Le repas en lui-même fut plus détendu que Boya ne l'aurait imaginé. Maintenant que QingMing avait fait sa demande, Boya pouvait baisser un peu sa garde au moins pour quelques semaines. Assez pour accepter que quelques invités supplémentaires se joignent à eux.

Il fut content de la présence de Kuang HuaShi et de Xue TianGou. Plus encore lorsque les deux esprits se mirent à prendre le Seigneur Anbei à partie et faire de lui la victime de leur humour grinçant au point qu'il se sentit obligé de prendre un peu la défense du renard démon.

Il ne voyait pas les sourires railleurs des deux esprits qui se moquaient silencieusement de QingMing qui finit par leur tirer silencieusement la langue. Ça lui faisait plaisir de voir le chasseur se bouffer lentement le nez avec ses deux amis de toujours parce qu'il trouvait les deux esprits un peu trop mesquins avec le Démon-renard.

Ils les laissèrent au bout d'une petite heure. Visiblement, ils avaient fait ce qu'ils voulaient.

"- Je suis désolé. Ils sont incapables de me montrer un peu de respect."

"- Ne vous excusez pas, Seigneur Anbei."

"- QingMing. Appelez-moi QingMing. Si je peux vous appeler Boya, appelez-moi aussi par mon nom s'il vous plait."

Boya eut un petit signe de tête mais ses joues étaient roses. Il n'arrivait déjà pas à appeler son Shixiong par son nom, comment voulait-on qu'il appelle un FICHU SEIGNEUR DEMON par son nom ?! Même Zhong Xing n'y arrivait que très marginalement !

"- Je ferais de mon mieux mais je ne vous garantit rien."

"- Je suis sûr que vous y parviendrez, Boya. Je ne vois pas comment vous pourriez résister à l'idée de faire chuter quelqu'un comme moi de son piédestal."

"- QINGMING !" Protesta immédiatement Boya, scandalisé, avant de rougir encore plus lorsque le renard éclata de rire.

"- Vous voyez ! J'en étais sûr."

"- Je… je… je suis désolé… Je…"

Le rire du renard redoubla jusqu'à ce que Boya se surprenne à pouffer doucement. Le rire du renard était affreusement contagieux. Petit à petit, Boya ne put résister plus longtemps et succomba au fou rire. Il était conscient que le Seigneur Démon devait utiliser ses capacités sur lui pour l'encourager mais sur le moment, il s'en fichait un peu. C'était physiquement BON de rire.

Il finit par lever une main.

"- Pi… Pitié !" Il n'en pouvait plus, il avait mal aux abdominaux.

La délicate pression du qi du renard autant que son rire finirent par se lever quelque peu. Il fallut de longues minutes à Boya pour reprendre son souffle.

"- Cette fois, vous avez utilisé vos dons de renard de votre plein grès sur moi."

"- Vous aviez besoin de vous détendre, Boya. Et je suis persuadé que vous préférez ainsi." Le renard ne poursuivit pas mais Boya avait parfaitement comprit. Il aurait pu utiliser d'autres qualité plus douteuses.

"- Je ne vous en tiendrais pas rigueur pour cette fois."

"- Vous êtes bien urbain."

Boya renifla doucement.

"- Je crois que je commence à comprendre pourquoi vos amis apprécient autant de vous ennuyer."

Il ne vit pas le regard de QingMing se charger d'un trouble étonnement timide. Sous-entendait-il… Non. Non, c'était trop tôt. Mais il y avait une chance. Une petite chance. QingMing en était sûr. S'il se débrouillait bien, ils pourraient être amis. C'était déjà un premier pas.

"- Ha, je suis une victime et tout le monde m'en veut."

Boya rit encore doucement mais son rire n'avait plus la goute à la limite de l'hystérie provoqué par le rire du démon. Il éteignit les restes de son hilarité dans sa coupe de vin. C'était un vin fruité affreusement agréable, très sucré, très doux. Sans doute affreusement traitre. Il refusa que le serviteur remplisse à nouveau sa coupe.

A l'extérieur, la nuit avait eu le temps de tomber gentiment. Ça ne changeait pas grand-chose pour Boya mais les bruits autour d'eux changeaient subtilement. La nuit se chargeait toujours de silence et de discrétion qui encourageait un chasseur comme lui à se montrer plus vigilant là où la plus part des gens s'abandonnait à la fatigue et au sommeil.

