Chapitre 18

Le seigneur Anbei avait réussi à s'enfuir momentanément de sous la surveillance de Zhong Xing. Ce n'était pas parce qu'ils étaient alliés que le seigneur démon était laissé totalement libre dans l'enceinte de la secte qu'il connaissait déjà si bien.

Le grand démon blanc sauta sur le bord du mur puis dans les jardins.

La journée avait été sans surprise à part pour les combats du jeune chasseur et du fils du chef de secte local. C'était la première fois que Anbei QingMing voyait ce dernier participer aux jeux depuis qu'il avait l'âge d'y participer. Et encore. Voir des petits bouchons de sept ans tenter leur chance avait eu quelque chose d'absolument adorable et de certainement encourageant pour l'avenir. Il avait été surpris de voir He Shouyue jusqu'à ce que ses grandes oreilles entendent les murmures sur l'inimitié entre lui et le chasseur. Chasseur qui d'après la rumeur se fichait un peu de cette inimitié d'ailleurs, à la grande irritation de He Shouyue.

Le renard avait été d'abord déçut par la prestation du chasseur. D'accord il était parvenu à tenir tête à son adversaire. Mais il était paralysé par la peur en même temps. Ce n'était que lorsque son orgueil avait été chatouillé qu'il avait enfin décidé de prendre le contrôle du combat pour gagner. Brutalement d'ailleurs. Trop brutalement.

Le seigneur Anbei avait été choqué de sa violence. Heureusement, son second combat l'avait tranquillisé. Le chasseur avait juste eut besoin de dépasser ses propres angoisses intérieures.

Son combat contre son adorable Mi Chong avait fini de le rassurer. Il n'était pas un assassin sans cervelle. Ou plus exactement, il ne l'était plus.

Lorsque son identité avait été entendu et comprise par sa Cour, QingMing avait dû calmer les protestations.

S'il ajoutait à ça l'alcool, le bruit et l'enthousiasme autour de lui, le vieux renard devait avouer qu'il avait bien mal à la tête.

Le renard géant s'étira lourdement patte après patte, queue après queue, fit le gros dos avant de l'étirer encore puis s'ébroua du bout du museau jusqu'au bout des queues.

Son pelage blanc immaculé était tout ébouriffé. Il aurait voulu avoir près de lui ses serviteurs pour le brosser longuement puisque qu'il n'avait pas de partenaire pour le faire. QingMing était un vieux renard solitaire depuis bien trop longtemps. Il aurait voulu pouvoir trouver enfin quelqu'un pour partager sa vie et lui donner des petits.

Un énorme soupir lui échappa.

"- vous ne devriez pas rester seul ici, QingMing." Le renard grogna un peu après la démone papillon qui venait de se poser prêt de lui. "vous êtes trop vieux et respectable pour gémir comme un renardeau de l'année."

Le renard renifla avec hauteur, se laissa tomber sur ses fesses puis se gratta longuement l'oreille de la patte arrière.

"- Ne faites pas l'enfant, QingMing."

Le Seigneur Démon finit par soupirer. Il jeta un coup d'œil désolé aux montagnes et à la foret glacée. Il mourrait d'envie d'aller courir. A cette période de l'année, ses instincts étaient plus fort qu'à d'autres. La présence d'autre renards nordiques l'appelait quand bien même ils n'étaient que de simples renards.

Il reprit forme humaine, lissa ses robes blanches puis laissa sa petite servante remettre droit le guan en argent qu'il portait

"- Vous nous inquiétez, Seigneur QingMing. Vous êtes trop seul trop souvent. Peut-être devriez-vous répondre positivement aux multiples propositions diplomatiques qui vous proposent régulièrement des compagnes. Dans le lot, vous finirez peut-être par trouver quelqu'un selon votre cœur."

Le seigneur démon haussa un sourcil.

"- Nous avons déjà eu cette conversation, Mi Chong. Je n'ai que faire d'une compagne."

"- Même si ce n'est que pour quelques décennies, elle pourrait vous donner les petits que vous désirez."

"- Et les utiliser contre moi à la première occasion. Non, Meimei. Je ferai mes petits moi-même."

