"- Zongzhu ? Boya Daren est libéré de l'infirmerie. Il peut reprendre une activité normale. La seule restriction est sur un retour d'activité mesuré. Qu'il n'aille pas faire quatre-vingt kilomètres au sprint alors qu'il n'a pas trotté depuis des semaines."
Zhong Xing remercia les guérisseurs puis invita Boya à s'asseoir en face de lui mais il ne l'aida pas à se diriger. Boya resta perdu un instant avant de se souvenir qu'il était capable de "voir" quelque peu son environnement. Il concentra son qi autour de lui pour se repérer. Ce fut plus laborieux qu'à JingYun parce qu'il ne connaissait pas cet environnement mais comme dans l'infirmerie, il ne mit pas longtemps à repérer les objets autour de lui. Il s'installa comme un chaton sur son coussin sans voir le large sourire de Zhong Xing qui poussa une tasse de thé vers lui.
"- Alors, comment trouvez-vous le Yin Yang pour le peu que vous en avez vu jusque-là ?"
Boya faillit faire une remarque acide mais réalisa soudain qu'on ne prendrait pas soin de ses sensibilités ici. Pas comme à JingYun en tout cas. Là-bas, personne ne parlait de son infirmité, mais on le jetait dehors pour avoir un handicap. Ici, "voir" était une tournure de phrase. Pas une insulte ni une moquerie.
Il n'allait pas pleurnicher pour ça !
"- Je suis un peu perdu, je vous avoue. Je ne sais pas comment m'integrer. Ni même si j'ai le droit. Je ne sais même pas… Quelle est ma place." Finit Boya sur un murmure. "Je ne suis qu'un esclave à présent."
Zhong Xing hocha la tête. Boya le sentit faire grâce au qi ambiant dont il commençait à légèrement prendre la mesure. A JingYun, c'était instinctif. Ici… Il lui faudrait du temps.
"- Je comprends. Votre situation est complexe mais elle n'est ni réellement difficile, ni dangereuse. Je sais que pour l'instant, vous avez l'impression d'être submergé mais vous vous y ferez. Vous avez le temps." Rappela le chef de secte.
"- Pour ma dette…"
"- Nous ne pratiquons pas le Remboursement de Dette ici contrairement au reste de l'Empire. Pas alors que la vie est si dure dans le nord. Ici, on dit que sauver la vie d'un homme vous rends responsable de lui pour le reste de votre vie. Et c'est quelque chose dont nous sommes très fiers. Mais je peux comprendre que vous puissiez vous sentir encombré par ce que vous percevez encore comme une dette. Alors sachez que vous me devez pour votre rachat la coquette somme de deux milles taels d'or."
Boya faillit s'étrangler. Alors il n'avait pas mal entendu lors de la vente. Comment allait-il rembourser une somme pareille ? Et sous quel délais ? Il n'y arriverait jamais. C'était impossible.
"- Je sais." Continua Zhong Xing. "C'est une somme colossale. Pourtant, j'ai attendu le dernier moment avant de vous acheter justement pour que votre "dette" soit la plus faible possible. Je n'ai pas voulu vous manquer de respect en diminuant votre valeur, mais je suis profondément contre cette manie de JingYun de vendre ses disciples pour s'en débarrasser. Je ne voulais pas leur laisser le moindre bénéfice dans cette lamentable histoire. Je ne m'attendais pas à ce que finalement un autre acheteur potentiel montre le bout du nez. Et encore moins que d'autres s'en mêlent à leur tour. Mais je ne pouvais en aucun cas vous laisser acheter par un autre. Votre place est ici. Avec nous."
Boya hocha la tête, une boule dans la gorge. Il comprenait. Mais… deux mille tael d'or ? ce n'était pas une histoire de quelques talismans dessinés et revendus sous le manteau pour être libre ! Comment obtenir cette somme ? Il y avait là de quoi construire un village !
La question qui restait était moins de comment les obtenir, que si c'était même possible un jour.
Et puis, il restait l'esclave de Zhong Xing. Quoi qu'il fasse, tout lui revenait. Peu importait que la somme soit ridicule ou colossale s'il ne pouvait plus gagner la moindre rognure de cuivre pour lui-même.
