-tu à la fin ?
— Rien, Atobe. Je voulais constater par moi-même ce que tu étais devenu. Un pauvre gars sans le sou qui vit sous un faux nom.
— J'ai changé de nom légalement, si tu veux tout savoir. C'est celui de ma mère. Quant au fait que je sois sans un sou, comme tu dis, je ne le nie pas, mais je m'en suis très bien accommodé !
J'essaie de garder mon sang froid, mais c'est difficile. Je ne le laisse pas répondre car il y a bien une chose que je veux lui demander, depuis des années.
— Yushi, pourquoi m'as-tu fait ça ? Je veux comprendre.
Il marque un petit temps d'arrêt, pour essuyer ses lunettes de façon vraiment exaspérante. Je respire doucement, tentant de garder prise avec la situation.
— Mon pauvre Atobe… Si tu veux tout savoir, la vérité est que j'étais jaloux de toi. Je veux bien te l'avouer : tu étais riche, beau, doué, tu avais tout ce que tu voulais. Et tu étais si spectaculaire.
— Était-ce une raison pour venir me coincer ainsi et essayer de me…
Je ne parviens pas à dire le mot.
— Qu'est-ce que tu racontes ? J'ai voulu te séduire, rien d'autre. J'ai été un peu direct, voilà tout.
— Un peu direct ? C'est comme ça que tu définis ce que tu m'as fait ?
— Atobe, malgré tout ce temps, tu ne changes pas d'un iota. J'avais bien vu que tu préférais les garçons. J'ai compris que l'autre grand avec sa casquette et son air renfrogné te plaisait bien. Oui, j'ai voulu profiter de l'occasion. Tu me plaisais, tu étais… beau comme un dieu. Je n'ai pas pu résister.
— C'est donc de ma faute ?
— Je n'ai pas dit ça, mais tu me faisais de l'effet. Et puis, quelle gloire de prendre la virginité du capitaine !
Ces mots provoquent une sorte de courant électrique déplaisant le long de ma colonne vertébrale. C'est écœurant. Il me voyait comme un trophée, une récompense à accrocher à son tableau d'honneur.
— Tu me dégoûtes !
— Oui, je sais. Mais c'est sans importance. Tu es maintenant avec l'élu de ton cœur, tu devrais être content.
— Sanada n'est pas…
Je ne veux pas finir la phrase. Mais je vois dans les yeux d'Oshitari une lueur mauvaise et amusée.
— C'est pitoyable. Pire que ce que je pensais ! Le meilleur, c'est que tu le regardes toujours avec ce même air bizarre que tu avais au lycée. D'après Yumi, vous vivez accrochés l'un à l'autre au point qu'on croirait un monstre à deux têtes. Et vous n'êtes même pas ensemble ? Je suis sûr que vous êtes encore vierges tous les deux !
Oshitari éclate de rire, comme s'il y avait de quoi. Je reste médusé devant autant de vulgarité. Il se ressaisit et continue à distiller son venin.
— En vérité, ça ne me surprend pas. Ce grand imbécile a repoussé Yukimura, qui était un dieu incarné, pourquoi voudrait-il de toi, qui ne ressemble plus à rien ?
Je suis fasciné par sa méchanceté. Je ne parviens qu'à articuler entre mes dents :
— Tu me dégoûtes…
— Tu te répètes, capitaine. Sais-tu qui je n'ai pas dégoûté ? Yukimura…
Il a savamment gardé cette dernière banderille. Pourtant, mon intérêt se réveille. Cette zone d'ombre mérite elle aussi quelques explications. Je me redresse. Peu importe qu'il pense que je suis toujours le fier Atobe. Je veux connaître la vérité.
— Qu'est-ce qu'il te trouvait, Yushi ?
Il siffle entre ses dents.
— Tu es bien méprisant. J'étais beau moi aussi. Certes, tu m'éclipsais, mais j'avais aussi mon petit succès.
— Je ne parles pas de ça.
— Ça ne te regarde pas, mais je n'ai rien à cacher, moi. Yuki était très déprimé parce qu'il savait que le grand ne voulait pas de lui. Je ne m'explique pas ça, mais passons. Je l'ai rencontré dans un bar où les jeunes gens comme nous se rencontrent. Il était en train de discuter avec un drôle de type. Je me suis manifesté. Le type est parti. Je l'avais déjà croisé et et il ne me semblait pas fréquentable. Bref, Yuki et moi avons bavardé. Il avait un peu bu et était très disert. J'ai vite compris qu'il avait un chagrin d'amour et qu'il était prêt à tomber dans les bras du premier venu.
— Toi, par exemple ?
— Ne te méprends pas, Atobe. Je lui ai juste proposé de rendre le grand jaloux. Peut-être qu'en le voyant avec un autre, ça ferait tilt dans sa petite tête. Tu vois le genre.
— Donc… vous faisiez semblant ?
— C'était mon plan. Mais Yuki…
Un sourire dont je ne peux interpréter le sens se peint sur son visage.
— … il était affamé. Je ne peux pas dire ça autrement. Affamé d'affection, affamé de caresses, affamé de sexe.
— Tu aurais pu refuser.
— Désolé, je ne suis pas un saint comme le grand ou comme toi. Yuki était une délicieuse friandise qui me tombait du ciel. J'en ai profité. Et honnêtement je n'ai pas regretté, parce que quand il…
— Tu n'as pas besoin de m'exposer les détails. Respecte-le un peu.
Oshitari hoche la tête.
— Tu as raison. Mais quand je vois à quel point il était passionné avec moi pour qui il ne ressentait rien, je me dit que le grand a été bien bête…
— Ce ne sont pas tes affaires. Tu ne peux pas comprendre ces choses.
— Non, c'est vrai. Je ne comprends pas. Pour revenir à mon histoire, le stratagème n'a pas fonctionné. Il m'embrassait à pleine bouche devant le grand, et l'autre ne semblait pas percuter. Un soir, Yuki a débarqué chez moi. Il avait bu. Il m'a traité de tous les noms, m'a dit qu'il avait fait tout ça pour rien. Je l'ai chassé de chez moi, en lui disant qu'il n'avait qu'à aller directement s'en prendre au grand, un aveugle, un robot.
Je comprends alors tout. J'imagine sans peine Yukimura ivre d'alcool, de chagrin, de souffrance, venant d'apprendre qu'il allait mourir. Je comprends pourquoi il avait sauvagement agressé Sanada, au point de lui laisser des séquelles physiques et morales. C'était bien peu face à sa propre détresse. Il s'était perdu en lui-même. Et ce pervers avait profité de la situation pour le manipuler.
— Yushi, ne ressentais-tu rien pour Yukimura ?
— Ça ne te regarde pas, Atobe. Mais je peux te dire que c'était un sacré bon amant. Mais tu dois savoir une chose. Les hommes, les femmes, les rencontres d'un soir, c'est juste parce que contrairement à toi, je veux profiter à fond de ma jeunesse. Dans quelques mois, je vais me marier. Avec une fille d'une excellente famille. Riche en plus. Pas autant que ta famille ne l'a été, mais assez pour me donner une belle respectabilité. Ma famille n'est pas dans le besoin non plus, et tout le monde se réjouit de ça. Je vais me consacrer à mon travail et fonder ma propre famille. Mais ça ne m'ennuie pas parce que je peux dire que j'ai profité de tous les plaisirs de la vie.
Je baisse la tête, épuisé par son cynisme. J'ai peine à croire qu'il va vraiment se ranger après une pareille débauche.
— Tu aurais dû faire de même, Atobe. Toi encore plus que moi, tu avais à portée de main tout ce que tu voulais. C'était aussi ton destin de finir par te marier avec une fille de ton milieu. L'avantage c'est que maintenant, tu es libre de faire ce que tu veux. Tu peux vivre le grand amour, pur et romantique, sans avoir ta famille sur le dos. Mais laisse-moi te prévenir…
Il me pointe de son index, avec un air sérieux.
— … le grand, lui, il n'est pas libre comme toi. Si tu espères vivre avec lui comme un gentil petit couple, tu te fourres le doigt dans l'œil. De ce que j'en sais, sa famille est très traditionnelle, bien plus que la tienne ou la mienne. Si tu veux l'avoir pour toi tout seul, il faudra qu'il renonce à eux. Il ne te choisiras pas, tu peux en être sûr. Alors si j'étais toi, je profiterais tant qu'il est temps. Parce que même s'il a l'air d'un bouledogue prêt à mordre, je dois reconnaître qu'il est vraiment, vraiment très beau.
Je ne relève pas. Je suis assommé parce qu'il vient de me dire. Je prends soudain conscience qu'il a raison, au moins sur le dernier point. Je me suis efforcé d'ignorer mon attirance pour Sanada, mes sentiments pour lui. Malgré tout, une part de moi continue à espérer. Mais je suis si immature que je n'ai pas pesé ce que cela aurait pu signifier. Oshitari a été plus clairvoyant.
— Ressaisis-toi, Atobe. Je sais que tu ne profiteras pas de la situation, pur ange de lumière que tu es.
Son sourire redevient mauvais.
— Je vais me marier dans quelques mois comme je te l'ai dit. Je suis encore libre à l'heure qu'il est…
— Crois-tu vraiment que tu m'intéresses !
— Mon pauvre Atobe, c'est toi qui ne m'intéresses pas. Tu ne m'attires plus à présent. Ta couche de clinquant disparue, tu n'es plus que… toi. En revanche…
Sa langue passe de façon indécente sur ses lèvres.
— Je m'offrirais bien le grand, histoire de boucler la boucle. Quel beau défi ce serait ! Je partirais en apothéose.
— Salopard, si jamais tu t'en prends à lui…
— Que vas-tu faire, princesse ? M'envoyer des tueurs à gage ? Tu n'as même pas les moyens de te payer un taxi.
Il se lève, me tourne le dos et part en riant.
Je pars à mon tour, sprintant jusqu'à Sanada.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Sanada est encore au téléphone quand j'arrive. Je l'entends plaisanter avec son neveu. Je me fige. Les paroles d'Oshitari me reviennent en tête. « Il ne te choisiras pas ». En le regardant rire au babillage du jeune enfant, mon cœur se serre. Je ne veux pas qu'il ait à choisir. Je vais ravaler mes sentiments. Qu'il les partage ou pas, le résultat sera désastreux. Mieux vaut conserver le statu quo.
Il finit enfin par raccrocher et se confond en excuses. Puis il me considère d'un air circonspect.
— Ça va, Keigo ? On dirait que tu as vu un fantôme.
— Je suis allé courir et j'ai trop forcé.
— Prends une chaise, on dirait que tu vas tomber à la renverse !
Je m'exécute, effectivement au bord de la rupture, mais ce n'est pas la course. Je grignote quelque chose et file me doucher, sous le regard étonné de Sanada.
Je me sens un peu mieux en revenant. Il décide de ne pas aller courir, car il a peur, selon ses mots, que je ne fasse une crise cardiaque. Je reste évasif quant à mon itinéraire. Je lui révèle juste m'être un peu perdu, sans mentionner Oshitari.
La journée passe, entre devoirs et films. Sanada me demande plusieurs fois si tout va bien, car je reste très silencieux. Il me suggère même d'aller consulter un médecin, pensant que j'ai dû me blesser en courant. Nous sommes interrompus par un livreur qui sonne à la porte. Sanada part avec un petit sourire en coin et revient avec un petit paquet qu'il pose devant moi.
— Prends ça et ne fait pas d'histoires.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ouvre.
Je déballe la boite et y trouve un téléphone portable avec un clapet et de grosses touches. Le genre d'appareil qu'on donne à sa grand-mère en cas d'urgence vitale. Il sort une enveloppe d'un tiroir, me remet une puce à insérer dans le portable et une petite carte où est noté un numéro.
— Genichiro…
— J'ai dis: pas d'histoires. C'est un téléphone qui ne sert qu'à téléphoner. Rien de sophistiqué. Voilà ton numéro. Mets la puce dedans, charge-le et tu m'enregistreras dans le répertoire. Ce sera plus pratique. En cas de besoin. Et si tu fais une remarque sur ce que coûte l'abonnement, je te casse la figure.
C'est bien du Sanada. Je lui souris faiblement et articule :
— Merci, merci d'être mon ami.
Un sourire franc se matérialise sur ses lèvres. Il est si beau dans la lumière de la fin de journée. Je ne parviens pas à échapper au magnétisme qu'il exerce sur moi. Je ne peux pas me contrôler et être rationnel. Impulsivement, je lui attrape la main et la presse sur mon visage.
— Oh, Gen…
— Qu'est-ce que tu as ? C'est juste un téléphone bon marché...pas de quoi…
Il s'interrompt, sentant des larmes glisser sur ses doigts.
Deux fois que je craque en face de lui. Je me sens complètement déprimé. Yukimura et son amour désespéré… Oshitari et ses manœuvres.. et la confusion de mes propres sentiments. Je devrais avoir honte de m'apitoyer ainsi sur moi-même. Mais mes larmes m'échappent malgré moi. Ça doit sortir, tant pis.
Sanada m'attire contre lui, dans un geste protecteur. Je ne peux m'empêcher de penser à quel point c'est humiliant de se faire consoler ainsi, comme un enfant. Paradoxalement, c'est tellement bon et réconfortant de poser ma tête sur sa poitrine. J'ai souvent déploré le manque d'affection réelle de mon entourage, mais jamais je n'avais réalisé à quel point j'en avais besoin. Les employés de mes parents avaient parfois joué les substituts, mais… Me revoilà en train de geindre sur mon sort. Je dois me ressaisir.
Nous restons comme ça de longues minutes. Sanada a la délicatesse de me laisser pleurer tout mon soul sans rien dire. Il est là, voilà tout, à m'offrir sa chaleur et son appui. Je prends conscience que ses doigts sont posés sur ma nuque. Je sens la douceur presque imperceptible d'une caresse. Je pose ma main sur la sienne et relève la tête. Nos visages sont à quelques centimètres. Son expression a perdu toute dureté. Je sens son empathie. Il ignore encore la raison de mon chagrin, mais implicitement c'est comme s'il me comprenait. Jamais je ne me suis senti aussi lié à quelqu'un, pas même Kabaji.
Sa main libre s'élève très lentement vers mon visage, et du pouce, il essuie mes larmes. Sa bouche s'approche de mon oreille, l'effleurant un tout petit peu et je l'entends à peine murmurer :
— Tu veux en parler ?
Même si c'est difficile et si j'aimerais simplement fourrer mon visage contre sa poitrine, fermer les yeux et oublier le monde entier, je hoche la tête. Je lui doit une explication, mais celle-ci va être particulièrement compliquée.
Il se désengage avec douceur de notre étreinte, file préparer une tasse de thé et revient avec le breuvage fumant, ainsi qu'une serviette humide. J'essuie mon visage, bois une gorgée et respire profondément.
Le récit est délicat, car je ne peux pas tout lui dire. Je ne mentionne évidemment pas les détails intimes sur Yukimura. Mais il est tout aussi délicat de ne pas le mentionner, lui, dans la conversation avec Oshitari. Ses sourcils sont arqués et je comprends immédiatement pourquoi.
— Tu ne me dis pas tout, pas vrai ?
Inutile de mentir.
— Non, je ne te dis pas tout. Je ne peux pas tout te dire, comprends-tu ?
Je vois bien que ça le démange d'exiger toute la vérité, mais il retombe dans le mutisme. Le coin de sa bouche se tord légèrement. Il ne veut pas montrer à quel point mon silence le contrarie, mais je sens émaner de lui toute la force qu'il met dans sa retenue.
— Comme tu voudras.
Il se lève et me tourne le dos, les épaules tendues. Je le sens prendre une profonde inspiration. Il se retourne et esquisse un sourire. Puis se rassoit à mes côtés.
— Pardon, Keigo. Je suis idiot. Un ami n'exige rien. Si tu ne veux pas tout dire, c'est que tu as tes raisons.
— Tu n'as pas d'excuses à me faire. Tu m'as permis de tenir ces derniers mois. Je voudrais tellement te rendre la pareille.
— C'est ce que tu fais, crois-moi. Après la mort de Seiichi, j'étais déprimé. Ta présence ici me rend la vie… tellement douce..
Ses joues s'empourprent franchement et je pense que les miennes aussi. Quand il est comme ça, j'ai vraiment l'impression… Non, c'est inutile de penser à ça. Mais je laisse cette fugace impression envelopper mon cœur, juste quelques instants. Il ouvre la bouche, comme s'il allait ajouter autre chose, mais ne dit rien.
J'oscille le reste de la soirée entre faiblesse et mièvrerie. Ça me mortifie. Sans désirer devenir un arrogant imbuvable, j'aimerais sincèrement reprendre un peu corps et offrir un autre spectacle que les pleurs, la tristesse ou la mollesse. Surtout vis à vis de Sanada.
Nous n'avons guère échangé que des banalités depuis ma crise. Il me regarde différemment. Il a déjà eu ses yeux-là pour moi, mais ce n'étaient que des instants fugaces. Il soupire également de façon régulière. Je trouve cela très singulier et essaie de l'esquiver du mieux que je peux. Je me lève finalement, et lui annonce que je vais rentrer chez moi. Son regard devient encore plus indéchiffrable. Il attrape sa veste.
— Je te raccompagne.
Comme il n'a pas insisté pour que je reste, je ne décline pas l'invitation. Nous sommes rapidement arrivés devant mon studio. Je pensais que nous nous quitterions devant l'immeuble après nous être salués, mais il me suit dans l'escalier. Nous entrons dans la petite pièce nue. Mais à quel jeu joue-t-il à la fin ?
La réponse ne tarde pas. D'un petit sac que je n'avais même pas remarqué, Sanada sors un sac de couchage et l'étale à côté de mon futon. Se tournant vers moi, il arbore un air satisfait.
— Bien joué. Je ne l'ai pas vu venir.
— Merci. Tu pensais vraiment que j'allais te laisser seul après ce qui s'est passé aujourd'hui ?
Je me sens bête. C'est pour cela qu'il n'avait pas insisté pour que je reste. Mon intelligence semble me faire défaut aussi ces temps-ci.
— Je te préviens, ce n'est pas très confortable.
— Je vais survivre, je pense.
Comme il est encore moins pratique de se changer que chez lui, vue la taille réduite du lieu, je décide de sortir quelques instants et de le laisser s'installer. J'appréhende un peu la nuit à venir, au souvenir des réactions insolites de mon corps. Certes, je ne serai pas dans son lit, mais il sera juste à côté de moi. Je me demande si ce n'est pas pire. Pour me rassurer, je me dis qu'après la journée atroce que j'ai passée, je vais probablement m'endormir directement. Sur ce mince espoir, je décide d'entrer. Je me mets de dos, dans le coin le moins éclairé, pour enfiler à grande vitesse un pantalon de nuit et un t-shirt.
Sanada, déjà allongé, semble surpris par mon accoutrement, mais ne dit rien. Je dois l'enjamber pour me placer à mon tour sur le futon, me rendant compte que j'aurais pu lui laisser. Une fois installé, j'éteins la lumière et je ferme les yeux. Sanada me tourne le dos. Tout devrait bien se passer. Quelques minutes après, sa voix meuble le silence apaisé qui règne.
— Dors-tu ?
— Pas encore.
— Qu'est-ce qui t'a fait pleurer comme ça ?
— Genichiro…
— Dans le noir, tu peux tout me dire.
Cette approche me déconcerte sur le moment. Dans le noir, je peux tout lui dire ? Qu'est-ce que ça signifie ?
— Je ne te suis pas.
— Tu me confies ton secret. Et demain, quand le soleil réapparaît, tu décides si ce qui a été dit peut survivre à la lumière ou doit rester enfoui dans l'obscurité.
Je pèse chacun des mots qu'il prononce. Les choses ne devraient pas être si simples.
— Tu viens d'inventer ça ?
— Je l'ai inventé pour toi.
Il y a dans sa voix quelque chose de délicieusement sincère et touchant. Il me laisse l'opportunité de me délivrer de tout ce qui me pèse, sans qu'il n'y ait automatiquement de conséquences.
— Je vais t'aider si tu veux. Oshitari t'a parlé de Yukimura, mais pas seulement. Je me trompe ?
— Non.
— Bien. Il a parlé de toi. Correct ?
— Correct.
— Il t'a aussi dit des choses sur moi ?
— Oui.
J'ignore jusqu'où il peut aller avec ce petit jeu. Ma curiosité prend le pas sur mon angoisse. J'attends sa prochaine question avec impatience.
— Il t'a parlé de nous deux ?
— J'ai déjà répondu.
— Non, Keigo. De nous deux.
Inspirant profondément, je réponds :
— Oui.
— Il nous a vu ensemble, ici, et comme il est pervers, il en a tiré des conclusions ?
— Oui.
— Mais ce n'est pas ça qui t'a fait pleurer.
Ce n'est pas une question cette fois-ci, plutôt une affirmation.
— Je continue. Il a tiré des conclusions, mais pas seulement parce qu'il nous a vu ensemble, ici ? J'ai bon ?
Je sens que je dérive en zone dangereuse. Sanada a l'air d'avoir compris instinctivement bien plus de choses que je n'aurais pu imaginer. Je décide de me lancer, presque malgré moi.
— Oui.
— Cette autre chose, elle te concerne ?
— Oui…
— C'est une vue de son esprit de pervers ou c'est la vérité ?
Je m'enfonce dans des sables mouvants. C'est mortel, mais il est impossible d'y échapper.
— C'est la vérité.
— Cette chose si secrète, il l'a remarquée lors de ce match au lycée où je t'ai battu ? C'est pour ça qu'il t'a agressé ?
— Genichiro, comment…
— Laisse-moi finir. Cette chose si secrète, existe-t-elle toujours, à l'heure où nous parlons ?
C'est d'une voix étouffée et impuissante que je murmure :
— Oui. Je crois…
Quelques minutes d'un silence salvateur s'écoulent avec la lenteur des heures. Sans avoir rien dit, je venais de lui faire une sorte de … déclaration ? Qu'allait-il faire ? Me dire : « Keigo, désolé, mais... ». Je préférerais qu'il se fâche après moi ou même qu'il me colle son poing dans la figure. Une réaction violente serait plus facile à encaisser qu'une réaction apitoyée. Brusquement, il se retourne et j'ai une réaction instinctive de recul. Je vois les contours de son visage et distingue l'éclat de ses yeux de façon imparfaite, grâce au faible reflet de l'éclairage extérieur qui filtre à travers le volet cassé. Impossible de déchiffrer son expression. Dans le noir, on peut tout dire. J'espère qu'il n'a pas oublié…
Je perçois sa main qui se lève et qui approche avec douceur de mon visage. Avec lenteur, il pose le bout de ses doigts sur ma joue. Je sens à peine le contact de sa peau, juste comme un papillon dont les ailes ne font que vous effleurer. Je suis littéralement en apnée, tant je n'ose pas bouger ne serait-ce que d'un millimètre.
— Keigo…
Sa voix n'est qu'un soupir.
— Keigo, dans le noir, on peut tout se dire ?
— C'est toi qui a inventé cette règle…
— Me permettrais-tu de m'approcher de toi ?
Cette douceur dans sa voix... Ma raison chavire et sans même prendre le soin de lui répondre, c'est moi qui viens vers lui. Contre lui. Un très bref moment, suspendu, nous laisse ainsi, juste poitrine contre poitrine. On pourrait presque toucher des doigts ce sentiment que quelque chose va arriver, de manière imminente. Nos bras se tendent, et pour la deuxième fois de cette journée décidément bien étrange, nous nous étreignons. Je sens son souffle à mon oreille, et d'une voix encore plus grave qu'à l'habitude, si toutefois une telle chose est possible, il murmure :
— Moi aussi, Keigo.
Je suis surpris de sentir Sanada se lover contre moi. Jusqu'ici, c'est toujours lui qui m'avait accueilli dans ses bras protecteurs. Ce soir, je perçois le désir qu'il a à expérimenter quelque chose de différent. C'est donc contre ma poitrine qu'il se presse, mes bras autour de lui.
— Depuis quand ?
— Entre mon arrivée ici et aujourd'hui ? Un peu plus tous les jours…
— Tu n'as jamais rien montré…
— En es-tu sûr ? Et je pourrais te retourner la remarque…
— Je ne voulais pas me l'avouer à moi-même. Alors…
— Je comprends.
Le silence s'installe de nouveau quelques instants. Sans m'en être rendu compte, ma main s'est égarée dans ses cheveux.
— Keigo ? J'aimerais.. si tu es d'accord…
Je me raidis légèrement. Une part de moi désire son feu, mais ...
— … que tu m'embrasses…
Je soupire imperceptiblement. Doucement, je lève son menton vers moi, et pour la première fois, pose avec délicatesse mes lèvres sur les siennes. C'est un baiser presque chaste. Juste le premier pas vers quelque chose de nouveau. Ce très bref contact est tellement innocent qu'il nous laisserait probablement l'opportunité de revenir en arrière.
Pourtant, c'est pleinement conscient de cet état de fait que j'agrippe cette-fois-ci sa nuque, et que je plonge, de manière beaucoup plus directe, sur cette bouche qui m'attire. Je perçois sa surprise pendant une fraction de seconde, puis sens sa main sur ma propre nuque. Et ainsi, fermement arrimés l'un à l'autre, nous échangeons un baiser qui n'a plus rien de chaste, lui apportant l'un et l'autre de la vigueur, explorant nos langues affamées, soupirant de plaisir comme quand on goûte pour la première fois une sucrerie.
Avec les baisers passionnés, viennent des caresses d'abord timides, puis impatientes. A un moment, sous la chaleur de nos effusions, je me débarrasse de mes vêtements de nuit en les jetant loin dans la pièce, sans réfléchir. Il émet un grognement de satisfaction. Nos peaux enfin sont en contact. J'oublie la honte de mon propre corps, tant j'ai de plaisir à palper son cou, ses bras, sa poitrine, à poser mes lèvres sur sa peau dont le parfum m'avait déjà rendu fou. Par association d'idées, et parce que je viens de basculer par-dessus lui, la réalité se rappelle brutalement à moi. Ma virilité s'est à nouveau éveillée, et je sens à présent la sienne sous moi. Cela suffit pour me glacer et je me dégage de lui, revenant brusquement sur le côté.
Il s'approche doucement. Précautionneusement, il pose sa main sur mon bras et souffle :
— Qu'y a-t-il ? Est-ce que… je t'ai fait mal ?
— Non, ne t'inquiète pas, ce n'est pas toi.
Pour faire bonne mesure, je dépose un baiser sur ses lèvres. Mais je ne peux le laisser ainsi dans l'expectative.
— Je suis vierge. Je n'ai jamais…
Il y a un silence après qui me laisse sur des charbons ardents. Il se redresse et me prend dans ses bras.
— Je m'en doutais, tu sais. Mais si ça peut te rassurer, sache c'est aussi le cas pour moi.
— Oh, je pensais… il y a longtemps que tu connais.. tes préférences…
— Oui, mais je ne suis pas un garçon facile.
Il y a une légère pointe d'amusement dans sa voix, qui produit sur moi un effet de détente. Il me caresse les cheveux et murmure à mon oreille.
— Je ne comptais pas faire l'amour avec toi ce soir, pas encore. Nous avons le temps, tu ne crois pas ?
Je pousse un profond soupir.
— Mais tes baisers ne me laissent pas indifférents, et contre ça, je ne peux rien faire. D'ailleurs, j'ai bien senti que toi aussi tu étais très… réactif.
Je peux l'entendre sourire dans l'obscurité. Je sens mes lèvres s'étirer aussi. Cette atmosphère bienveillante ne me fait pas oublier que ma soudaine terreur n'était pas liée qu'à mon inexpérience. Dans le noir, on peut tout dire. Il est la seule personne à qui je peux tout confier. Nos rapports ayant changé de nature, notre intimité devant se forger, je ne dois plus garder en moi ce qui me taraude depuis des années. Il mérite de savoir.
— Il n'y a pas que ça… J'ai un problème, je crois.
— Un problème ?
— Ça remonte à cet… incident dans les douches. Je ne t'ai pas tout raconté… Il s'est rué sur moi et après j'ai réussi à le repousser. Mais entre les deux, il a réussi à…
C'est tellement gênant. Je pensais que le récit que je lui avais fait il y a des semaines de cela aurait suffi à exorciser mon traumatisme. Mais les détails que j'avais prudemment éludés continuaient à me hanter.
— N'aie pas peur…
— Il a empoigné mon… enfin, tu vois. Ça n'avait rien d'une caresse, il a serré comme pour me faire mal. Ça n'a duré qu'un instant, mais c'était la première fois… qu'on me touchait ici. Et j'ai eu mal. Pas une grande douleur, mais dans mon esprit… cette partie de mon corps s'est associée à cette douleur…
— Si je mets la main sur ce bâtard…
— Ce n'est pas tout. Je ne m'en suis pas aperçu tout de suite, mais au fil du temps, je me suis rendu compte, que je ne pouvais plus… que je n'avais plus…
— D'érection ?
— Oui. J'ai un peu honte de le dire, mais à l'époque où le tennis était toute ma vie, je n'étais pas très réceptif aux… rapports amoureux. Tout ça ne m'intéressait pas. Mon corps avait quand même de temps à autre des réactions… naturelles. Bref, tu sais tout ça, après tout. Mais après… plus rien.
— Keigo, tu aurais dû aller voir un médecin…
— J'y ai pensé mais j'aurais dû parler… de tout ça. C'était hors de question. Comme les filles me laissaient indifférent et que cette expérience avec un garçon m'avait dégoûté, je me suis dit que toutes ces choses ne me concernaient pas et que ce n'était finalement pas très important. J'ai renoncé.
Jamais je n'avais été si loin et m'entendre prononcer ces choses me fait prendre conscience de leur étrangeté, qui pourtant était devenue normale pour moi, et ce, pendant des années. L'étreinte de Sanada se resserre.
— Oh, Keigo, c'est terrible ! C'est un traumatisme très grave que tu as vécu ! Pourtant, tout à l'heure, je suis sûr d'avoir senti…
— C'était le cas. Jusqu'à hier.
— Hier ? Pourquoi hier ?
— Puisqu'on se dit toute la vérité… parce que j'étais dans ton lit. Parce que je sentais ton parfum. Parce que j'entendais ta respiration. Parce que je t'avais vu à moitié nu. C'est tellement gênant…
— Ne dis pas de bêtises. Au contraire, c'est excellent. Je suis flatté que tu me désires ainsi. Et cela veut dire que toutes tes fonctions sont revenues à la normale. Mais les blessures de l'âme, c'est autre chose.
Le silence pèse quelques secondes sur ce qu'il vient de dire. Il a raison. Mon corps est guéri, mais pas mon esprit.
— Je te fais la promesse de ne jamais te brusquer. Si le moindre de mes gestes te met dans l'inconfort, dis-le moi tout simplement. Tu ne dois te sentir obligé à rien. On ira au rythme qui te convient.
— Et toi là dedans ?
— Tout ça est nouveau aussi pour moi, n'oublie pas, et je suis d'un naturel patient. Si tu me permets, je voudrais juste essayer quelque chose. Me fais-tu confiance ?
Je hoche la tête. Il m'embrasse avec douceur. Je sens sa main se poser sur mon entrejambe, sans brusquerie. Malgré moi, j'esquisse un mouvement tandis qu'il me glisse à l'oreille :
- Je ne te ferai jamais de mal.
Il laisse ainsi sa main immobile. Puis très lentement, à travers le tissu de mon caleçon, il effectue une caresse subtile, sans appuyer. J'oserais dire que ça n'a rien de sexuel, si ce n'était pas précisément à cet endroit-là. Je comprends cependant ce qu'il essaie de faire. Associer cette partie de mon corps non plus à un contact brutal et pervers, mais à quelque chose de doux, de consenti, de partagé. C'est ainsi qu'une étape de plus est franchie dans notre intimité naissante. Mon érection est retombée depuis longtemps, mais je pousse un soupir de contentement, tant la caresse est agréable.
Notre première nuit ensemble… Je sais déjà que toute ma vie ce souvenir restera gravé dans ma mémoire. Nous sommes pourtant restés aussi vierges que la veille. J'imagine bien qu'à notre époque, où tout suggère la facilité des rapports sexuels, notre chaste étreinte peut sembler risible. Mais nous ne sommes pas des personnages de films. Sanada a parfaitement compris ma retenue, et lui-même préfère prendre le temps de nous découvrir.