"- Boya ?"

Le chasseur sursauta doucement.

"- Pardonnez-moi, je me suis perdu dans mes pensées."

"- Je vous demandais, puisque le repas est terminé, me permettrez-vous de vous raccompagner à vos appartements ?"

L'ancien maître de JingYun se sentit encore une fois rosir. Tout cet intérêt de la part du renard ne se limitait pas à le convaincre d'appeler enfin son shishen à lui, il le savait. Et le repas était finit ? Il ne s'était même pas réellement rendu compte qu'ils avaient mangés. Pourtant, son estomac était agréablement plein.

"- Je ne voudrais pas vous ennuyer davantage.."

"- Je ne vous l'aurais pas proposé autrement."

Boya ne put qu'accepter. Refuser aurait été impoli. Avec son acceptation revint l'inquiétude. Est-ce que le Seigneur Anbei allait finalement lui demander autre chose ?

Le renard démon s'approcha de son hôte pour lui offrir son bras.

Boya posa une main timide sur la soie délicate qui couvrait le renard démon. Il ne put s'empêcher de caresser une seconde le tissu pour juger de sa qualité. C'était la même que celle des vêtements qui lui avaient été offerts. Il retint difficilement un petit coassement de consternation lorsqu'il réalisa que le seigneur des lieux le couvrait depuis son arrivée de présents bien trop extrêmes pour un petit prêtre aveugle comme lui. Non, il ne pouvait pas QUE vouloir qu'il appelle un shishen. C'était stupide.

Pourtant, Boya garda le silence.

Ils traversèrent une partie de la Maison sans un mot.

"- Seigneur Anbei…" Divers diplomates s'inclinaient sur leur passage.

Boya se mordit la langue. Qu'est-ce que ces gens devaient penser de le voir ainsi au bras du maître des lieux ? Ils allaient évidemment croire des choses qui n'existaient que dans leur tête.

"- Vous… Vous devriez me lâcher, Seigneur Anbei." Osa Boya après que deux diplomates dont il aurait été bien en peine de simplement reconnaitre l'espèce les eurent salués.

"- QingMing." Rappela le démon

Boya se sentit défaillir un peu plus. Il ne pouvait pas l'appeler aussi cavalièrement devant des gens !

"- Seigneur Anbei…."

Le renard-démon s'arrêta au milieu du couloir. Boya ne sentait pas de tension chez lui mais il était certain de l'avoir agacé maintenant. Pourtant, la voix du vieux renard était toujours aussi douce et affable.

"- S'il vous plait, Boya. Je suis certain que si je m'étais révélé à vous lorsque vous chassiez Sha ShengShi, vous auriez pris plaisir à m'affronter." Boya ne pouvait dire le contraire. "Et vous semblez trouver normal d'appeler par leur nom vos adversaires." Encore une fois, Boya ne pouvait contredire le maître des lieux. "Alors s'il vous plait. Dites-vous que je vous ai quand même barbotté votre proie. C'est un peu comme si j'avais gagné notre tout premier duel, ne croyez-vous pas ? Il y a du charme à gagner un combat que l'on a refusé de mener, n'est-ce pas ?"

Boya pinça les lèvres. Cette fois, c'était lui qui était irrité. QingMing était une sale bête fourbe qui le comprenait beaucoup trop bien pour leur bien à tous les deux.

"- Voulais-tu me conduire quelque part en particulier, QingMing ?"

Voilà, qu'on le laisse décéder maintenant. Le Seigneur Démon l'avait titillé, il avait répondu non seulement avec son prénom, mais en plus en le tutoyant. S'il ne l'éventrait pas avec ses griffes, il aurait du bol.
Mais le vieux goupil resta une seconde partagé entre stupeur, scandale et outrage avant de remarquer le petit sourire moqueur du chasseur. Il éclata de rire.

"- Ha, Boya. Je manque d'hommes comme toi ici."

Boya lâcha un coassement d'incrédulité.

Lorsqu'ils furent salués par un couple d'Ajatar, Boya était encore tellement perdu dans son mélange d'outrage et d'horreur qu'il n'entendit pas qu'on le saluait comme "Anbei Furen."

C'était probablement mieux.

QingMing le conduisit toujours riant et étrangement léger le long des couloirs de la Maison avec une idée très claire en tête de ce qu'il faisait. Il paradait.

Il paradait avec à son bras le compagnon qu'il s'était choisi.