"- En attendant, si vous voulez absolument rembourser votre dette le plus vite possible, vous pouvez aussi le faire en travaillant. J'ai cru comprendre que vous êtes assez doué avec les plus jeunes. Nous manquons toujours d'adultes pour surveiller les plus petits. Contrairement à la majorité des sectes, nous acceptons les disciples encore au maillot. Il n'est pas rare que des villages entiers soient détruits par des tempêtes, des glissements de terrain, des maladies ou des bêtes sauvages." Soupira doucement Zhong Xing. "Lorsque ça arrive, le Bureau est généralement le premier sur site. Et nous prenons en charge les plus jeunes qui n'ont plus de famille. Ou que les familles ne peuvent pas prendre. Alors nous avons souvent des bébés encore au sein. Avec tout ce que nous avons à faire, trouver des mains pour s'occuper correctement d'eux est souvent compliqué. Ce sont souvent des shishen qui se retrouvent de corvée de baby-sitting, ce qui ne va pas sans problèmes non plus."
Boya soupira silencieusement de soulagement. Ça, il pouvait faire. Surtout qu'il n'aurait pas à galoper partout. S'il était limité à une seule pièce ou deux, il prendrait très vite ses marques et pourrait être efficace en quelques heures.
"- Ce serait un plaisir que d'être utile." Et surtout, un soulagement.
Il ne savait pas rester sans rien faire. Rester sans rien faire était dangereux et coutait de l'argent.
"- Je ne sais pas si vous avez entendu un peu comment fonctionne le temple mais chacun dépends d'un shixiong et chacun à un shidi. Ou plus. Pour l'instant, je vais vous assigner un shixiong. On verra plus tard pour le shidi. Et j'aimerais que vous travailliez également un peu avec mon fils. Je sais que vous l'avez rencontré et que vous n'avez pas été… Particulièrement impressionné par son caractère. Je dois avouer que je suis un peu perdu avec lui. Je l'ai trop couvé quand il était petit et il est devenu trop gâté. J'aime mon fils mais je ne sais pas comment lui botter les fesses. J'aimerai qu'il vous apprenne nos techniques secrètes comme le bouclier ou l'invocation de shishen."
"- Je ne sais pas si nos caractères vont bien s'accorder."
"- Je ne vous demande pas de le supporter comme shixiong. Ni même comme shidi, Boya Daren. Vous êtes plus âgé que lui. Et plus mature. Non, j'espère qu'il prendra un peu de maturité à votre contact et que d'avoir la responsabilité de vous enseigner lui mettra un peu de plomb dans la tête."
Boya ne dit rien mais il était un peu amer. Allait-on le sacrifier une fois encore sur l'autel de la politique ? Il était écœuré. Son amertume dut se voir sur son visage malgré son calme d'apparence.
"- C'est aussi pour cela que je vais vous confier à quelqu'un d'autre. Je ne fais pas vraiment confiance à mon fils. Je ne veux pas que vos propres études souffrent de son manque de maturité. Ce que vous apprendrez de lui, vous l'apprendrez aussi avec un autre professeur qui lui ne fera pas n'importe quoi."
Boya en fut surpris. Quoi ?
"- Je suis navré de vous utiliser ainsi." Il y avait un peu de honte dans la voix de Zhong Xing. Je vous demande d'apprendre la réalité de l'existence à mon fils pendant qu'il apprends à avoir des responsabilités. Mais votre véritable apprentissage, vous le ferez avec un autre."
Boya en fut soulagé.
"- Si je résume, mon shixiong va m'apprendre ce que je dois connaitre et je dois botter le cul de votre fils pour en faire un adulte fonctionnel."
Zhong Xing resta interdit un instant avant d'éclater de rire.
"- C'est un résumé assez cru mais tout à fait juste." Son amusement se calma rapidement. "Boya Daren… Je vous ai accueilli ici par amitié pour votre Shifu. Mais vous n'êtes pas le premier de JingYun que le Bureau récupère. Votre ancienne secte est stupide, mais nous ne le sommes pas."
Boya s'inclina profondément.
"- Je vous remercie pour tout ce que vous faites pour moi, Zhong Xing Zongzhu. Je ne vous décevrai pas."
Zhong Xing eut un pauvre sourire un peu triste.
"- Je n'en doute pas une seconde, soyez en certain. Mais je ne vous ai pas accueilli pour ça. Vous étiez le meilleur à JingYun. J'espère que vous serrez le meilleur ici aussi. Et pourquoi pas le prochain Zongzhu !" Boya faillit rire avant de réaliser que l'homme était sérieux. "Pour l'instant, vous allez être finalement enregistré au sein de la secte. je vais vous conduire à votre appartement. Ensuite, je vous présenterai à votre shixiong. Je pense que vous allez l'apprécier."
Boya en avait la tête qui tournait.
Et il allait donc recevoir son nouveau Nom. Même si tout le monde l'utilisait encore par praticité, "Boya" n'allait plus être qu'un souvenir. Les fluctuations de sa cultivation se calmeraient. Sans doute. Peut-être. A moins que ce nouveau nom lui aille si peu qu'il ne tue tout simplement sa cultivation.