Le petite démon papillon s'inclina sans insister davantage. Ça ne servait à rien, elle le savait. Leur Seigneur était borné comme une mule morte. Il avait créé son domaine depuis qu'il avait par accident tué le Seigneur d'un minuscule domaine inférieur perdu dans les montagnes et l'avait remplacé. Pendant des siècles il avait travaillé sur son influences aussi bien politique que financière, et même écologique en faisant du bio-terrorisme pour prendre le contrôle de tous les petits domaines qui l'entouraient avec un bruit de mâchoire affamée soigneusement camouflé jusqu'à ce que les frontières de son petit domaine heurtent celle des plus grand domaines et qu'ils ne réalisent que le petit poucet du nord était plus fort qu'eux. Il les avait avalé l'un après l'autre jusqu'à établir son Domaine d'océan à océan. Pourtant, malgré tout, il restait sur le trône de son petit domaine d'origine et laissait chaque province se diriger quasi-toute seule. Il n'y avait bien que lorsqu'une altercation menaçait qu'il intervenait pour rappeler à tous qui était le patron. Ses hommes s'assuraient que la loi de son domaine était respectée partout. Pour le reste, il respectait les us et les coutumes de chacun et n'avait jamais cherché à s'imposer aux populations. Juste à leurs dirigeants. Les populations étaient ce qui comptaient. Pas les dirigeants. Il était simple de tuer une famille pour en mettre une autre à la place. Si la population ne perdait rien au change, elle avait tendance à ne même pas hausser un sourcil. Si elle y gagnait, elle s'attachait très vite à son nouveau maître.

La foule était plus versatile qu'un chien enragé, mais elle était tout aussi facile à maitriser qu'un mâtin bien dressé lorsqu'on savait en quelle langue lui parler.

Et QingMing était devenu un maître dans la façon de charmer et d'enjôler une foule.

Il aurait voulu avoir le même talent pour sa vie personnelle et amoureuse. Tous ceux qui avaient attiré son attention avaient fini par le trahir, tenter de l'utiliser, ou le mépriser pour n'être qu'un demi-démon de naissance.

"- Avez-vous décidé de participer à quelque chose cette année ? Au concours d'éloquence j'imagine ?" Mi Chong connaissait les humeurs de son seigneur.

Il fallait rapidement lui changer les idées quand il était comme ça ou il allait reprendre sa forme vulpine pour disparaitre dans les montagnes et ne pas revenir avant au moins une semaine.

"- Non, pas le concours d'éloquence justement. Je n'ai guère envie de participer à quoi que ce soit."

"- J'ai ouï dire que le jeune Boya s'était inscrit au tir à l'arc et au concours de musique."

"- Et He Shouyue ?"

La jeune démone jeta un regard de reproche à son maître. Qu'il n'essaye pas de l'arnaquer. Elle le connaissait assez pour avoir remarqué son intérêt.

"- Tir à l'arc et musique également. Il semble haïr le jeune Boya avec une impressionnante insistance." Sourit-elle encore.

"- Cet enfant est un idiot."

"- He Shouyue ou Yuan Boya ?"

"- Les deux mais différemment."

Mi Chong gloussa doucement.

"- Leurs combats étaient remarquables à tous les deux."

"- Sha ShengShi à prit grand plaisir à détruire He Shouyue."

"- J'ai appris qu'il l'avait insulté peu avant leur rencontre."

Ça, par contre, crispa fortement QingMing. Le jeune démon n'était un membre de sa suite que depuis peu. Il lui était arrivé en un tellement mauvais état physique et psychologique que le renard avait dû faire de lui son shishen pour le soigner. QingMing comptait bien le relâcher dès que possible mais la stabilité du jeune démon de pierre était encore bien trop fragile pour qu'il le laisse reprendre son indépendance. Si tant est qu'il le veuille. Il semblait aimer être son shishen.

"- ShengShi-di est bien plus calme qu'à son arrivée." Fit encore remarquer Mi Chong.

"- A son arrivée, il l'aurait éventré avec les ongles."