Il voulait des petits, juste des petits. Et voilà qu'il avait décidé de garder l'humain pour lui. Halala. Xue TianGou et Kuang HuaShi avaient raison de le gronder comme ils le faisaient depuis des jours. Il était encore bien trop irréfléchi quelque fois. Mais comment pourrait-il accepter de laisser partir cette magnifique créature qui s'intégrait si bien à son Domaine que même la Maison avait fait de lui la Maitresse des lieux sans même lui demander son avis de Seigneur du Domaine ? Non, Boya ne pouvait pas partir.
Il fallait qu'il parvienne à le faire rester.

C'était pour ça qu'il le présentait subtilement à chacun comme Anbei Furen. Quand tout le monde connaitrait sa place et son rang, Boya ne pourrait qu'accepter ce qui était déjà un état de fait.

N'est-ce pas ?

Il finit par conduire Boya du côté de l'aile Sud de la Maison mais au lieu de le conduire directement à ses appartements, il obliqua vers les jardins.

"- Sei… QingMing ?"

"- J'ai quelque chose à vous montrer."

"- Ha ? On arrête de me tutoyer ?"

"- Ne me tentez pas."

"- C'est vous qui avez commencé."

"- Vous êtes un poison violent."

"- Merci."

Le renard démon renifla, amusé. L'humain prenait ses aises. Ou ses marques. Ou luttait avec les armes qui lui restaient.

Ils débouchèrent devant un grand mur en maçonnerie fermé par une lourde porte en bois double.

Boya s'étonna lorsqu'il entendit le bruit d'un pont de bois sous leurs pieds. Où étaient-ils ?

"- Nous sommes un peu loin des bâtiments principaux de la Maison, mais toujours sur le Domaine Intérieur." Expliqua le renard démon sans que Boya ait besoin de demander. "Votre main."

QingMing prit doucement la main de Boya dans la sienne pour la poser sur le double battant de bois. Le chasseur sentit une légère chaleur qu'il connaissait bien. Des protections.

"- Poussez la porte."

Elle s'ouvrit devant lui.

Immédiatement, l'humain fut noyé d'odeurs florales délicates et subtiles, si légères qu'elles excitaient à peine ses narines à la recherche de davantage.

"- Où sommes-nous ?"

"- Dans le Jardin des Fragrances." Il l'avait fait planter il n'y avait que quelques mois. "Allez-y, je reste derrière vous."

Boya déplia sa canne en métal pour ne pas tomber mais le sol était lisse et les parterres parfaitement matérialisés par des bordures de pierre brute. Les yeux clos derrière son bandeau il respirait avec un plaisir évident les délicates odeurs tout autour de lui. Il lui suffisait de se tourner pour que d'autres lui montent au nez. Il se pencha soudain sur un petit massif. Dès qu'il effleura les feuilles, l'odeur se fit plus capiteuse et sucrée. Il n'avait jamais senti des fleurs pareilles !

QingMing restait à deux pas derrière lui pour qu'il profite de son jardin comme il en avait envie. Des petits papillons de nuit voletaient autour d'eux. Certains étaient de simples insectes, quelques-uns des démons qui s'occupaient d'entretenir discrètement les lieux.

"- Ça sent si bon !"

"- Et encore, vous n'avez rien vue."

QingMing posa doucement sa main sous le bras de Boya pour l'encourager à se redresser et le suivre. Il le conduisit plus profond dans le jardin jusqu'à un petit étang couvert de nénuphars, de lotus et de papyrus. Les odeurs étaient plus riches ici, plus troubles encore.

Il le conduisit jusqu'à une petite terrasse où attendaient deux coussins confortable. QingMing l'aida à s'asseoir sur l'un des deux.

"- La lune va se lever dans quelques minutes, Boya. Je vous invite à… regarder autour de vous. Et à profiter du spectacle."

Le renard démon s'assit juste en retrait. Boya sentit le qi du renard être strictement compressé et retenu pour que Boya ne soit plus aveuglé s'il utilisait son qi pour "voir" autour de lui.

Alors… Pourquoi pas ?

Puisque le démon l'y invitait…

Il retira son bandeau pour profiter de l'air frais de la nuit sur son visage. Les yeux ouverts même s'ils ne fonctionnaient plus, il concentra son qi pour "regarder" autour de lui.