Tandis que les premiers rayons du jour pointent, une inquiétude s'insinue pourtant dans la plénitude que je ressens. « Quand le soleil réapparaît, tu décides si ce qui a été dit peut survivre à la lumière ou doit resté enfoui dans l'obscurité ». Ces aveux et cette passion doivent-ils rester confinés à la nuit, ou doivent-ils se révéler, perdurer et croître au grand jour ?
La réponse est toute tranchée quand Sanada, les yeux ensommeillés, dépose un baiser sur le haut de ma tête et me réclame une brosse à dent. J'éclate de rire. La vie n'est vraiment pas comme dans les films. Nous passons tous les deux rapidement à la salle de bain, puis échangeons de profonds baisers, quelques caresses. Je ne peux m'empêcher de lui poser une question.
— Dis-moi… Tout a survécu à la lumière, pas vrai ?
— Tu en doutes ?
Il ne plaisante pas, c'est une véritable question. J'ai encore une chance de faire machine arrière, mais je n'en ai pas le moindre désir. Ou plus exactement, mes désirs se portent sur autre chose.
— Keigo, on vient juste de s'habiller !
— Tu es trop beau pour rester habillé !
Sanada me toise d'un œil surpris et amusé.
— Très bien. Mais d'abord, …
Il entreprend de déboutonner ma chemise. Débordé par mon bel enthousiasme, je n'ai pas songé un instant que ma poitrine maigre était une source de complexes. Tant que nous étions dans l'obscurité, ça ne m'avait pas posé de problème, mais la lumière matinale inonde maintenant la pièce.
— Attends, je vais baisser le store.
— Pourquoi ? Personne ne peut nous voir.
— Toi, tu vas me voir…
— Et ?
Et… Je ne pourrai pas me cacher tout le temps. L'intimité nécessite qu'on se voit ainsi. Inutile de parler de ça quand j'ai envie de tout autre chose.
— Rien, oublie, je ne sais plus ce que je raconte.
Et pour couper court à tout cela, je passe ma chemise directement par dessus ma tête, et expose mon torse pâle et grêle à la lumière du jour, et à celle de Sanada.
Nous n'avons rien fait d'autre de la matinée. Rien fait d'autre que de nous explorer mutuellement. J'aurais cru qu'il serait le plus entreprenant, mais Sanada reste Sanada, et il garde une certaine retenue pudique qui devient vite un jeu entre nous. Nous ne sommes pas allés très loin dans un premier temps, mais je ressens une frustration qu'il conviendrait d'apaiser. Ayant glissé quelques mots à l'oreille de mon partenaire, il me bascule sur lui, recommence à explorer ma bouche avec avidité. Je comprends vite que le frottement de nos virilités gorgées de vie me procure des sensations nouvelles, et que si nous continuons à ce train, je vais…
Finalement c'est lui qui décolle en premier, et je ne peux m'empêcher d'observer, avec curiosité, la manifestation de son plaisir éclater sur son visage. C'est la plus belle chose qu'il m'ait été donné de voir, cette espèce de torsion physique qu'on ne peut retenir, celle de l'être qui ne se soucie plus de rien, qui ne contrôle plus rien, avec la satisfaction d'être celui qui lui procure cette jouissance. J'en deviens oublieux de moi-même, mais sa voix prononçant mon propre nom, le souffle rauque, déclenche l'onde dans mon propre corps, le plaisir me prenant par surprise.
Je perds tout contrôle à mon tour, c'est dans un brouillard aveuglant que j'entends un son inconnu, comme un cri viril, bref et grave. Retombant sur sa poitrine, le souffle court, je réalise que c'était le son de ma propre voix.
C'est donc cela, faire l'amour.
La faim nous tire de notre assoupissement bienheureux. Nous partons pour son appartement afin de nous restaurer et décidons de partir faire un match de tennis. Après une heure de jeu, nous faisons une pause sur le banc du petit court de quartier. Nos cuisses se touchent, mais hors de question de montrer davantage l'affection qui nous lie. Ce genre de liaison, bien que toléré, doit rester discret, en particulier dans une petite ville traditionnelle comme celle-ci.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit, Genichiro ?
— Après le récit de ton agression, je ne savais pas comment aborder les choses. Et puis, je n'étais pas très sûr que ce soit réciproque et je ne voulais pas détruire notre amitié.
— Jusqu'à hier…
— Ça faisait des semaines que je voulais t'en parler, mais sans en avoir le courage. Mais hier… je n'ai pas voulu profiter de ta faiblesse, crois-moi. Mais tu as rougi à un moment et… j'en crevais de ne pas te dire.
— Mais comment as-tu deviné que tu m'attirais déjà au temps du lycée ?
— Parce que je n'ai jamais oublié ce match, Keigo. J'avais la rage de vaincre, c'est vrai. Mais… tu n'étais pas comme d'habitude. J'ai tout donné, pourtant...
— Tu n'avais pas besoin de ça, tu sais. J'étais tellement perturbé que je faisais n'importe quoi.
— J'avais remarqué.
Nous rions de bon cœur. Qui aurait cru que la situation allait connaître de tels changements ?
— Et toi, pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
— Je ne voulais pas… comme Yukimura…
— Oui, bien sûr…
L'évocation de son ami disparu provoque toujours chez lui un assombrissement. La pensée de Yukimura me ramène moi-même à celle d'Oshitari. Et de lui, à ses avertissements d'hier. Je me rends compte aussi que Sanada voulait savoir pourquoi j'avais pleuré, et que nous nous étions égarés dans notre passion, au point que je n'avais même pas repensé à tout cela.
Cela me fait l'effet d'une douche froide. J'ignore si Sanada lit dans mes pensées ou si son cheminement mental est arrivé au même point que le mien, mais il me demande :
— Keigo, je ne sais toujours pas pourquoi tu as pleuré hier…
Je décide cette fois-ci de ne pas tourner autour du pot. D'un souffle, je lui narre les deux mises en garde d'Oshitari. Celle nous concernant, nous deux. Celle le concernant, lui. Son regard fixe devant lui, grave et pensif, mais je vois sa mâchoire se contracter.
— Keigo, allons chercher nos affaires et partons.
Je m'attendais à tout sauf à cela. Partir ? Où ? Et pourquoi ?
Sanada m'explique que la plus jeune sœur de sa mère vit à moins d'une heure de train d'ici, dans une jolie maison au bord de la mer. Elle avait proposé à son neveu de venir occuper la demeure pendant les vacances, alors qu'elle-même devait partir en voyage, mais celui-ci avait décliné, préférant rester ici avec un ami qui n'allait pas très bien.
— C'est ce que tu as raconté à ta tante ?
— Oui. Elle m'a dit d'amener mon ami, que l'air marin lui ferait du bien. Je n'osais pas te demander de m'accompagner. J'ai préféré décliner.
— Et pourquoi veux-tu aller là-bas ?
— Parce que l'autre… il est encore en ville et je refuse que tu le croises à nouveau. Si moi-même je tombe sur lui, je ne jure de rien. Réfléchis vite, Keigo. Ma tante part demain, nous devons prendre le train ce soir.
— On se sauve, c'est ça ?
— Oui, c'est ça. Mais si tu préfères, on peut dire que je t'enlève…
Notre départ pour le moins précipité s'effectue sans encombres. Une fois installés dans le train, Sanada élude toutes mes questions, se contentant de dire « Tu verras quand nous serons là-bas » ou « Ne t'inquiète pas, fais moi confiance ».
Comme cette équipée a un petit goût d'aventure qui ne me déplaît pas, je n'insiste pas. Nous arrivons dans la soirée dans une jolie petite ville, que nous visiterons demain, me promet Sanada. L'air est délicieusement vif. La maison de sa tante Saeko est un peu à l'écart, donnant directement sur la plage. J'ai visité beaucoup d'endroits à l'époque de ma fortune, mais j'ai un coup de cœur pour celui-ci, tant on dirait une carte postale ancienne. Et le fait que Sanada soit avec moi ajoute à l'ensemble un charme indéniable. Je ressens une petite appréhension quand il frappe à la porte, mais il me presse l'épaule pour me rassurer.
Une jeune femme ravissante vient ouvrir la porte. De stature frêle, son visage est comme celui d'une poupée de porcelaine, sa coupe courte et moderne contrastant avec quelque chose de plus traditionnel. Ses yeux sont de la même couleur que ceux de Sanada. Quelle famille ! me dis-je.
— Gen, mon chéri ! Que je suis heureuse de te voir ! Tu aurais dû venir plus tôt !
— Merci de nous accueillir, tante Saeko !
La jeune femme se précipite sur Sanada, et malgré la nette différence de taille qui les sépare, parvient en quelques instants à embrasser son neveu, lui donner des tapes affectueuses dans le dos, lui ébouriffer les cheveux. Je pouffe intérieurement. Sanada ne semble pas à l'aise avec cette démonstration d'affection, mais son sourire ne quitte pas ses lèvres. Ce manège doit être coutumier pour ces deux-là.
Saeko se tourne vers moi, me regarde de haut en bas en souriant.
— Excuse-moi, jeune Keigo. Je suis si heureuse de voir mon neveu que j'en oublie la politesse. Sois le bienvenu chez moi et considère que ce toit est le tien.
Je m'incline poliment.
— Pas temps de manière, viens donc embrasser la tante Saeko, toi aussi.
Je me sens assailli par l'étreinte franche de Saeko, et je retiens à peine un rire nerveux. Sanada a l'air désolé pour moi, mais esquisse un geste d'impuissance.
Nous entrons et après avoir déposé nos sacs dans un coin, nous pénétrons dans une petite salle depuis laquelle on peut voir jusqu'à la mer. L'endroit est simple et de très bon goût. La tante Saeko a disposé sur la table un véritable festin.
— Tu n'aurais pas du te donner autant de mal, tante, surtout la veille de ton départ.
— Tais-toi Gen et installe-toi.
Dans la gaieté de ces retrouvailles, nous entamons ce délicieux repas. Sanada et sa tante échangent quelques nouvelles familiales, puis la conversation dérive sur l'université et les cours. Saeko se focalise alors sur moi.
— Ton ami est très beau et il a l'air très gentil.
— Tante, tu vas le gêner.
— Mais non, mais non .. Alors Keigo, comment trouvez-vous mon neveu ?
Je suis sur le point de m'étrangler. Sanada vient une fois de plus à mon secours.
— Tante, pourquoi lui demandes-tu ça ? Laisse-le tranquille !
Un sourire amusé ourle les lèvres de Saeko. Ses yeux se teintent de malice. Elle se détourne de moi et s'adresse à nouveau à son neveu.
— Gen, je dois savoir une chose. Pour m'organiser. Dois-je préparer une ou deux chambres ?
Si le sol avait pu se dérober sous moi et m'engloutir, ç'aurait été parfait. Je tourne la tête de côté et distingue les joues empourprées de Sanada.
— Tante, sauf le respect que je te dois, tu as l'art de mettre les pieds dans le plat.
— Laisse mes pieds tranquilles et réponds-moi, jeune impertinent.
— Une seule suffira, tante.
Saeko est comme une enfant le jour de Noël. J'ai rarement vu une adulte, fut-elle jeune, aussi exubérante. Elle se jette littéralement sur Sanada, étreint son neveu avec force démonstrations d'affection, en criant :
— Que je suis heureuse, que je suis heureuse !
Moi-même j'ai le droit à un vigoureux baiser sur la joue.
Je comprends à présent ce que voulait dire Sanada par « Tu verras quand nous serons là-bas ».
Après avoir tout nettoyé et rangé, Sanada nous quitte pour aller se doucher. J'appréhende de rester seul avec Saeko, mais celle-ci semble avoir recouvré ses esprits et m'invite calmement à prendre le thé au salon.
— Excuse-moi, jeune Keigo, tu dois me prendre pour une folle. Gen est mon neveu préféré et je pense pouvoir me vanter d'être sa tante favorite. Nous avons toujours fonctionné ainsi…
— Ne vous inquiétez pas, tante Saeko, j'aurais aimé que ma famille m'entoure d'autant d'affection.
Elle sirote son thé et prend tout à coup un air sérieux.
— Gen m'a un peu parlé de toi au téléphone. J'avais bien deviné à sa voix qu'il était amoureux, le pauvre chéri. Je suis heureuse que vous soyez ensemble, car ça n'a pas été facile non plus pour lui.
— Vous voulez parler de Yukimura ?
— Pas uniquement.
Elle prend le temps de poser sa tasse, croise les bras de me considère d'un air sérieux et bienveillant à la fois.
— Gen m'a dit que tu te faisais du soucis concernant sa famille.
— Il vous l'a dit ?
— Ne le prends pas mal, mais je suis en quelques sorte sa confidente. Il ne me raconte pas tout, bien entendu. Mais s'il me l'a dit et s'il a choisi de t'emmener ici, ce n'est certainement pas pour rien.
Je me sens un peu perdu dans la conversation. Mon visage doit être éloquent.
— Je vais essayer de t'expliquer. Gen a su qu'il préférait les garçons quand il était encore lycéen. Ma sœur et son mari sont des gens très respectables et ils adorent leurs enfants. Mais Gen n'osait pas leur en parler. Ses parents sont très conventionnels, et je pense qu'ils imaginaient qu'il rencontrerait une belle jeune fille, et qu'après ses études, il l'épouserait et qu'ils auraient des enfants. C'est d'ailleurs ce que son frère aîné a fait.
— Comme la majorité des gens.
— Tout à fait. Gen est venu ici pendant les vacances, tout juste comme aujourd'hui. Je sentais bien que quelque chose le troublait et qu'il voulait me le dire, mais qu'il se retenait. Il est très pudique et ça devait beaucoup le torturer. J'ai essayé de le mettre en confiance, et il a fini par tout me raconter. D'après lui, il s'était rendu compte de ses préférences lors d'un match de tennis… je vais citer ses mots ce sera mieux : « contre un insupportable gosse de riche suffisant et détestable ».
Ainsi… lui aussi...
— Il s'est presque mis en colère. Il était tellement en rage d'avoir craqué pour pour un pareil individu que le fait de se rendre compte qu'il aimait les garçons est passé au second plan. D'une certaine façon, ça lui a permis de s'accepter assez facilement. Gen n'est pas du genre à faire semblant. Mais il fait montre aussi d'une grande piété filiale et c'est là que ça coince.
Les paroles d'Oshitari me reviennent en tête. Je m'agite sur mon fauteuil.
— Il n'a pas eu peur de tout vous avouer ?
— Non, je ne suis pas une personne conventionnelle, comme tu as pu t'en rendre compte. Gen savait qu'il n'aurait pas un mot de reproche de ma part. Je lui ai déconseillé d'épouser une jeune fille par seul respect pour ses parents, d'abord par égard pour elle, et puis pour ne pas l'obliger à vivre une vie de faux-semblants. Je ne crois pas qu'il l'aurait supporté. Mais comme il était très jeune, je lui ai aussi conseillé de ne pas se précipiter, d'attendre de rencontrer une personne qui en valait vraiment la peine. Et puis, il y a eu l'histoire de Yukimura. Ces deux-là étaient inséparables depuis l'enfance, et je croyais bien qu'ils finiraient ensemble. Même avant que Gen n'ait conscience de ses goûts. C'était toujours Seiichi par ci, Seiichi par là… bref, je pense qu'il t'a raconté tout ça plus en détails.
— Vous ne l'avez jamais rencontré ?
— Il ne l'a jamais amené ici. Mais je les ai vus chez ma sœur. Et sincèrement, même si ce garçon était un véritable ange, jamais ça n'aurait collé avec Gen.
— Pourquoi pensiez-vous ça ?
— Parce que dans leur duo, il était indubitablement l'élément fort. Or, Gen aussi est quelqu'un de fort. Pourtant, si Seiichi décidait, Gen exécutait. Jamais l'inverse.
Je prends le temps de peser ses paroles, pas certain de bien comprendre ces subtilités de l'âge adulte.
— J'en veux pour preuve le comportement de ce garçon quand Gen a fini par lui dire non…
Ses lèvres se serrent. Un instant après, elle se détend et reprend.
— Excuse-moi, je ne veux pas dire du mal de ce pauvre garçon qui est mort de façon si injuste. Mais quand quelqu'un fait du mal à Gen… je vois rouge.
— Je vous comprends parfaitement.
— T'a-t-il dit que malgré tout ce qui s'était passé, il est resté au côté de Seiichi pendant les derniers mois de vie ? Il a suspendu son semestre à l'université pour venir, jour après jour, le distraire et le soutenir à l'hôpital. T'a-t-il dit… il était là … quand … quand… il a rendu son dernier soupir.
Quelques larmes humectent ses yeux et elle tamponne gracieusement ses paupières avec un mouchoir. Ces images me bouleversent aussi. Sanada ne m'avait jamais donné ces détails, et j'ai presque l'impression d'entrer en fraude dans sa mémoire. Saeko inspire et reprend son récit.
— Quelques semaines après l'incinération, son père a exigé qu'il reprenne ses études. Gen ne se sentait pas encore prêt. Mon beau-frère a alors… disons que ses paroles ont dû dépasser sa pensée.
— Que voulez-vous dire ?
— Il s'est fâché contre Gen. Jamais mon neveu ne lui avait donné de sujet de colère, avant. Il lui a demandé… si… si Seiichi était sa femme et s'il était son veuf.
Mes yeux s'écarquillent d'horreur. Même sans savoir tout ce qui s'était passé entre eux, cette remarque était cruelle. Et le pauvre Sanada…
— Qu'a répondu Genichiro ?
— C'est là que l'histoire se corse. Il a hurlé sur son père, ce qui n'était jamais arrivé. Il lui a dit que Seiichi et lui n'étaient que les meilleurs amis du monde. Que ça devrait lui suffire comme explication. Mais, entraîné par sa colère, il lui a dit… « Mais sois satisfait, père. Tu as deviné. Ton fils, Sanada Genichiro, aime les hommes ».
J'ai l'impression de recevoir un coup de poing dans l'estomac .
Sanada avait donc tout dit à sa famille…
— Que s'est-il passé ensuite, tante Saeko ?
— Mon beau-frère était très choqué, mais dans la famille Sanada, hors de question de faire des drames. Il s'est retiré et ma sœur m'a appelée. Je suis venue tout de suite. La maison était dans un état de confusion… Gen restait enfermé dans sa chambre. Mais, même s'ils sont stricts, ils sont très unis. Ma sœur, le frère de Gen et même son grand-père ont réussi à raisonner mon beau-frère. Il était déçu, mais jamais il n'aurait chassé son fils, ou dieu sait quoi d'autre. Comme Gen était, de toute façon, très déprimé et que son père avait besoin… de temps… j'ai proposé que mon neveu intègre la faculté de cette petite ville, histoire de prendre le large. Je ne vis qu'à une heure de train, comme tu as pu t'en rendre compte, je pouvais intervenir en cas de besoin.
— La famille Sanada ne l'a pas renié ?
— Non, pas vraiment. Après tout, Gen était encore très jeune, il n'avait aucune liaison avec qui que ce soit. Ça laissait du temps à tout le monde pour mieux accepter la situation. Mais à présent… il y a toi.
Je comprends mieux à présent pourquoi Sanada voulait que nous venions ici. Tout en m'éloignant d'Oshitari, cela permettait de mettre à plat cette histoire de famille. Pendant que je digère toutes ces informations, Saeko semble focaliser son attention sur moi.
— Keigo, c'est sérieux avec mon neveu ?
— Oui, je crois. Je veux dire… c'est encore tout neuf, mais ce n'est pas mon genre de … papillonner.
— Tu m'en vois ravie. Vous vous êtes rencontrés à l'université, alors ?
— Pas tout à fait. Nous nous étions perdus de vue pendant des années, mais nous nous sommes connus dès le collège. J'étais le capitaine de l'équipe de tennis d'une école concurrente. Nous nous sommes affrontés jusqu'au lycée, mais après, j'ai dû arrêter.
— C'est adorable, comme histoire ! Vous étiez amis, alors ?
— Plutôt des adversaires. Nous faisions partie des espoirs de niveau national.
— Tu devais aussi être très doué alors. Vous vous entendiez bien, déjà à l'époque ?
— Pas exactement.
— Le gens changent.
— Genichiro n'a pas tellement changé, malgré les épreuves qu'il a traversées.
— Un Sanada reste un Sanada. Mais j'ose espérer qu'il a pris aussi un peu de moi. Et toi, Keigo, as-tu beaucoup changé ?
— Pour vous donner une idée, tante Saeko, je dirais qu'à l'époque, j'étais un insupportable gosse de riche, suffisant et détestable.
Je vois Saeko ouvrir la bouche de surprise, puis battre des mains.
— C'était donc toi ! Mais, c'est encore plus adorable que ce que j'imaginais ! C'est bizarre, je n'ai pas reconnu ton nom. Quand il était au collège, Gen ne cessait de parler de Tezuka et Atobe.
— Oui, je m'appelais Atobe, à cette époque.
— Atobe, comme l'homme d'affaires qui…
Saeko pose une main sur sa bouche, comme pour ravaler ses paroles.
— C'est mon père. Si vous lisez les journaux, vous avez dû voir des photos de son arrestation et de son procès. Il est en prison pour très longtemps.
— Mon pauvre chéri, comme tu as dû souffrir ! Où vit ta mère ?
— Elle est partie en Angleterre, mais elle a pratiquement cessé tout contact avec moi.
Les yeux de Saeko deviennent brillants, de tristesse mais aussi d'indignation.
— Tu es seul au monde alors ?
— La sœur de ma mère m'a recueilli temporairement, avant de m'inscrire à l'université. J'ai pris son nom pour que les gens ne m'associent pas à mon père. Elle m'envoie une lettre chaque année pour mon anniversaire, mais nous ne sommes pas aussi proches que vous-même avec votre neveu. Mais c'est la seule qui a accepté de m'aider à cette époque.
— Oh chéri…
— Je ne suis pas malheureux, tante Saeko. Ne plus être un gosse de riche, quelque part, m'a évité de devenir une mauvaise personne. Et sans ça, je ne serais pas ici aujourd'hui.
— Tu es très mature pour un si jeune homme. Je suis heureuse que Gen t'ai choisi. Il a de la chance de t'avoir.
— Merci tante Saeko. C'est moi qui ai énormément de chance.
Nous échangeons un sourire, tandis que Sanada, les cheveux humides, vient nous rejoindre. Je remarque que sa douche a quand même duré extrêmement longtemps.
— Vous avez discuté ?
— Gen, j'ai tout dit à Keigo. J'ai aussi vu qu'en le choisissant, tu ne t'étais pas trompé. Je vous aiderai.
Nous discutons encore une heure de la suite à donner à tout cela. Je suis touché que Sanada m'implique aussi vite dans sa vie. Saeko doit partir en France quelques semaines, mais à son retour, elle promet de préparer le terrain auprès de sa sœur. Elle pense même que le grand-père de Sanada, que l'âge a rendu un peu fantasque, pourrait convaincre son fils. Elle nous conseille, après notre remise des diplômes, soit de venir nous fixer ici, soit de partir vivre en Europe. D'après elle, nous avons le temps de réfléchir à tout ça, mais il faudra faire des projets, pour paraître crédible aux yeux de son beau-frère. Quand l'heure vient de se coucher, elle nous salue avec les yeux d'une mère dont la fille part au bal pour la première fois, précisant d'une voix complice, « que les pièces de la maison sont très bien insonorisées ». Puis elle nous quitte pour sa propre chambre. Sanada soupire.
— Tante Saeko est gentille, mais elle n'a aucune subtilité.
— Je la trouve merveilleuse.
Sanada et moi passons sagement la nuit dans les bras l'un de l'autre. Nous sommes trop épuisés et respectueux de notre hôtesse pour faire autre chose. Je m'éveille très en forme. L'air de la mer semble me faire du bien. Une fois n'est pas coutume, je descends avant Sanada. J'ai discrètement subtilisé la pile de son réveil, afin d'éviter qu'il ne se lève aux aurores.
Tante Saeko lit le journal du matin sur la terrasse en buvant son thé. Elle m'invite à la rejoindre avec chaleur.
— Je pars dans quelques heures. J'ai laissé de la nourriture pour Gen et toi, et si vous voulez autre chose, l'épicerie n'est pas loin. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande à Gen, il a l'habitude.
— Je vous remercie infiniment, tante Saeko.
Nous devisons pendant une bonne heure. Saeko est une femme fantasque, franche et pleine de bonté. Son mari est mort dans un accident à peine un an après leur mariage. Elle est acheteuse pour une galerie d'art réputée d'Osaka, d'où le fait qu'elle voyage souvent. Elle me montre quelques œuvres exposées sur les murs, sa collection de livres anciens et nous dérivons vers la littérature. Puis elle me montre de très jolis cadres où sont reproduits des poèmes calligraphiés.
— Çà, c'est l'œuvre de Gen.
— Il est tellement doué...
— Je vois qu'on parle de moi.
Sanada est tout ensommeillé, les cheveux en bataille. Mais très digne en même temps. Nous éclatons de rire.
— Riez, riez. Quelqu'un a empêché le réveil de sonner. C'est toi tante Saeko ?
— Jamais je ne ferais une chose pareille.
Nous nous esclaffons de plus belle et je lève les bras comme pour me rendre.
— J'avoue mon crime, monsieur le juge.
Sanada me lance un regard de tueur, ce qui ne fait que redoubler nos moqueries. Le reste de la matinée se passe dans la bonne humeur. Après déjeuner, nous aidons Saeko à descendre ses bagages. Son taxi ne devrait plus tarder. Elle ne peut s'empêcher de donner quelques recommandations.
— Gen chéri, tu sais où se trouve la pharmacie du village ?
— Oui tante, mais nous n'allons pas tomber malades, tu sais !
— Je ne pensais pas à des médicaments…
— Tante ! Tu me gênes…
— Tu ne devrais pas, c'est de ton âge. De toute façon, je vous ai laissé ce qu'il faut dans le tiroir de la commode.
— Tante !
Sanada est écarlate, et je sens aussi mes joues se colorer.
— Keigo, tu vas devoir dévergonder un peu ce jeune homme, sinon il va devenir aussi austère que son pauvre père…
Sanada ne sait plus où se mettre et j'avoue que la situation m'amuse un peu. Il est tellement adorable quand il est gêné, et Saeko n'y va pas de main morte. Le taxi klaxonne à l'extérieur. Nous embrassons Saeko et lui souhaitons bon voyage.
Avant de franchir la porte, elle se retourne :
— Au fait, j'ai failli oublier, la plage est privée, personne ne passe ici. Vous pouvez faire l'amour sur le sable si vous voulez, les garçons. Amusez-vous bien !
La maison est calme après le départ de la tornade Saeko. Sanada se confond en excuse.
— J'aime beaucoup ta tante. J'aurais adoré avoir une mère comme elle. Elle est tellement positive, joyeuse. Et elle semble vraiment se soucier de toi.
— Tu crois qu'elle a raison ? Tu me trouve trop coincé ?
— Ce n'est certainement pas moi qui vais te reprocher ça. Cependant…
Je lui fais face et je le prends dans mes bras. Approchant ma bouche de son oreille, je murmure :
— Montons, j'ai envie de te dévergonder.
J'éclate de rire. Saeko est impayable avec ses expressions et j'ai trouvé un moyen de faire rougir Sanada a volonté.
Nous savoir seuls ici, loin de tout, éveille en moi des appétits que jamais je n'aurais soupçonnés. Je me sens libre de mes désirs, comme si ce lieu m'offrait une vigueur nouvelle, me sortant de l'apathie qui avait été la mienne depuis des années. J'ai la sensation étrange qu'à l'intérieur de Tanaka Keigo, est en train de se manifester, comme émergeant d'un long sommeil, Atobe Keigo.
Je reste dubitatif face à cette sensation nouvelle. Qui était Atobe ? Un gosse de riche prétentieux ? Un narcissique ? Soyons honnête, étais-je complètement pourri ? Sanada me détestait quand j'étais Atobe. Non, il ne me détestait pas tout à fait. Je me sens un peu confus. Je m'assois sur le lit et lui fais signe de prendre place à mes côtés.
— Je croyais que tu voulais me dévergonder ?
Je lui caresse la joue avec un sourire.
— Ne t'inquiète pas, je n'ai pas oublié. J'aimerais juste savoir… Je ne suis plus le même qu'avant, pas vrai ?
— Avant ?
— Oui, avant. Quand j'étais encore Atobe.
— Tu as changé, oui.
— Qu'est-ce qu'il en reste d'après toi ? D'Atobe ?
Sanada ne répond rien. Parce qu'il n'a rien à répondre, évidemment.
— J'étais tellement confiant en moi. C'est ce qui me manque le plus.
— Tu voudrais toujours être celui qui captait l'attention de la terre entière ?
— J'aimerais capter la tienne.
Je ne le laisse pas répondre et bascule à califourchon sur lui, m'emparant de sa bouche. Puis avec une lenteur étudiée, j'ôte ma chemise. Peu importe mon torse amaigri, quand on a de la prestance, on vous regarde. Cela semble fonctionner car je constate que j'ai allumé l'étincelle du désir dans le regard de Sanada.
— Essaierais-tu de me séduire ?
— Possible…
Je me lève et ôte mon pantalon. Sanada me dévore des yeux. Que voit-il en moi qui peut autant susciter ses ardeurs ? Je rejette cette interrogation, préférant continuer mon manège.
— Genichiro, comptes-tu garder ces vêtements encore longtemps ?
Il fait un petit sourire en coin et se débarrasse lui aussi de ce qu'il porte.
Nous sommes face à face et je promène mon regard sur son corps charpenté.
— Tu es encore habillé.
Je pointe le menton vers son caleçon. Sanada sourit.
- Toi aussi.
Nos regards s'accrochent, se défiant. Pendant un instant, nous sommes transportés dans le passé. Sur un court, raquette à la main, prêts en en découdre, assurés d'être capables de vaincre l'autre. Mon esprit de compétition s'anime, même si le contexte est différent. Mon regard planté dans le sien, je descends le vêtement.
Cela fait bien dix minutes que je regarde Sanada, allongé sur le ventre, la tête enfoui dans l'oreiller, les bras pendant sur les côtés. Je le laisse somnoler et récupérer des moments enfiévrés que nous venons de partager. Nos caresses ont été bien plus intimes cette fois-ci. Nos intimités respectives ont fait l'objet de toute notre passion, nos doigts, nos paumes, nos langues, explorant avidement ce nouveau territoire. Sentir l'excitation , les soubresauts de plaisir de Sanada, comprendre ce qui le fait vibrer, c'est un jeu auquel j'ai vite pris goût. J'ai fait monter son désir, pour le laisser un peu redescendre, pour à nouveau le surprendre en redoublant d'ardeur. Mais lui aussi est un compétiteur farouche. Nous avons alterné les rôles, et aucun de nous ne voulait éclater le premier. Ce fut alors comme si nous disputions un match.
— Qu'est-ce qu tu fais, Keigo ?
— Je caresses tes fesses.
Il se retourne en maugréant.
— Tu es plus endurant au lit qu'au tennis…
— J'ai enfin trouvé un terrain où je pouvais te battre.
— J'ai droit à une revanche, au moins ?
— Je croyais que tu étais fatigué.
— Viens par ici, je vais te montrer comme je suis fatigué…
Il me bascule sur le lit et commence à me caresser. Cet affrontement là, il s'avère que c'est lui qui le remporte. Un jeu partout.
Nous alternons les jours qui suivent les plaisirs de la plage, de la ville et du lit. Jamais je n'ai été aussi heureux. La tante Saeko nous a déjà appelés deux fois. Son séjour semble bien se passer. Je ressens une plénitude sans égal, comme si plus rien de mauvais ne pouvait se produire.
Je sais que cette parenthèse devra prendre fin, mais je ne peux m'empêcher d'être optimiste. Sanada lui-même est détendu et charmant. L'ayant entendu chanter de sa voix rauque ce matin-même sous la douche, et m'étant moqué copieusement de lui, il feint la bouderie, mais son regard pétillant ne me trompe pas.
Plus tard, alors que nous buvons un soda après être allés courir, appuyés paresseusement l'un contre l'autre, il me dit :
— Keigo, considères-tu que toi et moi… nous sommes encore vierges ?
