Chapitre 5 -

Pendant des semaines, Boya s'était entrainé seul. Il avait médité jusqu'à en vomir. Il avait raffiné sa calligraphie et son dessin. Il avait développé une véritable thèse sur ces premiers pas dans le monde de ténèbres qui était maintenant le sien.

Boya avait progressé. Pas aussi vite qu'il le voulait mais il avait progressé. En six mois, il était totalement indépendant dans l'enceinte du temple et les couloirs qui l'avaient vu grandir, si bien que personne ne connaissant pas son affliction n'aurait pu le croire aveugle. Il espérait reprendre son entrainement aux armes et à l'arc d'ici quelques semaines.

A l'extérieur, c'était plus compliqué. La masse des gens l'empêchait de se concentrer. Il était devenu trop sensible pour se déplacer facilement au milieu de la masse des médiocres. Il avait fait deux sorties en tant qu'Appât avec son Shifu mais avait fini accroché à son bras et à sa canne au bout de quelques minutes à peine. Il n'arrivait pas à faire le tri dans tout ce qu'il recevait comme informations. Son maitre n'avait rien dit mais il avait senti sa frustration et sa déception. Le temps commençait à manquer. Si être indépendant dans l'enceinte du temple était important, ça ne rapportait pas d'argent. Ça l'empêchait juste de creuser davantage sa dette.

Lorsque la nuit était tombée et que la foule s'était dispersée, les difficultés de Boya s'étaient allégées. Il s'était installé non sur un toit comme il le faisait avant mais assis sur un bord de muret pour jouer de son dizi. Peut-être était-ce d'avoir perdu la vue, d'avoir développé sa cultivation pour compenser ou quelque autre raison qu'il n'avait pas encore déterminé, mais ses frères ne s'étaient pas attendu à ce que leur Appât leur avait apporté. Normalement, un Appât faisait venir à lui tous les démons dans un quadrant particulier, sauf les plus forts. Cette fois, le menu fretin ne s'était pas déplacé. Par contre, trois énormes yao avaient été attirés, comme ivres, jusqu'au Boya.

Les yeux mi-clos et brumeux, ils étaient venu jusqu'à lui comme les enfants attirés par le flutiste de la légende. Ses frères avaient un peu paniqués. Ils n'étaient même pas sûr que Boya était encore capable de jouer son rôle d'Appât et voilà qu'il leur attirait trois monstres au lieu de petites crottes ! Ils avaient tous été blessés et un des yao s'était enfuit. Boya n'avait pas été capable de réellement se défendre mais au moins avait-il eut assez de jugeotte pour carrer son cul à l'abri.

Et c'était ce qui posait actuellement problème aux maitres rassemblés.

Certes, Boya était indépendant. Il pouvait hanter les couloirs de la secte jour et nuit sans se manger un mur et ne reversait pas sa soupe sur ses vêtements. Mais où était l'exploit ?

Certes, sa cultivation musicale avait fait un bond en avant monstrueux. Si fort d'ailleurs qu'il en était devenu un danger parce qu'il ne se maitrisait pas vraiment pour l'instant.

Certes, il pouvait lire et écrire. Mais où était l'intérêt pour un chasseur ?

Certes il avait eu des idées fascinantes pour aider d'autres cultivateurs dans son état.

Mais... Ce qu'il proposait n'avait pas grand-chose de positif pour JingYun qui était une secte de combattants qui se débarrassait systématiquement de leurs blessés graves et de leurs malades. Ou de leurs vieux qui n'avaient pas remboursés leur dette. On ne survivait que rarement après son soixantième anniversaire quand on n'avait plus l'âge de chasser. Il y avait des produits parfait pour ça.

Il fallait être réaliste à un moment. Boya n'était plus capable de chasser. Il n'était pas capable de former de petits shidi et ses tentatives d'archerie avaient été pathétique. Pas une seule fois il n'avait mis dans le mille. Toucher la cible n'était pas assez. Au mieux il pouvait fait baby-sitter et apprendre aux plus jeunes à méditer. Mais n'importe quel shidi de plus de douze ans pouvait faire la même chose.

Alors oui, il était capable de se débrouiller seul. Mais... C'était bien trop limité pour rembourser sa dette. Même s'ils le collaient en charge des plus jeunes et l'utilisait comme Appât de temps en temps, jamais il ne pourrait rembourser sa dette. Jamais plus il ne serait UTILE à la secte. Il n'était pas un poids, pas vraiment, mais il n'apportait rien de positif non plus. Il prenait de la place pour pas grand-chose.

Le Shifu de Boya ne voyait pas comment ces quelques taels d'argent pouvaient être plus important que ce que développait Boya mais sa voix n'était qu'une parmi les autres.