Comme le lac qu'il voyait de ses appartements, toute vie brillait de qi ici. Il voyait les fleurs encore à moitié fermées, les insectes qui volaient paresseusement autour d'eux.

Le jardin n'était pas gigantesque mais assez grand pour donner l'illusion d'être perdu au centre du monde. D'où ils étaient, Boya ne pouvait voir les murs avec sa technique. Il voyait juste les fleurs et…

Un hoquet lui échappa lorsque la lune apparut soudain. Elle se levait vite. Trop vite. Mais Boya était trop fasciné par ce qui se passait pour le réaliser. Ses yeux s'écarquillèrent par reflexe lorsque les fleurs commencèrent à s'ouvrir paresseusement. Il vit des petites créatures s'éveiller du cœur des fleurs, s'étirer, puis se mettre à voler partout autour d'eux comme des milliers de lucioles charmantes. Et les odeurs ! Il pouvait les voir s'échapper des coroles et se rependre partout dans le jardin.

Il les sentait autant qu'il les voyait.

Avec la lune, c'était le jardin entier qui s'éveillait à la vie. Ce n'était plus un jardin, c'était une maelstrom de sensations, d'odeur, de sons délicats et plus vivants que Boya n'avait jamais vu. Il lui donnait envie de pleurer de joie de pouvoir assister à cette aube nocturne comme perdue dans un monde qui n'existait que pour lui.

Le Seigneur Anbei était resté en retrait.

L'idée de faire planter le Jardin des Fragrances lui était venu peu après sa décision de faire venir le jeune chasseur dans son Domaine quel qu'en soit la méthode. Le Seigneur Anbei n'avait pas été jusqu'à réfléchir à le faire enlever bien sûr. Enfin, il ne l'avouerait jamais. Mais le renard démon avait été charmé par le jeune homme dès leur première rencontre. Et puisqu'il se devait de gagner ses faveurs avant tout, lui procurer un endroit aussi agréable que celui-là ne pouvait que lui gagner des points, n'est-ce pas ? MiChong s'était délectée de le planter pendant que son maitre faisait faire le tour de son Domaine à certains de ses espions les plus discret pour lui procurer les graines, les plantes et les insectes nécessaires à la création de ce jardin.

QingMing avait parfaitement conscience que ce genre de sucrerie était de ce qu'on offre à une épouse, ce qu'il n'aurait jamais. Mais si ce jardin de fragrances pouvais lui gagner les faveurs du jeune aveugle, il se plierait en quatre.

Ce qu'il n'avait pas prévu, c'était que le jeune homme se mettrait à pleurer doucement sous ce qu'il sentait et "voyait".

QingMing mourrait d'envie de prendre le jeune chasseur dans ses bras, de le cacher dans ses manches et dans ses queues pour le consoler. Pourtant, il se retenait. Abe no Seimei aurait pu s'y risquer.

Pas lui.

Pour la première fois de sa vie, QingMing eut une bouffée de jalousie pour cet alter-ego qui lui servait depuis si longtemps. Jaloux de lui-même. Bah. C'était pathétique.

Un petit sourire lui monta aux lèvres lorsque Boya s'approcha un peu plus d'un massif. Il s'accroupit devant pour profiter un peu plus des parfum délicats qui en montait puis s'agenouilla devant un autre parterre. Partout les fleurs s'ouvraient sous la lune. Partout les odeurs se mêlaient en une danse frénétique et enivrante qui donnait envie au renard de sortir son guqin pour Harmoniser le jardin tout entier. Il ne put retenir un petit sanglot étouffé lorsque Boya sortit sa flute.

Une longue note claire, chargée de qi, immobilisa les fragrances autour d'eux. Le renard changea de forme pour profiter davantage de la musique du tueur de démon.

Les fleurs semblaient retenir leur souffle sur cette note unique qui attirait à elle chaque molécule de parfum.

Lorsque les doigts de Boya commencèrent à voler sur les trous de sa flute, le jardin entier sembla répondre à son appel.

Encore une fois, le jeune homme Harmonisait d'instinct, sans se rendre compte de ce qu'il faisait. La vie du jardin l'avait appelé, lui avait offert ce qu'il avait à lui donner et Boya le prenait pour le lui rendre, magnifié par l'Harmonie qu'il tissait entre les fleurs, leurs fragrances, la terre et les petites mares qui emplissaient le Jardin de vie. Les insectes s'étaient arrêtés de butiner pour se gorger eux aussi de l'Harmonie. Les démons minuscules qui vivaient entre les pétales et les feuilles autour d'eux convergeaient vers Boya pour danser sur sa musique comme une multitude de petits vert-luisant.