Ça arrivait.
Boya avala péniblement sa salive.
"- Bien Zongzhu."
Boya s'était mis à trembler lorsqu'il avait compris que son intégration dans la secte allait se faire devant tous les anciens et une bonne partie des maîtres. Ne pouvait-on faire ça en petit comité ? Il avait tellement honte de se présenter ainsi à ces gens qui l'accueillaient bien trop généreusement pour ce qu'il était maintenant, alors qu'il n'était qu'un esclave dans un état pathétique,.
Il sentait entre ses omoplates le regard moqueur et méprisant de quelqu'un.
Il y avait aussi des shishen. Esprits ou démons, peu importait, il commençait à le comprendre.
Comme il commençait à comprendre qu'un vrai maître du yin yang était inséparable de son ou ses shishen. La relation en était presque symbiotique.
Elle lui faisait peur.
"- Messieurs, Mesdames, nous accueillons ce jour parmi nous un nouveau maître."
Un reniflement tout sauf peu sympathique se fit entendre, vite suivit par le bruit caractéristique d'un coup de pied dans le tibia puis de jurons de douleur étouffée.
"- Un nouveau maître disais-je. Même s'il n'a pas encore acquis nos valeurs et nos secrets, je ne crois pas que quiconque s'oppose à ce rang ?"
Ne serait-ce que pour lui laisser toute légitimité de cogner He Shouyue qui n'était encore qu'un sénior s'il le fallait, personne ne s'y opposa.
"- Parfait"
On poussa gentiment Boya un peu plus proche du chef de secte qui posa une main au milieu de son torse, juste là où son précédent chef de secte l'avait posé quelques semaines plus tôt pour lui arracher son Nom. Il sentit le qi de Zhong Xing tisser son nouveau nom à l'endroit exact du précédent, s'y installer et y faire son trou avec beaucoup trop d'aisance pour que ce soit normal.
"- Zongzhu."
"- Comme ta précédente secte sont des bons à rien, ils n'ont toujours pas compris comment correctement détruire le Nom d'un disciple répudié." Boya n'osait pas comprendre. "Bienvenue parmi nous, Yuan Boya."
Son Nom ! On lui avait rendu son Nom ! Ses méridiens et son Node se stabilisèrent rapidement sous le retour de cette fondation indispensable à qui et ce qu'il était.
"- Merci…"
On lui tapota l'épaule en le félicitant, on lui donna même quelques petits cadeaux. C'était comme une seconde naissance pour lui et c'était à cette date d'anniversaire qu'il serait enregistré non à celle où il était sortit du ventre de sa mère. Cette première vie était derrière lui. Quand JingYun lui avait arraché son Nom, l'homme qu'il était alors était mort. A présent, il était un homme neuf dégagé de tout semblant de dette vis-à-vis du sud et de son ancienne secte. Il appartenait corps et âme au nord et à la neige. Comme eux tous, il apprendrait à l'aimer.
Puis Zhong Xing le conduisit enfin à son nouvel appartement.
Cette journée qui ne venait que de commencer allait lui paraitre sans fin. Trop d'émotions.
Boya avait pleuré.
ENCORE.
Lui qui n'avait pas versé une larme depuis la mort de sa mère avant d'arriver dans le nord se retrouvait une fois de plus à jouer les fontaines. Son lui-même plus jeune d'un an lui aurait collé des coups de pied aux fesses avec force insultes. Maintenant…
Zhong Xing l'avait conduit à la petite chambre qui allait être la sienne jusqu'à ce que Zhong Xing l'estime assez indépendant pour avoir son propre appartement. La chambre était petite, la salle d'eau attenante était presque un placard, mais il y faisait chaud, le lit était moelleux, confortable, avec une masse de couvertures impressionnante et surtout, la chambre n'était pas vide.
Boya avait pleuré.
Toutes ses affaires. Tout ce qui était à lui à JingYun.
D'une manière ou d'une autre, son maître avait réussi à sauver toutes ses affaires et les lui faire envoyer.
Même son épée était là. Elle était inutilisable bien sûr. Elle avait sans doute été jetée dans les fours du temple avant que son maître la récupère et était déformée et abimée, comme sa dague et la majorité des parties de son armure. C'était inutilisable, importable, mais c'était LÀ. C'était le fantôme de sa vie passée mais c'était LÀ, à lui.
La seule chose qui avait réellement échappé au massacre étaient quelques dagues de lancer qu'il avait en général dans ses bottes et dans les plis de ses robes sur les cuisses que les cuirs avaient protégé de la chaleur des fours.
