Golden
Molten
Broken
A new soul all clear

Gold – Sigur Rós

Les Pansjerbørnes sont solitaires. Bien que le pouvoir fût centralisé dans le palais de Iorek, les échanges sociaux entre les ours restaient rares. La plupart des mâles partaient le long de la banquise à la belle saison, quelques fois en petits groupes, pour chasser phoques, morses et pingouins. Ils apportaient des carcasses aux femelles qui s'occupaient des petits avant de repartir. Certains étaient toutefois désignés pour surveiller le vaste territoire gelé. Ils traquaient les Monstres des Falaises vicieux qui se cachaient dans les montagnes et les Tartares qui oseraient se montrer à eux. Certains s'affirmaient dans des expertises et devenaient ces forgerons habiles et réputés, ou bien des bâtisseurs. Enfin, une poignée d'ours en armure, parmi les plus sages et les plus expérimentés, assistaient Iorek Byrnison dans sa tâche de souverain. Rares étaient les ourses chasseuses, traqueuses ou ministres. Elles existaient bien mais restaient une infime minorité. Leur tâche principale était d'apprendre les rudiments de la vie aux oursons. Quand ils auront l'âge, ceux-ci quitteront les mères pour s'aventurer seuls ou rejoindre un petit groupe. D'ici là, les oursons simulaient des combats dans la neige, jouaient à se courser et à se renverser à grands coups de grognements aigus et sous le regard amusé de Lyra. Assis sur le perron de la petite cabane où ils avaient passé la nuit, elle et Will observaient ces petits êtres pelucheux se défier, rouler les uns sur les autres dans des éclaboussures immaculées. Pantalaimon et Kirjava aussi jouaient dans la poudreuse, plongeaient le museau en avant comme des renards pour dénicher des petites bêtes cachées, se couraient l'un après l'autre en jappant, et leur gaieté vivifiait les corps des deux humains. Un soleil léger venait faire étinceler la neige et chauffer délicatement les visages. Iorek les rejoignit sans son armure sur le dos, mais avec un bol de viande de phoque fraîchement tué et découpé. La vision de viande crue et de graisse acheva de réveiller Will. Il regarda un instant, légèrement écœuré, Lyra manger un des morceaux. Elle se tourna vers lui, les lèvres rouges de sang.

- D'une part, c'est un honneur et un privilège que le roi des Pansjebørnes lui-même nous apporte à manger, dit-elle très sérieusement. Ensuite, on a besoin de reprendre des forces, surtout toi. Tu as perdu beaucoup de sang hier. Et je t'assure, c'est même bon !

Will hésita puis finit par accepter et par manger ce que Iorek leur avait apporté. C'était gélatineux, chaud et au goût étonnamment convenable. Et, à sa grande surprise, la vitalité regagnait progressivement ses muscles endoloris. A la fin de ce repas, il se sentit pleinement en forme et rassasié. L'ours laissa échapper un rire de contentement puis ils les invita à le suivre. Ils traversèrent la plaine pour atteindre une cavité creusée à même la montagne. Plusieurs cheminées sortaient du contrefort rocailleux, crachant des volutes de fumée grise. Ici commençaient les forges des ours en armure. La respiration du jeune homme s'intensifia. En entrant, Lyra lui prit la main.

- Je sais, dit-elle. Je serai là tout du long. Tout ira bien.

L'intérieur de la forge était sombre, éclairé par quelques lanternes à graisse installées ici et là, et les brasiers ardents autour desquels des ours-forgerons s'activaient. La température monta rapidement et Lyra et Will se délestèrent vite de leurs vestes de fourrure et de leurs pulls. Iorek se dirigea vers le plus grand des foyers. Un ours-forgeron était déjà en place et alimentait le feu sans relâche.

- Le Poignard, Will, ordonna Iorek. Dispose-le ici avec les premiers morceaux.