Pire.

La politique interne de la secte était un énorme panier de crabe. Il avait des ennemis. C'était ce qui avait amené Boya là. C'était ce qui avait couté la vie à neuf autres de ses élèves. Tout le monde le savait. Tout le monde se délectait des querelles intestines entre les anciens. Qu'ils aiment y participer ou non, ils étaient forcés de jouer à ce grand jeu hypocrite qui faisait de JingYun une monstruosité pire que bien des Cours Démoniaques. Au moins, dans les Cours, personne ne s'attaquait aux enfants et personne n'attaquait ceux qui ne voulait pas participer à la boucherie.

Nombreux voyaient là une méthode aussi facile que cruelle de porter un coup au moral supplémentaire au Shifu de Boya. A terme, peut-être même qu'ils le feraient se suicider de désespoir ? On pouvait-même l'aider ! Ce ne serait pas la première fois qu'un Ancien se suiciderait d'une vingtaine de coups de couteaux dans le dos. Déclarer Boya inapte malgré tout ce qu'il avait fait et le déchoir de son statut était devenu inévitable.

Peut-être que si le Shifu de Boya n'avait pas été vu par beaucoup comme le prochain chef de secte, peut-être qu'il aurait pu faire profil bas et protéger davantage Boya. Mais là ?

Ses protestations ne servaient à rien. On chassait moins Boya pour son incapacité à chasser que parce qu'il était l'élève de son maitre. Puisqu'on avait pas réussit à le tuer, on se débarrassait de lui d'une autre façon. Ce n'était pas bien compliqué. Ils lui avaient laissé du temps pour mettre un peu de vernis sur les apparences, c'était bien suffisant.

"- Vous voulez détruire sa vie pour m'atteindre moi ? Pour de basses considérations politique ? Dans l'espoir que je ne sois pas le prochain chef de secte? Vous me dégoutez. Tous."

Mais c'était finit.

Boya serait vendu à la prochaine vente impériale et il ne pouvait rien y faire. Les documents officiels avaient déjà été signés et scellés avant même le début de la réunion. Il ne lui restait plus qu'à prévenir son élève.

La porte de sa chambre s'était refermée sur son Shifu. Son ancien Shifu.

C'était finit. Il avait fait tout ce qu'il avait pu. Il avait pensé que ce serait suffisant. Il avait vraiment cru qu'il pouvait faire ce pas de côté et continuer à progresser, à apprendre et à vivre. Il aurait pu. Il aurait vraiment pu s'il n'était pas juste un jouet ballotté par la politique interne de la secte.

Rétrospectivement, Boya ne comprenait même pas comment il avait pu être aussi stupide. Les anciens l'avaient envoyé à la mort avec ses frères sans le moindre complexe, sans se soucier d'avoir affaibli durablement la secte tant que leurs petites magouilles fonctionnaient à leur convenance. Alors comment avait-il pu croire qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout pour finir de se débarrasser de lui.

Boya joua avec la dague qu'il avait entre les doigts.

Il aurait été si facile d'en finir… Il refusait de vivre une vie de putain dans un bordel juste parce que ses yeux ne fonctionnaient plus.

Boya aurait dû se mettre en colère. Il aurait dû s'accrocher à la rage comme il l'avait toujours fait mais il n'en avait plus la force. Il avait tout fait pour prouver sa valeur. Il avait réussi à retrouver son indépendance. Il arrivait à se battre, un peu. Il avait juste besoin de temps.

Mais pour de bêtes questions de politique interne, les ainés de la secte venaient de le jeter en tas à la borne exclusivement pour ennuyer son maitre. La vie des disciples n'avait-elle donc réellement aucune valeur pour eux ? N'étaient-ils tous que de la viande à utiliser pour leur propre prestige? Boya se perdait dans les même pensées, encore et encore, totalement assommé par cette trahison affreuse qui lui serrait le cœur.

Une fois encore.

Boya avait consacré sa vie à JingYun. Et JingYun le traitait plus mal qu'un chien.

Avant, Boya leur aurait donné le bénéfice du doute. Après tout, tous les anciens étaient passés par les même épreuves que les disciples actuellement en exercice. Etaient-ils à ce point aigri qu'ils voulaient que les jeunots souffrent comme eux avaient soufferts? Visiblement oui. Et c'était lui qui en payait le prix fort. Parce qu'il avait eut l'outrecuidance de survivre à la mort organisée qu'on avait prévu pour lui.

Boya était encore en train de faire tourner sa dague entre ses doigts lorsqu'on entra sans frapper dans sa chambre.

