Chapitre 3
Une fois dans l'eau chaude jusqu'au nez, Boya dut se forcer au calme. Les guérisseurs avaient beau lui répéter que c'était une bonne nouvelle qu'il puisse voir la lumière, Boya ne voyait que l'état de sa dette envers le temple. Il ne lui restait presque rien à rembourser et voilà que sa dette se creusait encore de manière abyssale. Chaque jour passée loin du terrain l'empêchait de rembourser ce qu'il devait au temple qui l'avait élevé. Chaque jour passé à l'infirmerie la creusait davantage. Le pire était sans doute de savoir que son état avait été provoqué par sa secte elle-même. Il n'en avait rien dit jusque-là. Il avait même fait l'ignorant lorsque des anciens étaient venu le voir pour avoir des informations sur ce qui s'était passé. Boya n'était pas stupide au point de ne pas savoir que s'il avait porté des accusations quelconques, ou même simplement sous-entendus qu'il savait que son état était de leur faute, il aurait eut une "rechute" et serait probablement mort.
Boya était à nouveau endetté jusqu'au cou et n'avait aucune chance de s'en dégager à nouveau à moins d'un miracle. Il aurait sans doute du mourir avec ses frères. Mais s'il était mort, qui aurait gardé en mémoire ce qu'ils avaient traversés dans leurs derniers instants ? On les avait envoyé à l'abattoir pour des questions bassement politique et il n'y pouvait rien alors en attendant, il se taisait et tentait de guérir.
Même si le cout de la journée à l'infirmerie était forfaitaire, ce n'était pas rien quand même. Il avait déjà passé l'équivalent de plus d'une année de remboursement à l'infirmerie. Il ne pouvait rester ici davantage.
Une fois propre, il se mit à la recherche du chef guérisseur.
"- Est-ce que je peux quitter l'infirmerie ?"
"- Boya...
"- Est-ce que j'ai une raison médicale de rester ici davantage à part mes yeux ?"
"- Non, plus maintenant, mais.."
Boya remercia immédiatement et alla pour partir. Il ne resterait pas une seconde de plus ici. S'il concentrait très fort sa cultivation sur ses perceptions, il pouvait fonctionner. Ou au moins, il pouvait se déplacer sans heurter un mur ou se tuer dans un escalier dans ces couloirs qu'il connaissait par cœur.
"- Alors je retourne à ma chambre. Je reprendrais le travail aussi vite que possible." Il ne vit pas les guérisseurs secouer la tête.
Malgré leurs encouragements, ils étaient certains que Boya ne retrouverait jamais la vue. Ses yeux étaient brulés au-delà de tout espoir de récupération. Il pourrait fonctionner dans le temple, peut-être, mais il ne chasserait plus jamais. Son seul espoir était de trouver rapidement une autre fonction.
Pire, ils avaient reçu des ordres pour que jamais Boya ne retrouve la vue. Même s'il avait une chance, les collyres qu'ils lui avaient donnés se chargeraient de finir d'abimer ses yeux. C'était cruels, mais pas plus que Boya et ses frères lorsqu'on les avait forcé à partir en mission ils n'avaient le choix de refuser de le mutiler un peu plus. Ça les rendait malade, mais comme les autres, ils avaient leurs propres dettes à rembourser. Si Boya retrouvait la vue, c'était sur leur tête que ses dettes à lui seraient transférées.
Boya se laissa tomber sur son lit, les tempes bourdonnantes et les méridiens enflammés. Il n'avait fait que le trajet qui le séparait de l'infirmerie mais ce simple effort l'avait mis sur le flanc. S'il n'avait plus à s'inquiéter de ce qu'il coutait à la secte à l'infirmerie, il allait vite devoir trouver quelque chose à faire pendant qu'il finissait de guérir.
On toqua très vite à sa porte. Son Shifu entra sans attendre.
Boya ne le reconnu qu'à l'odeur de son parfum et à la vibration de son qi.
"- Shifu."
L'homme parut perturbé une seconde que son élève l'ai reconnu sans le voir.
"- L'infirmerie m'a prévenu que tu l'avais quitté"
"- Vous savez très bien qu'ils ne peuvent rien de plus pour moi à part creuser ma dette."
Le silence se fit douloureux à mesure qu'il s'étirait. Le poing de glace au fond de l'estomac de Boya se fit plus lourd.
Le silence de son Shifu était plus dur que les assurances maladroites des guérisseurs.
"- Qu'est-ce que tu comptes faire ?"
"- Je ne sais pas. Déjà, ne pas être trop un poids le temps de trouver une autre fonction." C'était pour ça aussi qu'il avait quitté l'infirmerie.
"- Tu ne vois plus rien, Boya."