Il lui montra une plaque en fer, et Will s'exécuta et plaça le manche ainsi que les morceaux de base du Poignard. Il déposa le reste sur une petite pierre à proximité. Iorek saisit la plaque entre ses griffes et la plaça sur le feu.

- Je n'aurai pas besoin de vous comme avant, déclara-t-il. Will, concentre-toi et Lyra, reste auprès de lui. Assure toi qu'il ne se laisse pas assaillir par le doute.

Elle s'installa sur une pierre à proximité de Will, qui préféra rester debout. Iorek attendit un moment en silence. Sous la chaleur du brasier, le métal du Poignard se modifia, changea de couleur pour atteindre un blanc incandescent presque éblouissant. L'ours-forgeron tendit à Iorek un large marteau tandis que ce dernier s'adressait au jeune homme :

- Je n'ai pas besoin de te rappeler tout ce que tu sais déjà. Concentre-toi sur la lame avec ton esprit, avec ton âme pour maintenir le fil droit. Ne relâche jamais ton attention. Es-tu prêt mon garçon ?

La tâche était complexe, et Will s'en souvenait parfaitement. Il prit une grande inspiration et s'appliqua à concentrer l'entièreté de son être sur le métal ardent. Le sentant prêt, Iorek sortit du feu les morceaux qui se fondaient les uns aux autres et les déposa sur une enclume. Il leva son marteau et l'abattit d'un coup sec. Le temps s'arrêta autour d'eux. Le regard de Will resta concentré sur le Poignard. Seul l'écho des coups réguliers résonnait dans son esprit. Inlassablement, Iorek frappait encore et encore, laissant s'échapper des étincelles vives et ardentes. Il remettait le Poignard au feu, ajoutant au fur et à mesure les morceaux restant pour les souder entre eux avec une minutie et une précision exemplaire. Will restait immobile, sa conscience entière plongée dans chaque atome du métal rougeoyant. À chaque coup porté par Iorek, il sentait son âme se resserrer. Pour chaque morceau qui se fondait dans un autre, c'était un peu de lui même qui se reconstituait. Il n'y avait pas de douleur, juste une sensation de plénitude et de justesse. Tout ce qui comptait était là, dans son champ de vision. Lyra d'un côté, Kirjava de l'autre et le Poignard au milieu. Tout était à sa juste place, de la même manière que la Terre tourne sur son axe autour du soleil, que la lune se lève chaque soir et se couche chaque matin, que le printemps revient après l'hiver. Hypnotisée, Lyra regardait. Le feu flamboyant, gardé à l'exacte même température par le forgeron, lui piquait les yeux et chauffait ses joues. Son regard se leva vers Will qui se tenait droit, à côté d'elle, les poings fermés. Son visage imperturbable rayonnait d'apaisement. Sa respiration était lente. Kirjava regardait également le brasier avec la même expression. Et les yeux de Lyra passaient de ce visage serein vers les coups formidables de Iorek pour revenir ensuite vers Will. L'atmosphère se chargeait en puissance, en splendeur et en délicatesse. Elle fut troublée. Et le marteau cognait, encore et encore. Et les étincelles jaillissaient sous les coups répétés. Et Iorek soufflait des ordres à son forgeron. Et il frappait, taillait, affutait, affinait cette lame avec le plus grand des soins.