Quelqu'un avait même mis son armure sur un mannequin. C'était une décoration rassurante.
Il avait pleuré comme un veau en remerciant Zhong Xing quand il avait posé ses mains dessus et avait reconnu ce qu'il touchait.
Contrairement à JingYun, les membres du Bureau n'avaient rien contre les contacts physiques, bien au contraire. Tout le monde était tactile au point d'en être gênant pour les bonnes mœurs impériales. Boya s'était figé un instant lorsque l'homme l'avait pris dans ses bras pour qu'il pleure contre son épaule comme un môme. Même un parent n'étreignait pas son enfant ainsi dans le sud. La dernière personne qui avait tenu ainsi Boya étai sa mère quand il était tout petit.
Pleurer ainsi lui avait fait du bien.
Une fois calmé, Boya avait suivi Zhong Xing jusqu'à la salle commune des maîtres. Chaque groupe avait une salle réservée où ils pouvaient se détendre sans risquer de présenter un mauvais jour aux plus jeunes. Et sans que les plus vieux ne les grondent pour leur manque de tenue.
"- Shao Zhiqiang !"
"- Zongzhu !"
Boya s'était figé. Cette voix… Ce nom….
"- Shao Zhiqiang. Voici ton nouveau shidi. Je crois que vous vous entendrez très bien." Il y avait un large sourire dans la voix de Zhong Xing.
"- …. Zongzhu ?"
"- Prends soin de lui et apprends lui ce qu'il doit. Je le laisse entre tes mains."
Le chef de secte avait tapoté l'épaule de Boya avant de l'abandonner à sa stupeur et à son nouveau Shixiong.
"- … Boya ? C'est… Yuan Boya ?"
"- Shao Zhiqiang ? C'est… Bien toi ?"
Les deux hommes se tombèrent dans les bras jusqu'à ce que Boya sente que son nouveau frère commençait à faiblir sur ses jambes. Il le retint contre lui pour qu'il ne s'effondre pas.
"- Mais… Tu… TU MARCHES !" Réalisa soudain Boya.
Shao Zhiqiang éclata de rire.
"- Pas longtemps et pas très vite, didi ! Mais oui, je marche. Zhong Xing Daren m'a acheté moi aussi il y a quelques années. Ils m'ont soignés ici. Avec l'aide de Meng JingFei, j'ai retrouvé l'usage de mes jambes. Pas de quoi courir ou chasser, mais assez pour me déplacer seul avec des béquilles. Et j'ai un fauteuil roulant si nécessaire."
Boya pleurait une fois de plus. Son ainé avait été vendu quand Boya avait dix-neuf ans. A la suite d'une chasse qui avait mal tournée, il avait été privé de ses jambes. JingYun ne lui avait laissé que le temps de refermer ses blessures avant de le vendre pour se débarrasser de l'infirme inutile qu'ils avaient sur les bras. Boya n'avait même pas eu le temps de lui dire au revoir. Il n'avait pas été le seul à pleurer son départ. Même s'il n'avait que quelques années de plus que lui, il avait été son professeur pendant longtemps.
"- Le Bureau m'a remis sur pied physiquement et psychologiquement."
Boya avait posé ses mains sur le visage de son ainé pour réapprendre son apparence. Avec son qi, il pouvait facilement le "voir" ainsi. Et il souriait largement malgré ses larmes.
"- Et que fais-tu ici ?" Qu'est-ce qu'un homme en fauteuil roulant pouvait faire dans une secte ? Surtout un ancien chasseur qui haïssait lire et écrire.
"- Je travaille dans les cavernes inférieures principalement. Je m'occupe de l'intendance et de prévoir le matériel nécessaire pour les chasses et les voyages des disciples."
C'était quand même chasser, même si c'était à travers les autres. Et il pouvait encore protéger ses frères comme ça. Il veillait à ce qu'ils ne manquent de rien et que leur équipement soit impeccable. Personne ne subirait la moindre blessure à cause d'un matériel défaillant tant qu'il serait là.
"- Il faut qu'il s'assoit, Boya Daren." Souffla une voix calme.
"- HA ! Je manque à tous mes devoirs. Didi, laisse-moi te présenter mon shishen, Xiao PaoMo." Pour le bénéfice de Boya puisqu'il ne voyait rien, il ajouta. "C'est un esprit animal, comme beaucoup ici. C'est une loutre."
Boya se mordit la langue pour ne manquer de respect à personne malgré sa stupeur. Un esprit loutre ? Ça existait ça ? Il aurait aimé le voir.