"- ShengShi-di n'est pas très causant en général, mais il a une manière bien à lui de faire comprendre son déplaisir. J'ai été surprise qu'il soit aussi volubile et enthousiaste avec le jeune Boya.

"- C'est une façon bien fleurit de dire qu'il est capable de pulvériser quiconque l'ennui ou presque."

Le Seigneur démon et sa suivante gloussèrent tous les deux comme des mômes.

"- Et toi ? le combat contre le jeune Boya a dut être décevant."

"- Un peu, mais j'ai pu comprendre comme il se bat. Je suis le type d'adversaire le pire pour se battre contre lui. J'ai un profil présentiel très petit pour ses sens. Il va devoir travailler longuement sa cultivation pour la raffiner assez pour parvenir à me sentir suffisamment."

QingMing hocha la tête. Il regrettait de ne pas s'être inscrit mais de toute façon, le jeune chasseur avait perdu au troisième tour. Il était déjà satisfait qu'il soit parvenu jusque-là, il fallait bien avouer.

"- Ll avait besoin de se battre de sa propre volonté, QingMing. Gagner est un bénéfice mais il n'est pas une nécessité. Il avait déjà gagné le combat à l'instant où il a levé son épée pour attaquer Xie Weizhe."

Le renard hocha la tête.

"- Je sais. Et lui aussi probablement. C'est toujours plaisant de voir un jeune blessé se relever de lui-même."

"- Mais je crois qu'il en veut encore très fort à Zhong Xing et certains membres de sa secte."

"- Je lui fait tout à fait confiance pour qu'il leur exprime son déplaisir avec une rare efficacité.

Ils gloussèrent encore un peu avant de rentrer dans le temple. Deux de ses amis les plus proches les attendaient. Ils se connaissaient depuis que QingMing était une petite boule de duvet blanc adolescent qui découvrait le monde avec un enthousiasme absolument inconscient des risques qu'il prenait. Ils n'avaient décidés de le rejoindre comme membres réels de sa cour depuis quelques mois à peine après avoir passé des siècles à se balader de domaine en domaine, de monde en monde et d'aventure en aventure. Les deux esprits étaient aussi vieux que leur expérience était solide. QingMing les considéraient comme des frères. Ils étaient la famille qu'il s'était construit pendant sa jeunesse. Lorsqu'il avait appris que Zhong Xing les courtisaient pour faire d'eux ses shishen, il avait été aussi scandalisé qu'amusé par le culot du chef de secte. Mais il ne pouvait pas savoir qui étaient les deux esprits pour lui. Les voir venir lui demander une place au sein de son Domaine avait été un jour joyeux pour le renard.

Dès que QingMing rentra dans le temple, ses manières joueuses de renardeau disparurent pour être remplacées par celles compassées du Seigneur Anbei.

Une fois dans ses appartements, le Seigneur Anbei laissa ses serviteurs personnels l'aider à se préparer pour une nouvelle journée de festivités.

Aujourd'hui devait avoir lieu la lutte. Comme il y avait moins de participants que pour les combats à l'épée, ça ne durerait que la matinée. L'après-midi serait consacré à la calligraphie, puis au chant pendant le diner. Autant joindre l'utile à l'agréable. Le lendemain verrait les archers s'affronter ainsi que les créateurs de talismans. Le surlendemain, les musiciens et les peintres. Pour ce dernier jeu, le Seigneur Anbei se tiendrait en retrait. Il dessinait somme toute correctement, mais uniquement par son entrainement. Il n'y avait pas le moindre talent réel. Son talent pour les arts purs était limité à la musique et à la danse. Et à la joute oratoire. Mais cette année, il n'avait pas eu envie de participer. Fangyue en glosait généreusement, plaisantant qu'il avait peur de perdre une fois de plus contre elle.

Il en avait ri, elle en avait ri et ils en étaient restés là. Mais le seigneur Anbei avait quand même un peu boudé. Ce qui, à son âge plus que vénérable, était totalement ridicule.

"- Comment voulez…"

"- …Vous être…"

"- …Coiffé ?" Demandèrent son serviteur personnel.