"- Je ne peux plus chasser. Pour l'instant. Mais j'ai mes autres sens et ma cultivation. J'ai pu revenir à ma chambre sans heurter les murs ou qui que ce soit. Et sans aide. Juste en utilisant ça. Ce n'est pas grand-chose mais c'est un début. Je suis sûr que je peux apprendre à fonctionner sans mes yeux." Parce qu'autrement, qu'est-ce qu'il pourrait bien faire ? Être vendu à un bordel ? Il lui arrivait de se prostituer, mais uniquement parce qu'il le voulait, quand il le voulait, pour un tarif qu'il négociait lui-même. Mais faire la vie dans un bordel ? être forcé de prendre quinze clients par jour ? ne pas pouvoir refuser qui que ce soit ? être à la merci d'un propriétaire qui pourrait l'arnaquer comme un le voulait maintenant qu'il avait perdu sa vue ? Il se trancherait la gorge avant.
"- Boya..."
"- Non, Shifu. Je ne vais pas jeter aux oubliettes vingt-cinq ans d'entrainement juste pour un détail."
Le vieil homme se mordit la langue. La détermination de son élève avait toujours été remarquable. Qu'il refuse de se laisser abattre d'avoir perdu ses yeux était tout à son honneur mais...
"- Boya. Tu penses arriver à quelque chose?"
"- Est-ce que j'ai le choix ?"
"- Tu es séduisant, Boya. Tu serais installé confortablement installé à l'Orchidée Rouge."
C'était le Bordel qui rachetait le plus généralement les disciples de JingYun qui devaient quitter le temple sans avoir remboursé leur dette. Il était également étroitement surveillé. Avec le joli minois de Boya, il devrait être libre dans une dizaine d'années... Et se retrouver à la rue après. Le maitre de JingYun grimaça. Une dizaine d'années à se vendre pour de toute façon n'avoir d'autre choix que de continuer pour ne pas pourrir dans le caniveau une fois sa dette remboursée.
"- Et être jeté dehors lorsque j'aurai pris de l'âge ou que j'aurais remboursé ma dette ? Pour finir par crever dans la rue ? Je préfère encore me trancher la gorge et mourir avec dignité, Maitre."
Le vieil homme ne pouvait lui disputer la chose. Eut-il été à sa place qu'il aurait fait et dit la même chose. Il avait eu la chance de parvenir à finir de rembourser sa propre dette et de devenir un "vrai" membre de la secte avant d'avoir quarante ans. Rare étaient ceux qui pouvaient y parvenir. La plus part des disciples mourraient simplement avant. Un "ancien" était simplement l'un des rares disciples qui parvenaient à quitter le terrain et à rembourser le coût de leur éducation.
S'il avait pu, il aurait payé le peu qui restait de la dette de Boya pour lui et se serait arrangé avec lui pour ce qu'il lui devrait. Malheureusement, ce n'était pas aussi simple. Et surtout interdit à son grand regret. Sinon, il aurait racheté les dettes de tous ses élèves dont il ne restait qu'une fraction.
"- Boya... Tu sais que si je le pouvais..."
"- Je sais, Shifu." Boya eut un de ses rares sourire.
Il y avait de l'affection dans ce petit retroussis des lèvres. Boya n'était pas du genre à étaler ses sentiments et encore moins ses affections. Mais son Shifu avait été comme un père pour lui. Il n'en montrait jamais rien, mais il l'aimait comme tel. Il savait que s'il avait pu le sauver, tous les sauver, il l'aurait fait. Il savait aussi qu'il pleurait intimement chacun des élèves qu'il avait perdu pendant la boucherie dans laquelle ils avaient été jetés. S'il avait été là, s'il avait pu les protéger, il l'aurait fait. Malheureusement…
"- Sais-tu vers quoi tu veux te diriger?"
"- Déjà, renforcer ma cultivation. J'ai une forte migraine et mes méridiens sont douloureux juste d'être revenus de l'infirmerie. Pendant que je travaille là-dessus, je compte rédiger un rapport sur mes efforts."
Son Shifu eut un large sourire. C'était judicieux. Un rapport était un "travail". Il pourrait donc accéder aux facilités de la secte sous les mêmes conditions qu'un disciple actif. Quand le rapport serait terminé, il serait évalué et Boya payé en conséquence. Peut-être pas grand-chose, mais chaque rognure de cuivre était importante.
"- Penses-tu que ton travail intéressera davantage les guérisseurs ou les théoriciens ?"
"- Sans doute les deux. Je vais travailler sur la base de ma cultivation."
Boya ne savait pas du tout encore comment il allait faire. Il n'avait aucun protocole. Juste une vague idée de ce qu'il voulait atteindre. Pas de comment y parvenir. Mais s'il réussissait à utiliser sa cultivation pour dépasser les limitations causées par la perte de sa vue, il ouvrirait la porte à.. A quoi d'ailleurs ? Pour l'instant, il ne voulait pas vraiment y réfléchir.
"- Concentre toi aussi sur ta cultivation musicale, Boya. Si le reste échoue, tu restes malgré tout notre meilleur musicien."