— Bien sûr que non. Au cas où tu n'aurais pas remarqué, nous faisons l'amour plusieurs fois par jour…
— Oui, mais nous n'avons jamais…
Sanada interrompt sa phrase, mais j'ai compris ce qu'il voulait dire.
— Non c'est vrai… Tu en as envie ?
Il porte son verre à ses lèvres, et prend tout son temps.
— Oui, je crois…
Dire que je n'ai pas pensé à ça depuis que nous sommes ensemble serait mentir. Mais nous nous donnons tellement de plaisir et d'affection ainsi… A vrai dire, je ne pensais pas que le pudique Sanada avait l'esprit aussi vagabond.
— Ta tante se fait du souci pour rien. Inutile de te dévergonder.
Il me donne une petite tape affectueuse derrière la tête, que je n'ai pas volée. Puis soudain, une autre pensée me vient à l'esprit.
— Pour revenir au sujet… Préfères-tu que ce soit toi ou moi qui…
— L'éternelle question…
Nous éclatons d'un rire un peu gêné. Nous avons vécu des moments très intimes, mais c'est une nouvelle étape à franchir.
— Pour revenir à ta première question, là tout de suite, je me sens vraiment, vraiment, très très vierge.
Ma remarque l'amuse. Il se poste devant moi et soulève mon menton, plongeant ainsi dans mon regard.
— Moi j'y ai déjà réfléchi. Ce sera toi qui choisiras.
Et il repart vers l'intérieur de la maison, me laissant sur cette étonnante alternative. Il sait soigner ses sorties. Je me demande parfois si de nous deux, ce n'est pas Sanada, la vraie diva.
Le village est vraiment charmant. Nous en explorons le moindre recoin. Une petite zone portuaire flanquée de quelques commerces traditionnels, pas grand-chose d'autre, mais un joli coucher de soleil et une délicieuse librairie à l'aspect antique.
Nous prenons place sur la terrasse d'une petite boutique de thé, afin de profiter de la vue et du flux des passants. Quelques touristes rendent les lieux un peu plus effervescents qu'à l'accoutumée.
— Aimerais-tu vivre dans une grande ville ou dans un village comme celui-ci ?
— Je dirais dans un village calme comme celui-ci, mais dans notre situation, une grande ville conviendrait sans doute mieux.
Nous discutons un moment de ce sujet et je ne peux m'empêcher de remarquer à quel point Sanada n'envisage pas l'avenir autrement qu'à mes côtés. Après tout, nos études ne sont pas achevées, et puis ça ne fait qu'une semaine que nous sommes ensemble. Comme l'a dit la tante Saeko, un Sanada reste un Sanada. Loyal, fidèle, à cheval sur les principes.
Je me rends également compte que jusqu'ici, je n'avais pas réellement songé à mon propre avenir. Atobe Keigo aurait dû rejoindre l'entreprise familiale et plus tard la diriger, épouser une femme de son rang, avoir des héritiers. Une photocopie de son propre père. J'aurais été matériellement très privilégié, socialement craint et respecté. J'avais eu un avant goût de tout cela dans ma jeunesse. Une maison dans chaque pays. Des serviteurs s'inclinant devant moi.
Avec le recul, je ne suis pas certain que tout cela me rendait vraiment heureux. Je me serais accommodé de la situation, j'aurais tiré plaisir du luxe et du pouvoir que m'aurait apportés ma situation. Mais grâce aux circonstances fâcheuses de ma ruine, j'étais libre.
Cette liberté, je pouvais l'employer comme bon me semblait. Choisir mon métier. Mon mode de vie. Je pouvais être qui je voulais. Vu sous cet angle, l'avenir me paraît plus clair, plus dégagé. Me voyant sourire aux anges, Sanada interrompt ce qu'il était en train de dire.
— Tout va bien ?
— Infiniment.
— J'en suis heureux. A quoi penses-tu ?
— A l'avenir.
— C'est-à-dire ?
— Je dois décider ce que je vais faire après l'université. Où vivre. Je n'y vais jamais pensé avant.
— Ces projets m'incluent ?
— Évidemment. Quand nous serons diplômés, j'écrirai à ma mère pour lui dire officiellement que nous sommes ensemble.
— Je croyais que tu n'avais plus de rapports avec elle ?
— Pratiquement pas. Mais j'en ai encore avec Kabaji.
Devant son air interrogatif, je décide de lui raconter enfin les éléments manquants de mon histoire. Nous décidons de rentrer, pour pouvoir converser plus au calme. Nous réglons les consommations et rentrons à la maison.
Assis sur une couverture, face à la mer, avec pour fond sonore le bruit des vagues, j'entame pour Sanada l'histoire de la chute de la maison Atobe.
— Tu sais déjà que mon père a été jugé et mis en prison pour tous ses trafics. Mais après le procès, ma mère est devenue insupportable. Elle disposait d'un peu d'argent en son propre nom, mais c'était une paille à côté de la fortune immense de mon père. Même notre manoir n'était plus à nous. Nous avions une semaine pour déguerpir à tout jamais. Je pensais naïvement qu'elle allait trouver une solution pour nous deux. Elle avait trouvé une solution. Pour elle seule.
— Mais… tu étais son fils, son fils unique !
— Elle avait accompli sa part du contrat en fournissant à mon père son héritier. Son rôle s'arrêtait là. J'ai été élevé par tout un tas de gens charmants, mais pas par mes parents. Mon père ne s'intéressait à moi que pour sa succession. Et pour ma mère, j'étais une assurance-vie.
— Keigo…
— Ne t'apitoie pas trop sur mon sort. D'une certaine façon, il était plus enviable que celui de beaucoup d'enfants. Quand nous vivions en Angleterre, c'est la mère de Kabaji qui s'occupait de moi. Je pensais même qu'elle était ma mère et Kabaji, mon petit frère ! Je n'étais pas du tout malheureux. Quand mon père a exigé que je retourne au Japon, je ne voulais pas les quitter. Sa mère a bien voulu déménager, à condition que son fils aille dans la même école que moi. Sa fille aînée devait aussi être inscrite dans une bonne université. Pour mon père, ce n'était que des détails, prompts à régler. Ma mère, en revanche, ne voulait pas sacrifier sa liberté. Il était hors de question pour elle de quitter l'Angleterre de façon permanente.
— Sacrifier sa liberté ? N'aurait-elle pas été libre au Japon, et avec son fils ?
Pauvre Sanada. Son monde pur et franc est tellement ancré en lui qu'il ne voit le mal nulle part.
— Ma mère avait un amant en Angleterre.
Je lui laisse le temps de digérer l'information. Je pense que pour lui, l'infidélité doit équivaloir à un crime de lèse-majesté. Mais il me faut poursuivre.
— En restant là-bas, non seulement elle pouvait poursuivre sa romance, mais en plus elle ne m'avait plus dans les pattes. Si tant est qu'elle m'ait jamais eu dans les pattes.
Un petit rire un peu trop ironique à mon goût m'échappe. En réalité, sans jamais s'être occupé de moi d'aucune manière, ma mère me répétait dès mon plus jeune âge qu'il était pénible « d'avoir un enfant dans les pattes ».
— Comment savais-tu qu'elle avait…
— Un amant ? Parce que je n'étais pas aveugle.
Sanada baisse la tête et moi aussi. Passons.
— Nous sommes donc partis avec les Kabaji. Eux se sont installés de leur côté. Mon père avait recruté du personnel qui m'était dédié au manoir. Lui-même y résidait peu, toujours en voyage d'affaires. Il a cependant pris le temps de forger ma mégalomanie. On ne peut pas dire qu'il ne s'occupait pas de moi…
Un nouveau rire acide s'échappe de ma bouche.
— Ma mère revenait de temps à autre. Davantage pour voir ses amies que pour moi, mais elle venait, par intermittence. Les Kabaji venaient toujours tous en visite quand elle était présente. Ma mère, malgré son snobisme, les aimait bien, je crois. Quand mon père a été arrêté, elle est revenue dare-dare. Quand elle a su qu'elle n'avait plus rien, elle a organisé son départ définitif. Quelqu'un l'attendait en Angleterre. La perte de sa fortune était un revers qu'elle ne digérait pas, car elle s'était habituée à un luxe dont tu n'as même pas idée. Mais elle était libre à présent. Elle a décidé d'emmener avec elle madame Kabaji. De l'employer définitivement à son service comme gouvernante. Elle ne devait plus mener aussi grand train, mais suffisamment pour avoir une domestique japonaise. Madame Kabaji emmenait son fils, bien sûr. Elle pensait certainement comme moi que nous allions tous vivre comme autrefois.
Je marque un silence, envahi par les souvenirs. On ne m'avait même pas laissé le temps de faire mes adieux à celui qui avait été mon meilleur ami pendant toute mon enfance. Je garde cette partie-là pour moi, sinon je vais me mettre à pleurer.
— Ma mère et moi avons eu une conversation. Elle a été très franche. Elle avait des projets, mais sans moi. Elle m'a remis les documents nécessaires pour disposer d'un compte en banque avec une somme conséquente à mon nom. Elle s'était au préalable mise d'accord avec sa sœur pour que celle-ci me recueille avant de m'expédier à l'université. C'est avec elle, et uniquement avec elle, que je devais traiter si j'avais des problèmes. Elle a été très claire à ce sujet. J'aurais une carte à chacun de mes anniversaires. Rien d'autre. Pas question non plus de venir chez elle.
Je suis très neutre en racontant cette dernière partie, mais Sanada m'entoure néanmoins de son bras protecteur.
— La suite, tu la connais. Ma tante a accepté de m'aider à changer de nom. Elle s'est occupée de mon inscription, et quelques semaines après j'étais parti.
Le bras de Sanada me presse un peu plus fort.
— Sais-tu ce qu'il est advenu de ta mère ?
— Oui, grâce à Kabaji, qui tient tout de sa propre mère. Nous nous écrivons, trois ou quatre fois par an. Ma mère a réussi à divorcer sans difficulté et s'est remariée en Angleterre. Son époux n'est pas aussi riche que ne l'était mon père, mais elle a de nouveau … assuré ses arrières. Elle a eu un enfant avec lui.
— Keigo…
— Celui-ci, c'est l'enfant de l'amour. Elle a changé et d'après Kabaji, s'en occupe correctement. Enfin aussi correctement que lui permet sa vie mondaine.
— Mais Keigo, toi aussi tu es son fils !
— Je suis une épluchure, qu'on a mise à la poubelle.
Sanada et moi restons étreints plusieurs minutes. Il est bien plus choqué que moi.
— Pourquoi veux-tu écrire sur nous à ta mère si elle a fait une croix sur toi ?
— Parce qu'aussi étrange que cela puisse te paraître, aujourd'hui je la comprends. Je ne cautionne pas ce qu'elle m'a fait, mais je la comprends.
— Moi, je ne comprends pas…
— Tu ne sais pas tout. J'ai écrit à la mère de Kabaji. Je voulais en savoir plus. Elle connaissait toute l'histoire, elle était présente dès le début. Elle est venue visiter sa fille et son gendre restés au Japon. Il y a plus d'un an. Ils m'ont rendu visite. Ça m'a fait tellement plaisir de les revoir. Elle m'a tout révélé. Ma mère était une jeune fille issue d'une famille des classes moyennes aisées. Le mariage a été arrangé avec mon père. Au début, elle croyait vivre une sorte de conte de fée. Elle était d'une beauté à couper le souffle. Elle épousait un des hommes les plus riches et influent du pays. Et à l'époque, mon père n'avait pas amassé la moitié de sa fortune… Mais mon père n'était pas fidèle. Elle l'a découvert et le miroir aux alouettes s'est brisé. Visiblement, il y a eu une scène terrible. C'est là qu'elle a mis le doigt dans l'engrenage…
— Que veux-tu dire par là ?
— La compromission. Ma mère a interdit à mon père de la tromper tant qu'elle ne serait pas enceinte. Mais après… Elle a négocié une vie de princesse, et de pouvoir aller vivre loin. Avec moi dans mon enfance, puis elle me réexpédierait au Japon dès que j'aurais l'âge d'entrer au collège. En échange, mon père était libre de ses mouvements. Il aurait pu refuser, mais disons que cet arrangement convenait à tout le monde et sauvegardait les apparences. Mon père avait trop à faire pour gérer un divorce et contracter un autre mariage, sans parler du tort que ça pourrait entraîner dans ses affaires. Tout le monde était content, en somme.
— Et toi, là-dedans ?
— J'allais être un gosse de riche. Dans leur esprit, cela devait suffire.
— Je suis bien placé pour savoir que rien ne vaut une famille unie. Toi comme un autre, riche ou pas, tu en avais besoin…
— C'est ce qui illustre le fossé qui sépare nos milieux d'origine, Genichiro. Et si la ruine n'était pas passée par là, je serais probablement devenu comme eux.
— Je suis sûr que non…
— Tu ne devrais pas mésestimer l'influence du milieu. Ce revers de fortune a été mon salut.
— N'aimerais-tu pas être riche à nouveau?
— J'aimerais avoir de quoi vivre, rien de plus. Et être avec toi.
Me couvant d'un regard plein d'affection, il me demande :
— Tout ceci ne me dit pas pourquoi tu dis mieux comprendre ta mère.
— J'y viens… J'ai compris que quand elle est partie, sa vraie vie commençait enfin. Elle était libre. Nouveau départ.
— En te laissant seul.
— Le dernier compromis d'une longue série. C'est ce qui la distingue de moi. C'est pourquoi je me suis débarrassé de l'argent de mon père.
— C'était beaucoup ?
— Cent millions de yens. Pour les bonnes œuvres.
— Tu avais besoin de cette somme !
— Nouveau départ… Ma tante m'a fourni mon équipement et je suis devenu boursier. Je n'ai pas besoin de plus. Aujourd'hui, je suis libre. Et depuis que je suis avec toi, je comprends à quel point cette liberté est précieuse.
Sanada prend alors tendrement mon visage entre ses mains et nous échangeons un baiser. Nouveau départ.
Raconter toute cette histoire m'avait éprouvé, mais m'avait ôté un nouveau poids. Cette fois-ci, je ne m'étais pas laissé submerger par l'émotion. Ma vision de l'histoire avait changé. Son interprétation aussi. C'était comme si l'histoire elle-même avait changé.
Je m'éveille empli d'une énergie positive. Sanada est déjà levé et je prends tout mon temps pour me préparer. J'ai envie de me faire beau pour lui. Ces dernières années, je ne me souciais plus vraiment de mon apparence. Mais aujourd'hui, j'ai envie de faire un effort. Juste pour lui.
Le soleil matinal inonde la cuisine. Un petit-déjeuner a été préparé. Sanada verse de l'eau dans la bouilloire. Se tournant de côté pour répondre à mes salutations, il se fige légèrement et renverse à moitié la bouilloire. Venant à son secours, je me moque copieusement de sa maladresse. Soudain ,il lâche tout, la bouilloire, le récipient. Tout tombe avec fracas sur le sol, l'eau se répand. Je me sens soulevé de terre et déposé sur sur le rebord de l'évier.
Sanada, le souffle court, me plante son regard dans les yeux comme un coup de couteau. Une lueur, que je n'avais jamais encore vue, brille dans son regard. Quelque chose de sombre, de brûlant, sans aucune retenue. Une force brute et virile, terriblement érotique. Sa voix rauque déchire la douce lumière matinale.
— J'ai envie de toi.
Sans me laisser répondre, il prend mes lèvres de façon avide. Je suis instantanément électrisé. Je m'agrippe à son cou, toujours en suspension, et mes jambes enserre ses hanches. Nos baisers sont profonds et indécemment sonores. Au moment où nous reprenons notre souffle, il attaque mon cou et je sens qu'il aspire ma peau. Je pousse un cri de surprise et plante mes ongles dans sa nuque. Relevant la tête, il semble légèrement égaré, puis ouvre plus grand les yeux.
— Excuse-moi, Keigo, je ne sais pas ce qui m'a pris… tu es si beau…
D'un geste impérieux, j'affirme ma prise sur ses cheveux et le dévisage.
— N'arrête pas…
Ses yeux se plissent à nouveau et le véritable départ est donné. Cette sensation de brûlure dans mon cou me fait gémir de plaisir. Mais la position est inconfortable. Il m'aide à descendre de mon perchoir. Nous nous pressons l'un contre l'autre et je comprends instantanément l'interrogation muette qu'il m'adresse. Nous n'en avons pas reparlé depuis, mais j'y ai pensé. Il me glisse à l'oreille :
— Si nous profitions de la plage ?
Je hoche la tête.
— Je vais chercher une couverture, attends-moi.
— Ne tarde pas…
Je file attraper la couverture, fouille dans le tiroir de la commode, fourre quelques protections dans ma poche et court le rejoindre.
Il m'attrape par la main et nous jetons la couverture à quelques dizaines de mètres de la mer. Nos vêtements volent et nous nous effondrons avec urgence sur le sol. Rien de ce que je décrirais ne pourrait restituer assez bien l'avidité décuplée avec laquelle nous nous touchons. La caresse âpre du vent marin irrite un peu plus nos sens. Sanada, toujours tellement en retenue, a des bruits de gorge rauques. Nous sommes si excités que nous pourrions continuer comme à l'accoutumée, mais aujourd'hui j'ai envie de quelque chose de nouveau. Chevauchant mon partenaire, j'attrape ses poignets et le maintient ainsi pour stopper ses caresses. Il émet un grognement de protestation. Mais je garde la pression et cette-fois-ci, c'est moi qui plante mon regard dans le sien.
— Tu as toujours envie d'aller plus loin ?
— Uniquement si tu le désires.
— Je le désire. Et maintenant, si tu es d'accord.
Il profite d'un moment de relâche pour me faire basculer sous lui d'un coup de hanche habile. La situation est inversée.
— Tu as réfléchi ?
— Je suis prêt à tout.
Son désir brille dans ses prunelles enflammées. Je lui ai rendu le choix qu'il m'avait donné pour notre première fois, et je suis prêt à lui offrir ce qu'il voudra. Je n'ai aucun doute quant à ce qui va suivre, quand je le vois ainsi au dessus de moi, viril en diable, le soleil auréolant son visage. Après un autre baiser, d'une voix douce et tranquille, il glisse au creux de mon oreille :
— Je veux que tu me prennes, Keigo.
Partagé entre la surprise et l'excitation, j'émets un gémissement assourdi. J'ai envie de parler mais son regard confiant renvoie les mots, l'analyse, la réflexion en dehors du terrain de jeu. Du moins momentanément parce que je sens une panique logistique s'emparer de moi. Je suis un idiot devant la situation. Certes, elle est nouvelle, mais la vérité est que pour un jeune homme de mon âge, je suis bien peu renseigné sur ces choses, ne m'y étant jamais suffisamment intéressé.
Sanada, toujours attentif, capte ma soudaine confusion. Il bascule et s'allonge sur le dos. Je me glisse entre ses jambes écartées et nous reprenons nos embrassades là où nous les avions rompues. Il dirige ma main vers l'intimité secrète que je n'avais jusqu'ici explorée qu'en surface. Comprenant où il veut en venir, je m'efforce par mes caresses de lui donner toute la détente nécessaire avant de passer à l'acte.
— Tu es sûr que tu es prêt pour tout ça, Keigo ? Rien ne nous oblige à faire ça aujourd'hui.
Nous avons beau avoir déjà fait l'amour, avoir exploré maintes facettes du plaisir, je dois avouer que cette phase nouvelle me semble terriblement adulte. Je ne saurais exprimer avec exactitude ce que je ressens. Un mélange d'envie et de crainte. Quelle route choisir ?
Je me redresse un peu, indécis, puis la vision de ce corps long, tout en bras et en jambes, offert, indécent et pur à la fois, me donne un coup au ventre. J'ai envie de lui donner ce qu'il demande, j'ai envie d'être en lui, j'ai envie que nous partagions tout ça… toutes ces pensées se mélangent dans ma tête. Je me contente de hocher la tête et de partir, du bout de la langue, à la conquête de ce continent inconnu.
Les gémissements de Sanada et le bruit du ressac forment une harmonie étrange, et à un moment donné, une sorte de fulgurance instinctive me fait tout arrêter, saisir rapidement une protection dans la poche de mon pantalon. Tout se passe extrêmement vite et comme au ralenti à la fois. Une voix tapie au fond de moi, étouffée et pourtant distincte, me souffle de graver chaque détail dans ma mémoire. Ce qui se passe, ici et maintenant, fera pour toujours partie de nous.
Prêt à franchir la frontière, je glisse un mot à l'oreille de Sanada :
— Es-tu prêt ?
Il hoche la tête et me réponds :
— Doucement, s'il te plaît.
Ce que me révèle cette expérience en son début, c'est l'incroyable incommunicabilité qui existe entre deux êtres qui s'aiment, juste au moment où leur attachement mutuel s'exprime de la plus intime des manières. Au moment-même où lui gémit de douleur, mon propre souffle est coupé par l'assaut d'une volupté terrible. Et sans entrer dans le détail, nous n'avons même pas réellement commencé.
C'est un jeu en double où il faut trouver l'harmonie avec son partenaire, deviner ce qu'il va faire tandis qu'on est soi-même au cœur de l'action. Par bonheur, Sanada et moi avions déjà joué en double, et avions appris ce qu'est la synchronisation. C'est un tango d'un genre nouveau que nous dansons aujourd'hui.
Quand enfin nous nous accordons sur le même rythme, nous nous laissons submerger par l'érotisme du moment. Je laisse de côté la frustration d'ignorer ce qu'il vit réellement, tant ce que je ressens moi-même est nouveau et violent. Cette compression, cette friction et, surtout, surtout, cette chaleur infernale m'arrachent des gémissements sauvages. Cette volupté-là est rejointe par une autre, cérébrale, d'être dans le corps d'un autre, de le voir lui-même agité par quelque chose qui le dépasse et dont je suis à l'origine. Enfin et surtout, Sanada, les yeux fermés, se mordant la lèvre, agrippant mon dos, est beau comme un dieu grec descendu parmi les mortels. Je dois lui dire, malgré mon souffle court.
— Gen, tu es si beau…
Ses yeux s'ouvrent, il me caresse la joue, et des étoiles filantes traversent mon cerveau.
Le soleil est déjà haut dans le ciel, quand nous sortons de la torpeur bienfaisante qui nous a envahie. Nous sommes dans un état indescriptible.
— Viens, Keigo, allons nous baigner.
Je prends sa main et nous sous enfonçons dans les vagues, saisis par le froid, heureux comme au début du monde. Moins à l'aise que lui dans l'eau, je m'agrippe comme un enfant à sa poitrine, ce qui le fait rire, puis il me soulève en m'embrassant.
Nous rentrons nous laver et nous habiller. En attendant qu'il redescende, je range et nettoie la cuisine en désordre, me souvenant que tout avait commencé ici. Je ne peux m'empêcher de jouer en boucle le film des dernières heures.
J'ai fait l'amour à Sanada. J'ai presque envie de le crier. Le plaisir qui m'a envahi un peu plus tôt m'a fait hurler, comme un possédé. Je me souviens à peine de ce qui a suivi, comme si une partie importante de mon cerveau avait reçu un choc électrique. Heureusement j'ai eu pour dernier réflexe de m'emparer de son intimité comme si c'était la mienne, et en quelques mouvements, de l'avoir délivré à son tour.
Plus tard, enlacés paresseusement, nous semblons incapables de parler. Alors nous nous abstenons, prolongeant la résonance de nos amours par le silence. Une heure passe ainsi, dans une immobilité étrange mais dépourvue de toute gêne. Nos yeux se croisent, nos lèvres s'effleurent, nos peaux frissonnent. Ce n'est plus le désir qui nous mène.
La réalité frappe à la porte de manière comique quand, alors que j'ai posé ma tête sur son ventre, son estomac se manifeste par d'affreux gargouillis. Nous rions simultanément et décidons de sortir de la bulle pour nous restaurer.
Je commence à penser à notre retour. Cette idée ne m'emballe pas, tant je voudrais rester ici pour toujours. Même si je sais que ce n'est pas réaliste, j'essaie de nous imaginer vivant avec la tante Saeko, rougissant à ses remarques sans-gêne, vendant notre pêche sur les quais, nous donnant l'un à l'autre face au vent froid du large…
Sanada me réveille, passant la main devant mes yeux fixes.
— Tu ne manges pas ? Tu as l'air complètement dans la lune.
Je n'ai pas envie de partager mon petit rêve sur l'instant, mais je saisis la balle au bond.
— Gen, j'aimerais savoir…
— Oui…
— Non, rien.
Je n'ai pas envie de parler de ça pendant qu'il avale ses nouilles. Ça rendrait les choses… moins gracieuses. Comme s'il lisait dans mes pensées, il pose ses baguettes et me regarde.
— Dis-moi.
— Tu vas trouver ma question un peu bizarre…
— Keigo, je ne trouve rien bizarre venant de toi…
— Oui, mais…
— Tu veux parler de nos ébats ?
Un petit sourire fleurit au coin de sa bouche. Il s'est déjà gentiment moqué de moi à ce sujet.
— J'ai besoin de savoir. Ce que tu as ressenti…
Il se lève, ne quittant pas son expression d'amusement retenu, et vient s'asseoir sur mes genoux. C'est la première fois qu'il fait ça. Comme il est un peu plus grand que moi, nous avons plutôt tendance à faire l'inverse. C'est décidément une bien étrange journée.
— Tu me promets qu'après, tu vas manger ?
— Promis…
— J'ai ressenti de la douleur, de l'inconfort, et puis un plaisir très différent. C'est difficile à décrire. Les sensations sont incroyables. C'est… intense.
— Tu… as aimé ?
— Oui, Keigo. Il y a longtemps que j'en avais envie.
— Je ne pensais pas que ce serait toi qui… enfin tu vois quoi.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, parce que je suis moins viril que toi peut-être.
— C'est complètement stupide. Et puis tout à l'heure… je t'assure que tu étais vraiment très viril.
Je rougis à ces mots, j'ignore si c'est viril, mais peu importe.
— Tu ne peux pas m'en dire plus ?
Souriant cette fois-ci de façon très énigmatique, il me glisse à l'oreille :
— Tu n'auras qu'à essayer. Allez, mange !
Comme je l'avais appréhendé, nous devons nous arracher de la bulle enchanteresse qui nous a accueillis. Je sors acheter une plante chez un fleuriste pour tante Saeko. Les fleurs sont en boutons, et devraient éclore à son retour. Je laisse également un mot de remerciement.
Quand Sanada verrouille la grille, je ne peux m'empêcher de jeter un œil nostalgique à la maison et à la plage. Devinant mon émotion, il pose ses mains sur mes épaules et murmure à mon oreille :
— Jamais je n'oublierai que tu m'as fait l'amour sur cette plage.
Je pose ma main sur une des siennes, incapable de répondre. Je verrouille ces merveilleux souvenirs dans ma mémoire et prie pour que nous revenions un jour en créer d'autres.
Le train du soir est presque vide. Seuls dans notre compartiment, nous pouvons appuyer nos têtes l'une contre l'autre. Tandis qu'il lit un magazine, j'écoute un peu de musique sur un antique lecteur à cassettes que m'a laissé tante Saeko, quand je lui ai révélé que j'aimais le classique, mais que je n'avais aucun appareil me permettant d'en écouter. C'est un plaisir que je n'ai pas expérimenté depuis longtemps, et le son du vieux baladeur me semble aussi enchanteur que celui du système haut de gamme qui occupait presque une pièce du manoir autrefois.
Je ferme les yeux, me perdant dans les volutes de la musique avec délectation. Je dois somnoler un moment car Sanada doit doucement me secouer le bras quand nous arrivons à destination. Je décide de passer prendre des affaires chez moi avant de me rendre chez lui pour la nuit. J'ai l'impression d'être parti depuis un an, alors que ça n'a représenté que quelques jours.
Sanada et moi profitons de notre dernière soirée avant la reprise des cours. Depuis la plage, nous n'avons plus entrepris d'ébats aussi intenses, nous donnant cependant tout le plaisir et l'affection possibles. Je suis toujours un peu frustré du fait qu'il ne partage pas grand-chose avec moi au sujet de notre première fois. J'ai conscience d'être très inexpérimenté, je ne peux donc m'appuyer que sur ses indications. Je n'hésite pas moi-même à lui dire ce qui me fait le plus d'effet.
Sanada, de nous deux, est en effet celui qui assume depuis longtemps ses penchants masculins. Il n'est pas spécialement timide dans l'intimité, mais il a une réserve que j'essaie de respecter, tout en ayant conscience qu'elle m'empêche de lui donner tout ce que j'aimerais lui donner.
— Qu'as-tu, Keigo, tu as l'air perdu dans tes pensées ?
— Non, il n'y a rien.
— Tu veux dormir ?
— Oui, mais j'aurais bien besoin d'un somnifère...
Ma voix me semble aguicheuse en disant ça et je lui lance un regard qui ne l'est pas moins. La petite étincelle brille instantanément dans ses yeux. Une seconde après sa langue est dans ma bouche.
Dès le lendemain, à l'approche du portail de l'université nous remarquons un attroupement insolite. Nous avançons pour voir ce qui se passe et je distingue quelques petits groupes qui nous regardent et chuchotent. Je distingue même une étudiante qui nous pointe du doigt.
L'impression de catastrophe imminente, qui ne me quitte jamais depuis dès années, qui s'était franchement estompée depuis que Sanada était arrivé, revient en force dans ma poitrine. Quand nous atteignons le portail, un silence glacial s'installe. Je tourne les yeux vers le pan de mur qui semble capter toutes les attentions et mon cœur se fige dans ma poitrine.
Les choses les plus belles et les plus pures seront toujours souillées par des âmes perverties, pour qui les actes n'ont aucune importance, pour qui ces mêmes actes sont sans doute une bonne source de plaisanterie, faisant fi des sentiments de ceux qu'ils salissent.
Une inscription vicieuse, écœurante a été apposée à la peinture rouge. Pas celui de la passion, mais celui de la violence : S. Genichiro baise T. Keigo.
Je ne sais pas sur le coup ce qui me révulse le plus. L'exposition publique de quelque chose d'aussi intime, ou la vulgarité avec laquelle cela est exprimé. J'ai un deuxième choc en voyant sous mon nom une mention plus petite, que le scripteur a pris le soin de mettre entre parenthèses : (Atobe).
L'univers où j'avais réussi à cacher mon identité honteuse, où ma solitude avait été soulagée par la présence aimante de Sanada, explose en une lumière crue des plus déplaisante. La seule certitude que j'ai en constatant ce désastre est le nom de son auteur. Oshitari.
Notre fuite chez Saeko nous avait donné l'illusion qu'il ne pourrait pas nous atteindre. Quelle monumentale erreur. Pendant que nous faisions l'amour sur la plage, il devait être en train d'élaborer un plan efficace pour faire les plus gros dégâts, à moindre frais. Il parvenait même à souiller mes souvenirs…
Les pensées de Sanada ont dû le conduire au même endroit. Me tournant vers lui, je remarque qu'il émane de lui une colère froide. Il est pâle comme un fantôme.
— Je vais éclater la gueule de ce sale fils de…
— Arrête, Gen. Ne sois pas comme lui, je t'en prie.
Ma main s'est instinctivement posée sur son bras. Soudain je remarque que les yeux des étudiants présents sont toujours braqués sur nous, et d'un geste instinctif, je retire ma main en rougissant. Sanada semble un peu reprendre ses esprits et me dit :
— Viens.
Je lui emboîte le pas, et devant l'assistance médusée, nous passons la grille et allons rejoindre notre classe.
Inutile de préciser que la discrétion n'est plus de mise. Le graffiti n'a échappé à personne et tout le monde nous observe, avec plus ou moins de discrétion. Les conversations cessent dès que nous entrons quelque part. Nous agissons exactement comme nous le faisons à l'accoutumée. Agir différemment ne ferait que renforcer la rumeur.