Le renard s'observa un instant dans le miroir en pied devant lui. Il était comme toujours habillé totalement de blanc et d'argent. Pendant une seconde, il en eut la nausée. Blanc blanc BLANC ! Toujours blanc. Il se demanda soudain comment réagiraient ses hôtes s'il se présentait habillé de noir. Ou de rouge. Il était certain qu'il en causerait des bouffées de chaleur à certain.

"- Quelque chose d'un peu sauvage. De libre."

Son servant s'inclina pour obéir. La Multitude était de ces très, très rare shishen que le Seigneur démon n'avait pas relâché lorsqu'il avait été assez stable pour vivre seul. La colonie psychique et physique ne pouvait vivre mieux qu'avec une ancre forte. QingMing était TRES fort. Assez pour que la colonie, au court des siècles, se soit suffisamment développée pour faire des surgeons qui s'étaient détachées de la colonie principale pour aller s'établir plus loin.

Pour l'instant, la Colonie Mère était constituée de près d'une centaine d'individus. Tous, à part les cinq qui suivaient le Seigneur Anbei jour et nuit, étaient nés après que la Colonie soit devenu son shishen. La symbiose satisfaisait tout le monde, alors personne n'avait jamais remis en question sa dynamique. QingMing était un maître doux et tranquille la plus part du temps. Les rares fois où il était violent l'était toujours pour protéger les siens ou son Domaine.

Le Seigneur Démon ferma les yeux pendant que la Multitude le coiffait. Il sentit qu'on lui faisait quelques petites tresses pour encadrer son visage puis qu'on les remontaient sur ses tempes. On laissa ses cheveux libre dans son dos mais on en remonta une partie avec les tresses sur le sommet de son crâne que l'on retint avec un guan ouvragé en argent repoussé qui représentait un renard léopardé. On avait ajouté dans ses tresses des petits perles de jade de la même couleur que ses yeux ainsi que des plumes noir de mars qui contrastait affreusement sur ses cheveux blancs et sa peau pale. L'œil était invariablement attiré par ses taches sombres qui encadraient son visage, sa gorge et qui descendaient dans son dos comme autant de taches de ténèbres sur la neige. L'ensemble était aussi esthétique que vaguement inquiétant sans être agressif.

Il y avait de la tranquillité de prédateur dans la mise du renard démon lorsqu'il quitta ses appartements avec sa suite pour aller se restaurer.

Contrairement à la veille, tout le monde était déjà levé et mangeait de bon appétit. Les malchanceux qui étaient de garde râlaient bien un peu mais même ces protestations-là étaient bon enfant.

Zhong Xing apparut avec sa famille et son élève pour venir s'incliner devant QingMing. Le renard démon ne se leva pas. Même s'il était cordial et sympathique avec tout le monde, il n'oubliait pas de régulièrement rappeler à chacun les différences d'âge et de force entre le Temple et le Domaine.

Zhong Xing lui devait le respect.

QingMing condescendait à lui offrir le sien.

Ce n'était pas la même chose.

Boya avait passé une mauvaise nuit.

Ses muscles tourmentés par les combats de la veille n'étaient plus que des mauvais souvenirs grâce aux sources chaudes sous la secte, il n'avait pas subi de réelle blessure à part quelques égratignures que sa cultivation avait eu vite fait de soulager.

Sa nuit agitée n'était pas due à son état physique.

Toute la nuit il avait été tourmenté par les images de son premier combat contre Xie Weizhe. Il avait encore sur la langue le goût de la terreur. Jamais de sa vie, avant, il n'avait ressenti une pareille angoisse. Même ses nuits de terreur et de panique de l'avait jamais plongé à ce point si profondément dans le bourbier de son propre esprit.