Soudain, les yeux de Will s'écarquillèrent. C'était terminé. Le Poignard Subtil était de nouveau entier. Il eut une brusque inspiration, tomba à genoux, et des larmes roulèrent le long de ses joues. Il enfouit son visage dans ses mains et se mit à sangloter comme un enfant. Lyra se précipita vers lui, affolée. Iorek plongea le Poignard dans une bassine d'eau gelée, et d'épaisses fumées blanches en sortirent. Il le posa ensuite sur la petite table de pierre. Will renifla et se frotta les yeux avec ses paumes avant de se relever. Sa tête le lançait horriblement, mais ça allait, car le Poignard était là, à l'attendre, entier, et la main de Lyra était posée contre son avant-bras. Il s'approcha pour saisir le manche. La lame, encore tiède, irradiait dans sa paume. Il le fit tourner entre ses doigts. Bien sûr, il ressemblait à ce qu'il avait été avant d'être brisé pour la seconde fois : amoché, avec des jointures sombres et fines mais présentes, t était encore plus petit que la fois précédente. Mais la finesse de la lame restait la même, si ce n'est plus précise encore. Sous la lumière de l'âtre, le Poignard révélait son nuancier nuageux, presque aussi complexe qu'à l'origine. Son éclat gris-bleu se reflétait sur le visage de Will qui l'observait avec minutie.

- Dis-moi s'il est redevenu ce qu'il était, pria Iorek.

Will tendit le bras, ferma les yeux et eut un sourire. Oui, le Poignard Subtil était redevenu ce qu'il était et, oui, lui, le Porteur, n'avait pas oublié comment procéder. Sa conscience coula naturellement le long de son bras pour venir se loger dans le bord le plus aigu de la lame. Il fit glisser lentement sa main dans l'air. Et elle était là, cette minuscule brèche où la pointe du Poignard vint se loger. Il lui suffirait de baisser le bras pour découvrir un nouveau monde. C'était d'une facilité déconcertante. Il replia le coude et rangea le couteau dans son fourreau. Iorek fit face au jeune homme.

- Ce n'est pas à moi de te conseiller de l'utiliser avec parcimonie, dit-il. Tu en as parfaitement conscience et tu es sage. Je ne vais pas douter, je ne vais pas mentir car ce sont des traits humains, mais cet outil m'inquiète toujours autant. Sois très prudent.

- Je le serai, répondit Will en hochant la tête. Merci Iorek.

- Maintenant, laissez-moi vous raccompagner sur le rivage. Mes ours ont pris soin de vos chiens. Ils sont en forme pour vous tirer à ma suite.

Alors qu'ils s'engageaient pour retourner dans le froid mordant du Grand Nord, Lyra saisit la main de Will.

- Je suis très fière de toi, dit-elle.

Il sourit, posa sa paume contre cette joue brûlante, puis fit glisser ses doigts à l'arrière de son crâne, les mêlant à sa chevelure. Il se pencha pour l'embrasser, sous le regard stupéfait des ours-forgerons.

C'est ainsi qu'ils quittèrent le royaume des ours. En tête, Iorek Byrnisson vêtu de son armure, les chiens suivaient derrière en tirant la luge où Will, Lyra et les dæmons s'étaient installés, et derrière eux, Siguróli fermait le convoi, rapide, solide comme son père. Ils arrivèrent au rivage et virent le petit bateau de Cæsar s'approcher au loin, minuscule point dans l'horizon. Siguróli les quitta pour aller observer un groupe de morses qui se prélassait à quelques mètres d'eux.

- Lyra, dit Iorek, raconte-moi votre histoire. Comment vous êtes-vous retrouvés ?

Lyra prit une grande inspiration et raconta : la recherche de Pantalaimon, le Grand Est et les retrouvailles inattendues suivies de cette nouvelle séparation. Alep, Istanbul, Berlin, Bodø et Will une nouvelle fois. Le voyage aller-retour jusqu'en Nouvelle-France, les paroles de Xaphania et tout ce que Iorek savait déjà. Elle lui parla du Réseau Starling, de la menace que représentait encore le Magisterium et l'Église en général, et du besoin d'avoir les ours en armure comme alliés. Iorek écoutait.

- J'entends ce que tu me dis, Lyra, finit-il par dire. Mais ce sont des affaires d'humains, et les ours n'interfèrent pas dans les affaires des humains, comme les humains n'interfèrent pas dans les affaire des ours. Nous l'avons fait une fois et nous en mêler n'aura apporté que du désespoir aux ours. Vois-tu, le trou dans le ciel qu'Asriel a créé a provoqué de graves bouleversements dans notre territoire. Bouleversements que nous sommes encore en train de panser et qui sont ajustés par ce nouvel équilibre en marche. Ne sois pas déçue, Lyra Parle-D'Or. Comprends ma décision et accepte-la.