A l'issue d'une heure de cours, une secrétaire, l'air embarrassé, vient sans un mot nous remettre une convocation chez la directrice. L'entretien est tendu, mais moins terrible que je ne l'aurais imaginé. La directrice a évidemment compris que nous n'étions pas les auteurs de l'inscription infamante, mais au contraire les victimes. Cependant, elle nous demande, « afin de clarifier la situation », si nous avons pu avoir sur le campus un comportement non conforme aux normes de l'université. J'ai convenu avant l'entrevue avec Sanada que je répondrais aux questions de ce genre, car il a tendance à vite perdre le contrôle quand il est question de son honneur. Je réponds donc par la négative. Ce qui est la vérité, nous n'avons jamais rien fait dans l'enceinte de l'école, ni même aux abords.
La directrice hoche la tête, mais avec une grimace pincée, nous fait un petit laïus sur « les mœurs parfois discutables des jeunes gens d'aujourd'hui ». Je sens à côté de moi la boule de fureur qu'est devenu Sanada, et je lui lance un bref regard. Ça n'en vaut pas la peine.
A l'heure où je sors des cours, l'inscription a déjà été effacée. Du mur, mais pas de mon esprit. Comme d'habitude, j'attends que Sanada sorte de son dernier cours. Assis sur un banc, tandis que je consulte un message que m'a envoyé tante Saeko sur mon portable, une ombre s'impose devant moi. Lui… celui par qui le malheur semble toujours arriver.
— Tu as une mine superbe, Atobe !
— Qu'est-ce que tu fais encore là, Yushi ?
— Tout doux, princesse ! Jamais une parole aimable… figure-toi que j'ai pris des vacances prolongées chez ma délicieuse cousine. J'ai le sens de la famille, moi.
Je ne vois que trop bien là où il veut en venir, mais je décide d'ignorer sa remarque.
— Et pendant ces vacances prolongées, tu t'es pris de passion pour la peinture de rue, pas vrai ?
— Tu es très drôle, Atobe, quand tu veux.
Comme il s'entête à continuer de m'appeler comme ça, je décide de passer à la vitesse supérieure. Je prends un ton détaché et méprisant, digne du Atobe des grands jours.
— Bravo, c'est réussi. Mais entre nous, pourquoi fais-tu ça à un raté dans mon genre ? Aurais-tu quand même gardé tes complexes vis à vis de moi ?
Je le regarde en conservant une froideur de serpent. Je sais qu'il a toujours détesté ça. Cela fonctionne, car je le vois quelques instants décontenancé. Il a dû croire qu'il aurait pu jouir de mon apitoiement, mais c'est moi maintenant qui le prend de haut. Mais croire qu'il va capituler pour si peu serait gravement le mésestimer.
— Tu as retrouvé un peu de ta morgue, à ce que je vois. Je me demande d'où provient cette confiance toute neuve…
Il me scrute comme si j'étais un rat de laboratoire. Au moment où son sourire malveillant s'allume, je réalise immédiatement que ma veste d'uniforme est posée sur le banc où j'étais assis, qu'on voit distinctement sur mon cou…
— Un suçon ! Et pas un petit ! Oh… mais c'est pas vrai… Je suis un devin alors… Le grand et toi…
Il s'esclaffe à s'en tenir les côtes. Oui, quelle bonne farce en réalité… Il se reprend peu après, histoire de me cracher un peu plus son venin. C'est lui, le serpent, en fin de compte.
— Donc, si je comprends bien, ce grand niais a dépucelé notre adorable petite princesse ! Raconte un peu, Atobe, c'était comment ?
— Garde tes réflexions pour toi, Yushi. Ça ne te regarde pas.
— Alors, tu ne nies pas ? Tu sais qu'à une époque j'aurais adoré avoir l'honneur de m'occuper de tes jolies fesses.
— Occupe-toi plutôt des tiennes ! Je n'ai pas dit que tes misérables fantasmes étaient la réalité.
— Quoi ? Il t'a juste fait un suçon, et puis rien ? Remarque, ce ne serait pas étonnant venant de lui. Il attend peut-être de pouvoir t'épouser avant de passer à l'acte. Il va devoir attendre longtemps, le pauvre…
Il s'esclaffe de nouveau de manière écœurante, puis me regarde avec les mêmes yeux lubriques que lors de l'épisode de la douche. Mon cœur s'emballe et je serre les poings pour garder le contrôle.
— Si tu veux, je peux toujours m'occuper de cette encombrante virginité, Atobe ! A vingt ans passés, ce devrait être de l'histoire ancienne…
— Je croyais qu'à tes yeux, j'étais un minable, sans sa couche de clinquant. Tu vois, j'avais raison. Tu es toujours obsédé par moi, créature pitoyable !
— Attention, Atobe, tu devrais y aller doucement avec tes sarcasmes. Si tu me refuses, je pourrais aussi bien aller m'occuper du joli cul du grand.
— Il t'aura cassé la figure avant que tu n'aies levé le petit doigt. Comme si un pauvre type comme toi l'intéressait…
— Il s'intéresse bien à toi !
Je lui avait bien dit que quelqu'un finirait par lui casser la figure. Mais il s'avère que ce n'est pas Sanada.
Cette fois-ci, Oshitari a répondu en me mettant aussi son poing dans la figure. Il est parti avec le nez en sang, jurant qu'on se reverrait. Je vais avoir un sacré coquard. Le plus dur va être d'empêcher Sanada d'écumer la ville entière pour faire la peau à ce sale type.
Quand il m'aperçoit, il fonce sur moi, lève mon menton pour constater les dégâts et me demander d'un ton inquiet ce qui s'est passé. J'écarte sa main, car je sens que les étudiants qui sortent ont leurs regards braqués sur nous.
— Je me fous de ce qu'ils vont penser ! Qui t'a fait ça, Keigo ?
— Calme-toi, ça ne sert à rien de s'énerver. On en parle chez toi, mais partons d'ici.
Une fois rentrés, j'essaie de restituer fidèlement l'échange qui a eu lieu entre Oshitari et moi. Je vois presque de la fumée sortir de ses narines. Au récit du coup de poing, du nez en sang, ses yeux brillent.
— Tu as bien fait. Ces gars-là ne comprennent rien d'autre, malheureusement. Il ne t'a pas fait trop mal ?
— Non, j'ai la tête dure. C'est pas trop moche ?
Son regard me caresse. Il est passé de la colère à la douceur en un instant.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve que ça te donne un petit air dangereux. C'est… sexy.
C'est bien la première fois que je l'entends dire une chose pareille.
— Tu aimes les garçons dangereux ? Du genre bagarre au couteau dans les bars louches ?
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? Mon genre d'homme, c'est toi et personne d'autre. Et je suis fier que tu nous aies si bien défendus.
— Tu sais, j'ai un peu mal tout compte fait.
— Tu as mal ? Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider.
— Peut-être retirer tes vêtements et m'accompagner au lit…
Je ne suis pas un garçon dangereux, loin de là, et je ne souhaite certainement pas l'être, mais mon petit ton impérieux lui fait un effet immédiat. Une envie bien nette se dessine dans mon esprit. Malgré toute les horreurs dites par Oshitari, rien ne me dégoûte dans les plaisirs que Sanada et moi partageons.
— Laisse-moi m'occuper de toi, Gen.
— Je croyais que c'était le blessé qu'il fallait consoler…
— Je suis le blessé, donc c'est moi qui décide.
Devant cet argument imparable, Sanada se laisse tomber sur le lit. Après avoir avidement embrassé ses lèvres, j'écarte ses longues jambes et lui prodigue du bout des doigts une caresse très tendre sur la délicate zone par laquelle j'aimerais aujourd'hui lui donner du plaisir. De légers gémissement m'enhardissent et quelques instants après, j'investis la chaude intimité avec douceur. J'explore avec la plus grande précaution, car je suis à la recherche de quelque chose de bien précis.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je ne te fais pas mal ?
— Non, mais…
Un râle différent vient sonner à mes oreilles. J'arrête tout quelques secondes, puis recommence exactement pareil, histoire de vérifier. Même cause, même effet. Un large sourire vient étirer mes lèvres. Je joue quelques instants avec ce nouveau pouvoir. Ses râles étouffés sont une délicieuse musique dont je ne me lasse pas.
— Mais qu'est-ce que tu me fais ?
— Détends-toi, Gen, c'est juste le début.
J'ai tellement envie de lui que ma vigueur est restée identique tout au long de mes expériences. J'enfile la protection luisante. J'espère retrouver la zone sensible de cette façon. Considérant un instant son corps offert, je décide de glisser un coussin sous ses reins, et je remonte ses jambes sur mes épaules. Je croise son regard éperdu de désir et un peu interrogatif.
Je l'embrasse et lui glisse tout bas à l'oreille :
— Fais-moi confiance, Gen.
Je remonte la tête et plonge dans ses yeux brillants. Je retrouve tout à fait l'expression du joueur qui observe pour jauger son adversaire. Il me l'a lancé tellement de fois, autrefois. Sois rassuré, Sanada. Je compte bien t'éblouir.
Faire l'amour est bien plus complexe que ce que l'on veut bien en dire. J'ai une idée bien précise en tête tandis que je progresse en lui : lui donner le plaisir ultime. Mais à nouveau je suis assailli par mes propres sensations. Certes je m'y attendais cette fois-ci, mais cette chaleur terrible et cette impression de resserrement m'attaque directement au cerveau.
Je dois stopper net pour reprendre de l'air et adopter une respiration de petit chien qui ne doit pas me mettre vraiment en valeur. Mais tant pis, je sens que je dois faire ainsi.
— Ca va ?
— Ne t'inquiète pas… laisse-toi aller.
Je vois ses yeux se fermer et je perçois la détente qui l'envahit. Sanada pratique la méditation et il maîtrise son corps, de façon beaucoup plus gracieuse que moi. Je lui en sais gré de m'aider ainsi. J'avance doucement dans mon voyage, m'arrêtant souvent et variant légèrement mon angle, j'entends un petit râle qui me fait penser que je dois toucher au but. Je prends le temps de me caler dans la bonne position, appréciant la beauté du moment.
Je commence à donner de petits coups réguliers sur cette mystérieuse zone et un agréable concert de sons terriblement érotiques me renforce dans mon ardeur. C'est très difficile de rester concentré sur ma respiration en entendant ses soupirs, même si je sais qu'il essaie de les contenir.
Je suis à un cheveu de perdre la partie, lorsque son bassin commence à onduler.
— Gen, essaie de ne pas trop bouger, sinon je ne vais pas pouvoir me retenir…
Ma propre voix me paraît étrangère, un peu plus aiguë que je ne le voudrais. Je ne peux pas tout contrôler et je dois rester focalisé sur mes priorités. Perdre un jeu pour gagner la partie, en quelque sorte.
Mes mouvements s'accélèrent un peu. Si je m'écoutais, j'augmenterais franchement la cadence. Je suis prêt à céder à mon envie quand tout à coup, ses râles prennent de l'intensité. Prenant conscience que ceux-ci sont en train de se transformer en cris rauques, je respire encore plus profondément. Ce n'est pas le moment d'abandonner.
Mes mouvements se font un peu plus intenses et après quelques minutes, c'est un terrible son sortant des profondeurs de sa gorge qui vient me signifier ma victoire et sa jouissance. Simultanément, je sens ses ongles s'enfoncer dans mon dos, son bassin se relève avec brusquerie, et la compression intolérable que je subis alors en lui, doublée des tremblements de son plaisir, me provoque le dernier électrochoc me faisant crier à mon tour. Mon plaisir est violent, j'ai l'impression d'être en train de mourir.
Ses jambes quittent mes épaules et je m'effondre sur son torse, anesthésié et en nage. Jeu, set et match.
Nous sommes restés ainsi, incapables de bouger ou de parler pendant plusieurs minutes. Il fait une chaleur d'enfer dans la pièce, une odeur mâle puissante a envahi l'espace et nous sommes recouverts de sueur et de semence. Nous ne connaissons que trop bien cette atmosphère de vestiaire, saturée de testostérones. A ce moment-là, je ne ressens aucun complexe d'infériorité, je me sens terriblement viril, et lui aussi qui gît sous moi est indéniablement mâle.
Il faut à l'un comme à l'autre beaucoup de volonté pour s'extraire du lit et aller prendre une douche. Une fois propres, nous retournons au lit, éteignons la lumière et je me love contre lui. Comme d'habitude j'ai envie de parler, mais je préfère attendre qu'il dise quelque chose. Au bout de quelques instants, je fais une croix sur une éventuelle discussion. Sa respiration est régulière, il s'est probablement endormi. Je me laisse envahir par le silence et la torpeur, mais des mots prononcés à voix basse viennent chatouiller mon oreille.
— Keigo, c'était… je ne sais pas… Tu es…
Sa maladresse me fait sourire dans l'obscurité.
— Tu as aimé ?
— Qu'est-ce que tu m'as fait ?
— Tu te répètes, mon vieux.
Une petite tape donnée au sommet de mon crâne me provoque un petit rire.
— Plus sérieusement, Gen, j'ai juste voulu te faire plaisir. J'espère que j'y suis arrivé.
Sa main vient caresser ma joue.
— Je n'imaginais même pas qu'un plaisir pareil soit possible.
Je souris à nouveau, heureux d'avoir réussi à lui arracher ces mots. Mais il n'a pas terminé.
— Désolé de te redemander ça, mais : qu'est-ce que tu m'as fait ? Je veux dire… je ne pensais pas qu'on puisse… avoir du plaisir comme ça…
Je lui avoue mon crime. A la fin de notre séjour chez la tante Saeko, j'ai profité d'un moment de solitude pour utiliser l'ordinateur de notre hôtesse. J'ai effectué quelques recherches car je me sentais très ignare sur les rapports amoureux.
— Pourtant notre première fois était très réussie.
— C'est vrai, mais j'avais l'impression de tirer plaisir de ton corps sans t'en donner en retour…
La douceur de son baiser me foudroie. Quand il se redresse je vois malgré l'obscurité l'éclat de ses yeux.
— Tu as été un adversaire exceptionnel, tu es un amant extraordinaire. J'ai de la chance de t'avoir, Keigo… Je me fiche des obstacles qu'il y aura sur notre route, je veux être avec toi !
Sanada s'anime dans ses colères, mais jamais dans sa passion. Touché par ses derniers mots, je décide néanmoins de le titiller un peu, pour voir jusqu'où il est capable d'aller.
— Dis-tu ça parce que je viens de te faire l'amour ?
— Je te dis ça parce que je t'aime !
En fait, je ne m'attendais pas à ça en le taquinant. Depuis la première fois où nos lèvres s'étaient effleurées, la notion d'amour entre nous avait été si évidente à mes yeux que je n'avais même pas pris conscience que jamais nous ne nous l'étions dit. Le fait qu'il le formule le premier est une surprise qui me laisse sans voix.
Des pensées troubles me viennent à l'esprit par vague. La première étincelle de désir pour lui pendant un match de tennis, le regard lubrique d'Oshitari venant me surprendre, nu et vulnérable, mon dégoût pour mon propre corps, mon sentiment de solitude infinie dans les années qui ont suivi. Puis son arrivée ici, à l'université, ma peur de le rencontrer à nouveau, la douceur de notre amitié, et enfin la passion dévorante qui nous avait unis sur la plage. Sa famille qui n'acceptait pas complètement son orientation, ce graffiti immonde sur le portail de l'école, la mine embarrassée de la directrice, les regards des autres élèves. Et enfin, notre soirée de plaisirs partagés, nos baisers, et ses mots.
Je prends conscience que notre histoire est une succession de moments de bonheur se mêlant à des instants douloureux ou semés d'incertitudes. Probablement comme plein d'autres histoires d'autres jeunes hommes voulant s'aimer dans une société qui, même si elle tolérait davantage, restait très frileuse vis à vis de cela.
Nous sommes deux maintenant, agrippés l'un à l'autre pour faire face aux périls. Moi aussi je veux lui dire, lui crier que je l'aime, mais quelque chose me bloque encore, quelque chose qui me mortifie. L'impression qu'après, nous ne pourrons plus revenir en arrière, que nous nous exposerons aux éléments qui se déchaîneront sur nous sans aucune forme de pitié.
Je me contente alors de lui caresser les cheveux, de baiser ses lèvres, de m'en vouloir de n'être pas capable d'articuler simplement un «Moi aussi ». Posant sa main sur ma poitrine, il semble deviner aux battements de mon cœur le trouble qui m'agite.
- Quand tu seras prêt, tu me le diras Keigo.
Le lendemain, nous nous éveillons avec le pressentiment que quelque chose va arriver. J'en ai assez de cette impression de passivité face à la situation. Pendant que Sanada se prépare, je cours jusqu'à chez moi et récupère un vieux carnet. Sur le chemin du retour, je téléphone à quelqu'un, qui ne s'attend pas à moi, et encore moins à une heure aussi matinale. Je suis nerveux, car il y a longtemps que je n'ai pas prononcé ces mots-là.
- Bonjour Shiraishi, c'est Atobe. De Hyotei.
J'entends un bruit interloqué sortir de la bouche de l'ancien capitaine de Shitenhoji au bout du fil. Je me dépêche d'expédier ma conversation. Je récupère l'information et prétexte avoir cours très tôt pour abréger. Il faudra que je le rappelle pour m'excuser de ma grossièreté, et probablement pour expliquer tout un tas de choses que je n'ai pas vraiment envie d'expliquer. Peut-être qu'une carte fera l'affaire.
Sanada me rejoint juste quand j'arrive. Nous faisons route jusqu'à l'université, où, dieu merci, il n'y a aujourd'hui aucune inscription infamante. Cela n'empêche pas certains regards d'être insistants, mais nous continuons à cheminer côte à côte. Hors de question de faire comme si nous ne nous connaissions pas.
A ma grande surprise, quelques étudiants que nous croisons hochent la tête avec sympathie. Je prends conscience que nous ne sommes certainement pas les seuls ici à cacher ici le fait que nous soyons gays. Gay… ce mot ne m'est même jamais venu à l'esprit. La seule attirance amoureuse que j'avais eue de toute ma vie était pour Sanada, et c'est avec lui que j'étais. Quant à lui, il était tellement réservé que je ne l'avais jamais entendu le dire.
Nous n'avons jamais montré le moindre signe pouvant indiquer que nous étions devenus un couple, tante Saeko mise à part, et de l'extérieur on pouvait juste deviner que nous étions les meilleurs amis du monde. C'est l'inscription qui a changé le regard des autres. Oshitari… je n'oublie pas que je dois régler ce problème.
Le midi, je prétexte avoir un devoir à rendre à un professeur pour sécher le repas. Sanada, qui s'inquiète toujours de mon manque d'appétit, me laisse néanmoins filer. Je m'isole dans un coin du parc et je passe le deuxième coup de fil important de la journée. C'est en effet un numéro de téléphone que j'ai récupéré ce matin auprès de Shiraishi. Celui de l'autre Oshitari.
Kenya est en train de déjeuner dans sa propre université, à vingt kilomètres d'ici.
Passant sa surprise, je lui explique que je manque de temps et que j'ai besoin de son aide. J'essaie d'être aussi concis que possible pour lui expliquer la situation. Mais ce n'est pas simple de balancer autant d'informations à quelqu'un qui avait oublié jusqu'à votre existence.
Cependant, Kenya a la courtoisie de ne pas m'interrompre. Sauf quand j'en viens à parler de son cousin.
— Atobe, depuis quelques années, Yushi a changé, et pas en bien. Il est très instable, rien à voir avec celui qu'il était au collège. Ses parents ont eu vent de certaines de ses frasques et ils ont voulu qu'il se marie juste après l'université en espérant que ça le calmerait.
— Connais-tu sa future femme?
— Oui, j'ai assisté aux fiançailles l'été dernier. Elle est très belle et sa famille est plutôt aisée. Mais je l'ai trouvée plutôt hautaine. Si tu veux tout savoir… ne le prends pas mal… mais d'une certaine façon, elle m'a fait pensé à toi… désolé Atobe, c'est un peu méchant…
— Ne t'excuse pas… je peux juste te dire que je ne suis plus ce type-là à présent. Écoute, Yushi est venu ici et me persécute. Je veux juste terminer mes études tranquillement. Mais sa cousine vit ici et je sens qu'il va trouver tous les prétextes pour venir et chercher à me nuire. De plus… je ne peux pas tout te dire, mais il m'a fait quelque chose de très déplaisant quand nous étions au lycée. J'ai gardé… des séquelles psychologiques, longtemps. Je commençait juste à reprendre pied…
J'entends à l'autre bout du fil une exclamation étouffée…
— C'était donc ça ! C'est… c'est moi qui suis entré ce jour-là dans votre vestiaire. Je venais voir s'il était là parce qu'il m'avait dit qu'il passerait peut-être en fin de journée. Et j'ai entendu un hurlement venant des douches. J'ai crié pour savoir si tout allait bien…
— C'était donc toi…
— Oui. Avec le bruit de l'eau, je ne reconnaissais pas la voix. J'ai donc cru que j'avais… interrompu quelque chose. Je suis ressorti et je me suis éloigné.
— C'est pour ça que je n'ai vu personne en sortant. Je me suis toujours demandé qui m'avait sauvé ce jour-là…
— Oh, Atobe, pardonne-moi. Yushi m'a rejoint et je lui en ai parlé. Il m'a dit qu'il était avec toi. Il m'a dit… que vous couchiez ensemble. Que je vous avais interrompus et qu'il avait glissé contre la paroi. Qu'il s'était pratiquement cassé le nez. Je me suis même excusé…
Le serpent. Non seulement il avait menti de la plus abjecte des façons, mais il avait fait culpabiliser son propre cousin.
— C'est mon poing qui a failli lui casser le nez. Et si tu n'avais pas crié, je ne me serais pas ressaisi à temps, et alors…
Je suis incapable de poursuivre. Kenya, sous le choc aussi, reprend ses esprits plus vite que moi.
— J'arrive, Atobe. Trouve le moyen de le faire venir quelque part et dis-moi tout ça par message. Je vais t'aider.
— Je vais te devoir beaucoup, Oshitari.
— Tu ne me dois rien. C'est mon cousin, je dois essayer de réparer ses dégâts.
Nous nous mettons d'accord et nous saluons. En refermant le téléphone, je sens mon espoir renaître.
Je voulais garder tout cela secret, mais je décide de mettre Sanada dans la confidence. Il me fait entièrement confiance et ce serait injuste de lui cacher la vérité. Je lui expose l'avancée de mon plan. Passé son étonnement initial, c'est lui qui me surprend, me disant :
— Tu vois qu'il y a encore un peu d'Atobe en toi.
— C'est pour la bonne cause, Gen. La seule qui vaille. La nôtre.
Vérifiant qu'il n'y a personne aux alentours, il me caresse la joue.
— Je suis fier de toi. De ta détermination. Quand nous serons débarrassés de lui, et j'espère que ce sera le cas, ce sera mon tour de prendre mes responsabilités vis à vis de nous.
— Ta famille ?
— Ma famille.
Nous échangeons un regard lourd de sens. L'un comme l'autre, nous ne souhaitons plus être les jouets des circonstances. Cet amour-là doit se mériter, nous n'y pouvons rien et devons l'accepter.
— Comment vas-tu le faire venir ?
— J'ai mon idée…
Il ne m'est pas difficile de mettre la main sur Yumi. De lui demander si elle peut contacter son cousin pour que je puisse lui parler. La jeune fille semble troublée par ma requête. Elle n'affiche plus la morgue de notre première rencontre.
— Tanaka… Atobe… enfin, quel que soit ton vrai nom… Mon cousin est un peu… Il est bizarre depuis quelque temps… Tu devrais… l'éviter. Je crois qu'il a de mauvaises intentions envers toi… envers ton petit ami… Il me fait un peu peur…
— Pourquoi Yumi ?
— Je ne se sais pas. Il dit que tu étais un gosse de riche prétentieux quand vous étiez à l'école. Que tu l'as séduit et que tu as menacé de lui envoyer des tueurs à gage, ou quelque chose de ce style…
— Écoute, je ne peux pas tout te dire… Oui j'étais un gosse de riche prétentieux. Ce qui, comme tu as pu le constater, n'est plus le cas. Je ne l'ai pas séduit, mais lui… il m'a fait du mal, il était jaloux de moi… il a voulu… il n'a pas réussi parce que quelqu'un est arrivé. J'étais tellement sous le choc que je lui ai parlé de tueurs à gage, mais c'était juste pour lui faire peur.
Yumi baisse la tête en acquiesçant.
— Je veux bien te croire. Il a un comportement de prédateur. Mes amies ne viennent plus à la maison depuis qu'il est arrivé. Le pire est que mes parents ne voient rien parce qu'il fait tous ces coups en douce. Il m'a raconté toutes sortes d'horreur sur toi et sur Sanada. De façon assez vulgaire. Je le croyais, au début, et ça m'amusait. J'ai honte de le dire. C'est moi qui lui ai mis en tête l'idée que vous étiez ensemble. On avait tous l'impression que vous étiez comme dans une bulle. Je ne pensais pas…
— Oublie ça, je ne t'en veux pas. Je veux juste le voir, lui, car j'ai des choses à lui dire.
— Tu vas encore lui casser la figure ?
— Non, j'espère que non, mais je dois m'expliquer une bonne fois pour toutes avec lui. Veux-tu m'aider ou non ?
La jeune fille consent enfin à me donner le numéro de son cousin. Aussitôt après son départ, j'appelle un Oshitari plus que surpris. Je m'apprête à jouer le rôle de ma vie, à contrecœur, en me répétant que c'est un mal nécessaire.
— Je voudrais te voir, Yushi.
— Pour me casser la figure ? Non merci.
— Juste discuter.
— J'en ai assez de discuter avec toi, Atobe.
Je prends une grande inspiration.
— Alors ne discutons pas, mais j'ai envie de te voir, ce soir, après les cours.
— Attends… Pas pour discuter ? Envie ? Dis-moi, princesse, aurais-tu un petit cadeau à me faire avant mon départ ?
— Peut-être. Peut-être pas. Tu verras bien.
— Je te trouve bien aguicheur, brusquement. Ce ne serait pas un piège ?
Évidemment, c'est un coriace… Je dois énormément prendre sur moi pour prononcer les mots suivants.
— Yushi, tu avais raison. Je le reconnais. Sanada… il est coincé, tu n'as pas idée ! Et moi, j'ai des envies pas possibles… et personne pour les assouvir. Si ça t'intéresse, c'est maintenant ou jamais !
Grimaçant, j'attends sa réponse. Il est silencieux au bout du fil, et je devine son dilemme. J'espère avoir été convaincant.
— Oh Atobe… Je suis heureux que tu ouvres enfin les yeux… Puisque tu acceptes enfin de me donner ce que je veux depuis si longtemps, il serait inconvenant de refuser. Je te promets que tu ne regretteras pas. Dis-moi où et quand.
Je conviens avec lui du lieu et de l'heure, sans rien ajouter.
Je me sens malgré moi sali. User de ce stratagème m'écœure. Je me précipite aux toilettes pour vomir. N'ayant rien avalé de la journée, c'est de l'acide qui me traverse. Je suis en sueur. Rien que l'idée qu'il pense que je vais…
Fallait-il vraiment en passer par là ? Est-ce que ça ne me rend pas aussi vil que lui ? Je pourrais le rappeler et lui dire que j'ai changé d'idée, courir me réfugier chez Sanada et attendre qu'il parte. Avoir parlé ainsi de l'homme que j'aime, même si c'est une simple ruse, m'a bouleversé.
Après les cours, nous filons chez lui et je lui confie tout, ébranlé. Sanada, avec délicatesse, me serre dans ses bras.
— Keigo, es-tu certain de vouloir faire ça ?
— Non, mais il le faut. Et je voudrais que tu restes ici.
— Tu es fou ? Je ne vais pas te laisser seul !
— Kenya va arriver. Il sera là.
— Keigo, je veux venir, je veux te protéger.
— Je ne veux pas que tu l'entendes me parler comme il me parle. Je ne le supporterai pas. Et puis, j'ai peur que tu ne puisses pas garder ton sang froid. Si c'est le cas, j'aurai fait tout ça pour rien…
— Promis, je ne ferai rien qui puisse compromettre ton plan. Je te le jure.
Il y a tant de détresse dans sa voix…
— D'accord. Mais je vais être obligé de jouer la comédie avec lui. Tu es prêt pour ça aussi ?
— Non, mais il le faut.
Il relève ma tête, me sourit doucement et m'embrasse. La sonnette retentit. C'est Kenya. Avant d'aller lui ouvrir, Sanada me glisse à l'oreille :
— Tu es mon amour, quoi qu'il arrive.
Enveloppé de ce talisman, je me ressaisis. Nous accueillons Kenya, sans avoir le temps de beaucoup discuter. Le cousin d'Oshitari a bien changé. Comme nous tous, c'est un homme à présent. Nous échangeons brièvement sur la marche à suivre. Puis Sanada et lui partent les premiers.
Je me sens nerveux et tendu. Consultant distraitement mon téléphone, je remarque une petite dizaine de messages textuels provenant d'Oshitari, les premiers exprimant sa hâte d'être à ce soir, les suivants beaucoup plus explicites concernant le sort qu'il me réserve. Je suis sur le point d'effacer ces horreurs, mais au dernier moment, je m'abstiens. On ne sait jamais.
Je me rends au lieu du rendez-vous en faisant un détour pour éviter de passer par le quartier de la famille de Yumi. Je préfère l'attendre là-bas. Sanada et Kenya ont emprunté un autre itinéraire. Quelle façon curieuse d'occuper sa soirée, quand j'y pense.
J'ai choisis une clairière bordurant le petit bois qui s'étend à côté du parc de l'université. C'est un lieu tranquille où personne ne passe. Il m'est arrivé d'aller lire là-bas certains week-end d'été, car il y fait frais et on n'y est pas dérangé. Inutile de dire qu'après ce soir, jamais plus je n'y remettrai les pieds. L'autre avantage du lieu est que Kenya et Sanada ont pu sans peine se dissimuler dans une ancienne cabane probablement fabriquée par des gamins il y a des années de cela, à moitié écroulée mais tenant encore suffisamment debout pour qu'ils puissent voir sans être vus.
Nous avons convenus qu'à mon arrivée, j'attendrai assis sur un tronc, sans chercher à établir de contact avec eux. Savoir Sanada à quelques mètres de moi est la seule chose qui me permet de tenir. Son amour, a-t-il dit. C'est par amour que je fais ça, moi aussi. Mais je ne dois pas montrer de faiblesse. Je laisse l'ancien Atobe remonter à la surface. Fier, arrogant, séduisant, superbe. C'est lui qui attirera Oshitari dans le piège,, et c'est lui qui m'empêchera de flancher. Il n'y avait pas que des mauvais côtés à être lui, enfin, à être moi.
Je me lève, droit comme un i. A quelques dizaines de mètres de moi, mon adversaire arrive. C'est sans aucun doute l'une des parties les plus difficiles de toute mon existence qui va se jouer.
— Mmmhh, Atobe…
— Bonsoir, Yushi.
— La vie est décidément surprenante… Ton appel… c'était du miel, je te jure. Enfin, après tout ce temps, tu te décides. Tu auras été ma plus difficile conquête !
— Peu importe, tu as gagné.
— Oui et je vais prendre mon temps pour déballer mon cadeau. Je veux savoir… le grand et toi… qu'est-ce qui s'est passé ?
Je m'approche sans rien perdre de ma posture conquérante.
— Inutile d'en parler.
— Au contraire, ça m'intéresse. Ne t'inquiète pas, après on va passer aux choses sérieuses, promis.
— Que veux-tu savoir ?
— Tout, princesse. J'ai vu ton suçon. Ne me dis pas que c'est tout ce que vous avez fait ?
— Pourtant je te le dis…
— Pas possible ! Il n'a pas voulu prendre ton joli cul, alors ? Mais quel abruti, ce mec !
Tandis que je retiens une grimace, en essayant d'oublier que Sanada est à portée d'oreille, Oshitari éclate de rire. Il continue à avancer et je me retiens de prendre mes jambes à mon cou. Se calmant un peu, il me détaille de haut en bas.
— Je dois te dire que j'étais un peu énervé la dernière fois. Je t'ai menti. Je te trouve superbe, Atobe. Tu es même resplendissant.
— Merci, Oshitari.
Il me dévisage.
— Tu n'as pas changé. Tu crèverais plutôt que de me retourner le compliment. Mais je ne le prends pas mal. Ta froideur m'a toujours beaucoup excité. Tu veux savoir pourquoi ?