Une langueur soudaine, plus forte que depuis très longtemps lui serra le cœur. Il n'accepterait jamais réellement d'avoir perdu la vue. Il n'accepterait jamais d'être totalement à la merci des autres. Et pourtant.
Il prit une inspiration explosive pour ne pas fondre en larmes une fois de plus. Il ne savait pas pourquoi il était ainsi à fleur de peau mais c'était à croire qu'il avait physiquement BESOIN de pleurer. On le poussa gentiment jusqu'à des coussins pour qu'il s'assoit lui aussi. Son Shixiong le prit dans ses bras pour le cajoler. Il faudrait que Boya s'habitue à cette manie d'ici de tout régler par des contacts humains. Mais pour une fois, il se laissa faire. Quelqu'un d'autre s'assit de l'autre côté pour renforcer le contact. Puis un autre. Et encore un autre.
Les maîtres présents firent très vite tous panier de chat autour de Boya qui eut besoin de quelques minutes pour retrouver son calme.
"- Ça va mieux, Boya-di ?"
"- Je suis désolé. Je ne sais pas ce qui m'est arrivé."
Mais son shixiong secoua la tête.
"- Quand je suis arrivé ici, j'ai passé les premières semaines à fondre en larmes sans raison moi aussi. Le guérisseur mental a dit que c'était parce que j'avais besoin d'exprimer tout ce que j'avais toujours réprimé et que comme je ne savais pas l'exprimer verbalement, mon corps l'exprimait de son mieux d'une autre façon."
Boya pouvait comprendre cette explication. Elle était même rassurante. Si c'était normal et que ça passait, il pouvait accepter que c'était un peu comme purger un abcès.
"- Zhong Xing Daren t'as déjà installé j'imagine ?"
"- Mmm. Dans ses appartements."
"- Ho, tu vas devoir subir He Shouyue alors."
"- Et le tenir en laisse il parait."
Les maîtres autour de Boya s'étaient un peu écartés mais à peine.
"- Ce môme est un idiot, mais personne n'ose lui botter le cul parce qu'il menace d'aller se plaindre à ses parents."
"- D'après ce que j'ai compris, ses parents n'auraient rien contre le voir se faire botter les fesses." Grimaça Boya.
"- Son shishen est aussi mesquin que son maître. Il ne laissera personne le faire." Soupira Shao Zhiqiang. "Mais ce n'est pas la question ! Que je te présente tout le monde. N'essaye pas de retenir tout d'un coup, c'est un risque à faire une déviation."
Les autres maîtres se présentèrent eux-mêmes l'un après l'autre ainsi que leurs shishen pour ceux qui étaient présent. Ils proposèrent à Boya de toucher leur visage pour les apprendre s'il voulait.
Boya remercia avec soulagement. Il n'aurait jamais osé demander.
Il sursauta plus d'une fois d'avoir sous ses doigts les traits d'un démon ou d'un esprit non humain mais parvint à ne pas être vexant ou insultant puis remercia ses nouveaux frères. Il avait la tête qui lui tournait. Tellement de monde, tellement de qi…
Shao Zhiqiang lui proposa de le raccompagner à sa petite chambre. Son shishen chargea son maître dans ses bras pour le porter comme il le faisait généralement quand il n'avait pas sa chaise roulante avec lui.
Ils abandonnèrent un Boya épuisé à sa chambre.
Le calme et le silence soudain firent mal aux oreilles du chasseur au point de le forcer à mettre ses mains sur dessus pour ne pas hurler.
Boya se mit frénétiquement à chercher son dizi pour en jouer jusqu'à ce que la panique disparaisse.
Il s'endormit sans diner, épuisé par toutes ces émotions.
Boya peinait encore largement à apprendre la configuration de la secte. Il était arrivé… Non, il avait été libéré de l'infirmerie depuis deux semaines et peinait encore à faire autre chose que sa chambre / La salle commune / Sa salle de classe. Petit à petit, il élargissait son champs d'action, mais c'était lent. Lent et pénible. Contrairement à JingYun, le bureau avait été créé pour que des esprits et des démons avec toutes les conformations physiques ou presque puissent s'y déplacer aisément. Les plafonds étaient extrêmement haut dans les parties communes pour que ceux qui avaient des ailes puisses se déplacer de niveau en niveau par la voie des airs et surtout, il n'y avait pas d'escaliers. Tout était en pente douce. Il n'y avait pas d'étage en tant que tel mais des groupes de niveaux qui s'entremêlaient dans un chaos perturbant pour les nouveaux venus. Pour aller d'une chambre à la suivante, il fallait parfois changer trois fois de couloir, monter sur dix mètres puis redescendre du double. Boya s'y perdait tout autant que les shidi de l'année. Il comprenait pourquoi la première chose qu'on apprenait aux enfants était l'usage des portails. Malheureusement, lui n'en aurait jamais la jouissance. La seule chose qu'il pouvait espérer, c'était que le shishen qu'il devrait avoir mais dont il ne voulait absolument pas pourrait en ouvrir pour lui. En attendant, il se faisait les mollets, les cuisses, et apprenait par cœur les tours et les détours du temple au point qu'il était à peu près certain d'avoir redécouvert des zones oubliées de tous à force de s'y perdre.