Le bateau de Cæsar accosta enfin. L'homme eut un mouvement de surprise en voyant cet ours en armure massif au côté des deux humains qu'il avait emmenés la veille, mais il ne cacha pas son soulagement de retrouver le jeune couple vivant et en un seul morceau. Will et lui détachèrent les chiens du traineau pour les monter à bord, mais les animaux, qui avaient bien compris qu'ils allaient rentrer, sautaient joyeusement autour des deux hommes. Ils leur posaient les pattes sur le torse, la queue frétillante, alors que Cæsar tentait vainement de les tirer vers le pont en bougonnant. Will bascula dans la neige et éclata de rire en essayant de se libérer d'un des chiens qui s'était jeté sur lui pour lui donner des grands coups de langue. Cæsar réussi à le récupérer et à l'amener avec les autres canidés sur le bateau. Will se releva, épousseta son pantalon et se retourna vers le Roi des ours en armure.

- Merci pour tout, Roi Iorek, le salua-t-il avec respect.

- Vous deux êtes courageux et forts, dit Iorek. Le lien qui vous unis est indéfectible. Je m'en remets à toi. Prends soin d'elle Will, prenez-soin de vous.

Will hocha la tête et retrouva Cæsar pour l'aider à monter la luge sur le pont du bateau. Lyra serra contre elle la gueule massive de son ami.

- Au revoir, Iorek, dit-elle.

- Adieu, Lyra, répondit l'ours.

Lyra fronça les sourcils et voulut répliquer mais Iorek la devança :

- Les ours sentent certaines choses que les humains ne sentent pas. La mort ne nous effraie pas. Elle fait partie du cycle naturel de la vie. Ne sois pas triste pour moi, Lyra. Ma vie a été complète et riche. Tu fais partie des rares humains qui auront eu de la valeur à mes yeux. Tu es et seras toujours la bienvenue dans ce territoire. Va maintenant.

Lyra posa la main sur son museau tiède et plongea le regard dans ses yeux sombres. Le vent s'était levé, secouait ses cheveux, lui gelait le bout du nez et des oreilles et lui piquait les yeux. Sa gorge se serra. Puis, elle fit glisser ses bras autour du cou de l'ours et plongea le visage dans sa fourrure dense et chaude. Elle lui murmura des paroles que seul lui entendait. En guise de réponse, il émit un profond grognement sourd qui vibra à l'intérieur d'elle. Il la poussa gentiment de la tête.

- Va, ordonna-t-il d'une voix douce.

Elle le libéra et tourna les talons, le menton haut mais les mâchoires serrées, pour rejoindre Will sur le pont. Cæsar dénoua le cordage du bollard d'amarrage et retourna dans sa cabine pour démarrer le bateau. Lyra resta à la poupe, fermement agrippée au garde corps. Elle regardait, sans cligner ni détourner les yeux, le rivage du Svalbard qui s'éloignait lentement. Elle regardait un ours bientôt réduit à un minuscule point blanc-cassé sur une immensité plus blanche encore. Elle le regardait se retourner et s'élancer loin, très loin vers les montagnes éternelles. Deux mains se posèrent avec délicatesse sur ses épaules. Lyra pivota sur elle-même et enfouit son visage contre le torse de Will, qui l'enserra. Elle inspira longuement l'odeur de cuir tanné de sa veste puis lâcha un lourd sanglot. Will posa le menton sur le haut de son crâne

- Tout ira bien, murmura-t-il.