— Dis toujours.
— Parce que tout à l'heure, quand je vais te prendre, tu vas avoir chaud, très très chaud, je te le garantis. Et quand tu vas crier mon nom, quand tu n'en pourras plus, quand tu vas me supplier de te finir…
Il passe sa langue de façon obscène sur ses lèvres.
— … j'apprécierai d'autant plus le spectacle. Faire fondre la princesse des glaces, c'est presque un art, et tu sais que je suis un véritable esthète.
Mon dieu, cette tirade… je suis gêné que les autres entendent les fantasmes d'Oshitari, et je tente de faire fi d'en être le sujet.
— Nous verrons cela, Yushi. J'espère que tu n'es pas juste un vantard. Mais moi aussi je veux te demander quelque chose. Après, je serai à toi.
Il s'approche et pose sa main sur ma poitrine. Je dois garder le contrôle. A tout prix.
— Tout ce que tu voudras, mon ange.
— L'inscription sur le mur de la faculté ?
— Oui, c'était moi. Rien de bien méchant, pas vrai ?
— Et au lycée sous la douche ?
— Mon ange, pourquoi tu ressasses cette vieille histoire ? Oui j'ai voulu te prendre par surprise. Oui j'ai aussi voulu te faire mal. J'étais jeune et un peu fou. Je me suis déjà excusé. Est-ce que ça compte aujourd'hui ?
— Pourquoi t'en es-tu pris à moi, ici ?
— Parce que je te voulais, Atobe. Je t'ai toujours voulu. Et toi, tu ne jurais que par le grand… J'étais jaloux.
— Tu vas te marier pourtant…
— Oui, avec cette grue insipide. Elle est fière, comme toi, mais franchement… J'ai couché avec plein de filles bien plus attrayantes. Et je ne parle même pas des hommes. Et toi, pour finir…
— Comment vas-tu faire quand tu seras marié ?
— Je t'avais dit que je passerais à autre chose. Mais maintenant qu'il y a toi…
Il m'entoure de ses bras et me regarde avec douceur. Son expression me déstabilise un peu. Qu'est-ce qu'il est encore allé imaginer ?
— Je vais être assez riche, comme je te l'avais dit. Toi, tu n'as plus rien. Alors je pourrais te garder près de moi. Je te paies un petit logement et je peux venir profiter de ton adorable cul aussi souvent qu'il m'en prend l'envie.
— Tu veux que je sois… ton amant ?
Ma voix est un peu partie dans les aigus.
— Pourquoi pas ! Ça me conviendrait assez. Mais avant de faire des projets d'avenir, princesse, si on s'occupait déjà du présent ? C'est ce soir que tu vas devenir mon amant !
Tandis qu'il se penche pour prendre mes lèvres, je pousse un cri, faisant office de signal d'alarme. En une seconde, Kenya se matérialise à nos côtés et attrape le bras de son cousin sans ménagement. Je recule et perçoit l'expression trahie d'Oshitari, passant de la déception à la colère, surtout quand il voit Sanada approcher et me récupérer dans ses bras.
— Bande de …
— … traitres ! Kenya, mais qu'est-ce que tu fous là !
— Je suis venu t'aider, Yushi.
— M'aider ! Je…
Oshitari est tellement choqué par ce qui est en train de se produire qu'il en perd les mots. Ses yeux sont exorbités, et sa peau a pris une teinte livide. Kenya l'assoit dans l'herbe et s'accroupit face à lui.
— Yushi, ça fait longtemps que je me rends compte que tu n'es plus toi-même. Atobe m'a appelé et j'ai appris… que tu m'avais menti sur ce qui s'est passé quand nous étions au lycée. Et que tu avais encore fait des tiennes. Et ce que je viens d'entendre… Yushi, tu ne vas pas bien. Et j'ai tout enregistré.
Kenya exhibe alors un dictaphone. Les yeux d'Oshitari s'agrandissent encore un peu plus.
— Que… que vas-tu faire… Kenya…
— Rien si tu promets de les laisser tranquilles. Tu en as bien assez fait. Si jamais tu reviens ici et que tu cherches les ennuis, je donne tout ça à ta future belle-famille.
Oshitari accuse le coup. Ne maîtrisant plus rien, il est comme figé dans la glace. Douloureusement, je me rappelle avoir été dans le même état, dans des circonstances bien différentes, il y a des années de ça. Cette sensation terrible de vulnérabilité, d'atteinte de la confiance en soi, qui m'a hantée encore bien longtemps, qui me hante encore parfois. Quittant l'étreinte de Sanada, je m'accroupis alors près d'Oshitari, et le regarde dans les yeux.
— Yushi… c'est vraiment ce que tu veux ? Épouser une femme que tu ne respectes même pas ? Ne préfères-tu pas vivre avec une personne que tu aimes ?
— La personne que j'aime… Parlons plutôt des personnes qui ne m'aiment pas. Des personnes qui l'aiment, lui.
Ses yeux redeviennent mauvais et se lèvent vers Sanada.
— Tu es content, toi, je suppose ? Ils t'aiment tous, tu n'as plus qu'à choisir ! Yukimura… Atobe… Il n'y a donc que toi qui compte à leurs yeux ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Sa voix est déchirante et ses yeux s'emplissent de larmes. Je me sens ému, mais Kenya tranche.
— Yushi, tu as agressé Atobe, tu as joué avec Yukimura. Et tu te demandes pourquoi ils ne t'aimaient pas ?
Oshitari baisse la tête et laisse ses larmes couler à flots. Sanada, tranquillement, s'approche et me relève. Puis il s'adresse à Oshitari :
— J'aimerais avoir pitié de toi, mais je ne peux pas pardonner à celui qui a manipulé mon meilleur ami et qui a blessé celui que j'aime. J'espère sincèrement que tu vas changer et ne pas blesser encore une autre personne qui n'a rien demandé. Mais si tu essaies encore, de t'en prendre à Keigo, je te…
— Arrête Gen, ça ne sert plus à rien.
Oshitari est face contre terre, pleurant toute sa peine. Sa confrontation face à son cousin semble avoir rompu une digue en lui. J'ignore ce qui l'a rendu comme ça à l'origine, mais au lieu du soulagement, c'est la peine qui m'envahit.
Kenya nous signale qu'il va s'occuper de lui, à présent. Nous le remercions d'un signe de tête et Sanada, me voyant secoué, m'entoure de ses bras, tandis que nous partons.
Quand nous passons à sa hauteur, j'entends Oshitari, toujours ployé sur le sol, murmurer :
— Je voulais juste qu'on m'aime !
Sanada presse le pas, voulant m'extraire de cette scène terrible. Au bout du chemin, à peine dix mètres plus loin, j'entends distinctement la voix vibrante de chagrin :
— Yuki ! Atobe ! Atobe !
Sanada presse ses mains contre mes oreilles et me fait accélérer le pas.
Nous retournons chez Sanada sans parler de ce qui vient de se passer. Dès que nous entrons chez lui, je me jette sur le lit et enfouis mon visage contre l'oreiller. Je suis incapable de pleurer, mais j'ai l'impression que toute la peine du monde m'écrase. Sanada vient s'asseoir près de moi et me frotte le dos, essayant de m'apaiser.
— Keigo…
— J'ai tellement honte, Gen…
— Pourquoi ? Tu n'y es pour rien.
— Je l'ai piégé. Comme un prédateur.
Je me sens attrapé et assis sur le lit. Comme à son habitude, Sanada me relève le menton et plante son regard dans le mien.
— Écoute-moi, je t'en prie. C'est Oshitari le prédateur, n'oublie pas. Il va souffrir, beaucoup, longtemps, ça j'en suis sûr. Mais qu'aurais-tu voulu ? Qu'il aille encore faire souffrir d'autres gens ? Qu'il nous fasse souffrir, nous ? Sans compter ceux qu'il a déjà fait souffrir. Seiichi… et combien d'autres encore ?
— Il avait besoin d'affection…
— Comme nous tous. Que veux-tu ? Partir avec lui pour le consoler ?
Je perçois de la colère dans sa voix.
— Gen, ce n'est pas le moment de me faire une crise de jalousie.
Il baisse la tête et immédiatement je m'en veux.
— Pardon, Gen, je n'aurais pas dû dire ça.
— Ce n'est rien, tu es juste bouleversé. Et moi non plus je n'aurais pas dû dire ça, pardonne-moi.
Il me serre dans ses bras et pour la première fois de la journée, je me sens apaisé.
— Tu crois qu'il a vraiment aimé Yukimura ?
Sanada se lève et part vers son armoire. J'aperçois à nouveau les deux vestes jaunes. Il extrait une boite et vient la poser sur le lit.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Des souvenirs. Je n'ai pas ouvert ça depuis que je suis ici. Si tu veux, tu peux regarder, mais moi je n'en ai pas envie. Tu trouveras aussi une lettre qui n'est pas ouverte. Seiichi l'a reçue quand il était à l'hôpital, peu avant de… Il y a le nom de l'expéditeur au dos. Lui. Seiichi n'a pas voulu la lire et il m'a demandé de la jeter. J'ai gardé la lettre, mais jamais je n'ai voulu en connaître le contenu. Je ne sais pas ce qu'il y a là-dedans et je ne suis pas sûr de vouloir le savoir. Tu peux la lire et peut-être tu auras une réponse à ta question. Ou peut-être pas.
Sanada se dirige vers la douche. Assis en tailleur sur le lit, j'ouvre la boite.
Le contenu consiste essentiellement en photos de Yukimura et Sanada. Enfants, adolescents, tout jeunes adultes. Essentiellement une raquette à la main. Yukimura et sa grâce d'ange, Sanada et sa beauté austère. J'ai un pincement au cœur en les voyant ensemble pendant toutes ces années. Ne venais-je pas de reprocher à Sanada sa jalousie ? Au nom de quoi suis-je jaloux ? Ce pauvre garçon n'est même plus de ce monde.
Je trouve également la médaille dorée du dernier tournoi national qu'ils avaient remportés. Il y a une petite note recouverte d'une écriture élégante. Je ne sais pas si Sanada voulait que je la lise, mais elle n'est pas enveloppée.
Genichiro, je sais que tu m'as pardonné. Où j'irai, je continuerai à veiller sur toi. Merci d'avoir été le plus extraordinaire ami qu'on puisse avoir. J'espère que ta vie sera douce et belle. Pardonne-moi de ne plus être là pour le voir. Pour toujours. Seiichi.
Je comprends pourquoi Sanada garde ces trésors, sans être capable de les regarder. Je range respectueusement les photos, la médaille et la note. J'ai placé à côté de moi la lettre dont je reconnais instantanément l'écriture. Je me décide à déchirer l'enveloppe, un peu honteux d'ouvrir le courrier d'un défunt. Pardonne-moi Seiichi, mais j'ai besoin de comprendre. Si tu veilles sur Sanada, tu dois être en train de me voir, et j'espère que tu ne m'en veux pas.
Cher Yuki,
Je t'écris parce que je sais que tu ne veux plus me voir. Tu ne m'aimais pas, et je t'ai dit que ça me convenait, que ton corps me suffisait.
Il y avait sans doute du vrai dans tout ça, au moins au début. Ça m'amusait que tu essaies de rendre fou Sanada. Quand tu m'as quitté, j'ai fait comme si ça ne me faisait rien.
Veux-tu savoir la vérité sur Oshitari Yushi ? Il y a des années de ça, je suis tombé amoureux de quelqu'un. Tu es assez intelligent pour deviner de qui il s'agit. Au lieu d'essayer de gagner son affection, je l'ai provoqué, je me suis moqué de lui, perdant son amitié peu à peu. Et un jour, j'ai vu qu'il s'intéressait à un autre. Ça m'a rendu fou. Alors au lieu de me battre à la loyale, j'ai essayé de le forcer à m'aimer. Je te passe les détails. Je ne suis pas parvenu à mes fins, mais au lieu de m'en vouloir, je me suis rendu compte que je prenais un plaisir malsain à rendre les gens vulnérables.
Alors, j'ai profité de toutes les personnes, hommes ou femmes, que je pouvais tenir à ma merci. Je me sentais puissant, comme celui que j'aimais. Et en même temps, je savais que j'étais un sale type, un vrai déchet, mais je n'arrivais plus à m'arrêter. C'était comme une drogue, ces rencontres sans lendemain avec des paumés.
Un jour, c'est toi que j'ai réussi à prendre dans mes filets, ou toi qui m'as pris dans les tiens, je ne sais pas. Je croyais que ce serait comme d'habitude, mais… Tu as été la seule belle chose qui me soit arrivée. Tu n'étais pas vulnérable. Tu étais fort et déterminé.
Yuki, tu es le premier homme que j'ai laissé me prendre. Comme si j'avais perdu ma virginité une deuxième fois. A ce moment-là, j'avais presque l'impression que tu m'aimais. J'ai même failli te le demander, mais j'avais trop peur que tu me dises non. C'était l'autre, toujours l'autre.
Ce qui est drôle, c'est que celui que j'aimais était, je crois, aussi attiré par lui. Je hais ce type à un point que tu n'imagines pas. Il ne fait rien et vous tombez tous amoureux de lui.
J'aurais pu essayer de faire des efforts pour conquérir ton cœur au lieu de te souffler tes vices. Mais je ne pense pas que ça aurait changé grand-chose.
Pardonne-moi Yuki si je t'ai fait du mal. Le souvenir de nos étreintes est un beau souvenir que je garde dans mon cœur pour toujours.
Yushi.
Après cette lecture, mes larmes tombent. Je range la lettre dans mon sac. Je remets la boite dans l'armoire, effleure la veste de Yukimura et referme le tout. Je me mets au lit et quand Sanada revient, je me blottis contre lui. Quand il me demande si le message m'a apporté des réponses, je me contente de lui répondre :
— Gen, tu avais raison. Tout le monde a besoin d'affection. Il était tombé amoureux de Yukimura, malgré lui. Il s'en était rendu compte trop tard. Il parle aussi de… sa perversion. J'ai peur d'en être malgré moi à l'origine.
— Ne dis pas des choses pareilles.
— Je sais que je n'y suis pour rien, Gen. Disons qu'il a choisi la facilité. Au lieu d'essayer de se faire aimer, il préférait profiter des gens qui souffraient plus que lui.
— Keigo, je ne veux pas que tu te tortures avec tout ça. Je sais ce que c'est de se demander comment auraient été les choses, si on avait agi autrement. Tu vas me trouver binaire, mais si tu avais été avec lui et moi avec Seiichi, nous ne serions pas ensemble.
— Oui, tu dois avoir raison. Je ne veux personne d'autre que toi, Gen.
— Moi non plus. Et ce week-end, je vais aller le dire à mon père. Quoi qu'il dise, ça ne changera rien.
— Si ta famille te rejette…
— Ça ne changera rien, te dis-je. Je ne suis plus un enfant. Ils l'accepteront, de gré ou de force, maintenant ou plus tard. Je suis majeur, ils ne peuvent rien faire.
Il se redresse dans le lit :
— Et j'aimerais aussi que tu prennes rendez-vous avec un médecin.
— Pourquoi ? Je ne suis pas malade.
— Qu'as-tu mangé aujourd'hui ?
Sa question me foudroie. A part quelques observations de temps à autre, je pensais qu'il n'avait pas remarqué ça.
Le lendemain soir, j'ai appelé Kenya. Il a beaucoup discuté avec Oshitari, qui a accepté de repartir avec lui quelques temps. Gravement perturbé, il voudrait être aidé et pouvoir vivre une vie normale. D'après Kenya, il va aller faire un séjour dans un hôpital et le mariage n'est plus à l'ordre du jour.
— Au nom de la famille Oshitari, je te présente mes excuses, Atobe.
— Merci, mais tu n'y est pour rien. C'est moi qui m'excuse de t'avoir mêlé à tout ça.
— Non, tu as bien fait. J'espère que Sanada et toi, vous serez heureux. C'est un type bien.
— Oui, il est merveilleux.
Toute la semaine, il est plein d'attentions pour moi, me sachant encore fragilisé par l'épisode d'Oshitari. Il veille à ce que je me nourrisse plusieurs fois par jour, mais j'ai beaucoup de difficultés à garder ce que je mange. Le peu de poids que j'avais repris lors de notre séjour chez Saeko a déjà fondu.
Je décide d'envoyer à Kenya la lettre d'Oshitari, ne voulant pas la conserver. J'ajoute une courte note où je lui explique le contexte, le prévenant qu'elle contient des détails intimes, mais qu'elle lui permettra de comprendre des choses. Je lui laisse le soin de la détruire et de ne surtout pas en parler à son cousin.
La veille de son départ, tandis que nous sommes au lit, Sanada entreprend de me caresser. Me sentant peu réceptif, il pose sa tête sur mon épaule.
— Tu ne vas pas bien, Keigo. Je le sens. Je ne devrais peut-être pas partir.
— Je suis capable de rester seul une journée.
— Je sais que tu en es capable. Mais tu es déprimé et tu maigris à vue d'œil. Je vais rester et j'irai un autre week-end.
— Plus tu vas reporter, plus ce sera dur. Si ta décision est prise, fais-le. Après, nous serons libres de nous aimer.
Il me serre la main avec vigueur.
— Je vais revenir vite, je te promets. Je vais aller droit au but, comme quand on arrache un pansement. Je ne vais pas leur annoncer une mauvaise nouvelle après tout. Je vais juste leur dire que je suis amoureux.
— Ça, c'est ton point de vue.
— Ma mère sera contente, mais si mon père se fâche, elle n'osera pas le montrer. Mon grand-père… il sera de mon côté, je le sais. Il y aura un peu de tempête, mais je ne compte pas m'éterniser. Qu'ils se débrouillent avec ça, après tout j'ai été un fils modèle pendant vingt ans. Et je n'ai rien fait de mal.
— Tu as la chance d'avoir une famille, ne gâche pas tout.
— Promis, mon chéri.
Cette appellation insolite, m'arrache un petit rire. Ce n'est tellement pas son style de me donner des petits noms.
— Dois-je t'appeler « chéri » moi aussi à présent ?
— Tu m'appelles bien Gen. On croirait ma tante Saeko.
— Il y a pire, comme modèle. Sera-t-elle présente ?
— Elle n'est pas encore revenue, mais je l'ai appelée et elle approuve ma décision. D'ailleurs, elle m'a enguirlandé, car elle espérait que toi, tu l'appellerais. Voilà au moins quelqu'un de ma famille qui t'adore !
Je ris à nouveau, car parler d'elle me rappelle les jours délicieux que nous avons passés au bord de la mer.
— Keigo, j'aime t'entendre rire comme ça. Je ne pars qu'une journée, mais tu vas me manquer.
Il se blottit contre ma poitrine. Je suis si heureux brusquement. Mon estomac, sans aucune élégance, se met à émettre d'affreux gargouillis. Il est pourtant près de minuit. Sanada, entendant cela, bondit du lit.
— Où vas-tu ?
— Te préparer un bol de nouilles.
Sanada m'appelle pour me dire qu'il est bien arrivé. Nous avons convenu qu'après ça, ce serait silence radio jusqu'à son retour, sauf cas d'urgence.
Moi aussi, je me suis levé tôt ce matin. J'ai pris le train pour Osaka. Je me suis rendu directement dans les locaux d'une association d'aide aux jeunes homosexuels concernant plusieurs domaines, dont la santé. J'ai été reçu par une psychologue, avec qui j'ai un peu discuté de mon manque d'appétit. Après avoir retracé mon parcours, sans avoir esquivé quoi que ce soit, mais sans être entré dans le détail, la jeune femme m'indique que ce genre de troubles alimentaires est fréquent, même chez des individus au parcours moins chaotique. Elle m'indique les coordonnées de confrères spécialistes de la question et après qu'elle m'a prodigué quelques conseils, je décide de partir d'ici et de rentrer.
Je suis venu uniquement pour rassurer Sanada. J'ai pourtant tout mon temps pour déjeuner avant de prendre mon train, mais encore une fois, je n'ai aucun appétit. La simple idée qu'il est en train de se confronter à son père à l'heure qu'il est me rend même légèrement nauséeux.
Une fois installé dans le train, je me force néanmoins à avaler une des barres vitaminées qu'il m'a achetées cette semaine. Moins de dix minutes après, je me précipite aux toilettes pour la rendre. Ces vomissements sont récents. Avant, j'avais juste un appétit d'oiseau. Mieux vaut garder ça pour moi.
Je passe le reste de la journée nerveux et fébrile. Je suis sur le point d'envoyer un message à Sanada dans la soirée, mais au moment où je commence à pianoter sur le clavier, la porte s'ouvre.
Je me précipite vers lui, mais me fige instantanément. Il semble avoir vieilli de dix ans. Je comprends instantanément que ça n'a pas dû bien se passer. Il avance vers moi comme s'il ne me voyait pas, perdu dans ses pensées. Je n'ose même pas bouger, retenant mon souffle.
— C'est fait, Keigo…
— Alors ?
La tête baissée, il s'effondre sur moi et pour la première fois depuis que nous nous connaissons, éclate en sanglots. J'ai peine à l'amener vers le divan. Je lui enlève sa casquette et le prends dans mes bras. Il est dans un état de vulnérabilité tel que ça m'effraie. Nous restons ainsi quasiment une heure, où il est incapable d'articuler ne serait-ce qu'un mot.
Une fois calmé, ayant versé d'impressionnants flots de larmes, il se redresse et redevient digne, mesuré, maître de lui même. Ce changement d'attitude est si prompt que je pourrais croire avoir rêvé ses pleurs, si ses yeux rouges et gonflés n'en témoignaient pas de manière évidente.
— Mon père refuse d'accepter, Keigo. Depuis mon premier aveu, depuis mon éloignement, il ne pensait pas que c'était sérieux. Il croyait que c'était juste une phase, que ça allait me passer, ce sont ses propres mots. J'ai essayé de lui parler de toi, mais il n'a pas voulu m'écouter.
— Et ta mère ?
— Elle était bouleversée. Elle a essayé de me défendre, mais il ne voulait rien entendre.
— Et après ?
— Après il est parti s'enfermer dieu sait où. J'aurais dû m'en aller à ce moment-là. Mais grand-père a piqué une crise. Il est allé le chercher. Après… ça a été un chaos total. Mon père était resté calme jusque là. Il est finalement revenu, et…
— Que s'est-il passé, Gen ?
— Il m'a dit qu'il ne voulait plus me voir. Que je n'étais plus son fils. Que je devais quitter définitivement la maison et qu'il me coupait les vivres. Que je n'avais qu'à aller vivre… avec… Il t'a insulté, Keigo, je n'ai pas supporté… Je suis parti avant d'en entendre davantage.
— Gen…
Je ne sais que dire face à une telle violence. J'entends encore l'avertissement d'Oshitari, concernant ce que j'allais faire comme dégâts si je voulais vivre mon amour avec Sanada. Sur ce point au moins, il avait eu raison.
— Ma mère m'a rattrapé et a essayé de me rassurer. Qu'elle allait essayer de le convaincre. Elle voulait que je reste, mais je ne pouvais pas ... Je suis parti et j'ai marché pendant des heures. J'étais incapable de t'appeler.
— Gen…
Il pivote vers moi et me sourit.
— Pardonne-moi pour la crise de tout à l'heure. Il fallait… que ça sorte. Je ne m'attendais pas à grand-chose de cette entrevue. Mais tu sais aussi que le mensonge me fait horreur. J'ai fait ce qui devait être fait.
Un Sanada reste un Sanada… je comprends mieux l'expression de tante Saeko, à présent. Même s'il est en rupture totale avec sa famille, il continue à en partager les valeurs. Je suis à l'origine de ce désastre. Je n'ai fait que lui apporter des problèmes. D'abord, Oshitari… maintenant, son père… Tout ça pourquoi ? Quelques très brefs instants de bonheur ? Cette spirale de pensées provoque brusquement une réaction physique violente. Je me dégage de ses bras et me précipite aux toilettes pour régurgiter la bile acide dont le goût ne semble plus quitter ma bouche.
— Depuis quand, Keigo ?
— Quelques jours, je crois… Après… Oshitari… tout ça…
Sanada, me dévisage d'un air sévère.
— Ne devais-tu pas aller voir un médecin ?
— J'y suis allé. D'après elle, je devrais aller voir un psychologue, ou quelque chose de ce genre…
— Alors, il faut le faire.
— Avec quel argent ?
Nous nous considérons quelques instants. Nous sommes à présent aussi fauchés l'un que l'autre.
— Keigo, je sens que les mois qui viennent vont être difficiles.
Je pose ma main sur sa poitrine.
— On va trouver une solution.
Le mardi soir, il ouvre une lettre signifiant qu'il doit quitter son appartement à la fin du mois. Son père lui coupe vraiment les vivres. Et il est trop tard pour demander une bourse. Je lui propose alors de venir s'installer dans mon modeste studio en attendant.
Le week-end suivant, nous faisons un aller-retour en train jusque chez sa tante Saeko, toujours absente, pour déposer les affaires dont il n'a pas besoin. Puis nous entassons dans la petite pièce que j'occupe ses vêtements et ses affaires de classe.
Dans mon ancienne vie, il m'est souvent arrivé d'héberger des amis dans les très nombreuses maisons que possédait ma famille. Jamais je n'aurais imaginé que Sanada et moi en serions réduits à partager ce grand placard.
Le soir venu, devant un bol de nouilles instantanées, nous faisons le point sur la situation. Chacun d'entre nous a un problème, et nous nous sommes donnés pour mission de résoudre celui de l'autre.
Sanada est allé se renseigner pour moi au service de santé de l'université. Un psychologue donne des consultations gratuites une fois par quinzaine. Il a inscrit mon nom pour les séances des deux prochains mois. Je commence à protester, mais il me lance son regard sévère et je décide de me taire. En continuant à marmonner quand même.
Quant à moi, je n'ai pas chômé non plus. Un studio, encore plus petit que le mien, si c'est possible, se libère dans un immeuble à côté d'ici quelques semaines. Et j'ai trouvé quelques heures de travail chez un marchand du quartier. L'homme est d'accord pour que Sanada ou moi venions l'aider à décharger des caisses le matin tôt ou le soir après les cours. Nous nous relaierons, et si tante Saeko, à son retour, veut bien prêter une petite somme à son neveu, tout ça lui permettra de payer son loyer jusqu'à la fin de l'année. En outre, le marchand accepte de nous donner des articles périmés, ce qui nous permettra de nous nourrir. Le midi, ma cantine étant payée, je partagerai avec Sanada.
Celui-ci est estomaqué par ma débrouillardise.
— Je te rappelle que je suis pauvre maintenant. Sans ma bourse, je coucherais sous un pont.
Je dis cela en haussant les épaules.
— Tu n'as jamais l'air de regretter ta richesse.
— La regretter ne la fera pas revenir. J'avoue que ça me donnait accès à une vie plutôt extraordinaire. Mais je ne sais pas ce que je serais aujourd'hui si j'en jouissais encore.
— Tu es très philosophe…
— Sanada, sans être un gosse de riche comme moi, tu viens d'un milieu plutôt privilégié. Ça va être dur pour toi, surtout au début, mais tu as la chance de connaître quelqu'un qui a dégringolé de beaucoup, beaucoup plus haut. Alors laisse-moi de faire bénéficier de ma modeste expérience.
Mon ton faussement sérieux le fait sourire. Nous nous chamaillons un peu sur le fait que je veuille contribuer à son loyer en allant parfois au travail pour qu'il puisse aussi se concentrer sur ses études. Sanada est fier, mais je le dissuade en disant qu'il pourra ainsi décrocher un bon travail et m'entretenir jusqu'à la fin de mes jours. Cette dernière remarque me vaut une baguette lancée droit sur ma tête, mais que j'esquive en me moquant copieusement. Il surveille de son côté ce que je mange, en insistant pour que j'absorbe seulement de petites quantités à la fois. Ce qui me fait pousser des soupirs d'exaspération à chaque fois, mais cette bouderie ne dure pas et nous éclatons de rire.
Cela pourra paraître incroyable, mais c'est une des meilleures soirées que je passe avec lui. Malgré les problèmes, malgré l'avenir incertain, nous finissons par échanger des baisers brûlants sur le futon inconfortable que nous partageons à présent. Le reste appartient à la nuit.
Évidemment, la réalité des semaines qui suivent n'a rien d'un conte de fées. Nous devons jongler entre l'université, les devoirs, les examens, notre travail, et mes problèmes de santé. Nous nous épuisons rapidement et le soir nous écroulons souvent morts de fatigue.
Quand enfin Sanada emménage dans son propre studio, je récupère un peu de place, même si j'étais heureux de l'avoir avec moi tout le temps. De toute façon, nous passons toujours la nuit chez l'un ou chez l'autre. Nous essayons de conserver un excellent niveau scolaire malgré tout.
Les samedis de consultation, il m'accompagne et attend patiemment la fin de la séance. J'essaie de suivre les recommandations du praticien, et les vomissements, les nausées, commencent à s'espacer. L'homme qui me reçoit me met suffisamment en confiance pour que je parvienne, au bout de quelques séances, à lui confier des choses intimes.
La meilleure nouvelle est le retour de la tante Saeko. Celle-ci a découvert avec stupéfaction les sacs que nous avons laissés chez elle, avec une courte note dépourvue d'explications. Elle appelle Sanada dès son arrivée, et nous presse de venir lui rendre visite dès que possible.
L'occasion se présente rapidement, lors de notre congé universitaire. Nos retrouvailles sont bruyantes et confuses. Lorsqu'elle apprend la situation, elle dégaine son téléphone, voulant « mettre les points sur les i avec le père Sanada », mais nous lui demandons de ne rien faire qui pourrait envenimer la situation. Si Saeko est impulsive, elle n'est pas idiote. Nous terminons le repas et décidons d'en parler plus posément dans la soirée, devant une tasse de thé.
— Gen chéri, laisse-moi vous aider.
— Tante, c'est avec plaisir que nous acceptons ton aide. Mais sache que nous nous débrouillons plutôt bien pour le moment.
Fièrement, Sanada explique comment nous avons vécu depuis que son père l'a renié. Il me donne le beau rôle dans cette histoire et je ne peux que penser, avec une légère pointe d'amertume, que c'est à cause de moi si nous avons dû nous débrouiller ainsi. Une légère nausée m'envahit, et je les quitte poliment pour me rendre aux toilettes.
Je ne garde rien du délicieux dîner que Saeko nous a si gentiment offert. Sanada, qui a compris ce que j'étais parti faire, toque doucement à la porte.
— Tu vas bien ?
Je sors la mine un peu défaite. Il me prend la main et me ramène au salon, où Saeko me dévisage d'un air désolé.
— Keigo chéri, tu es malade ? Ce poissonnier m'a assuré que tout était de la pêche du jour, il va m'entendre…
— Ne vous inquiétez pas, tante Saeko…
— Tante, Keigo est malade, mais ça n'a rien à voir avec le poisson.
Sanada explique mes problèmes à sa tante. Par délicatesse, il ne détaille pas l'histoire d'Oshitari, mentionnant simplement des problèmes de harcèlement ayant été résolus depuis.
— Pardonne-moi, mon pauvre chéri, je l'ignorais… Et moi qui t'es resservi plusieurs fois à table. Je te trouvais amaigri, je voulais juste…
— Ne vous excusez pas, vous ne pouviez pas savoir. Je vois un médecin et je vais déjà mieux. Simplement, je ne peux pas m'alimenter trop à la fois. A la moindre contrariété, je suis malade.
Nous continuons la soirée en bavardant. Saeko voudrait louer un grand appartement pour nous deux près de l'université, le meubler, et même nous donner de quoi nous nourrir.
Touchés, nous la remercions mais déclinons son offre généreuse. Il est important pour nous de montrer que nous sommes capables d'être autonomes et responsables. Ayant présenté la situation sous cet angle, Saeko se montre respectueuse de notre décision. Tandis que Sanada aborde le prêt qu'il souhaite qu'elle lui accorde, j'en profite pour m'éclipser, ne voulant pas être indiscret, et décide d'aller marcher un peu sur la plage. Je retrouve l'endroit précis où nous nous sommes aimés avec tellement d'abandon et je décide de m'asseoir dans le sable, pour profiter de l'air marin. Je ferme les yeux, me laissant envahir par cette sensation froide renforcée par la nuit tombante. Le bruit des vagues m'apporte un apaisement que rien n'égale, sauf peut-être, quelques instants après, le poids d'une tête qui se pose sur mon épaule.