Si son adversaire ne l'avait pas insulté…

Si son propre temple ne l'avait pas insulté en croyant bien faire…

Ceux qui avaient tenté de corrompre Xie Weizhe à son bénéfice étaient tous venus, penauds, lui demander pardon. Malgré sa colère, Boya avait voulu savoir pourquoi. Le croyaient-il à ce point incapable ? Ils avaient eu presque raison pourtant…

Mais non, ils ne le croyaient pas incapable. Ils voulaient juste qu'il aille mieux, qu'il soit sûr qu'il était "capable" justement et qu'il retrouve sa confiance en lui-même. Et ils étaient tous persuadés que s'il échouait, ce ne serait pas à cause de son incompétence physique, mais parce qu'il n'avait pas la tête à gagner. Boya avait été jusque-là trop concentré sur son incapacité à réellement se battre pour même songer qu'il puisse gagner.

Même si Boya était encore en colère contre eux, il leur reconnaissait leur tentative pour ce qu'elle était. Aussi les avait-il tous remercié. Avant de les engueuler copieusement. Puis de les remercier encore.

Ils étaient tous partit se coucher sans regrets et sans remords.

Ou presque.

Boya brûlait d'envie de se battre encore contre Xie Weizhe. Il voulait voir s'il était capable de se battre contre lui sans les artifices de la joute.

Son sommeil avait été parcimonieux, de médiocre qualité et bien trop court.

Avant de quitter sa chambre, il avait pris dans ses affaires, assez minimalistes malheureusement, une de ses dagues de lancer personnelles avec son fourreau. Il ne lui en restait que deux. C'était l'une des rares choses qui restait de sa vie d'avant qui soit dans un état correct. La dague avait vécu, le fourreau aussi, mais Boya n'avait pas grand-chose. Malgré son pécule qu'il savait maintenant conséquent, il avait toujours vécut avec frugalité. Il n'avait pas besoin d'avoir de décors plaisants à l'œil chez lui, pas plus qu'il n'avait besoin de livres "normaux". Ça limitait déjà grandement ce qu'il aurait pu entasser chez lui. Pour les armes, c'était autre chose. Il n'avait que "ses" armes ou presque. Il n'aurait pas imaginé avoir besoin d'un cadeau pour quelqu'un d'autre.

Une fois la dague choisie, il avait aussi mis un soin particulier pour s'habiller pour assister aux jeux du jour. Il ne participait à rien aussi avait-il pu enfiler les robes noires et or préparées pour lui par son shixiong. Elles étaient moulantes à la limite de l'indécence. Boya avait été amusé lorsqu'il les avait (difficilement) passées. Même s'il ne pouvait voir à quoi il ressemblait, il en avait une bonne idée. Et si les regards qu'il sentait glisser sur lui pendant qu'il saluait la délégation du Domaine après son maître et sa famille étaient symptomatiques, il était douteux qu'il dorme seul ce soir s'il le souhaitait malgré son infirmité.

Boya y réfléchit pendant qu'il avalait machinalement son bol de congee matinal. Il le préférait avec du poulet, des œufs et des oignons de printemps. Il y avait toujours quelqu'un pour le lui préparer à sa satisfaction.

Se trouver de la compagnie pour la nuit… pourquoi pas ? Ça faisait si longtemps. Il n'aimait pas particulièrement le sexe mais ça détendait… Et puis, ça ferait du bien à son sommeil justement. Les plus vieux des maîtres de JingYun mettaient toujours en gardes les chasseurs de ne pas "perdre leur feu avant une chasse" mais Boya ne participait qu'au tir à l'arc le lendemain. Ce n'était pas comme s'il devait se battre. Ce qui comptait ici, c'était l'habileté pure. Pas la force.

Il ouvrit légèrement le col montant de ses robes. Il se donnait chaud tout seul.

Le Seigneur Anbei se mordit la langue pour ne pas réagir à la brusque bouffée de phéromones qui lui chatouilla délicieusement les narines en provenance du jeune chasseur.
C'était sans doute le plus gros problème avec les humains. Ils ne se rendaient pas compte qu'ils parlaient autant, si ce n'était plus, avec leur corps qu'avec leur bouche. Le jeune chasseur était frustré et voulait de la compagnie. S'il avait été un démon, il aurait été honteux qu'il laisse ainsi s'exprimer ses désirs physiques en bonne compagnie. Mais il n'était qu'humain. A l'inverse, les démons présents qui le reluquaient maintenant du coin de l'œil avec intérêt ne pouvaient que faire comme si de rien n'était alors que le jeune humain n'aurait guère été plus indécent s'il s'était mis à quatre pattes tout nu sur la table.