Ils retrouvèrent Katja et sa petite auberge sombre. Elle aussi sembla rassurée de les retrouver en un seul morceau. Elle leur servit une nouvelle fois un dîner chaud, complet et réconfortant, et Lyra demanda si, cette fois, ils pouvaient avoir une chambre avec une baignoire. Elle mourrait d'envie de prendre un bain.

Et maintenant, elle soupirait d'aise dans un bain chaud, fermait les yeux, la tête posée contre le rebord de la baignoire. Elle les rouvrit en entendant Will la rejoindre. Elle plia ses jambes pour qu'il puisse faire tenir son long corps dans la petite cuve où il entra en grimaçant. Il avait soigné son bras. La mousse cicatrisante avait été d'une efficacité épatante et il regrettait déjà d'avoir douté, et de ne pas avoir pris des échantillons avec lui. Il avait resserré sa plaie à l'aide de petites bandes adhésives qu'il avait apportées de son monde. Lyra constata que son torse était couvert de bleus.

- Comment tu te sens ? demanda t-elle en posant le menton sur ses genoux repliés.

- Ça ira. Je soignerai ça mieux en rentrant sur le bateau demain.

- Hm, je parlais plutôt de toi. Comment tu te sens ?

Il haussa les épaules et jeta un coup d'œil vers la chambre où il pouvait apercevoir le fourreau du Poignard Subtil.

- Je ne sais pas trop … rassuré, entier, coupable, soulagé, terrifié … tout ça en même temps … c'est étrange.

- Tu sais que tu ne te réduis pas uniquement au Poignard Subtil, ajouta Lyra. Que tu es bien plus que ça ?

- Je sais. Mais imagine que l'aléthiomètre soit brisé pendant des années, et qu'enfin, quelqu'un le répare. Je pense que tu peux deviner comment je me sens.

Lyra le savait. Elle savait ce que cela faisait d'être viscéralement attaché à un objet, qu'il vous soit subtilisé, volé, pour finalement revenir à vous. Will resta un moment silencieux, les yeux plongés dans l'eau claire du bain. Puis, il tendit la main pour prendre l'avant-bras de Lyra et l'attirer doucement à lui. En se retournant, elle créa de petites vagues qui vinrent s'écraser contre la paroi de la baignoire. Il embrassa sa tempe une fois, deux fois pendant qu'elle s'installait confortablement contre lui. Il prit une grande inspiration suivie d'une longue expiration, sentant ce corps qui s'appuyait contre le sien. Lyra étendit ses jambes sous l'eau, appuya la plante de ses pieds contre la paroi de la baignoire. Elle posa ses bras sur les cuisses du jeune homme qui l'encadraient. Will avait replié les siens sur le rebord et laissait tremper ses mains dans l'eau tiède.

- Comment gères-tu le fait de tuer quelqu'un ? demanda-t-elle soudainement.

Elle sentit Will se crisper légèrement dans son dos. Il expira.

- Je ne gère pas, répondit-il. Je déteste ça. Je déteste sincèrement ça. Je l'ai fait uniquement parce que je n'avais pas le choix. Tu le sais ça ? C'était lui ou toi. Je n'avais pas besoin de réfléchir …

- Je sais, excuse-moi. J'aurai aimé que les choses se déroulent différemment.

- Moi aussi.

Il y eut un silence puis Lyra parla de nouveau.

- Tu te rappelles, quand je t'ai dit que j'avais interrogé l'aléthiomètre à propos de Kirjava et toi, pour savoir si vous étiez vraiment présents et qu'il s'était emballé ? Je t'ai dit qu'il m'avait parlé d'un changement mais que je ne savais pas lequel.

- Je me souviens, oui.

- La vérité, c'est que j'étais terrifiée de demander plus de précisions. Parce que le symbole qu'il avait montré signifie avant tout la mort. Et quand tu es resté inconscient après la tempête, j'ai commencé à croire qu'il m'avait vraiment annoncé ta mort et je ne suis pas sûre que j'aurai pu en survivre.

Will avait rouvert les yeux, il écoutait attentivement, la respiration lente mais le cœur battant.