Et Boya jouait.

Il Harmonisait comme il se battait : avec le plus parfait abandon.

QingMing se mordit une queue jusqu'au sang pour ne pas sauter sur le chasseur et faire de lui son compagnon sans lui demander son avis. L'hiver approchait et avec lui le besoin de protéger sa maison autant que sa tanière et sa famille. Il voulait que Boya en fasse partie.

Il mordit sa queue plus fort jusqu'à la vraie douleur pour ne pas aller marquer le jeune homme comme sien.

Lorsque la musique s'arrêta enfin, Boya était hors d'haleine et épuisé. Il vacilla si fort sur ses jambes qu'il serait tombé dans l'eau si le renard démon ne s'était pas précipité pour le rattraper dans ses bras.

"- Vous vous êtes encore épuisé, Yuan Boya."

"- Ha... Oui... Je ne sais pas ce qui s'est passé. C'était si beau et soudain... soudain...

"- Soudain vous avez eu l'irrépressible envie de donner encore plus de vie à cette beauté. Vous avait joué pour elle et elle a chanté pour vous."

Boya resta silencieux, bien au chaud contre le torse de renard démon. La présence était aussi solide et rassurante que celle d'Abe no Seimei. Une question d'âge peut-être ?

Boya se retint tout juste de poser sa joue contre l'épaule du Seigneur Démon. Il était épuisé et en même temps tellement abandonné...

Il ne protesta pas vraiment lorsque le Seigneur Anbei le souleva dans ses bras pour le porter plus avant dans le Jardin.

"- Nous n'allons pas partir sans avoir fini de faire le tour du Jardin n'est-ce pas ?" Boya râla un peu pour le principe mais il était trop bien installé et il était trop fatigué pour vraiment se débattre.

"- Vous savez que ce que vous faites est à la limite de l'agression n'est-ce pas ?" Sa voix était un peu pâteuse, comme s'il était encore drogué de musique.

"- Vraiment, Boya Daren ?"

"- Juste Boya. Et je ne vous ai pas demandé de me porter."

"- Vous seriez tombé sans moi."

"- Vous êtes tout chaud."

QingMing baissa les yeux sur Boya. Il avait rangé ses mains sur son ventre et se laissait trimbaler tranquillement malgré ses faibles protestations.

"- Les renards sont toujours chauds comme la braise." S'amusa encore le vieux démon.

Boya aurait pu rougir. Il aurait dut rougir s'il n'était pas si parfaitement gavé de musique jusqu'aux yeux. Il eut un petit rire avant de frotter sa jouer contre le torse du vieux renard.

"- J'aurais cru qu'un renard comme vous serait aussi froid que les plaines de glace."

QingMing s'approcha d'un petit gazebo couvert de glycines.

L'odeur en était aussi subtile que délicate.

Le renard écarta le rideau de verdure avec une queue. A l'intérieur de la construction, un énorme coussin moelleux, une petite table et un petit réchaud attendaient qu'on veuille bien les utiliser. Le Seigneur Démon posa le jeune homme sur le coussin. Le chasseur s'y recroquevilla. La musique le quittait lentement pour le laisser la tête vide et les membres faibles. Il accepta la tasse de thé avec reconnaissance. Le thé noir fermenté était âpre et un peu trop infusé.

Le renard l'avait fait très serré exprès. Boya eut du mal à le boire mais son amertume et son acidités mélangés écartèrent un peu plus la brume de musique qui s'accrochait encore quelque peu à ses neurones.

"... Seigneur Anbei ?"

"- QingMing." Rappela le renard.

"- QingMing... La musique... J'ai été submergé."

"- Comment vous sentez vous ?"

"- Epuisé, flottant, cotonneux et... j'ai froid."

"- Vous manquez d'énergie. Si vous me permettez..."

Boya sursauta lorsque plusieurs longues queues s'enroulèrent autour de lui. Une boule d'angoisse lui remonta dans la gorge mais la chaleur de la fourrure qui le noyait en eut vite raison.

"- C'est une impressionnante démonstration que vous avez fait. Malheureusement, je crains que Kuang HuaShi ne vous gronde très fort quand cela lui parviendra aux oreilles."