— Je savais que tu serais ici…
Je ne réponds pas, n'ouvre pas les yeux, me laisse bercer par la musique régulière du ressac. Nous restons ainsi un long moment, savourant de manière simple la présence de l'autre en frissonnant.
Le matin suivant, je me sens merveilleusement reposé. Il est pourtant très tôt, et je décide de sortir discrètement du lit, où Sanada repose encore. Je descends et m'installe à même le sol, sur le perron de la salle à manger, face à la mer.
Tante Saeko n'est pas longue à me rejoindre, et nous bavardons tranquillement, tandis qu'elle fait bouillir de l'eau. Profitant que nous sommes seuls, je décide d'évoquer de manière directe ce qui me ronge.
— Tante Saeko, soyez franche avec moi : pensez-vous que le père de Genichiro finira par accepter la situation ?
Saeko se tourne vers moi, arborant un air énigmatique qui tranche avec sa franchise habituelle. Je sens bien qu'elle hésite entre optimisme et vérité.
— Je vous en prie, tante Saeko. Depuis le début, j'ai confiance en vous. Dites-moi la vérité, même si elle doit me blesser.
Son visage devient alors grave. Ses lèvres se tordent imperceptiblement, comme pour empêcher ses paroles de sortir de sa bouche.
— Keigo chéri… J'aimerais te dire que tout va s'arranger. J'aimerais pouvoir tout arranger. Mais je crains que la situation ne soit très mal engagée…
Tout ceci ne me surprend pas, mais ne fait que confirmer la situation. Mais je sens bien qu'elle ne dit pas tout.
— En savez-vous davantage ? Par votre sœur, peut-être…
— J'ai parlé à ma sœur, oui… Elle souffre énormément de la situation. Son mari refuse d'entendre ce qu'elle essaie de lui dire. Il refuse d'en parler en vérité. Je pense… Pour le moment, disons qu'il ne digère pas la situation.
— Et plus tard ?
— Je vais être franche, puisque tu me le demandes. Même si les choses doivent s'apaiser, et je le souhaite de tout mon cœur, jamais plus Gen ne fera partie de sa famille comme avant.
Cette fois-ci, j'accuse le coup. Ce n'est pas le genre de tante Saeko de dire « jamais » à la légère. J'ai besoin d'en savoir plus, comme si je voulais me torturer davantage.
— Que voulez-vous dire exactement par « comme avant » ?
— Les Sanada sont plus qu'une famille. C'est une sorte de clan. Les valeurs de la famille traditionnelle ne sont pas qu'une affaire de convenances sociales. C'est un mode de vie. Le frère aîné de Gen, sa femme et leur fils, vivent sous le même toit que ma sœur, mon beau-frère et le grand-père. Pour faire simple, Gen était aussi censé venir vivre avec eux après son mariage. Le clan Sanada au grand complet, et des petits enfants pour le perpétuer. Je pense que mon beau-frère n'imagine pas la vie autrement.
— Mais, même si Genichiro se mariait, il pourrait vouloir vivre autre part…
— Keigo, tu es bien placé pour comprendre ce que peut représenter le poids d'une succession… Ou du moins, tu l'as été…
Je baisse la tête.
— Oui, évidemment, oui. Je voulais devenir joueur de tennis professionnel, mais mon père m'a bien fait comprendre que c'était aux affaires qu'il me destinait.
Subitement, une idée me traverse l'esprit. En réalité, c'est une pensée qui ne me quitte jamais depuis le début de notre histoire, mais que j'ai toujours réussi à mettre à distance.
— Tante Saeko, ne pensez-vous pas…
Je ne peux pas me l'entendre dire. C'est trop dur. Une légère nausée s'empare de moi. Mais tante Saeko semble avoir parfaitement compris où je voulais en venir.
— Keigo… Tu m'as dit que vous deux, c'était sérieux. Hors de question de renoncer à votre amour pour… Ce que je veux dire, c'est que la famille Sanada restera la famille Sanada, quoi qu'il arrive. Même si un des membres du clan est… en exil, disons, il restera un membre du clan. Et pour finir, Gen ne se marierait pas par pure piété filiale. Il préfère les hommes, il le sait depuis longtemps, et il t'aime, toi. Rien ne le fera changer.
— Je lui fais perdre sa famille.
— N'as-tu pas écouté, jeune Keigo ? Il l'aurait perdue, avec ou sans toi. Et comme je te l'ai dit, « perdue » n'est même pas le bon terme. La seule chose que je trouve vraiment dommage…
— Oui ?
— C'est que toi, tu ne puisses pas leur montrer qui tu es vraiment. Intégrer le clan. S'ils apprenaient à te connaître…
— Je n'ai rien de particulier, tante Saeko. Inutile de prétendre le contraire…
Pour une fois, Saeko ne cherche pas à me convaincre. Elle se contente de me serrer contre elle.
Sanada nous rejoint et je pars prendre ma douche. Ma discussion avec Saeko me tourne dans la tête. Ses arguments sont imparables. Que nous soyons ensemble ou non, cela ne changerait pas grand-chose à la situation. Mais doit-il renoncer pour autant à sa famille pour vivre un amour qui n'est peut-être qu'une passion de jeunesse ? Cette idée me tourmente encore plus. Elle est davantage égoïste.
Depuis le début de notre histoire, il a été évident pour moi qu'il était l'amour de ma vie et que j'étais le sien. Je n'imagine même pas tenir un autre homme entre mes bras. Mais si avec le temps, son amour s'amenuisait, et si chemin faisant, il prenait conscience des sacrifices consentis pour moi, et que ses sentiments tournaient en reproches, en animosité ? Avec mes propres parents, je n'avais pas eu l'exemple de ce que l'on peut appeler un couple stable. J'ai envie de penser que pour moi, ce sera différent. C'est une illusion bien faible à laquelle je me raccroche, j'en ai conscience.
Ses pensées font jaillir de moi un flot de liquide acide. Agenouillé devant la cuvette, j'ai conscience d'être une bien misérable créature. Comment puis-je remettre aussi stupidement en doute les sentiments d'un homme qui avait bravé sa famille pour moi, qui m'avait offert, sans artifice, et son corps et son cœur ?
En descendant, je me sens encore honteux d'avoir douté. Saeko et Sanada échangent un bref regard en me voyant arriver, probablement pâle comme un linge. Je m'assois auprès d'eux, incapable d'avaler ne serait-ce qu'une gorgée de thé.
— Mes chéris, je dois vous quitter jusqu'à ce soir, je dois rendre visite à une vieille amie.
Même s'il est discret, je vois Sanada faire un bref signe de tête à sa tante. Je n'ajoute rien, me contentant de souhaiter une bonne journée à tante Saeko. Une fois partie, il me propose d'aller marcher un peu sur le sentier de la plage, pour prendre l'air. Mais à son grand étonnement, je décline sa proposition, allant m'asseoir dans le canapé, où il ne tarde pas à me rejoindre.
— C'est encore arrivé ?
— Ne t'inquiète pas… ce n'était pas une grosse crise.
— Tu as encore des idées noires, pas vrai ?
— Je ne vais pas te mentir. Je me demandais si tout ça en valait bien la peine….
Je le vois se raidir et ses yeux se plissent brusquement. Il bondit sur ses jambes et me regarde, comme furieux. C'est la première fois qu'il me regarde ainsi. Instinctivement, je me recroqueville au fond du divan.
— Keigo ! Tu te moques de moi, ou quoi ? Pour qui me prends-tu ? Tu crois que je fais un caprice d'adolescent ?
— Gen…
— Non, je ne veux pas t'écouter. Si mon père ne m'accepte pas, c'est son problème. Tant pis pour lui. Je suis un homme à présent, je vis ma vie comme je l'entend. Mais ce qui me met en colère, c'est que tu dises à tante Saeko que tu n'aurais pas ta place parmi nous. Enfin, Keigo ! Tu étais peut-être un gosse de riche prétentieux avant, mais au moins, tu avais conscience de ce que tu valais !
Sa colère se mue en une émotion dont je sens les vagues affluer. Il se baisse à ma hauteur, presque à genoux, me prenant les mains.
— Je t'aime, tu m'entends ? Je t'aime tellement que je pense sans cesse à toi ! Je t'aimais avant même d'en prendre conscience. Je t'aimais même quand tu étais un gosse de riche !
Jamais je ne l'ai vu aussi passionné et désespéré en même temps. Ses yeux sont deux flammes noires. D'un geste impulsif, j'attrape le col de sa chemise, comme si nous allions nous battre, mais plantant mes yeux dans les siens, sentant un feu de glace m'envahir, je lui dis d'une voix calme et claire :
— Moi aussi, je t'aime.
Nos lèvres font le reste.
— Pardonne-moi. Je me suis énervé sans raison. Je n'aurais pas dû te parler sur ce ton…
Ma tête posée sur sa poitrine, je ne réponds rien. Il sait que je ne lui en veux pas. Je sens sa main dans mes cheveux et me contente de savourer la caresse.
— Je suis heureux que tu me l'aies dit…
A nouveau, je ne parle pas, mais me presse un peu plus fort contre lui. Je sens ses lèvres contre ma nuque. Depuis plusieurs semaines, nous n'avons quasiment rien partagé d'intime. Sentant son baiser s'affermir, une envie de contacts physiques s'empare de moi. Me redressant, je plonge dans son regard, puis sur sa bouche, que j'explore avec trop d'ardeur pour qu'il n'en perçoive pas le sens. Brusquement, j'interromps le baiser et me redresse, lui lançant un regard de désir. Il semble surpris un instant. S'approchant à nouveau de moi, je le stoppe net en posant ma main sur sa poitrine.
— Veux-tu te faire pardonner, Gen ?
Ma voix est terriblement aguicheuse. Passé une seconde d'étonnement, Sanada montre un petit sourire en coin.
— Dis-moi ce dont tu as envie.
Je vois que la situation l'amuse. Malgré son attitude pleine de mesure, il sait parfois, dans l'intimité unique que nous partageons, se montrer joueur. D'un signe, je lui demande de se mettre debout. Tandis qu'il s'exécute, je me cale bien droit sur le divan.
— Enlève tes vêtements, Gen.
Je lis de la surprise dans son regard, mais il parvient à se contrôler suffisamment pour ne pas rompre la singularité du moment. Sans me quitter un instant du regard, ses vêtements tombent un à un sur le sol. Quand il se trouve nu, il reprend sa pose bien droite et offre son corps à mon regard. J'admire son aisance, car je sais que cette situation doit un peu le déstabiliser, et profite du cadeau qu'il m'offre.
Je le dévore des yeux. Ses muscles fins et ciselés me donnent envie de le rejoindre et de le toucher, au lieu de me contenter de le regarder ainsi, comme un collectionneur fou devant sa toile favorite. Mon plaisir n'est pas perversion. Je suis juste en train de constater avec bonheur à quel point il me fait confiance, passant par-dessus ses pudeurs et ses envies, se donnant, une fois de plus, à moi sans réserve et ceint de la pureté d'esprit qui le caractérise.
Pour la première fois, je prends conscience que mes sentiments pour lui et mes appétits physiques ne sont qu'une seule et même chose. Je l'ai toujours su, mais je ne le réalise que maintenant, dans ce curieux contexte. J'ignore si tout le monde sur Terre ressent l'amour de cette façon, -probablement pas- , mais cette idée dans mon esprit se dessine de manière très nette.
Me laissant alors submerger par mon envie, sans le quitter des yeux, je déboutonne lentement mon pantalon, le baisse jusqu'aux chevilles, m'en débarrasse d'un coup de pied. Toujours assis, une main négligemment posée sur le dos du divan, je lui indique des yeux mon intimité en plein éveil, et d'un bref signe de tête, de s'approcher.
L'ambiance devient électrique tandis qu'il s'agenouille entre mes jambes, soumis à ma volonté, mais l'œil brillant d'une lueur de défi. Je le reconnais bien là. Notre vieille rivalité s'exprime toujours, mais d'une manière bien sûr très différente.
Tandis que sa bouche s'empare du membre devenu douloureux de désir, et que ma main fourrage dans ses cheveux, je décide de le laisser mener l'affrontement à sa guise et d'en être le bienheureux perdant.
Nous échangeons un baiser au goût amer, mais je n'en ai cure, tant je suis ivre d'extase. Ma main se dirige vers son entrejambe, voulant à mon tour le délivrer de son désir. Mû d'une inspiration soudaine, je suspends mon geste et lui murmure à l'oreille que j'ai envie de continuer dans notre lit. Sans commentaire, il me suit jusqu'à notre chambre. Je me débarrasse de ma chemise humide de sueur, et toujours sans un mot, je récupère une protection, la déballe et lui tend. Puis je m'allonge sur le lit et lui fait signe de m'y rejoindre.
Jamais je n'oublierai l'expression fiévreuse de ses yeux, me détaillant à son tour, comme abasourdi de me voir ainsi offert à son désir. Il vient s'asseoir à côté de moi, presque tremblant.
— Keigo, es-tu bien certain…
— Prends-moi, Gen…
Ma voix si assurée est à présent à peine un murmure étouffé. Je vois son dilemme intérieur colorer ses joues.
— J'ai peur de te faire mal…
La vérité est qu'il est très généreusement pourvu, plus que moi, et que mon corps maigre peut donner l'impression que je suis très fragile. Je sais que je vais souffrir, j'ignore encore comment, mais ma volonté est bien plus forte que ma crainte.
— Je t'en prie, Gen, fais-moi l'amour…
Avec douceur, il me bascule sur le côté, et je sens son torse se plaquer contre mon dos. Ses doigts humides explorent avec délicatesse mon intimité. Ce n'est pas la première fois qu'il se laisse aller à cette caresse, et je tente de me laisser aller, afin de lui faciliter les choses le plus possible.
Quand il entre en moi, un cri de douleur m'échappe. Il cesse tout mouvement et sa bouche vient embrasser mon cou avec fermeté, contrastant avec le reste de ses gestes. Il prend le temps de mieux me positionner et donne une poussée supplémentaire, sans brusquerie, me laissant haletant.
Je mords mes lèvres et sens des larmes perler au bord de mes yeux. Ai-je pu ainsi le faire souffrir quand il s'était offert à moi ? S'était-il même donné le premier pour m'éviter cette sensation horrible ?
Sanada a de nouveau cessé tout mouvement. Laissant mon cou, il me murmure à l'oreille :
— N'aies pas peur, fais-moi confiance.
Je sens sa main me caresser et peu à peu, commence à m'habituer à sa présence en moi. J'arrive à tourner la tête et nos langues se caressent sans aucune pudeur. Malgré ma difficulté à prendre le moindre plaisir, je ressens l'érotisme de notre position. Sentant probablement ma soudaine détente, il avance cette-fois-ci un peu plus, m'offrant une sensation déchirante de douleur, mêlée à un ressenti nouveau, électrisant.
Je souffre beaucoup plus que ce que j'aurais imaginé. Je me demande même comment lui fait pour prendre du plaisir quand nos rôles sont inversés. Il quitte ma bouche et aspire la peau de mon cou, m'arrachant un soupir dont j'ignore moi-même s'il exprime de la satisfaction ou de la douleur.
Puis son souffle court caresse mon oreille de la plus délicieuse des façons :
— Tu me rends fou, Keigo. C'est si bon d'être en toi. Si chaud.
Plus encore que ses caresses, ses mots, lui qui en dit rarement dans l'intimité, me donne le courage de tenir. Comme pour accompagner mes pensées, sa main a empoigné mon intimité endormie et se livre à un va-et-vient qui me donne une nouvelle vigueur.
Je me sens en fusion, ressentant à la fois l'excitation bien connue de cette caresse, et de l'autre côté un frottement provoquant des sensations bizarres et nouvelles. Je suis pris en tenaille entre ces deux émotions, auxquelles viennent s'ajouter les sons désarmants des grognements émanant de son propre plaisir.
Je sens la cadence s'accélérer, moi-même suffoquant de ce trop-plein de volupté.
Je pousse un cri se surprise quand je sens ses dents se planter dans mon cou, afin d'étouffer un profond râle venant du plus profond de lui. Distinctement, à l'intérieur, je sens les vibrations de sa jouissance. Secoué par la violence de son plaisir, sa main presse mon intimité plus fermement, entraînant comme dans une réaction en chaîne, ma seconde délivrance de la matinée, mélange d'extase et de douleur.
Presque simultanément, nos deux corps haletants s'effondrent sur eux-mêmes. Quand il sort de moi, je me sens en état de choc, brisé, incapable même de me tourner vers lui. Couvert de sueur, souillé de ma propre semence, ressentant maintenant le vide, j'ai la sensation d'avoir encore une fois perdu ma virginité.
Nous restons ainsi un moment, comme choqués par ce qui vient de se produire. Sanada passe main sur mon cou. Un peu de sang tâche le bout de ses doigts, résultat de sa morsure.
— Viens, Keigo, tu as besoin que je m'occupe de toi.
Je me laisse piloter, les jambes encore tremblantes, vers la salle de bain du rez-de-chaussée, pourvue d'une baignoire. Sanada tourne les robinets, laisse l'eau monter, jette le contenu d'un flacon dont les effluves fleuris montent à mes narines, puis vérifie la température du bout des doigts. Quand la baignoire est remplie aux trois-quarts, il coupe l'eau, grimpe à l'intérieur, m'aide à enjamber le rebord et m'assoit entre ses jambes.
Je laisse ma tête se poser sur sa poitrine et la tiédeur de l'eau relaxer mes muscles endoloris. Je le vois dans la brume vaporeuse attraper une éponge et entreprendre de me laver avec douceur. Je me laisse faire avec délectation. Il prend même le temps de me laver les cheveux et de les rincer, le tout avec des gestes plein d'attention. Peu à peu, je reprends vie, conscient d'être toujours vulnérable.
Une fois sortis de là, il m'enroule dans une serviette et se presse contre moi, m'embrassant avec délicatesse. Je parviens tout de même à remonter dans la chambre et à m'habiller. En redescendant, je le retrouve affairé à faire bouillir de l'eau pour le thé, habillé lui-aussi, ayant retrouvé ses vêtements en tas dans le salon.
Tout le film de nos ébats défile devant mes yeux, et mes joues s'empourprent instantanément. Il se tourne vers moi et me fais signe de m'asseoir. Il sort d'une boite rouge un linge cotonneux qu'il asperge d'un liquide transparent, tamponne mon cou avec, et pose un large pansement sur la morsure.
Dans la foulée, il prépare deux tasses de thé, les dépose sur la tables. Il me relève, prend ma place et m'assoit sur ses genoux. Nous échangeons un bref baiser et il me regarde avec un sourire un peu gêné.
— Je t'ai fait très mal, pas vrai ?
Je ne sais que lui répondre. J'ai expérimenté tant de sensations différentes que je ne parviens pas à les qualifier avec précision. Je hoche la tête, sans savoir moi-même si cela veut dire oui ou non. Il prend mes lèvres à nouveau et me lance un regard plein d'amour.
— D'habitude, tu veux toujours parler, après…
Je parviens à émettre un petit rire.
— Et toi, tu n'aimes pas ça d'habitude…
— Je n'aime pas en parler, mais je n'ai jamais dit que je n'aimais pas t'entendre.
J'avale ma salive et tente de lui restituer avec des mots l'incroyable maelström de sensations que j'ai éprouvées, n'en revenant pas que lui-même les ait vécues sans éprouver le besoin de les exprimer. Il m'écoute avec attention et gravité.
— Gen, le plus intense dans tout ça, c'était…
— C'était ?
— T'appartenir.
Je ne peux dire les choses autrement. Son regard se fait plus pétillant encore.
— Désolé, ce n'est pas forcément clair…
— Si, ça l'est parfaitement. Je ressens ça aussi quand tu me fais l'amour.
J'enregistre l'information. Ainsi, je lui donne à lui aussi cette sensation. Je n'avais jusqu'ici pensé qu'au plaisir de donner et de recevoir. Mais pas à ça. Presque timidement, et sachant qu'il restera énigmatique, je lui demande :
— C'était comment pour toi ? C'était… bon ?
Son sourire s'élargit encore. Mon dieu, ce qu'il est beau ainsi.
— Tu m'as fait un merveilleux cadeau. Moi aussi, j'étais à toi, tout le temps. Tu m'as fait perdre la tête. D'ailleurs…
Il passe le doigt sur le pansement.
— Désolé pour ça, mais c'était tellement violent que je n'ai pas pu me contrôler…
Il semble sincèrement désolé mais tendrement, je lui glisse à l'oreille que je suis fier de porter sa marque.
Le reste de la journée se passe comme dans un rêve. A plusieurs reprises, Sanada m'oblige à manger un peu de nourriture, n'oubliant pas mes problèmes d'alimentation. Aucune sensation de nausée ne vient cependant entacher mon bonheur.
Nous partons vers la plage et ôtons nos chaussures, afin de marcher les pieds dans l'eau. Je glisse ma main dans la sienne et surprend le léger rosissement de ses joues, ce qui me rend quelque peu perplexe après nos ébats enflammés de la matinée.
Sa timidité me fait sourire et le rend particulièrement touchant à mes yeux. Nous terminons l'après-midi pelotonnés sur le divan. Je lis un roman trouvé dans la bibliothèque de Saeko tandis qu'il a doucement glissé dans un sommeil réparateur. Cette dernière rentre peu après et tandis que je porte mon doigt à mes lèvres afin qu'elle ne le réveille pas, celle-ci affiche une expression attendrie.
Plus tard, nous nous installons tous ensemble pour dîner. Je grimace un peu en m'asseyant. Saeko pouffe de rire, et d'un air innocent, demande à son neveu si nous avons bien profité de la journée. Je me tourne instinctivement vers lui pour le voir rougir jusqu'aux oreilles et balbutier une réponse incompréhensible. Saeko, qui a tout compris, se contente de hocher la tête, mais je vois bien qu'elle se retient d'éclater de rire.
Reprenant son sérieux à la vitesse de l'éclair, elle nous raconte sa propre journée, émaillant son récit d'anecdotes amusantes. Je profite de ces instants familiaux et m'amuse à faire rosir plusieurs fois les joues de Sanada, en posant ma main sur son genou, sur son cou ou même carrément sur la sienne durant la soirée. Les petits bonds qui accompagnent chacun de ces contacts sont adorables.
Nous restons encore quelques jours ici. Tante Saeko s'absente une ou deux fois, probablement pour nous laisser seuls, ce dont nous profitons, non pour nous livrer à d'autres ébats, mais pour visiter le coin ou profiter de la plage. Une de nos baignades se termine d'ailleurs en terrible bataille d'eau.
Je remarque que Sanada n'initie aucun contact d'envergure, étant prodigieusement doux et câlin, mais sans aller plus loin. Je finis par lui en faire la remarque le soir suivant, et à mon grand étonnement, il me confie culpabiliser de m'avoir fait souffrir.
— Toi aussi tu as souffert, Gen.
— Moins que toi, je le sais. Et tu as été moins brutal.
— Jamais tu n'es brutal, en tout cas avec moi. Et puis…
Ma voix se module, un peu plus grave et enjôleuse.
— … j'ai envie de toi ce soir.
— Tante Saeko est là…
— Nous ne ferons pas de bruit.
— Moi non, mais toi…
Il se mord la lèvre, comme pour retenir ce propos. Je fais mine de bouder.
— Je suis bruyant ?
Voyant que je joue les divas, il entre dans mon jeu et me murmure à l'oreille :
— Le bruit que tu fais me donne deux fois plus envie de toi. Mais ce soir…
— Promis, je vais être aussi discret que toi !
J'imite un de ses râles gutturaux en m'esclaffant. Il me donne une légère tape derrière la tête, nous échangeons un sourire et quelques instants après, nos vêtements tombent sur le sol. Un peu plus tard, tandis que je suis en lui, je repense à ce que nous nous sommes dit il y a quelques jours. Au fait de se sentir appartenir à l'autre quand nous ne faisons plus qu'un. J'ouvre les yeux et demande à Sanada de me regarder aussi. Je reprends mon mouvement pour l'amener au point culminant de son plaisir, mes yeux plantés dans les siens, nos paumes arrimées l'une à l'autre, comme deux danseurs de tango. Je vois à son air déterminé qu'il se retient. J'admire son art du contrôle, mais je n'ai pas dit mon dernier mot. Changeant imperceptiblement d'angle, j'effectue un long mouvement, pouvant presque voir mon regard briller dans le sien.
Pour la première fois, le plaisir nous terrasse en simultané. Tandis que je retiens ma voix, manquant de suffoquer, j'entends, dans le brouillard d'extase qui me submerge, mon propre nom crié sans la moindre retenue.
Quand je serai redescendu de mon nuage, j'en connais un dont je vais très copieusement me moquer.
Le lendemain matin, je suis surpris en descendant de ne pas le trouver. Saeko a préparé un délicieux petit-déjeuner, que j'avale avec appétit sous son regard satisfait. Sanada est sorti faire une course, ce qui me surprend quelque peu, mais qui ne m'inquiète nullement.
A son retour, tandis que nous buvons une seconde tasse de thé en bavardant gaiement, je surprends entre eux un petit signe de tête. Que mijotent-ils ?
Saeko nous emmènent en promenade une partie de la journée. Au retour, nous l'accompagnons au marché. Le poids des sacs laisse présager un fabuleux dîner. Sanada et Saeko en assurent la préparation avec une efficacité contrastant de manière flagrante avec ma propre maladresse quand j'entreprends de les aider. Je les fais bien rire, perdu parmi les ustensiles.
— N'as-tu jamais cuisiné, Keigo chéri ?
— Jamais. Au manoir, j'avais un chef qui me préparait tout ce que je voulais.
Je suis mal à l'aise d'évoquer mon passé de gosse de riche. Sanada perçoit ma gêne et vient m'expliquer gentiment comment détailler les légumes, me glissant à l'oreille qu'« il serait dommage d'y perdre l'index ». Saisissant le sous-entendu osé, sachant que Saeko n'est qu'à quelques pas, je me sens rougir et n'ose plus lever les yeux, prétendant me concentrer sur ma tâche.
Celle-ci a saisi ce petit manège et déclare en riant que nous sommes « un vrai petit couple ». Je rougis de plus belle, et Sanada avec moi.
Le dîner est somptueux. La table est littéralement recouverte de mets variés, tous plus délicieux les uns que les autres. Je fais tout de même attention à ne pas en ingurgiter trop à la fois. Nous trinquons avec du champagne français, ramené par Saeko de son dernier voyage. Sanada découvre pour la première fois la saveur pétillante du breuvage avec délectation. Pour ma part, j'avais déjà eu l'occasion d'y goûter, mais c'est un luxe auquel je ne suis plus habitué depuis longtemps.
Dans la discussion, je fais remarquer que ce repas a de vrais airs de fête, même si nous n'avons rien à célébrer. Sanada et sa tante échangent un regard, mais ne répondent rien. Ils font des mystères depuis ce matin, mais je ne parviens pas à en deviner la teneur.
Après avoir tout rangé, nous nous retrouvons au salon, où Saeko met en route une platine vinyle. Un air de valse vient caresser mes oreilles, et Saeko entraîne son neveu dans la danse. Je suis surpris de voir Sanada danser avec une telle aisance. Je devine sans peine que Saeko a dû lui apprendre les pas dès son jeune âge, en voyant la fluidité de leurs mouvements.
Le morceau terminé, Saeko vient m'inviter à mon tour. Je ne résiste pas. J'ai eu un professeur de danse vers mes douze ans, ce genre de compétence étant nécessaire tôt ou tard dans mon milieu social. J'avais adoré ça dès le début, et avait pu mettre en pratique cet apprentissage dans les quelques réceptions auxquelles j'avais assisté au manoir. Je faisais fi des regards énamourés de certaines de mes cavalières pour me laisser emporter par la beauté de la musique, par l'ivresse du rythme.
Saeko est une danseuse pleine de légèreté, et les gestes me reviennent sans peine, rémanences des quelques beaux souvenirs de l'époque révolue de ma jeunesse. Le morceau terminé, Saeko me complimente pour ma grâce et mon aisance. J'en suis bizarrement touché, me disant que dans mon ancien moi, tout n'était pas mauvais.
Saeko retourne s'asseoir, nous proposant de partager la prochaine danse. Je suis dubitatif. Jamais je n'avais vu, ou ne m'étais même figuré, deux hommes dansant ensemble. Je jette un regard vers Sanada.
— Tante…
— N'en dis pas plus… je vous laisse entre vous. Profitez de la musique tant que vous voulez.
Elle vient me souhaiter bonne nuit, puis à son neveu. Elle prolonge avec lui son étreinte, lui murmurant quelque chose à l'oreille. Il lui répond avec la même discrétion. Quand elle quitte la pièce, j'ai l'impression que ses yeux brillent.
Sanada fouille longuement dans les rayonnage de disques. Je me demande ce qu'il fait, mais attend patiemment qu'il se décide. Je l'entends pousser une exclamation de satisfaction, sortant enfin une des pochettes du placard.
— C'est un disque que j'ai offert à tante Saeko il y a des années de ça. J'espère que tu vas reconnaître…
Les premières notes d'un tango retentissent enfin. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Évidemment que je connais. Lui et moi, alors que nous avions à peine quinze ans, nous étions croisés à ce concert. Nous étions trop fiers alors pour nous parler. Mais cette expérience mutuelle nous avait permis, quelques temps après, de remporter une belle victoire lors d'un match en double où nous avions toutes les difficultés du monde à nous coordonner.
Nous n'en avions jamais reparlé, et je suis touché qu'il n'ait pas oublié. Il me temps la main et je réponds à son invitation en le rejoignant. Il m'est étrange de ne pas conduire la danse. Après un petit temps d'adaptation, je me laisse entraîner par la sensualité de la musique et de mon partenaire.
Jamais je n'aurais pensé que nous partagerions un tel moment, mais je dois avouer que depuis quelques mois, ma vie a pris un tournant des plus inattendus. Je me sens merveilleusement bien, n'ayant rien d'autre à désirer, si ce n'est d'être avec lui pour le reste de mes jours.
Le disque enchaîne sur un second morceau, et il se positionne de façon à être conduit par moi. Cette marque d'attention me montre à quel point il y a en fait toujours des choses à désirer avec lui. La danse s'achève par un baiser, ou plutôt une série de baisers d'une grande tendresse.
Sanada me propose de clore la soirée en allant faire quelques pas sur la plage. J'avise la lune brillante qui éclaire le sable, rendant le paysage fantastique. Nous attrapons nos vestes et partons dehors. Il me prend la main, ce qui est encore une première. J'ai eu mon compte d'émotions pour la journée. Mon cœur va finir par éclater.
Sans surprise, il me propose de nous asseoir face à la mer, à un endroit que nous connaissons bien. Épaule contre épaule, nous nous laissons bercer par l'air vif et la furie de l'eau.
— Keigo, j'ai quelque chose de sérieux à te dire.
Sa voix grave est parfaitement calme. Je tourne la tête vers lui, mais il fixe obstinément la mer. Je le laisse poursuivre.
— Je me suis souvenu de notre conversation de l'autre jour. Sur la sensation d'appartenir à l'autre. J'ai réfléchi, et j'ai remarqué que ce n'était pas tout à fait exact.
Ce préambule me laisse dubitatif.
— Où veux-tu en venir, Gen ?
Il se tourne vers moi et me gratifie d'un baiser sur la tempe.
— Je veux en venir au fait qu'on ne s'appartient pas. En fait, nous décidons d'être l'un à l'autre. Par choix. Notre choix n'est pas le plus facile. Mais ce n'est pas une raison pour le cacher. Du moins, dans une certaine mesure.
J'opine du chef, pas très certain de bien comprendre. Il sort une petite boite de sa poche et la dépose dans ma main. Je lui lance un regard perplexe.
— Ouvre.
J'ouvre ce qui s'avère être un petit écrin, et y découvre une bague. C'est un jonc très simple, d'une grande discrétion, dont l'argent est réfléchi par la lueur lunaire.
— Gen…
— Je ne peux pas te demander en mariage, Keigo, mais je voudrais que nous portions le signe de notre amour.