- Mais finalement je pense que ma première interprétation était la bonne, ajouta-t-elle. Je veux dire, vous vivez clairement un changement majeur, non ?

Will acquiesça. Quitter son propre monde, changer radicalement de vie, bien sûr que c'était un changement majeur. Il avait le sentiment d'agir naturellement, instinctivement, mais ça restait un changement malgré tout. Lyra entrelaça leurs doigts et elle embrassa le dos de la main du jeune homme puis le silence reprit sa place, calme et apaisant. Chaque parcelle de leurs membres se détendait enfin avec lenteur.

- Tu sais, dit Lyra en observant leurs doigts qui se reflétaient dans l'eau, je nous trouve très courageux.

- De quoi ? demanda Will, les yeux fermés et la joue posée contre les cheveux blonds humides. Naviguer ? Défier des anges ? Combattre des Tartares ? Parlementer avec des ours en armure ?

- Oui, mais non. D'être amoureux. C'est plus simple d'être tout seul, tu ne trouves pas ? De rester avec soi-même, n'avoir personne dont se soucier à part soi-même, de gérer ses affaires tout seul, sans personne pour venir nous sortir de notre zone de confort, nous confronter à nos défauts et à nos limites. Ça demande des efforts, de l'exigence envers soi-même.

- Je te sors de ta zone de confort ? Je pensais que tu étais à l'aise partout.

- Évidemment que non. Une part de moi se languit de retourner dans le confort des murs de Jordan College. Mais c'est effrayant, non ? C'est intimidant. Mais c'est beau aussi… Et tout ça rend plus fort. Alors, je nous trouve courageux d'être amoureux.

- Tu as raison, dit-il doucement.

- Bien sûr que j'ai raison !

Will lâcha un rire clair qui résonna dans la petite pièce.

- Je suis heureuse que tu sois là, ajouta Lyra d'une voix basse. Je suis heureuse que tu restes là.

Avec un sourire, Will la serra contre lui. Le plafonnier à ambarique baignait la pièce d'une lumière pâle. Quand l'eau du bain fut presque froide, ils sortirent, détendus, s'enveloppant mutuellement dans des serviettes épaisses. Will retourna dans la chambre pour s'habiller, mais son regard fut captivé par ce qu'il se passait à l'extérieur.

- Hé, Lyra ! Viens voir !

La jeune femme regardait, d'un œil absent, l'eau quitter la baignoire par le siphon dans un tourbillon gargouillant. Elle se retourna pour rejoindre Will qui se tenait debout, face à la fenêtre. La lampe de la chambre était éteinte mais son visage était éclairé d'une douce lumière éthérée. Quand elle fut à ses côtés, il posa sa main contre le bas de son cou, son pouce contre sa nuque. L'obscurité s'était enfin installée dehors, pour quelques courtes heures et, devant eux, l'Aurore Boréale, était là, longue et fine comme un voile de soie. Sa base brillante et émeraude s'étendait vers les hauts plafonds du ciel et prenait des teintes roses, violettes, translucides. Elle dansait, fragile étoffe mouvante, s'étirant jusqu'aux confins du Grand Océan du Nord, jusqu'aux recoins de leurs pupilles, captivant leurs esprits. La main de Will glissa le long de l'épaule de Lyra pour venir l'encercler et la tenir un peu plus contre lui, son pouce caressant doucement sa clavicule, les yeux toujours captivés par la lumière.

Tout à sa place.