Même sans ses yeux, Boya était redoutable avec sa flute. Si tout le reste échouait, il était quand même capable de l'utiliser pour attirer à lui les démons d'une zone qui n'était pas négligeable. Et surtout, il était le seul de la secte à y parvenir aussi aisément. Être un Appât rapportait beaucoup. Il était triste que tout finisse par tourner autour de l'argent au temple aussi. Le Shifu de Boya ne savait pas pourquoi ni quand la secte avait tourné ainsi mais il n'avait jamais apprécié la chose. Les anciens estimaient que ça forgeait le caractère. Lui était de ceux qui trouvait ca ridicule. Ils étaient les seuls à ainsi étrangler leurs disciples et à les chasser dès qu'ils étaient déficients d'une façon ou d'une autre ce qui les forçait à embaucher des serviteurs. Si un disciple n'était pas au niveau, pourquoi le vendre au lieu de le garder et l'entrainer pour prendre en charge les infinis petits détails nécessaire à la vie de la secte. Il y avait là une rancœur aussi bien qu'un jeu de pouvoir que le Shifu de Boya ne comprenait pas même s'il était forcé d'y participer en tant qu'ancien lui-même. Plus d'une fois, il avait songé à rendre son tablier et partir avec ses élèves pour fonder sa propre secte loin au nord. Il y avait des amis, là-bas. Et pas des moindre. Il avait même songé plus d'une fois à simplement rejoindre le yin yang. Mais il ne pouvait abandonner ses élèves. C'était au-dessus de ses forces. Mais maintenant ? Il le regrettait.
"- Penses-tu que tu seras capable de retourner sur le terrain ?" C'était la question la plus importante finalement.
"- Je n'en sais rien." Soupira Boya. "En tant que chasseur... C'est incertain. En tant qu'Appât, certainement." Pour chasser, il devait être agressif. Comme Appât, il devait juste être capable de se défendre s'il le fallait. La différence ne semblait pas énorme mais elle était pourtant colossale. "Je veux tenter de reprendre l'arc aussi"
Son Shifu espérait de tout cœur que dans le lot, Boya arriverait à quelque chose.
"- Je ne peux que te souhaiter bonne chance."
Parce que pour que ses recherches et ses tentatives soient acceptées et que sa dette ne se creuse pas davantage, il devrait se débrouiller totalement seul et sans aide. S'il avait besoin d'aide, alors il n'était pas autonome. L'usage qu'il ferait des autres serait à ajouter à sa dette. Ses recherches ne seraient que poudre aux yeux s'il ne pouvait les appliquer directement comme preuve de utilité. La situation du jeune homme était délicate. Qu'il ne se résigne pas était remarquable bien sûr. Mais… Après ce qu'il avait subi, son Shifu réfléchissait à l'acheter lui-même pour le mettre à l'abri s'il le fallait.
Boya remercia son maître. Une fois sûr que le vieux chasseur fut partit, Boya se laissa retomber sur son lit. Il tremblait de la tête aux pieds.
Il avait beau tenter de montrer un calme tranquille et une véritable capacité à s'assumer, il était terrifié.
S'il n'y arrivait pas.
S'il devait réellement partir.
Si les anciens essayaient de le vendre pour récupérer ce qu'il leur devait ?
Boya était raisonnablement sûr qu'il pouvait réussir ce qu'il avait en tête avec le temps nécessaire. Mais les anciens de JingYun n'étaient pas connu pour leur patience. Encore moins alors qu'il avait survécut à l'une de leurs nombreuses magouilles. Il faudrait qu'il obtienne très vite des résultats. Et même s'il en avait, comment allait-il les noter ? Il n'avait pas pensé à ça. Il lui faudrait aussi trouver comment écrire ! Boya ferma les yeux très fort même si ça ne changeait pas grand-chose.
Chaque chose en son temps. La première était de trouver comment pouvoir se déplacer aisément sans se cogner et en évitant les autres. Ensuite, de retrouver son équilibre tout en développant ses méridiens. Sans sa vue, il avait l'impression que le sol était perpétuellement instable. Puis comment écrire et parvenir à se relire. Ça, il avait une petite idée.
S'il concentrait assez son qi, il pouvait "lire" autour de lui les murs et la présence des autres parce que tout s'était imprégné de qi avec le temps. Les murs du temple suintait du qi des générations qui les avaient habité. Si ça marchait avec des pierres juste par de l'exposition non dirigée, peut-être que s'il transférait son qi dans de l'encre de façon contrôlée, peut-être qu'il pouvait écrire et lire ? Il prit une grande inspiration.
C'était déjà une idée à tester.
Si ça marchait, beaucoup de choses découleraient naturellement de ça. Mais pour commencer, il fallait qu'il développe ses méridiens. C'était la condition sine qua non.
Alors il fit fi de la douleur de son corps et s'enfonça dans une profonde méditation. Il n'avait jamais été très doué pour ça mais il n'avait pas le choix.
C'était sans doute la meilleure des motivations.