J'ai le souffle coupé. Je pensais avoir eu largement mon compte d'émotions ce soir, mais jamais, au grand jamais, je ne me serais attendu à ça. Je reste figé, l'anneau dans ma main, une impression de vide total dans ma tête.
Sanada comprend que je suis en état de choc. Il m'entoure de son bras et me murmure à l'oreille :
— Est-ce que tu veux, Keigo ?
Je reviens brusquement à moi et me jette dans ses bras, l'écrasant pratiquement et hurlant « oui », tiraillé entre le rire et les larmes.
Nous nous redressons et échangeons un long baiser. Sanada m'avait habitué à la douceur et à la passion. Ce soir, il m'apprend le romantisme. Je le laisse glisser l'anneau à mon annulaire. Je n'en reviens toujours pas. Il sort un autre anneau identique de sa poche et c'est moi qui lui passe.
C'est exactement comme si nous portions des alliances. Quand je lui fais remarquer que tout le monde verra que nous portons le même anneau, il hausse les épaules. Il me confie alors que c'était cela qu'il était allé chercher ce matin. Des bijoux sans grande valeur marchande, mais symboliques de nos sentiments et du choix que nous avions fait de partager notre vie. Un premier pas vers l'avenir, en somme.
— J'ai discuté avec tante Saeko…
— Avec qui tu as tout manigancé, j'imagine.
— Oui, elle a été formidable. Elle m'a aussi parlé de quelque chose. Je ne sais pas encore, mais… C'est une possibilité. Tu sais que nous ne pourrons pas nous marier. En revanche… certains couples comme nous forment une famille… de façon légale…
— A l'étranger, tu veux dire ?
— C'est une option, mais non… Je pourrais… la loi permet à un majeur d'adopter un autre majeur, plus jeune que lui. J'ai juste quelques mois de plus que toi, mais techniquement je pense que c'est possible. Mais tu devrais… porter mon nom.
Quelle soirée… Moi qui pensait être arrivé au bout des surprises.
— Gen, j'ai porté les noms de personnes pour qui je n'étais rien. Ce serait tellement formidable de porter celui de quelqu'un qui m'aime.
Le lendemain, notre dernier jour de vacances, nous descendons ensemble à la cuisine. Saeko est déjà en train de préparer notre petit-déjeuner. Nous entendant arriver, elle se précipite vers nous, l'air excité. Elle lance une interrogation muette à Sanada. Il lève la main et me donne un discret coup de coude, m'engageant à faire de même. Voyant briller les anneaux à nos doigts, Saeko se lance dans de longues et bruyantes effusions.
Une odeur de brûlé vient nous délivrer des cris et embrassades de Saeko, qui gémit à présent sur ses œufs ruinés. Nous l'aidons à nettoyer les dégâts et Sanada prend le relais en préparant la suite du repas.
Notre petit-déjeuner se passe dans une ambiance de grande gaieté. Tout à coup, un coup de sonnette retentit. Saeko ne semble guère surprise par cette visite pourtant si matinale. Elle me presse l'épaule en passant à côté de moi.
Nous entendons distinctement une autre voix féminine quand elle ouvre la porte. Sanada se fige et me prend la main sans que je ne comprenne ce qui l'émeut. Saeko revient et introduit une femme de la même taille qu'elle, lui ressemblant de manière frappante, mais ayant à vue d'oeil une dizaine d'années de plus. Celle-ci vient embrasser Sanada.
— Bonjour, Mère. Je ne pensais pas te voir ici, ce matin.
Je me fige à mon tour. Ainsi, cette femme est sa mère. Mon estomac se contracte vivement. Je pose dans mon assiette ce que je m'apprêtais à manger, incapable d'ingurgiter quoi que ce soit. Je n'entends pas le bref échange entre la mère et le fils, choqué par ce que je vois comme l'intrusion de la réalité dans le rêve. La maison de Saeko est dans mon imagination une sorte d'Eden dans lequel rien ne peut nous atteindre. Quelle erreur.
La femme, à l'invitation de Saeko, est invitée à prendre place devant moi. Pour la première fois depuis son arrivée, toute son attention se concentre sur moi. Je dois avoir l'air particulièrement pitoyable. Quand je parviens à lever les yeux vers elle, je constate qu'elle semble aussi mal à l'aise que moi. Cela ne dure que quelques secondes à peine, car dieu merci, Sanada vient à notre secours.
— Mère, laisse-moi te présenter Tanaka Keigo. Il est mon…
Pauvre Sanada. Malgré ce qu'il m'a dit hier, il est toujours aussi gêné de formuler les faits, du moins devant sa mère. J'inspire profondément et applique à la lettre les leçons de mon ancien professeur de maintien. Je me lève et m'incline légèrement devant elle.
— Madame Sanada, c'est un honneur pour moi de faire votre connaissance. Je m'appelle Tanaka Keigo et j'ai le privilège d'être le compagnon de votre fils.
Compagnon fera plus sérieux que « petit-ami ». La femme finit par se lever et me rendre mon salut. Tout ceci est des plus protocolaires, contrastant avec l'accueil que m'avait fait tante Saeko la première fois que nous étions venus, mais les deux femmes me semblent aussi différentes de caractère qu'elle sont semblables d'apparence.
Je regagne ma place et un silence de mort envahit la place. Cette fois-ci c'est Saeko qui apporte son secours.
— Ma chère sœur, tu peux te réjouir. Notre Gen a choisi un jeune homme merveilleux. Non seulement il est très beau, comme tu peux le voir, mais il est aussi très gentil, serviable. Il est également très doué dans ses études, toujours en compétition avec ton fils. Il a des connaissances incroyables en littérature, en peinture, en musique. Et il danse la valse à la perfection.
J'esquisse un geste modeste face à ce panégyrique. Sanada soudain s'esclaffe.
— Attention, tante, tu vas lui donner la grosse tête…
Saeko éclate de rire, et je ne peux retenir une exclamation amusée. La mère de Sanada semble elle aussi se détendre, affichant un très beau sourire. Nous poursuivons le petit-déjeuner. Je ne peux que siroter mon thé à petites gorgées, pensant qu'il serait inconvenant de quitter brusquement la table pour aller vomir. Les deux Sanada et Saeko échangent des nouvelles dans une ambiance de concorde qui me rassure en partie.
La mère jette fréquemment des regards vers moi. En toute logique, elle ne peut qu'être curieuse de la personne que fréquente son fils, et surtout qui est à l'origine de la querelle familiale. Cette simple pensée me retournant les entrailles, je repose ma tasse de thé, incapable même de boire. Sanada le remarque et pose sa main sur la mienne en un geste protecteur. Sa mère le remarque instantanément, interrompt son propos, repose sa propre tasse et nous regarde tous les deux. Son visage n'affiche aucune hostilité. Je crois même percevoir un sourire, timide. Elle s'adresse ensuite directement à moi.
— Keigo, je vous dois des excuses. Vous devez avoir une bien piètre opinion de notre famille, à présent. Je veux juste que vous sachiez que je me réjouis pour Gen et que je ne partage absolument pas la décision de mon époux. Je vous jure de faire tout ce que je peux pour qu'il mette fin à cette colère injuste.
Je reste un instant sans rien dire. Il y a une grande sincérité dans sa voix, et je comprends que sa retenue de tout à l'heure était liée non pas à moi, mais à sa gêne vis à vis de la situation. Je suis désarmé devant tant de gentillesse et lui renvoie simplement son sourire. Contre toute attente, elle se lève et nous enlace, Sanada et moi.
— Gen, sauras-tu me pardonner…
Ses larmes coulent à présent. Sanada se serre contre sa mère, les yeux brillants.
— Je n'ai rien à te pardonner, mère. Je sais que tu n'y es pour rien…
Elle l'embrasse et se tournant de mon côté, m'embrasse également.
— Bienvenu dans notre famille, Keigo.
Je me suis trompé. Finalement, la mère de Sanada ressemble plus à sa sœur qu'il n'y paraît. Toute la journée, elle recherche ma compagnie, me caresse la joue avec attendrissement, s'emploie à me dire des gentillesses. Sanada regarde les deux femmes rivaliser de louanges à mon égard d'un air amusé et heureux, se plaignant même à un moment que plus personne ne s'intéresse à lui. Ce qui lui vaut une double étreinte dont il peine à se dégager.
Je suis un peu jaloux de voir à quel point Sanada est aimé de sa famille. Je n'ai certes pas manqué d'affection dès mon jeune âge, mais les auteurs de mes jours ne semblent jamais s'en être eux-mêmes souciés. Je n'ai pas dit à Sanada que j'avais fait parvenir une lettre à ma mère, lui détaillant ma situation, et lui demandant si elle viendrait voir son fils recevoir son diplôme. J'ai reçu une carte fort courte, disant qu'elle se réjouissait pour moi, mais qu'elle avait autre chose de prévu à ce moment-là. Un chèque accompagnait la note. Je l'avais encaissé à contrecœur, puis viré directement sur le compte de Sanada, pour son loyer, trouvant une excuse à l'arrivée de cette coquette somme.
J'avais aussi écrit une lettre à mon père, mais avais décidé de ne pas l'envoyer. Jamais il n'avait répondu auparavant, et le fait de savoir que son fils unique était homosexuel ne devrait pas lui être d'un grand réconfort. J'avais aussi laissé un message sur le répondeur de ma tante, lui communiquant mon numéro de téléphone et lui demandant de me rappeler, mais jamais elle ne l'avait fait.
Pour les Atobe comme pour les Tanaka, je n'existais simplement plus. Ils étaient tous passés à autre chose. Tous ces faits avaient redoublé en moi le sentiment de culpabilité vis à vis de la querelle des Sanada. Me voyant tout à coup pensif, Sanada vient me chercher et montre à sa mère les anneaux identiques à nos doigts. Après une énième séance d'embrassades et de la mère, et de la tante, je prends spontanément une décision, devant faire face à ce qui me ronge.
— Madame Sanada, y aurait-il un moyen quelconque pour que je puisse rencontrer votre mari ?
Ma question met un terme à la conversation, déposant sur le visage de chacun un air abasourdi. La mère est la première à reprendre ses esprits.
— Keigo… je ne suis pas certaine… qu'il acceptera. Mais je peux essayer.
La main de Sanada se pose sur la mienne.
— Tu n'es pas obligé… C'est à moi de régler ça.
— Gen, je ne serai heureux avec toi que quand nous serons fixés à ce sujet. Quelle que soit l'issue.
Tante Saeko opine du chef, ajoutant :
— Gen chéri, je crois que Keigo a raison. Ton père serait peut-être sensible à ce qu'il agisse… disons de façon traditionnelle. Et puis, si tu y réfléchis bien, la situation ne peut pas être pire que maintenant.
Je peux presque percevoir la tempête qui éclate dans son esprit. Je sais, sans qu'il ne l'exprime, qu'il est tiraillé entre la justesse de la démarche et la volonté de me m'en mettre à l'abri. Doucement, sans le brusquer, je lui murmure à l'oreille :
— Gen, je t'en prie, laisse-moi juste essayer. Pour nous deux.
Après quelques minutes de réflexion, il cède enfin.
— D'accord. Mère, quand pourrions-nous…
— Et pourquoi pas tout de suite ?
Nous avons littéralement tout laissé en plan. La mère de Sanada, pourtant à peine arrivée, nous a emmenés tous les trois dans sa voiture. Il y a plusieurs heures de route, et nous ne faisons que quelques arrêts nécessaires. Je suis en train de me demander ce qui m'a pris de mettre en marche cette curieuse équipée. Tandis que nous attendons les deux femmes qui font la queue devant les lavabos d'une station service, Sanada m'emmène vers l'arrière, loin des yeux indiscrets.
Nous échangeons un très long baiser. Je sais qu'il essaie ainsi de me rassurer, et malgré mon angoisse, je me laisse aller au plaisir de cette brève étreinte. A l'oreille, il me glisse :
— Tu es extraordinaire. Jamais je n'oublierai ce que tu fais pour moi.
— Pour nous, Gen.
Nous partageons un autre baiser, conscients qu'il n'y en aura pas d'autres aujourd'hui. Puis nous regagnons la voiture. La mère de Sanada agrémente le voyage en racontant de nombreuses anecdotes d'enfance de son fils, certaines franchement drôles, d'autres qui le font pester.
— Mère, es-tu vraiment obligée de dire à Keigo que j'ai fait pipi dans ma culotte à l'école maternelle ?
Ces chamailleries m'enchantent au plus haut point, et m'empêchent de trop penser à ce qui va suivre. J'ai même peine à croire qu'un moment pénible va suivre celui-ci, plein de chaleur et de rires partagés. Sauf peut-être pour Sanada lui-même qui fait les frais de notre bonne humeur. Il finit par croiser les bras et faire mine de bouder, ce qui a pour effet de déclencher un fou rire collectif, auquel il finit lui-même par céder.
Ma joie s'amenuise tandis que nous approchons de la résidence des Sanada. La maison est très belle, dans son style traditionnel, mais je ne suis guère en état d'en apprécier l'architecture. Nous entrons et la mère de Sanada nous demande d'aller patienter dans sa chambre. Elle viendra me chercher si son mari accepte de me recevoir.
Malgré le contexte, je suis heureux de découvrir son antre. Sans réelle surprise, le lieu est d'une grande sobriété. Les murs sont décorés d'œuvres calligraphiques élégamment encadrées. Il y a aussi quelques photos de ses différentes équipes de tennis, où je reconnais la plupart des joueurs. Je remarque aussi sur son bureau, au côté de piles de livres impeccablement alignées, un cadre où figure un portrait de Yukimura. Une fleur fanée est déposée dessus.
Sanada s'assoit sur son lit, balayant lui aussi du regard la pièce avec une certaine nostalgie. Mon cœur se serre et je prends place à ses côtés. Il pose sa tête sur mon épaule, semblant épuisé. J'étais si concentré sur mes propres angoisses que je n'ai même pas remarqué la sienne.
— Gen, comment te sens-tu ?
— C'est plutôt à toi qu'il faut demander ça…
— Comme tu l'imagines, anxieux. Mais toi… je t'ai embarqué dans tout ça sans même te consulter.
— C'est bizarre d'être ici avec toi, tout en sachant que nous ne sommes pas les bienvenus. J'ai peur, Keigo. Peur que ce soit la dernière fois que je ne mette les pieds ici.
Je l'entoure de mon bras, ne sachant que dire qui pourrait le rassurer. C'est peut-être effectivement la dernière fois.
— Tu peux encore faire machine arrière. Un mot de toi, et je pars. Je t'aime trop pour…
Il attrape alors violemment ma main, me montrant mon anneau.
— Penses-tu que ceci n'a aucun sens pour moi ? Je ne veux plus jamais que tu répètes ça !
Se tournant vers moi, il me lance son regard grave, celui qui n'appelle aucune réplique.
— Écoute-moi bien. Quoi qu'il arrive aujourd'hui, ma décision est prise. Peu importe que mon père l'accepte ou non. Et, peu importe ce qu'il te dira, n'oublie à aucun moment, -tu m'entends ?-, à aucun moment que c'est irrévocable, et surtout…
Il approche son visage à quelques centimètres du mien.
— … n'oublie pas que je t'aime comme un fou et que je veux passer tout le reste de ma vie avec toi. Si c'est ce que tu désires toi aussi, rien, absolument rien ne doit te faire fuir ! Tu as compris ?
Il vient de me sonner les cloches de façon tellement magistrale que je me dis que la rencontre avec son père ne sera qu'une formalité. Je réponds à sa question en posant mes lèvres sur les siennes et nous nous agrippons l'un à l'autre. Puis on frappe à la porte. Nous nous séparons, reprenant une posture plus convenable. C'est tante Saeko.
— Keigo chéri ? Es-tu prêt ? Le père de Gen va te recevoir.
C'est nauséeux que je le quitte, suivant tante Saeko comme si elle me conduisait à l'échafaud. Elle me dirige, ayant compris mon état, aux lavabos de Sanada. Misérablement, mon estomac se vide du peu que j'ai ingurgité aujourd'hui, emplissant à nouveau ma bouche d'un goût atroce de bile. J'avale un peu d'eau directement au robinet et m'en passe sur le visage. M'observant dans le miroir, j'essaie de me composer un visage un peu moins défait. Respirant profondément, je convoque l'Atobe des jours anciens, celui qui jamais n'avait peur et qui séduisait tout le monde d'un simple regard.
Conscient qu'il est impossible d'obtenir cet effet, qui pourtant serait bien utile aujourd'hui, je parviens néanmoins à retrouver un semblant de contenance. La nausée a disparu, c'est déjà ça. En sortant, Saeko rajuste gentiment mes vêtements, arrange mes cheveux, puis m'emmène vers le bureau de son beau-frère. Je ne parviens pas vraiment à distinguer ce qui m'entoure. Ma raison me souffle de prendre mes jambes à mon cou, et de courir, longtemps, loin. Mais les dernières paroles de Sanada me donne la force de rester et d'affronter comme un adulte ce qui va venir. Saeko me presse l'épaule et me murmure des encouragements, une fois devant la porte.
Respirant profondément, me tenant très droit, je frappe avec assurance à la porte. Une voix grave me permet d'entrer. Et je pénètre dans l'arène.
Je suis immédiatement frappé par l'apparence de l'homme assis derrière le bureau. Indéniablement, Sanada est le portrait de son père, sauf pour la couleur de ses yeux. Mais je retrouve en lui le ciselé du visage et l'air déterminé, auxquels s'ajoute la maturité de l'âge. Son regard est glaçant.
Il me fait signe de prendre place sur le siège disposé face à lui, et je sens mon corps trembler en m'asseyant. Cette scène n'est pas sans me rappeler des entretiens dans le bureau de mon propre père. Je n'étais qu'un enfant à l'époque, et à présent je dois faire un très grand effort pour me souvenir que je n'en suis plus un, et que c'est en tant qu'adulte que je suis là.
J'ai peine à soutenir le regard sans faille qui est planté dans le mien. Je n'ai esquissé aucun geste de politesse, et il est un peu trop tard pour y remédier. La première impression est clairement ratée, mais il faut dire que mon interlocuteur en impose.
— Ainsi, c'est vous.
Sa voix est encore plus grave que celle de son fils, ce que je ne pensais pas possible. Le ton est neutre, et je ne saurais dire si cette affirmation appelle une quelconque réponse. Conscient que je ne peux rester de marbre, je me contente de hocher la tête.
Pendant une interminable minute, l'homme face à moi ne dit rien, le regard toujours braqué sur moi. C'est sans doute une des situations les plus inconfortables à laquelle j'ai été confronté. Puis graduellement, le visage d'airain s'affaisse quelque peu, laissant tomber le masque et affichant ce que je qualifierais comme de la lassitude. Avec un fond de tristesse.
Je ne sais comment composer avec l'émotion étrange qui m'envahit. J'ai presque envie de lui demander si tout va bien. Brusquement, il me vient à l'esprit que nous sommes parfaitement égaux. Il est ma source de souffrance, tout comme moi, je suis la sienne.
L'homme se lève finalement et marche jusqu'à la fenêtre, feignant de regarder le paysage. Resté assis à ma place, je tourne la tête vers lui, le souffle suspendu. Une autre longue minute s'écoule. Sans se tourner vers moi, il rompt enfin le lourd silence.
— D'après mon épouse, vous êtes un brillant étudiant. Toujours en compétition avec Genichiro. Est-ce correct ?
J'avale ma salive, presque heureux qu'il parte sur ce terrain.
— Oui, monsieur. Nous espérons obtenir le meilleur classement aux examens.
— Et dernièrement vous avez contribué à subvenir aux besoins de mon fils ? En travaillant dans une épicerie comme un simple commis ?
— Oui, monsieur. Nous nous sommes relayés pour que chacun d'entre nous puisse continuer à étudier sérieusement.
— Pourtant, vous avez vécu une jeunesse dorée, jusqu'à ce que votre père soit envoyé en prison, vous ruinant par la même occasion ?
— Effectivement.
Je ne vois pas où il veut en venir. Lentement, il se tourne vers moi, mais reste posté près de la fenêtre.
— Vous êtes donc un jeune homme raisonnable.
— J'essaie de l'être, monsieur.
— Et pourtant, vous avez entretenu une relation avec mon fils, même en sachant que celle-ci le priverait de sa famille ?
Je sentais bien que c'était trop facile. Cet homme-là pourrait être un bon avocat, tant il a l'art de vous amener sur le terrain de son choix, sans même que vous ne vous en rendiez compte. J'abandonne tout espoir de le convaincre, si tant est que j'aie eu cet espoir auparavant. Mais je ne compte pas pour autant me laisser faire.
— Pas exactement, monsieur. J'ai dit à Genichiro que cela ne méritait pas qu'il se brouille avec vous.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que je n'ai pas connu le bonheur d'avoir une famille aimante. C'est sans doute le bien le plus précieux qui existe et j'aime assez votre fils pour ne pas l'en priver.
L'homme me considère avec davantage d'acuité. Même de loin, je remarque son sourcil arqué. Maintenant il semble me considérer comme un véritable interlocuteur, et non un gamin qu'on met sur le gril.
— Dans ce cas, vous seriez prêt à renoncer à lui, afin qu'il retrouve sa famille ?
— Si j'étais certain que ça le rendrait plus heureux, oui, monsieur, je renoncerais à lui.
Ma voix est déterminée à présent. L'homme me regarde avec encore plus de gravité à présent.
— Vous avez voulu me rencontrer. Pouvez-vous m'en donner la raison ?
— Parce que le bonheur de votre fils m'importe davantage que le mien. Je suis là pour vous demander…
Sans m'en être rendu compte, des larmes sont venues me brouiller la vue. Je tente de reprendre contenance pour achever.
— Monsieur, je n'ai rien à vous demander. En réalité, je suis ici pour vous supplier, vous supplier de ne pas rejeter votre fils.
Ma voix a tenu bon et j'essuie d'un geste bref les larmes naissantes. Le père de Sanada affiche de nouveau cette expression chagrine qui avait terni son visage un peu plus tôt. Cet homme-là vit le même dilemme que moi.
— L'un d'entre nous va devoir renoncer, alors.
Le souffle court, j'opine du chef. Il fait quelques pas vers moi.
— Si vous partiez, je devrais de toute façon renoncer à lui…
Sa voix est à présent troublée. Il retourne à nouveau vers la fenêtre, probablement pour cacher son émotion.
— J'aime mon fils et ma famille par dessus tout. J'ai consacré ma vie à prendre soin des miens, c'est là mon honneur et ma fierté. C'est aussi ce que j'ai transmis à mes deux enfants. Mon fils aîné perpétue la tradition auprès de son épouse et de mon petit-fils. Soyez assuré que Genichiro aura toujours à cœur de mettre ces valeurs en pratique. J'espère simplement que ce sera aussi votre but, vous à qui on n'a pas donné cet exemple.
Mon souffle se tarit. Serait-ce… ? L'homme se tourne à nouveau et constate mon trouble.
— Vous avez gagné. Cependant… si j'apprends que d'une quelconque manière vous faites du mal à mon fils, je vous tue de mes propres mains. Est-ce clair ?
Estomaqué par ce qui est en train de se produire, je me contente de hocher la tête.
— Vous semblez avoir eu un parcours difficile, jeune homme. Mais vous avez su garder la tête haute. Il vous a fallu du courage pour venir me confronter sous mon propre toit. J'admire cela, sachez-le. Mais je continue à trouver tout cela… inconvenant. Vous me voyez certainement comme un homme d'un autre temps, et c'est le cas. Soyons clairs: je ne veux pas que Genichiro et vous veniez vivre ici avec nous. Ce serait donner un mauvais exemple à mon petit-fils. Et pour finir, vous ne serez reçus ici que quand mon fils et vous aurez trouvé un moyen pour officialiser cette relation. Peu importe la manière. Ma seule exigence est la suivante: vous devrez porter notre nom.
Paradoxalement, je sens mon cœur se dilater, tout en ayant la nette impression qu'on vient de me passer un savon. Sentant que l'entretien s'achève, je me lève, mais je tiens à ajouter une dernière chose.
— Ce serait un honneur pour moi. Je ferai tout pour me montrer à la hauteur du nom que vous m'offrez.
L'homme se tourne à nouveau, s'approche de moi. Il a l'air épuisé. J'incline les épaules en signe de gratitude. Il me tend une main brûlante, contrastant avec la mienne, glacée. Nous échangeons un bref regard. A défaut de nous apprécier, nous nous respectons.
En sortant du bureau, après avoir soigneusement refermé la porte, je sens mes jambes se dérober sous moi. Je fais quelques pas à peine, puis m'assoit à même le sol, en état de choc. Je dois vite me ressaisir, d'autant que je ne sais pas comment retourner au salon, où le reste de la famille doit se trouver à présent.
C'est dans un état second que je parviens à gagner l'escalier. J'entends des voix féminines m'indiquant la bonne direction. Quand je fais mon apparition, trois paires d'yeux se lèvent simultanément. Par bonheur, le frère de Sanada et sa famille ne sont pas là.
Je fais un pas vers eux, chancelant. Des gouttes de sueur sillonnent mon dos. Sanada, comme une flèche, me rejoint et va m'asseoir sur le divan. De la main, il essuie mon visage et demande à sa mère et à tante Saeko de me laisser respirer.
— Merci, je vais mieux. C'était juste un vertige.
— Partons d'ici. Tu as fait ce que tu as pu…
— Non, Gen. J'ai…
Je me rends compte que je ne sais même pas par où commencer. Puis les mots du père de Sanada me reviennent à l'esprit.
— Gen, nous avons gagné…
Un silence général précède un chaos de paroles, de questionnements, d'exclamations. Je coupe court à ce tumulte.
— Madame Sanada, votre mari souhaite vous voir avec Gen. Je pense qu'il vous expliquera mieux que moi.
Celle-ci se lève et Sanada dépose un baiser furtif sur ma nuque, puis la suit. Je prends le temps d'expliquer la teneur de l'entretien à une tante Saeko impatiente. Une fois mon récit terminé, celle-ci me serre contre elle.
— Je suis heureuse pour vous deux. Tu as obtenu une belle victoire…
— Non, tante Saeko. Il avait déjà pris sa décision. Je lui ai juste permis de formaliser les choses.
— Ne te sous-estime pas. Qu'allez-vous faire, à présent ?
— Retourner à l'université, je suppose.
— Je veux dire… après ?
— Je ne sais pas encore. Mais il va falloir y réfléchir.
— Si tu veux revenir ici, oui.
— Que feriez-vous, tante Saeko ?
Nous discutons des options qui, pour tout dire, sont assez restreintes. Sanada m'avait déjà suggéré l'adoption. Il existe aussi la possibilité de partir vivre dans un pays où le mariage nous serait possible.
— C'est quand même dommage qu'il vous force ainsi la main…
— Ce ne sont que des formalités administratives. Pour moi…
Je lève la main, montrant l'anneau d'argent glissé à mon annulaire.
— C'est déjà fait.
J'ai droit à une nouvelle étreinte de tante Saeko.
— Tu sais, les parents de Gen ont mis une somme de côté qu'ils ont donné à son frère quand il s'est marié. Ça lui a permis de meubler en partie l'aile de la maison où sa femme et lui vivent.
— Je l'ignorais.
— Ce n'est pas une somme fabuleuse, juste de quoi démarrer. Gen aura la même chose.
— Il l'aurait eu s'il s'était marié avec une femme…
— Ma sœur veillera à ce qu'il l'ait. Et je ne pense pas que mon beau-frère chicanera pour si peu. Moi aussi j'avais mis une somme de côté pour Gen, figure-toi. Un très modeste complément, en vérité, juste une petite contribution.
— C'est très généreux à vous.
— Cet argent, il sera pour toi, Keigo. Ce n'est vraiment pas grand-chose, mais ça te permettra de participer un peu à votre futur emménagement. Je sais que tu n'auras rien devant toi avant de commencer à travailler.
— Tante Saeko, je vous suis infiniment reconnaissant, mais je ne peux accepter. Cet argent est à vous, pour Gen.
— Il sera à toi, et Gen m'a déjà donné son accord. Et par pitié, ne le laisse pas choisir une décoration trop austère, toi qui a un goût si exquis.
Je suis tellement touché par sa gentillesse que cette fois-ci, c'est moi qui la serre dans mes bras.
— Merci, tante Saeko. J'aurais… j'aurais tellement voulu avoir une mère comme vous.
Quand nous entrons dans mon studio, il est déjà tard dans la nuit. Nous sommes épuisés par cette étrange journée. La mère de Gen aurait voulu que nous restions pour la nuit, mais ç'aurait été rompre l'accord nous liant à son père. Et nous devons retourner à l'université demain, de toute façon.
Dans le train, j'ai pu raconter à Sanada mon entretien avec son père avec davantage de détails. Il est impressionné par ma détermination, et s'il ne peut me l'exprimer dans ce lieu public, ces yeux parlent pour lui.
Lui aussi me raconte par le menu sa rencontre avec son père. Celui-ci, comme je l'avais deviné, avait été très affecté de la rupture qu'il avait opéré avec son fils. Ses valeurs traditionnelles entraient pour la toute première fois en conflit avec ses valeurs familiales, et c'est cette cassure qui avait surtout été l'objet de sa colère.
Il avait réitéré les conditions de notre paix. Sanada me confie qu'il n'envisageait de toute façon pas de vivre à la résidence familiale, comme son frère avait choisi de le faire. Il sait que les rencontres familiales resteront plus distantes qu'elles ne l'auraient été dans un autre contexte, mais c'est le meilleur résultat que nous pouvons obtenir.
— Mais tu l'as impressionné, Keigo.
— Comment le sais-tu ?
— Il me l'a dit. Enfin… pas de cette façon-là…
— De quelle façon ?
— Selon lui, tu sembles « digne des Sanada ».
Il dit ça avec légèreté, mais je sais bien quelle valeur ces mots-là peuvent avoir dans la bouche de son père.
— Et toi, qu'en dis-tu ?
Il dépose un baiser sur ma tempe, un sourire moqueur sur les lèvres.
— Que si moi je veux être digne de toi, et te surpasser aux examens, nous ferions mieux de fermer l'œil.
Le lendemain matin, c'est le cœur un peu plus léger que nous partons pour l'université. Nous avons encore beaucoup à faire pour réussir nos diplômes. D'autant plus que nous avons convenu de continuer notre travail d'appoint et de nous débrouiller par nous-mêmes. Malgré les retrouvailles des Sanada, nous mettons un point d'honneur à conserver notre indépendance. Son père a d'ailleurs apprécié cette décision, montrant que son fils est désormais un homme responsable.
Les semaines qui suivent s'enchaînent à grande vitesse. Nous nous relayons entre les cours, les révisions et le travail. Sanada parvient à se maintenir à flot financièrement et scolairement. C'est une période difficile néanmoins, car nous avons l'impression de nous croiser, nous écroulant souvent de fatigue le soir, mais toujours dans les bras l'un de l'autre. Nous savons que cela en vaut la peine.
— Enfin seuls !
C'est le premier week-end entièrement libre depuis deux mois. Notre travail scolaire est fait et le magasin où nous travaillons est fermé pour quelques jours. Les planètes se décidant enfin à s'aligner pour nous, tante Saeko nous a laissé sa maison pour ces deux jours. Après une nuit de sommeil réparateur, nous sommes censés aller faire une promenade, mais à dire vrai, aucun d'entre nous n'a envie de voir du monde dans l'immédiat.
— Gen, si nous allions prendre un bain ?
Sanada me jette un regard surpris. Je lui retourne le mien, aguicheur. J'éclate de rire en le voyant soudain comprendre où je veux en venir. Il est si innocent parfois.
Nous nous contentons de nous câliner dans les bulles crémeuses. J'ignore si c'est le parfum de fleurs qui flotte dans l'air ou autre chose, mais Sanada est très disert ce matin.
— Ta peau est si douce. On croirait de la soie. Et ce petit grain de beauté, il me rend fou.
Je n'ose rien répondre. J'ai trop peu qu'il ne s'arrête. Et il est en train d'attaquer mon cou avec sa bouche, ce qui me fait toujours un effet immédiat.
— Tu as un goût délicieux aussi, tu le sais ? Mais je dois y aller doucement. Ce serait dommage d'abîmer une beauté pareille.
Je tourne la tête, arquant exagérément le sourcil.