Derrière eux, dans un coin reculé de la pièce, leurs deux dæmons se serraient, tournaient l'un autour de l'autre, frottaient leurs pelages dans une danse lente et tendre. Kirjava, ronronnant de tout son soûl, pressait ses pattes contre le flanc de Pantalaimon et ce dernier s'abandonnait, ses petits yeux fermés de plaisir. Il se redressa pour saisir la chatte de ses pattes rousses et l'attirer à lui, frottant leurs têtes l'une contre l'autre. Il pressait son museau contre le cou soyeux du félin dans des mouvements profonds, voluptueux et doux. Lyra et Will se laissaient envelopper par cette transe, le regard toujours rivé sur l'Aurore qui serpentait devant leurs yeux. Immobiles. Le souffle court. Le cœur battant à tout rompre. Les muscles de Lyra se tendirent et elle eut un hoquet. Elle s'agrippa au bras qui encerclait ses épaules. Un feu ardent explosait dans son ventre et se propageait dans son corps jusqu'au bout de ses ongles, chauffant son visage, accélérant son souffle. Feu nourri par la chaleur du corps de Will qui irradiait en elle. Décontenancé, le jeune homme resserra son étreinte et il murmura, « Qu'est-ce que … » avant de s'arrêter, le souffle coupé.

- Oh Lyra, gémît-il en enfouissant son visage dans le cou de la jeune femme.

Il fit courir ses doigts le long de la gorge palpitante de Lyra, remontant jusqu'à l'angle de sa mâchoire, venant lui frôler les lèvres alors que leurs respirations s'intensifiaient. Elle mordilla ce pouce qui entrait dans sa bouche. Il entoura sa taille, glissant sa main dans l'embrasure de sa serviette, agrippant sa hanche. Alors elle se retourna, jeta ses bras autour de son cou pour venir saisir ses lèvres, avide, et le pousser vers le lit. Le tissu qui entourait son corps glissa et tomba à ses pieds dans un bruit feutré.

Les deux dæmons avaient cessé leur jeu exalté. Ils observaient, ébahis, l'Aurore Boréale gagner en puissance et en brillance dans le ciel. La délicate couleur de jade emplissait entièrement la pièce, les éblouissant presque, et éclairant les corps entremêlés.

- Est-ce que tu crois qu'ils savent ? chuchota Pantalaimon en glissant les yeux vers le lit où deux ombres s'embrassaient, riaient et soupiraient.

Kirjava secoua la tête, le regard plongé dans l'immensité scintillante, sa queue enroulée avec celle de la martre des pins. La danse dura et s'étira sur plusieurs longues minutes, puis la lumière diminua, alors que les amants se délaçaient l'un de l'autre en douceur.

- Et maintenant ? demanda Lyra, les yeux lourds et Will blotti contre son sein.

- Maintenant ?

- Qu'est-ce qu'on va faire ?

- D'abord on va rentrer à Bodø, expliqua Will d'une voix basse. Ensuite, je vais rouvrir cette fichue fenêtre. Je suis sur que Xaphania sera là.

- Et ensuite ?

- Ensuite, on ira dans l'appartement que je loue dans mon monde. Je vais ranger mes affaires et toi tu vas fouiller partout. Peut-être même qu'on pourra aller au cinéma, si on a le temps. Et bien sûr, voir Mary. Sinon elle me tuera.

- Et après ?

- Après on rentrera pour de bon. Et enfin, on commencera une vie tranquille.

- Tu crois ?

- Tu me l'as promis et je te fais confiance. Donc, pour la vie oui. Tranquille, je t'avoue avoir quelques doutes.

- Hmm, ça a l'air d'être un bon programme, ajouta Lyra dans un petit sourire.

- Ça l'est.

Dehors, l'Aurore Boréale s'estompa lentement pour laisser place, déjà, à l'aube naissante.


Avant de partir, Lyra remercia encore et encore Katja pour sa gentillesse et son accueil.

- C'est bien normal ma belle, lui avait répondu l'aubergiste. Le Nord, c'est un territoire sauvage et âpre. Nous autres, on sait vite reconnaître les amis des ennemis et savons prendre soin des uns et rejeter les autres. Vous êtes les bienvenus quand vous voulez.