Heureusement, si on pouvait dire cela, il n'était pas le premier aveugle à avoir mis les pieds dans la secte. Des liserés texturés avaient été apposés aux endroits stratégiques pour qu'une personne à la vue limitée ou inexistante puisse savoir où elle était juste ne posant sa main dessus. Malheureusement, il n'y en avait pas partout et le sens du toucher de Boya n'était pas encore assez au point pour qu'il fasse la différence entre des petits points, des points moyens et des points entre les deux. Alors il se retrouvait souvent là où il ne fallait pas. Même sous sa "vision" quand il arrivait à la concentrer assez pour ne pas se brûler les méridiens dans les zones les plus chargées en qi, il peinait à trouver son chemin.
Après qu'il soit resté introuvable pendant deux jours, Zhong Xing lui avait donné une liasse de Fu'yan avec ordre de l'appeler lui ou Shao Zhiqiang s'il se retrouvait encore quelque part où personne ne pouvait le remettre sur le droit chemin. Boya avait eut de la chance qu'un tengu le trouve perdu au fin fond des jardins l'avant-veille avant qu'il ne franchisse les boucliers de la secte et ne se retrouve dans la partie non protégée de la vallée. Il faisait déjà un froid de gueux dans la vallée couverte d'un bouclier, à l'extérieur il aurait congelé même avec sa cultivation en quelque heures. Le Tengu ne lui avait pas donné son nom ni le nom de son maître. Il avait juste prit sa main dans la sienne, l'avait entouré d'une aile pour le tenir au chaud bien qu'il soit un élémental de glace puis l'avait gentiment conduit à l'intérieur.
Boya l'avait remercié aussi dignement que possible malgré son nez tout froid qui coulait, ses oreilles écarlates et sa honte de s'être encore perdu.
"- Vous êtes handicapé, Boya Daren. Mais vous ne laissez pas ce handicap vous définir ou vous retenir. C'est plus que bien des humains. Ne vous restreigniez pas à cause de ce qui vous manque. En attendant que vous soyez totalement indépendant à nouveau, soyez certain qu'il y aura toujours des yeux sur vous. Même si vous n'en avez pas conscience."
Boya aurait dut être un peu inquiet mais il en avait été rassuré. Sa secte lui laissait toute latitude de reprendre sa vie en main avec toute l'indépendance nécessaire à un homme adulte, mais elle ne le laissait pas non plus dans la nature à se débrouiller.
Quand il avait raconté sa mésaventure à Zhong Xing, le chef de secte était resté choqué et silencieux un long moment avant de lui donner les fu'yan.
"- Je préfère que vous puissiez demander de l'aide immédiatement que d'attendre qu'on vous trouve à nouveau. Je n'ai pas envie qu'il vous arrive quelque chose parce que nous avons été trop lent à vous porter assistance."
Boya avait remercié. Il n'avait pas vu le profond malaise sur le visage de son chef de secte, trop fatigué qu'il était pour tenter encore de "voir" autour de lui.
Mais Zhong Xing était inquiet. Il n'y avait aucun tengu parmi les shishen actuels de la secte. On surveillait Boya bien sûr. Ce n'était pas la question. Mais les yeux qui étaient sur lui n'étaient pas forcement ceux du yin yang. Néanmoins, il préféra ne rien dire pour ne pas inquiéter le jeune homme. Boya avait déjà bien assez de problèmes comme ça pour l'instant. Il n'avait surement pas envie de savoir la vérité sur son achat et sur l'intérêt que lui portait le Seigneur Anbei.