Ha les humains… Si épuisants, si indécents… Si désirables.

Le petit déjeuner se finit juste avant que la cloche qui marquait le début des combats du jour ne se fasse entendre. C'est presque la mort dans l'âme que le démon renard suivit Zhong Xing dans les gradins. Il n'avait jamais été particulièrement fan de devoir passer sa journée à attendre alors qu'il y avait tellement d'autres choses fascinantes à faire mais c'était son devoir de Maître de Domaine.
Il était un Seigneur Démon. Il fallait bien qu'il assume. Et tant pis pour les ricanements moqueurs de Xue TianGou et Kuang HuaShi qu'il entendait d'ici. Ses deux vieux amis n'avaient jamais eut de pitié quand il était question de se moquer de lui.

S'il avait su…

C'est donc avec une certaine désolation interne que le Seigneur Anbei, mais également une bonne partie de sa suite virent partir le jeune Yuan Boya. Ne pouvait-il rester ? Il sentait si bon… Il était disponible et demandeur. Et ils étaient plein à être tout à fait conciliant pour lui faire passer un bon moment ! Il n'avait qu'à choisir. Ils voulaient bien se mettre en rang et attendre qu'il fasse son marché parmi eux.

Mais Boya était sourd et aveugle (sans jeu de mot stupide) à l'intérêt qu'il faisait naitre sur son passage.
Boya était affecté d'une Mission.

Lorsqu'il croisa un petit groupe de démon armés, il hésita un instant puis les salua avant de leur demander où il pourrait trouver Xie Weizhe.

Le groupe le toisa avec un mélange de surprise et de suspicion. La réalité de son identité s'était rependue comme une trainée de poudre parmi la délégation démoniaque. Et si certains ne s'en occupaient guère, d'autres continuaient à le voir comme un ennemi naturel.

"- Qu'est-ce que vous lui voulez ? Vous pensez pas que vous l'avez assez amoché comme ça hier ?"

Boya s'était excusé la veille déjà. Mais ce n'était, de toute façon, pas suffisant de son point de vue.

"- Je voudrais lui offrir un cadeau en plus de mes excuses."

Les soldats du Domaine échangèrent un coup d'œil. C'était… la bonne chose à faire effectivement. Et même le minimum dans une société bien élevée. Alors… Pourquoi pas ?

Boya s'était sommairement incliné et attendait qu'on le guide ou qu'on le rejette.

Contrairement à ses habitudes, il attendait, passif. Il n'avait pas le choix. Sa situation lui apprenait la patience.

"- Venez."

Boya récupéra sa canne qu'il avait callé au creux de son coude. Avec la quantité de démons depuis trois jours, il évitait d'utiliser sa "vision" au maximum. Il ne voulait pas avoir la rétine brulée par toute cette énergie.

Lorsque le petit groupe de soldats réalisa qu'il peinait à les suivre assez vite, l'un d'eux lui offrit son bras.

"- Je vais vous guider si vous voulez bien."

"- Merci. J'ai encore du mal à voir correctement avec autant de démons autour de moi."

Comme à chaque fois, rien que d'y penser le faisait frémir. Il avait heureusement en grande partie perdu son reflexe de fuite ou d'attaque. Boya posa timidement sa main sur le bras du démon. Il tressaillit un peu de sentir la masse de poils sous ses doigts mais ne fit aucun commentaire au jeune renard démon. Le jeune soldat n'avait que deux queues. Contrairement à la majorité des siens, il était un male et n'avait aucune envie de se trouver une compagne pour rester dans leur tanière pour élever des petits. Alors quand il avait été adulte, il s'était enrôlé dans l'armée du Seigneur Anbei. Sa mère, ses sœurs et sa promise avaient hurlées, mais la loi était la loi. Personne ne pouvait le forcer à quitter l'armée.

"- HE ! Xie Weizhe ! Y a quelqu'un qui veut te voir !" Lança un des démons au détour d'un couloir.