Et de nouveau les petites rues désertes, l'aërodock, le zeppelin qui toussote. De nouveau, le paysage qui défile et qui change pour faire apparaître des villages, des villes et des forêts, leurs deux mains l'une contre l'autre, les murmures au milieu du ronronnement de l'engin. De nouveau Bodø et son brouhaha incessant. De nouveau l'impasse. Ils posèrent leurs sacs près d'une pile de palettes en bois, proche de l'endroit initial de la fenêtre.

- Xaphania, montrez-vous, dit Will. Nous savons que vous êtes là.

Il y eu un bruissement et l'ange apparut devant eux, vêtue uniquement de sa lumière tremblotante venue d'ailleurs.

- Bonsoir, dit-elle lentement. Je vois que vous avez changé d'avis. Je m'en réjoui. Je sens aussi que vous avez des questions. Posez-les.

Will et Lyra demeurèrent silencieux un instant.

- Allez-vous vous occuper du Spectre qui naîtra de cette nouvelle fenêtre ? demanda Will.

- Oui, répondit l'Ange. Vous ne les voyez pas mais je suis entourée de plusieurs anges et nous sommes prêts.

Lyra fit un pas en avant et regarda l'ange avec dureté.

- Pourquoi ? questionna t-elle, Pourquoi est-ce que tout ça nous arrive à nous ? Pourquoi est-ce que ça continue ? A nous ?

- Je n'ai pas encore de réponse à toutes les questions Lyra, répondit doucement Xaphania. Tu attires la Poussière de manière exceptionnelle. Et quoi que vous fassiez ensemble, vous l'attirerez. La Poussière garde encore des mystères que nous ne parvenons pas à élucider. Elle continue et continuera d'alimenter les rumeurs, de rester énigmatique et insaisissable. Mais pensez à tout ce qui est possible grâce à l'amour. Rappelle toi de l'acte de tes parents Lyra.

La jeune femme eu un mouvement de recul.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ? bredouilla t-elle décontenancée.

- Tu sais que tes parents ont plongé dans l'Abysse avec le Régent. Mais savais-tu qu'ils l'avaient fait par amour, pour toi ? Pour que tu puisses accomplir ce qui t'étais destiné. Pour te protéger.

- Arrêtez ! s'écria Lyra, les yeux brillants de colère, Arrêtez ! Taisez-vous !

Son corps fut pris de tremblements et Will la serra contre lui, murmurant au creux de son oreille :

- Tout ira bien. Ne les laissent pas envahir ton esprit. Je suis là, tout ira bien.

Il posa les yeux sur Xaphania, Lyra toujours contre lui.

- Le Poignard Subtil ne doit pas être utilisé après aujourd'hui, déclara-t-il d'un ton sévère. Débrouillez-vous pour que ce genre d'évènement ne se reproduisent plus jamais. Moi, de mon côté, je m'engage à veiller que l'équilibre des fenêtres reste le même. Je m'engage à venir vous aider uniquement si c'est une nécessité vitale.

- Cela nous convient, acquiesça Xaphania. Et nous, nous engageons à veiller inlassablement sur les fenêtres, pour qu'aucune ne soit jamais fermée, que la stabilité progresse et que la Poussière continue de naviguer entre les mondes pour l'éternité.

Will hocha la tête et Lyra se détacha de lui. Il tira le Poignard Subtil de son fourreau, si léger et si lourd en même temps. Une immense sensation de calme envahit son corps, comme une nuée d'oiseaux s'envolant vers l'infini du ciel. Il tendit le bras. Lyra l'observa faire ce geste qu'il avait déjà fait des dizaines et des dizaines de fois. Chercher le plus petit espace dans l'air, s'assurer que ce soit le monde voulu et couper d'un geste assuré. Elle l'observa avec le même regard qu'il posait sur elle quand elle utilisait l'aléthiomètre. Un regard d'admiration, d'émerveillement et de fierté.

Et c'est ainsi, par ce geste si simple, si naturel et si évident, que la fenêtre du Nord fut rouverte.