C'était pour ça que pour l'instant, Boya marchait sans fin pour rejoindre sa salle de classe avec à la main la canne de métal qu'on lui avait offert depuis quelques jours après sa mésaventure. Elle raclait le sol devant lui à la recherche de la moindre aspérité. Avec ce petit outil qu'il pouvait charger en qi pour avoir une meilleur perception autours de lui, il avait gagné encore un peu plus d'indépendance. Le matin était réservé à He Shouyue avec qui il "apprenait" les secrets de la secte. L'après-midi, il la passait avec Shao Zhiqiang dans son bureau aux niveaux inférieurs à réellement apprendre et à défaire toutes les stupidités que lui avait débité He Shouyue. Boya était irrité par le fils du chef de secte mais gardait son calme pour l'instant. Le jeune homme le prenait pour un idiot parce qu'il avait perdu la vue mais Boya n'aurait pas survécut toutes ces années sur le terrain s'il était stupide comme He Shouyue le pensait. Boya avait parfaitement conscience de toutes les idioties que pouvait lui raconter le jeune homme. C'était même devenu un jeu avec Shao Zhiqiang que de démêler le vrai du faux dans les explications de He Shouyue qui se montrait de plus en plus subtil dans ses mensonges. Il s'était rendu compte que Boya était trop bon, et trop bien formé, pour tomber la tête la première dans des mensonges basiques qui auraient trompé des débutants. Alors il faisait lentement dans le subtil. Il mélangeait vérités et mensonges pour tenter de l'amener à faire une déviation de qi tout seul comme un grand.
Shao Zhiqiang s'en était inquiété. He Shouyue vouait une haine épidermique et définitive à Boya sans qu'aucun des deux anciens de JingYun n'en comprenne la raison. Comme les mensonges ne marchaient pas, Boya était certain que He Shouyue allait passer à quelque chose de plus physique. Jusque-là, il n'avait pas osé s'en prendre à lui physiquement mais uniquement verbalement parce qu'il était un "misérable infirme" et un "sale esclave qui aurait du lécher le sol sur lequel marchait son père pour l'avoir sauvé d'un destin de putain dans un bordel".
Dans l'absolu, Boya était d'accord. Il n'était qu'un infirme qui avait été sauvé d'une vie de cauchemar à devoir se vendre pour tenter de survivre. Mais le venin que He Shouyue mettait dans ses paroles était réellement choquant. Qu'est ce qu'il lui avait fait à la fin ?
"- Tu es en retard." He Shouyue ne lui témoignait jamais le moindre respect.
"- Celui-ci a été retenu, Shidi." Boya avait utilisé une voix calme mais froide et distance, contrairement à ses habitudes.
Le silence choqué de He Shouyue satisfit grandement Boya. Quand il parlait ainsi aux petits shidi qu'il aidait toujours à garder quelques heures par jour, les enfants se tenaient à carreaux comme rarement. Ils étaient bien élevés mais ils restaient des petits enfants qui découvraient le monde. Boya avait conscience qu'on les lui confiait pour qu'il travaille sa motricité avec eux sans vraiment s'en rendre compte dans un environnement sécurisé tout en étant utile à la communauté. Mais voir que ça fonctionnait avec He Shouyue aurait presque pu faire ricaner Boya. Décidément, ce gamin avait la maturité d'un fromage de chèvre du matin.
Boya s'assit sur son coussin sans attendre cette fois. Il posa sa canne sur la table et attendit.
He Shouyue resta silencieux un long moment.
"- Et bien ? Commençons. Je n'ai pas que ça à faire" Aboya froidement Boya.
Pour la première fois, il se permettait de prendre la main au lieu d'attendre que son "professeur" le guide.
Toujours aussi choqué, He Shouyue bafouilla un peu jusqu'à ce que son shishen lui siffle à l'oreille de se calmer et de faire son boulot. Xiāngcháng aimait beaucoup son maître mais même pour lui, il manquait parfois de rigueur et de maturité.
C'est donc un He Shouyue ronchon comme tout qui reprit le dernier rouleau qu'ils étudiaient. Celui là était sur la conformation des boucliers. Boya comprenait le principe et la mécanique du sort, mais l'apprendre sans le voir était d'une rare complexité. Il ne pouvait pas faire confiance à ce que He Shouyue pourrait bien lui dessiner avec son encre spéciale et devait attendre que son shixiong repasse derrière avant la moindre tentative.
"- Tu peux essayer."
"- Je ne pense pas que ce soit très raisonnable alors que je n'ai pas encore une vision bien définie du sigil."
"- Une vision, hein ! Bah. Ce n'est pas comme si tu l'auras un jour. Qu'est ce qu'on pourrait attendre d'un esclave de toute façon ?"
Boya serra les mâchoires. Il avait hâte de pouvoir reprendre un entrainement martial pour botter le cul de cet imbécile.
"- Essaye au moins de faire quelque chose. Histoire de faire semblant de ne pas nous faire perdre notre temps à tous les deux."
Piqué lui aussi, Boya concentra son qi sur la structure qu'il pensait avoir retenu et comprit de ses études avec Shao Zhiqiang. Sous son regard intérieur, un proto-sigil naquit entre ses doigts, s'enflamma une seconde puis se délita.