Boya commençait à connaitre assez la secte pour savoir où ils étaient. Ou à peu près. Ils étaient derrière les écuries où se prélassaient les chevaux des montages et surtout, les chèvres démesurées aux sabots énormes, à la toison d'une épaisseur ridicule et aux cornes capables d'embrocher un ours. Ces animaux-là étaient le véritable trésor du Temple. Une seule de ces chèvres valait plus cher qu'une maison à la capitale nord. Avoir un male et une femelle était la garantie absolue de survivre dans le nord pour des années. Ces animaux étaient aussi choyées que la plus en faveur des consorts de l'Empereur. Et même probablement bien plus. En tuer une sans raison était un motif de condamnation à mort, dans le Nord. Une concubine par contre… Ces pauvres femmes vivaient une vie de misère et de torture dans la soie et le luxe.

Non, les chèvres étaient bien plus chanceuses que les concubines. Et par ricochets, les chevriers qui s'occupaient d'elles étaient parmi les artisans les plus riches et les plus importants du nord.
Et le temple en possédait une centaine. De chèvres, pas de chevriers. Eux, ils n'étaient qu'une vingtaine.

Le démon que Boya recherchait était en train de surveiller l'entrainement des plus jeunes démons qui avaient accompagnés la délégation.

Les plus jeunes disciples étant les même partout, ça se plaignait pas mal. C'était normal.

"- Xie Weizhe !" Appela le jeune renard qui avait Boya à son bras.

"- Quoi ?"

"- T'as un visiteur."

Le lieutenant renifla. Il ravala ses insultes plus ou moins bon enfant lorsqu'il vit Boya.

"- Et bien, c'est le gamin ! Qu'est-ce que vous faites là, Yuan Boya ?"

Boya lâcha le bras de son guide en lui murmurant un remerciement. Il fouilla dans sa manche pour en sortir le petit pochon de soie noire dans lequel il avait mis la dague. Elle n'avait jamais servi à tuer de démon heureusement. Mais elle lui avait sauvé la vie plusieurs fois.

"- Cet humble esclave" Les démons autour de lui sursautèrent. QUOI ? "Prie l'honorable Xie Weizhe d'accepter encore une fois ses excuses et ce présent."

Boya s'inclina en présentant le petit paquet que le démon prit presque dans un état second. L'esclavage systémique avait été aboli depuis longtemps sur le Domaine. Ils pensaient tous que c'était également le cas à la secte nord. L'idée même que quelqu'un puisse être réduit à l'état d'esclave les ulcéraient. Un serviteur n'était pas haut dans la hiérarchie, mais au moins, il pouvait claquer la porte d'un maître qui le maltraitait, aller porter plainte et choisir ses engagements. Un esclave…

"- J'accepte votre cadeau et vos excuses, Yuan Boya."

Les épaules de Boya se dénouèrent visiblement.

"- Celui-ci vous remercie." Il s'inclina encore, sans doute un peu trop bas.

Xie Weizhe sortit la dague du pochon. Il ne s'attendait pas à quelque chose de grandiose mais la dague, visiblement bien usée, chargée du qi de son propriétaire, brulante des années utilisées pour sauver des vies lui fit serrer les mâchoires. Il ne savait s'il devait être en colère et si oui, contre qui.

Il choisit la mesure.

"- Cette dague est intéressante. Quelle est son histoire ?"

"- Elle est l'un des deux objets intacts qui me restait de… Ma vie d'avant. Je sais que ce n'est grand-chose pour s'excuser de vous avoir blessé, mais…" Mais il n'avait rien d'autre.

Il ne l'avait pas dit, mais ils l'avaient tous entendu. Boya avait offert à un démon l'un des rares artefacts qui lui restait de sa vie de fashi. Le cadeau n'était pas un simple couteau usé. C'était le témoignage d'une vie.

Xie Weizhe la glissa immédiatement à sa ceinture.

"- Celui-ci vous remercie pour ce cadeau."

"- Qu'il vous sauve la vie autant qu'il a sauvé la mienne."