— J'ai pourtant un douloureux souvenir de tes dents plantées dans ma chair…
Je ponctue ma remarque d'un petit rire moqueur, mais lui ne réagit pas. Je me tourne à nouveau vers lui.
— Je ne t'en veux pas, tu sais…
— Ce n'est pas ça, Keigo. C'est… Je ne suis pas très fier de ma… performance ce jour-là. Je veux dire… Toi, tu es si doué…
— Mais qu'est-ce que tu racontes, Gen ?
L'ambiance se refroidit brusquement, malgré la vapeur tiède qui nous entoure. Il fixe un point imaginaire. Puis il me regarde de nouveau, se mordant la lèvre.
— J'aimerais être capable de te faire plaisir… comme toi tu me fais plaisir…
— Ah…
Mais où veut-il en venir, à la fin ? Sur le point de lui dire à quel point nos ébats me satisfont, je comprends tout à coup ce qu'il a en tête. Mais qu'il est bête, parfois…
— Ah ! Mais Gen, ça n'a pas la moindre importance, tu sais…
— Pour moi, si.
Son air buté me rappelle, si j'en avais besoin, à quel point Sanada peut être un compétiteur, y compris dans l'intimité. Je ne l'en blâme pas, parce que j'ai tendance à être pareil. Je lui renvoie un sourire teinté d'ironie.
— Tu aimes toujours te mesurer à moi, pas vrai ? Comme au bon vieux temps…
Il garde son air revêche, mais une étincelle illumine son regard. Il hausse les épaules de façon énigmatique, mais j'en profite pour le taquiner un peu.
— Ce n'est quand même pas à toi que je vais apprendre que maîtriser une technique requiert de l'entraînement. Beaucoup d'entraînement. Une pratique stricte, répétée, supervisée par un coach qui…
Pas le temps de terminer mes sarcasmes qu'une gerbe d'eau me tombe sur la tête. Je pousse un cri de surprise. Une fois ma vue dégagée, c'est un Sanada pris de fou rire qui se présente à mes yeux. C'est si rare de le voir ainsi… Je prends néanmoins un air offusqué.
— Excuse-moi mais j'ai cru voir un instant…
Il s'esclaffe de nouveau, et je commence moi-même à rire tellement il est drôle ainsi.
— C'est bon, j'arrête. Je te disais, j'ai cru un instant que tu étais redevenu le capitaine de Hyotei. Pardon, mais ça m'a rappelé tes grands discours…
Tandis qu'il claque dans ses doigts, le fou rire le reprend. Il est tellement irrésistible ainsi que je n'ai même pas le cœur de mal prendre sa remarque. Mais je décide de le taquiner encore.
— Et toi, vice-capitaine de Rikkai, qui m'affiche son éternel air borné. Tu aurais dû mettre ta casquette, on s'y serait cru. Et puis, désolé, mais c'est comme ça qu'on claque dans les doigts.
Je joins le geste à la parole, émettant un bruit bien net.
— Mais comment fais-tu pour y arriver avec les doigts mouillés ?
— Serais-tu impressionné par mes prouesses ?
Nous éclatons à nouveau de rire. Ça me fait étonnamment beaucoup de bien d'être capable d'évoquer le temps lointain du collège sans amertume. Mais ce n'est pas aux souvenirs que j'ai la tête.
— Sortons de là, Gen. J'ai envie que tu me fasses autre chose avec tes doigts.
C'est complètement nus et à peine séchés que nous nous jetons sur le lit. J'ai eu le plaisir de voir rougir Sanada jusqu'aux oreilles quand je lui ai proposé de me suivre. Mais il n'a émis aucune protestation et tandis qu'il me caresse fiévreusement, je sens à quel point lui aussi en a envie.
Nos baisers se font de plus en plus profonds et insistants. Je me couche sur le dos, jambes grand écartées et lui lance un regard explicite. Je le vois se figer instantanément. Je me redresse sur les coudes et le fixe intensément.
— Gen, s'il te plaît, j'ai envie…
— Je ne suis pas certain d'y arriver… J'ai trop peur de te faire mal, ça… me coupe mes moyens.
— Ne sois pas bête…
Il hoche la tête d'un air désolé. Je décide d'utiliser une autre stratégie, à mes risques et périls.
— Si c'est ainsi, je refuse de faire l'amour avec toi.
Pour faire bonne mesure, je m'assois en tailleur et adopte un air boudeur. Il me lance en retour un regard circonspect, mais devinant que je joue la comédie, vient m'embrasser le cou avec douceur. Je ne peux résister et pousse un soupir de contentement, invalidant mes paroles précédentes. Une soudaine impulsion me fais prononcer, presque malgré moi, des mots qui dépassent l'entendement :
— Allez, fais plaisir à Ore-sama…
Je me mords instantanément la langue pour avoir sorti une telle énormité, mais je vois dans ses yeux la même étincelle qui y avait brillé un peu plus tôt.
— Tu étais tellement insupportable, à l'époque. Je mourrais d'envie de te faire taire… comme ça.
Joignant le geste à la parole, il écrase ma bouche d'un baiser passionné. Mon dieu, Sanada a des fantasmes… C'est probablement un signe de la fin du monde. Je décide de la pousser un peu plus loin.
— Tu me détestais, mais tu avais envie de moi en même temps, alors ?
Ma remarque a pour effet de le faire rougir encore un peu plus. Il ne répond rien, manifestement mortifié.
— Tu es adorable quand tu es gêné. Désolé d'être aussi curieux…
Je ponctue ma phrase en effleurant ses lèvres, sûr qu'il n'évoquera pas le sujet à nouveau. Petit à petit, nos caresses reprennent avec avidité, comme si rien ne nous avait interrompus. Sanada me lance des regards toujours teintés d'envie et de défi. Que je décide de lui rendre. Ces échanges rendent l'ambiance particulièrement électrique. Aucun de nous ne prend l'initiative d'engager les choses.
— Qu'y a-t-il Gen, tu as peur de moi ?
Il ne répond toujours pas mais me jette un autre de ses regards fiers. Je le vois avaler bruyamment sa salive et rougir de nouveau.
— Keigo, je vais… je veux te faire plaisir. Si tu as toujours envie, bien sûr…
— J'ai envie…
— Tu peux… m'aider ?
Il semble mortifié. Un soupir amusé m'échappe, mais je me retiens de rire en voyant son air contrit.
— Laisse-moi te guider…
— Ça me gêne tellement…
Sa fierté blessée est touchante dans un sens. Sans rien ajouter, je me lève et fouille dans mon sac à la recherche d'une petite bouteille que je suis allé acheté il y a quelques jours de cela, ce qui m'a valu un des moments les plus embarrassants de ma vie. Toujours sans mot dire, je verse sous son regard surpris un peu du liquide sur ses doigts, que j'étale ensuite. Puis le guidant vers mon intimité, je m'apprête à lui donner une leçon dont il se serait bien passé. Mais quand plus tard je crie son nom au sommet de mon plaisir, je vois bien que sa fierté a été restaurée.
La période des examens est l'une des plus difficiles à vivre. Nous ne voyons pratiquement pas la lumière du jour, enchaînant les épreuves, les révisions, le travail. Quand tout est fini, nous sommes littéralement épuisés de ce marathon. Nous profitons de notre temps libre pour aller courir, jouer au tennis, faire l'amour. Notre forme physique quelque peu négligée s'améliore de façon significative.
Mais en attendant nos résultats, nous devons aussi décider de notre avenir. Ce sujet est complexe, non que nous soyons en désaccord, mais les options qui s'offrent à nous ne nous satisfont jamais complètement.
Sanada souhaite enseigner après notre diplôme. Je ne doute pas qu'il sera un professeur formidable, même si je le taquine souvent en lui disant que son air revêche va effrayer ses élèves. Quant à moi… j'ignore totalement ce que je vais devenir. Je dois impérativement trouver du travail si je veux subvenir à mes besoins.
Mon avenir de gosse de riche avait été tracé dès mon enfance, ce qui m'a toujours détourné d'une vraie réflexion concernant ce à quoi je pourrais être vraiment utile. Un matin, je me rends même seul à Osaka au centre pour jeunes homosexuels et rencontre une sorte de conseiller.
Je repars de là avec une collection de documents que j'étudie avec attention dans les jours qui suivent. Ma démarche nous est d'une grande aide, puisqu'une idée finit par se dessiner dans mon esprit. J'en discute bien évidemment avec Sanada.
Il semble séduit par le projet, mais me demande de bien réfléchir, car si, comme il l'envisage, mon classement universitaire est élevé, je pourrais prétendre à mieux. J'arque un sourcil et le regarde d'un air empreint de gravité.
— Je refuse de devenir homme d'affaires ou ce genre de choses…
— Je m'en doute, mais brillant comme tu es…
Mon regard est suffisamment éloquent. Il n'insiste pas et vient m'enlacer à la place.
— Osaka, alors ?
— Si cela te convient.
— Où tu seras, ce sera chez moi.
Quelques jours après, nous nous rendons à l'université afin de découvrir nos résultats. Une foule d'étudiants surexcités se presse devant plusieurs panneaux de fer. L'ambiance est partagée entre les cris de bonheur des uns et les pleurs de déception des autres. Nous avons toute les difficultés du monde à nous frayer un passage.
Le classement alphabétique fait que nos noms ne sont pas sur le même panneau. Nous nous dirigeons en premier lieu vers la fin de la liste. Sanada Genichiro - Reçu (2e). Je lui lance un regard fier et lui presse la main, vu que personne ne fait vraiment attention à nous. Les marques d'affection seront pour plus tard.
Un peu plus loin sur la liste, on peut lire Tanaka Keigo – Reçu (1e – major de promotion). J'observe mon nom avec fierté, mais sans éclater de joie pour autant. Juste le résultat de mes efforts. Puis ma vision est brouillée à l'approche d'une tête. Mes lèvres sont embrassées, sans que je ne m'y sois attendu.
C'est un événement bien plus extraordinaire que la découverte des résultats. Est-ce que Sanada, le timide Sanada, vient de me donner un baiser de félicitations devant tout le monde ?
Quelques sifflets s'élèvent autour de nous.
La remise des diplômes est une cérémonie très simple et solennelle. En tant que major de la promotion, je prononce un discours de gratitude à l'égard de la communauté éducative et quelques paroles d'encouragement pour l'avenir de mes camarades. N'étant pas spécialement populaire, je suis surpris d'entendre les applaudissements nourris qui suivent ces quelques mots. Je meurs d'envie de lever la main et de claquer des doigts, mais je m'abstiens. Je sors de scène en retenant un rire.
Sanada, assis avec sa famille dans l'assistance, capte mon regard et me sourit. Il a compris.
Pendant la réception qui suit la cérémonie, je ne me mêle pas à eux. Nous en avions convenu avant avec Sanada. Je préfère qu'il profite de ce moment en famille, sans les embarrasser. D'autant que son frère, sa belle-sœur, son neveu et son grand-père sont aussi de la partie.
Ma mère ou ma tante n'ayant pas eu la grâce de venir, c'est tante Saeko qui me tient compagnie. Nous discutons aimablement quand une main se pose sur mon épaule. Je fais volte-face et pose les yeux sur un très grand jeune homme aux yeux bruns, dont le visage me dit quelque chose. Puis j'avise une croix en argent pendant au bout d'une chaîne et mes yeux s'arrondissent de surprise.
— Otori ? C'est toi ?
— Atobe ?
Otori a tellement changé que je ne l'aurais pas reconnu. Le jeune garçon aux grands yeux est devenu un jeune adulte aux traits affirmés, les cheveux coupés au ras du crâne. Pendant un instant, une foule de questions me traversent l'esprit. Je vois bien qu'il est en proie à la même étrange sensation qui submerge deux individus qui ne se sont pas rencontrés depuis longtemps.
— Qu'est-ce qui t'amène ici, Otori ?
— Ma petite amie a reçu son diplôme aujourd'hui. Je suis venu passer la journée avec elle et sa famille.
Du doigt, il m'indique une étudiante que je ne connais pas, entourée de plusieurs personnes qui sont en train de la féliciter.
— Que deviens-tu ?
Il passe sa main sur ses cheveux courts en souriant.
— École militaire… Mais… Atobe, tout le monde pensait que tu étais parti vivre en Europe après la… le…
— La ruine ? Le désastre ? Disons que j'ai disparu de la circulation, mais pas du pays, comme tu peux le constater.
— Je ne comprends pas. C'est toi qui as fait le discours tout à l'heure ? Ils ont appelé un autre nom, c'est pourquoi je n'étais pas sûr… Ma petite amie m'a dit qu'il y avait eu une rumeur à ton sujet disant qu'Atobe était ton vrai nom. Et puis tu as tellement changé que je ne savais plus si c'était toi ou pas.
— C'est une longue histoire, Otori. Mais oui, j'ai changé de nom et j'ai fait mes études ici.
— Et tu finis major de la promo, bravo, ça ne m'étonne pas de toi.
Il me sourit mais je remarque qu'il est un peu gêné.
— Tu es tout seul alors ? Pas de famille pour te soutenir ?
Je lui indique tante Saeko qui s'est éclipsée au début de notre conversation.
— Ma tante… par alliance si je puis dire.
— Comment ça ? En plus, tu es marié ?
— Non, Otori, je ne peux pas, mais il y a une personne dans ma vie. Ta petite amie a dû entendre parler de ça aussi.
Il rougit un peu et finit par hocher la tête.
— Elle m'a dit que tu serais en couple avec un garçon de ta classe. Un grand brun, dont elle avait oublié le nom.
— Tu te souviens de nos adversaires de Rikkai Dai ?
— Évidemment, comment oublier ?
— Leur vice-capitaine ?
— Grand, avec une casquette. Sanada, c'est ça ? Mais quel rapport avec…
Otori manque de s'étouffer avec sa boisson, comprenant brusquement où je veux en venir.
— Sanada et toi vous êtes… ?
— Oui, un couple, comme je te dis.
Son visage passe par différentes émotions. Puis il se met à rire doucement, se grattant la tête.
— Sacré capitaine Atobe, je vais devoir appeler Shishido par ta faute, tu sais…
— Pour quelle raison ?
— Tu me croiras ou pas, mais c'est un vieux pari qu'on avait fait. Je lui dois 5000 yens.
Je discute un long moment avec Otori, heureux de le voir après toutes ces années. Sanada, qui est parvenu à s'éclipser un moment, est tout gêné de se voir présenter comme mon compagnon, mais serre la main de mon ancien camarade qui n'en croit toujours pas ses yeux. D'après lui, Shishido avait deviné notre attirance alors que nous étions encore au collège. Moi qui l'avait toujours pris pour un imbécile…
— En fait, d'après Shishido, c'est toi qui regardait notre capitaine bizarrement…
Je lève un regard amusé sur Sanada qui ne sait plus où se mettre et qui bredouille des excuses pour filer rejoindre sa famille. Otori doit lui-même rejoindre sa petite amie et nous nous quittons en nous promettant de garder contact.
Je cherche tante Saeko des yeux, mais la voyant occupée avec les Sanada, je me retrouve seul un petit moment, quand une autre personne me tapote l'épaule. C'est Yumi, la cousine d'Oshitari. Elle semble un peu gênée et je vois bien qu'elle a dû rassembler tout son courage pour venir me parler.
— Bonjour Tanaka. Félicitations pour ta première place. Très beau discours.
— Merci, Yumi et félicitations à toi aussi pour ton diplôme.
— Merci, Tanaka. Je voulais… m'excuser pour mon comportement. Je ne savais pas pour Yushi… Même si je le trouvais bizarre. Kenya m'a tout raconté. Je me sens coupable pour ce qu'il t'a fait.
— Je ne t'en veux pas, Yumi. Tout ça est derrière nous, et tu m'as aidé, finalement. Mais je voudrais te demander une chose… Sais-tu ce qu'il devient ? Yushi ?
— Il est parti chez Kenya. Complètement dévasté, comme si quelque chose s'était brisé en lui. Il a accepté d'être admis dans un hôpital psychiatrique et les premières semaines ont été très dures. Il est sorti aujourd'hui, mais il va encore en consultation plusieurs fois par mois. Il vit toujours chez les parents de Kenya, parce que les siens ont pris leurs distances avec lui…
Je baisse la tête, déprimé d'entendre à nouveau une histoire de parents rejetant leur enfant.
— Yumi, je me sens coupable de tout ça…
— Écoute, tu n'as fait que te protéger. Et puis quelque part, tu l'as sauvé de lui-même. Il aurait fini par se détruire, et par détruire d'autres personnes. Là, il va mieux et il va pouvoir prendre un nouveau départ.
Je hoche la tête, un peu apaisé. Vu sous cet angle, il est vrai que cette intervention, bien que douloureuse, a été salutaire.
— Et je dois aussi te remercier pour autre chose.
Je relève la tête et lui lance un regard interrogatif.
— Kenya et moi, nous avons souvent été en contact, depuis… l'incident. Bref, grâce à toi, il est devenu mon petit ami.
Elle se hisse sur la pointe des pieds, embrasse ma joue et me murmure :
— Bon courage à toi et à Sanada pour la suite.
C'est décidément une journée pleine de surprises.
Sanada parvient à nouveau à venir me rejoindre, et cette-fois-ci nous nous éclipsons à l'écart. Il a vu le baiser que m'a donné Yumi et feint la jalousie. Je souris et lui raconte notre discussion. Il se contente de hocher la tête.
— Peut-être que tu vas pouvoir manger normalement, à présent…
— Mais je mange normalement.
— Qu'as-tu avalé aujourd'hui ?
— Ça compte ce qu'on a fait ce matin avant de partir ?
Rougissant, il me donne une tape derrière la tête, tandis que je ricane.
— Je ne plaisante pas. Le buffet est plein de nourriture excellente. As-tu mangé quelque chose ?
D'un air à présent penaud, je réponds :
— J'ai partagé un beignet avec tante Saeko.
— Pour toute la journée ? Allez,viens…
Il me tire par la main et m'observe en train de me servir. Effectivement, tout est délicieux, mais je suis obligé de m'arrêter après quelques bouchées. Il hoche tout de même la tête, me recommandant de reprendre quelque chose dès que ça passera. Il s'apprête à me quitter et à retrouver sa famille, quand soudain, il fait volte-face, m'attrape de nouveau la main et m'emmène de l'autre côté de la salle, sans me laisser le temps de protester.
En quelques secondes, je me retrouve parmi les Sanada. Je reconnais immédiatement sa mère et son père, ce dernier arborant une expression austère.
— Père, mère, tante, vous connaissez déjà Keigo. Keigo, je te présente mon grand-père, mon frère aîné, son épouse et mon neveu, Sasuke. Keigo est mon compagnon.
Je salue poliment. Le jeune garçon fait rire tout le monde :
— Dois-je vous appeler « oncle Keigo » ?
Sauf le père de Sanada.
— Sasuke, ce monsieur n'est pas ton oncle et il le sait très bien… Veuillez nous excuser, jeune Tanaka, mais cette réunion est familiale.
Sa femme pose la main sur son bras et je vois Saeko fulminer en arrière-plan. Elle ne peut s'empêcher de s'écrier :
— Je suis l'invitée de Keigo, aujourd'hui. Dois-je partir également ? Je ne suis pas une Sanada non plus, après tout !
A présent c'est lui que tout le monde regarde. Comment un seul homme peut-il tenir en respect plusieurs personnes ?
Je suis le mieux placé pour le savoir, après tout. C'est une question de pouvoir, peu importe ce qui vous l'octroie. Sanada semble le comprendre lui aussi.
— Père, Keigo est le major de la promotion et c'est un honneur qu'il soit présent, à nos côtés. Vous aviez bien précisé que vous ne le recevriez pas à la maison, mais ici, nous sommes à la faculté et vous n'y avez pas autorité. De plus, vous savez très bien que dans quelques jours, il portera notre nom.
Sa voix profonde et surtout sa détermination laisse tout le monde pantois. Les regards se tournent à nouveau vers son père. Conservant son masque de dignité, il baisse la garde.
— Si tout le monde est d'accord, alors je n'y vois aucune objection.
Je suis heureux, malgré mon trouble, de l'entendre prendre ainsi ma défense. Je suis assailli par tout les membres de la famille. Tante Saeko, la mère de Sanada et même sa belle-sœur me cajolent comme une peluche. Son père affiche un regard désapprobateur, mais je vois bien qu'il n'a pas l'esprit à gâcher la fête.
Je discute un peu avec le frère de Sanada, qui est une copie un peu plus âgé de celui-ci. Puis c'est le grand-père qui vient me serrer la main. Je suis un peu surpris qu'un homme de cet âge soit aussi compréhensif vis-à-vis de la situation.
Un peu plus tard, j'en fais discrètement la remarque à Sanada. Celui-ci me fait un sourire énigmatique. Et me glisse à l'oreille :
— Tu garderais un secret ?
— Bien sûr.
— Grand-père a été amoureux d'un homme dans sa jeunesse.
J'avale de travers, les yeux écarquillés. Sanada savoure l'effet de sa révélation.
— Tu veux rire ?
— Pas du tout, c'est lui qui me l'a confié, quand il a su pour moi. A l'époque, c'était… enfin, tu vois, encore plus difficile qu'aujourd'hui. Il a renoncé et a rencontré grand-mère. Son deuxième grand amour.
Je jette un bref coup d'œil au vénérable Sanada Genemon.
— Incroyable.
— Le plus incroyable, c'est de savoir qui était l'homme dont il était tombé amoureux…
— Que veux-tu dire ?
— Tu promets de ne rien dire ?
— Je jure.
— L'homme s'appelle Tezuka.
— Tezuka ? Comme…Tezuka de Seigaku ?
— Son grand-père.
Cette révélation m'achève. Je me dis que malgré tout, nous avons de la chance de vivre notre amour à une époque différente de la leur. Le nom mentionné m'amène cependant à une autre idée.
— C'est amusant, parce que… quand nous étions plus jeunes, je pensais que tu avais un faible pour Tezuka.
— Moi aussi, je pensais que tu vais un faible pour lui.
Nous échangeons un regard.
— Jamais de la vie. C'était juste un adversaire. Mais je me suis intéressé à toi à cause de lui.
— Pareil pour moi.
Jamais je ne remercierai assez les Tezuka, car sans eux, pour des raisons différentes, je ne serai pas avec Sanada aujourd'hui.
— Je n'en reviens pas d'avoir encore changé de nom…
— Viens par là, Sanada Keigo.
Depuis l'officialisation i peine quelques heures de ce qui n'est pour nous qu'une formalité administrative, Sanada n'arrête pas de répéter mon nouveau nom. Je vois que ça lui fait plaisir, et pour tout dire, à moi aussi. Nous sommes rentrés dans notre petit appartement d'Osaka pour fêter ça entre nous. Après un bon repas, je lui glisse langoureusement à l'oreille que j'ai envie de démarrer la nuit de noces. Je le regarde rougir avec délectation. Il ne changera jamais.
Bien qu'il soit officiellement le chef de famille, c'est moi qui lui fait l'amour avec ardeur ce soir-là, car après presque un an à refuser de le dire explicitement, il m'avoue que c'est ce qu'il préfère, ou plutôt, il le grogne d'un air gêné.
Suivant mes projets, j'ai intégré le centre d'aide aux jeunes homosexuels de la ville. En tant que travailleur social, je suis en charge de trouver des solutions d'hébergements à de jeunes garçons et filles ayant été chassés de chez eux à cause de leur orientation.
C'est un travail qui me tient à cœur, car dans mon malheur, j'ai eu la chance de n'être jamais confronté à cette situation. Cet emploi me prend du temps et ne paie pas très bien, mais chaque jour, quand je rentre chez nous, c'est avec un sentiment de devoir accompli. Je me sens enfin à ma place, ce qui a eu pour effet de calmer mes troubles alimentaires.
Sanada a eu plus de difficultés à s'insérer. Devenu professeur d'école primaire, il a été la cible de réflexions très déplaisantes quand on a fini par savoir qu'il vivait en couple avec un autre homme.
Mortifié et toujours soucieux de son honneur, il a préféré démissionné. C'est la rançon d'un choix assumé, m'a-t-il dit. Ayant pu discuter avec un de ses anciens professeurs de l'université de Tokyo, qui s'est fait une joie de recommander un de ses plus brillants élèves, il a fini par décrocher un poste à Osaka, où il enseigne désormais ce qu'il préfère, la calligraphie.
Nous jouissons d'un niveau de vie raisonnable, loin de ma vie de gosse de riche, mais suffisant pour pourvoir à nos besoins. Et sa famille nous reçoit à présent à chaque grand événement. Son père reste distant avec moi, mais ça n'a pas d'importance, du moment qu'il est réconcilié avec son fils.
Un an plus tard, nous assistons à la soirée des anciens de Hyotei. Nous attirons toutes les attentions et nous amusons de l'air ébahi de chacun. Tout le monde avait fini par être au courant, mais ils n'en croyaient tout de même pas leurs yeux. Nous rencontrons les épouses, les petites amies de ceux qui ont trouvé chaussure à leur pied. Otori est même devenu père entre temps. Mukahi vient discuter un peu à part vers la fin de la soirée. Il me confie qu'il voit quelqu'un depuis peu, une personne qui n'est pas venue ce soir. Comme je sais que ce ne peut pas être Kabaji, resté en Angleterre, et surtout fraîchement marié, je me doute du nom de cet individu.
— Comment va-t-il ?
— Mieux, beaucoup mieux. Il aurait voulu être là ce soir, mais… Il m'a raconté ce qui s'était passé entre vous. Il a préféré ne pas te gâcher la soirée. Il s'en veut toujours énormément.
— Je pense que c'est mieux qu'on ne se voit plus, effectivement. Mais tu lui diras que moi, je ne lui en veux plus. Et que je vous souhaite le bonheur, à tous les deux.
Mukahi me serre dans ses bras, me remercie et nous nous quittons là-dessus.
Deux mois après, c'est à une soirée similaire que Sanada m'entraîne : la réunion des anciens de Rikkai Dai. Nous sommes l'objet de la même curiosité. Mais ça ne me dérange pas, tant je vois que Sanada est fier de me présenter à ces amis comme son compagnon.
Un peu plus tard, il se rend au cimetière pour déposer une fleur sur la tombe de Yukimura. Je reste en arrière, car ce qui les a réunis n'appartient qu'à eux. Il sort bien plus bouleversé qu'il ne veut le montrer, et passe mon bras autour de sa taille pour le soutenir. Cette blessure ne guérira jamais vraiment. D'ailleurs la veste jaune du gracieux capitaine est toujours dans une boite, au fond de notre armoire.
Un an plus tard, je reçois un faire-part de naissance. Kabaji a eu une petite fille. Les larmes aux yeux, je cours la montrer à Sanada, qui me propose immédiatement d'aller le voir pendant les vacances.
Nos retrouvailles sont un des plus beaux moments de ma vie. Je prends à part mon énigmatique ami, et m'excuse pour tout ce que j'ai pu lui faire endurer quand j'étais un gosse de riche. Le brave Kabaji me serre contre lui, me disant que jamais il ne m'en a voulu.
Le lendemain, j'emmène Sanada à une adresse que m'a indiquée la mère de Kabaji. C'est une très joli maison bourgeoise, dans un quartier résidentiel.
— Keigo, es-tu certain ?
— Non, Gen, mais c'est l'occasion ou jamais.
La porte s'ouvre finalement. C'est un enfant de six ou sept ans. Je ressens Sanada émettre un hoquet de surprise, tant cet enfant me ressemble. Mon demi-frère, probablement.
— Bonjour, petit. Est-ce que ta maman est là ?
L'enfant me regarde avec curiosité. Il nous ferme la porte au nez. Quelques secondes plus tard, la femme séduisante et élégante, qui avait eu la bonté de me mettre au monde, ouvre. Son visage est clairement choqué de me voir là, sur le pas de sa porte.
— Bonjour, mère. J'espère que je ne vous dérange pas.
— Keigo ! Mais… que fais-tu là ? Tu aurais pu me prévenir…
J'échange un regard avec Sanada qui ne cache pas son ébahissement. Après des années de séparation, voilà tout ce que ma mère trouve à me dire.
Elle nous fait néanmoins entrer et jette un œil interrogatif sur Sanada. Elle nous laisse prendre place sur le divan de l'élégant salon. Elle s'installe elle-même dans le fauteuil qui fait face. Et attend.
— Mère, je te présente Genichiro. Mon compagnon.
— Ton compagnon ?
— Oui, mère. Nous vivons ensemble depuis plusieurs années à présent. A Osaka.
Son expression indéchiffrable ne me dit rien qui vaille.
— De quoi vis-tu ?
Je m'en serais douté. Elle ne semble même pas curieuse de connaître Sanada.
— Je suis travailleur social, mère. Dans un centre d'aide aux jeunes homosexuels.
Un nouveau silence ponctue ma réponse. L'ambiance est vraiment lourde à supporter et, même si je ne m'attendais pas à grand-chose, je commence à regretter d'être venu.
— Tu as besoin d'argent, c'est ça ?
Sa question m'achève. Comment peut-elle me témoigner une telle froideur, moi qui n'es rien fait pour la mériter ? Mes pensées se tournent instinctivement vers tante Saeko, qui m'appelle toutes les semaines pour prendre de mes nouvelles, qui me cajole comme si j'étais son fils, qui dès le début m'avait montré des marques d'affection, indépendantes de celles qu'elle donnait à son propre neveu. Cette comparaison me mortifie tellement que je ne me soucie même pas de répondre à cette offensante question.
Je suis perdu dans mes pensées quand le voix grave de Sanada me reconnecte à la réalité.
— Madame, Keigo n'a besoin de rien. Lui et moi subvenons à nos besoins. Il tenait juste à venir vous rendre visite.
Ma mère jette un regard toujours aussi glacial à Sanada. Tournant la tête de côté, je remarque que lui aussi la dévisage avec gravité. Il n'a pas l'air impressionné du tout, et ressemble même de manière frappante à son père en ce moment.
Ma mère ne cache plus son air agacé. Cette rencontre était vraiment une erreur. Préférant éviter que cela prenne des proportions inutiles, je me lève. Sanada fait de même.
— Eh bien, mère, je suis heureux de voir que vous avez trouvé le bonheur. Je vous souhaite le meilleur pour l'avenir.
J'incline la tête, attrape le bras de Sanada, et sans nous retourner, nous quittons les lieux. Main dans la main, sans dire un mot, nous marchons à vive allure, pour nous éloigner de cette maison, de cette rue, de ce quartier.
Tandis que le décor change, j'avise un banc public et m'effondre dessus, épuisé. Je ne retiens pas les larmes qui me montent aux yeux. Sanada enroule ses bras autour de moi, tandis que j'enfouis mon visage sur sa poitrine.
Quand la crise se termine, je relève enfin la tête et croise le regard désolé de Sanada.
— Tu comprends, maintenant ?
Il caresse à présent mes cheveux. Ma question ne veut rien dire, ou plus exactement, elle veut dire beaucoup de choses à la fois.
— Des années loin de son fils, et rien… pas un geste, pas un mot. Elle ne m'a même pas présenté son fils, mon demi-frère, tu te rends compte ? Elle t'a regardé comme si tu n'étais rien.
Je m'accroche à lui, comme fou.
— Comprends-tu pourquoi je suis heureux d'avoir tout perdu ? Je serais devenu… comme eux. Comprends-tu pourquoi je tenais à ce que tu ne brises pas ton lien avec ta famille ? Parce que ce qui vous lie, c'est ce qu'il y a de plus beau…
Ma voix se brise et d'autres larmes envahisse mon visage. Sanada essuie de la main ce nouveau flot, embrasse mon front avec douceur et relève mon menton vers lui.
— Tu as raison, maintenant je comprends mieux. Mais n'oublie pas une chose importante.
Il plonge ses yeux graves dans les miens.
— Maintenant tu as une famille. Qui t'aime vraiment. Maintenant, tu es un Sanada. Pour toujours.
J'enfouis à nouveau mon visage sur sa poitrine, mais je n'ai plus envie de pleurer à présent. Cette rencontre n'a finalement pas été superflue. Elle renvoie définitivement le gosse de riche que j'étais loin dans le passé. Maintenant je suis un Sanada. Et un Sanada reste un Sanada.
FIN