"- Videz tout, changez le." La voix était sèche.

Boya la reconnu aussitôt. C'était le quatrième ancien. Celui qui se heurtait régulièrement de front avec son Shifu. La haine était consommée entre les deux hommes et c'était Boya qui prenait la dernière charge en pleine figure.

Des mains qui ne le laissèrent pas de débattre lui arrachèrent ses cuirs et les marques de son statut pour le forcer dans des robes de coton basique. Il n'était plus des leurs. Personne n'avait besoin de lui montrer encore le moindre respect. Ces hommes qu'il avait pour certain entrainé, guidé dans leurs premières chasses, qu'il avait aidé de son mieux, ne le considéraient plus que comme un outil brisé dont il fallait se débarrasser.
Réalisaient-ils qu'ils pouvaient être les prochains lorsque la prochaine cabale aurait changé les alliances du jeu de politique interne et que les alliées d'aujourd'hui seraient les ennemis de demain ?

Il n'ouvrit même pas la bouche pour protester. Ça ne servait à rien. Maintenant qu'il n'était plus un disciple mais un simple esclave prêt à être vendu, personne n'aurait le moindre complexe à le battre à un souffle de la mort pour le soumettre s'il le fallait.

Boya leva les yeux sur l'ancien.

Il ne le "voyait" pas, mais il sentait son sourire.

Il le fixa longuement de ses yeux morts. Sans se permettre une expression, sans rien. Juste le vide totale qui contemplait le responsable de ses tourments.

C'était sans doute une victoire à la Pyrrhus, mais c'était la seule chose que Boya pouvait encore espérer obtenir lorsque l'ancien commença à se tortiller sur ses pieds puis finit par sortir pendant que ses disciples vidaient consciencieusement la chambre de tout ce qui avait appartenu à Boya.

Il ne put rien sauver.

On jeta les sacs sur le côté.
Ils seraient jeté au feu dès que possible après qu'ils aient été pillé de ce qui pouvait avoir de la valeur ou de l'intérêt pour les anciens. Mais pour l'instant, un chariot l'attendait pour l'emmener à la capitale.

On ne lui aurait même pas laissé deux heures pour qu'il prenne la mesure de son destin.

Boya était encore un peu hébété lorsque le marchand d'esclave l'avait examiné avant de le faire monter dans le chariot. L'homme n'avait pas été très encourageant pour JingYun. Un aveugle, ça se vendait mal. Même un ancien cultivateur. En plus, il était couvert de cicatrices. Son visage surtout était marqué et c'était ce qui importait le plus. Bah, un bordel inférieur en voudrait peut-être mais qu'ils ne s'attendent pas à rentrer dans leurs frais. Mais s'il voulait, il l'achetait au prix d'un esclave inférieur, histoire qu'il ne leur reste pas sur les bras.
Boya avait été vendu contre quelques pièces à peine. Même sa vente ne regardait pas davantage JingYun.

On l'avait poussé rudement mais sans violence dans le chariot. L'abimer davantage ne ferait que baisser son prix plus encore.

Il n'avait rien avec lui à part les robes légères en coton qu'on l'avait forcé à enfiler après lui avoir arraché tout ce qui faisait de lui un Maître de JingYun. Son armure, ses armes, son arc… tout serait brulé et détruit. Les dessins de ses shidi pour le remercier, sa correspondance, tout serait brulé et son nom rayé des listes du temple si ce n'était pas déjà fait. Il avait eu l'outrecuidance de survivre à son utilité et surtout, de ne pas mourir comme on le lui avait demandé. Une telle désobéissance devait être punie.

S'il avait encore sa flute discrètement caché à même sa peau sous ses robes, il le devait à son maitre qui avait crié assez fort pour pouvoir venir lui dire adieu avant qu'on ne le fasse monter dans le chariot. Il avait glissé l'instrument dans sa ceinture à l'intérieur de ses robes, avant de le lâcher. C'était la seule chose qu'il avait pu faire pour lui.

"- Tout va bien se passer, Boya. Je te le promets." Avait supplié le vieux maître.

Mais ce n'était qu'une promesse vide de sens. Même son Nom n'était plus le sien. Il lui avait été donné par son Shifu à son arrivée au temple. Le Nom était le premier de tous les sortilèges. Lui arracher le Nom qui l'avait vu grandir juste avant de le confier au marchand avait eu un effet dévastateur sur Boya. Il ne savait pas comment son propriétaire l'appellerait, mais ce Nom ne serait jamais le sien. Il ne serait jamais celui avec lequel il était devenu un cultivateur. Son Node maintenant instable le lui rappelait à chaque seconde.