C'était un vrai progrès ! S'il avait été avec Shao Zhiqiang, Boya savait que son shixiong l'aurait félicité et encouragé. Avec He Shouyue, il eut droit à un reniflement un peu méprisant.
"- Peuh. Pathétique."
Mais Boya n'y prit pas garde. Il était content de lui-même.
L'une des premières choses que Boya avait fait en arrivant au Bureau du Yin Yang avait été de retravailler son encre sensible au qi.
Boya avait été très timide quand il avait présenté l'encre à Zhong Xing. JingYun l'avait rejeté avec un mépris. Il s'était attendu à une réaction assez similaire de la part du Bureau.
Il ne s'était pas attendu à la surprise de Zhong Xing et encore moins à ses félicitations.
Lorsqu'il avait encore plus timidement expliqué que ce n'était que son premier essai réussit mais qu'il n'avait pas pu le développer et l'améliorer davantage, il n'avait pas une seconde imaginé que le chef de secte ouvrirait immédiatement un portail pour le conduire dans une aile du temple qu'il n'avait pour l'instant jamais arpenté. Le mélange assourdissant des bruits et des odeurs lui avait fait tourner la tête.
"- Nous sommes dans l'aile réservée à l'artisanat. C'est ici que sont tissés les vêtements, les meubles construits, le papier à talisman créé…"
Boya avait été perplexe. Qu'est ce qu'il faisait là ?
Puis Zhong Xing avait appelé quelqu'un de cette voix douce mais qui aurait porté de l'autre coté d'un champ de bataille.
"- Yi ChuHua"
Un maître à la carrure d'ours accompagné d'une dizaine de jeunes filles, des esprits réalisa Boya, s'approcha d'une lourde démarche élastique en essuyant ses mains sur un torchon qui pendait à sa large ceinture. Il ne portait pas les robes habituelles des membres de la secte mais des robes puis étroites et surtout un grand tablier de cuir qui tombait à mi-tibia.
"- Zongzhu, que puis-je pour vous ?"
"- Notre nouvelle recrue a inventé une encre qui lui permet de lire et d'écrire en stockant du qi dedans. Mais il n'a pas eut la possibilité de le faire avec du matériel adéquat. Ni le temps de l'améliorer."
"- ShaNi."
"- Maître ?"
"- Installe notre jeune ami dans le bureau des chimistes."
"- Bien sûr."
Et Boya s'était retrouvé entrainé sans rien comprendre dans une grande salle remplie de produits, d'odeurs et de gens qui faisaient exploser des trucs.
"- Que…"
"- C'est ton poste de travail pour quand tu as le temps et l'envie de venir travailler à améliorer ton invention, mon garçon." Avait expliqué calmement Yi ChuHua. "Tu peux venir quand tu veux. Tout ce qui est dans ce bureau est à ta disposition. Et si tu as besoin d'aide, n'hésite pas à demander aux autres. Mais dans ce cas, il viendront te demander ton aide aussi."
Boya était resté comme figé un long moment assis à son nouveau bureau.
"- …. Merci ?"
Il était perdu. Il venait de se passer quoi ?
Depuis qu'il était arrivé dans le nord, tout allait trop vite pour lui. Il avait l'impression de ne pas avoir le temps de se poser et de juste pouvoir "réfléchir" un instant.
Il avait senti Zhong Xing s'accroupir près de lui.
"- Boya. Ton idée est du pur génie. Mais il te faut la raffiner encore. Ici, tu auras le temps et le matériel pour ça. Tu es libre de venir quand tu veux. De prendre le temps qu'il te faut."
Boya avait hoché bêtement la tête.
Il allait travailler là-dessus.
Lorsqu'il avait finalement prit conscience de ce qu'on lui offrait, il aurait pu pleurer. ENCORE.
Il n'avait pas l'habitude de la gentillesse. Encore moins maintenant qu'il n'était plus personne.
Le chef de secte le laissa entre les mains du maître en charge de l'atelier après qu'il lui ai promis qu'il ramènerait Boya à ses appartements quand il le voudrait.
Le pauvre chasseur resta un long moment sans bouger, comme frappé par la foudre de cette succession d'évènements qui le jetaient en tous sens auprès de bien trop de gens pour sa fragilité actuelle.
Puis, lentement, timidement, il se mit à tâtonner à la recherche de ce qu'il y avait sur le bureau puis tout aussi timidement demanda si quelqu'un pouvait l'aider pour trouver ce dont il avait besoin.
Ses nouveaux frères en vinrent presque aux mains entre eux pour l'aider.