Boya lâcha un petit coassement d'outrage et d'inquiétude mêlée. L'esprit était aussi cordial qu'il pouvait être terrifiant.

"- Je n'ai pas fait exprès. J'ai été noyé par la situation."

"- Ho, je n'en doute pas. Mais c'est justement ce manque de contrôle qui pourrait s'avérer très dangereux pour vous, Yuan Boya. Vous êtes épuisé pour n'avoir joué que quelques minutes. Que dira Kuang HuaShi quand il saura que vous avez ignoré ses recommandations. Et je ne parle même pas des guérisseurs."

Boya jeta un regard noir à QingMing. Ça aurait beaucoup mieux marché s'il avait encore eut ses yeux. Il lâcha un énorme soupir. Il ne fallait pas le prendre pour un lapin de six semaines. Il avait bien compris.

"-... Que voulez-vous contre votre silence?"

Le sourire de QingMing se fit immense.

"- Je savais que vous étiez un humain intelligent."

Boya aurait dû hurler. Il avait forcé le seigneur démon à lui avouer ce qu'il voulait de lui moins de deux heures avant et en était terrifié. Et voilà qu'il se mettait de lui-même dans une position difficile ? Mais ce n'était pas la même chose. Le renard était joueur maintenant. Ce qu'il allait demander n'aurait rien de difficile. Probablement.

"- Alors ?"

"- Hum... Laissez-moi réfléchir, Boya. C'est difficile comme question. Le chasseur en était sur maintenant. Au pire, ce serait une farce. "Je veux que vous acceptiez de venir prendre le thé avec moi ici tous les après-midi."

Boya faillit s'en casser une dent sur sa tasse de thé.

"- Sérieusement?"

"- Je suis un vieux renard très solitaire, Boya." Soupira QingMing. "Ici, tout le monde me voit, me traite et me considère comme le Seigneur Anbei. J'ai besoin que quelqu'un me traite comme QingMing. Juste QingMing. Même Kuang HuaShi et Xue TianGou prennent des gants avec moi alors que nous nous sommes connus lorsque nous étions encore des gamins tous les trois. Ils sont des amis très proches et très chers à mon cœur. Ils sont comme des frères pour moi. Et ils me traitent en tant que tel en général. Mais il y a une distance qui s'est quand même mis entre nous. Je reste le Seigneur du Domaine."

"- Et que voulez-vous de moi, Seigneur Anbei ?" Railla Boya "Que je vous donne une fessée cul nu comme à un de mes petits shidi ?"

"- Ho, nous ne nous connaissons pas encore assez pour ça mais c'est une idée."

Boya resta perplexe un instant avant de se mettre lentement à rougir quand il réalisa que le renard flirtait comme un sale avec lui.

"- QINGMING ! C'EST HONTEUX !"

Le rire du renard était si heureux, si fier de ses bêtises que Boya ne put s'empêcher de tendre le bras pour taper le sien comme il aurait fait à un de ses frères

"- Vous êtes un idiot."

"- Oui ! Et vous ne savez pas à quel point il est agréable de se l'entendre dire !"

Boya s'immobilisa.

Il concentra très fort son qi pour tenter d'ouvrir son troisième œil. Il mourrait d'envie de voir le renard devant lui. Il voulait voir de ses.. de son œil sa satisfaction. Il y parvint pendant quelques secondes avant que son épuisement ne l'engloutisse encore.

Les queues autour de lui se resserrèrent un peu.

"- Vous aussi vous êtes un idiot." Le gronda QingMing. "Vous êtes déjà au bout et vous en remettez une couche ? Imbécile."

"- Idiot poilu."

"- Crétin énervé."

"- Peluche hypertrophiée !"

"- Grattez moi les oreilles et je serais votre peluche."

"- QINGMING !" Et ce rire heureux encore. "Vous êtes insupportable" Abandonna Boya.

Il lui était impossible de gagner contre le Seigneur Démon. Encore moins alors que Boya était quasi assis sur ses genoux tellement il était épuisé.

"- Encore un peu de thé ?"

"- Uniquement si c'est autre chose que cet infame jus de chaussette."

Le renard rit encore mais refit du thé, cette fois correctement infusé. Il donna une nouvelle tasse à Boya qui était toujours confortablement installé contre le torse du Seigneur Démon.

"- Meilleur ?"

"- Acceptable."

QingMing renifla encore avec amusement. Contre lui, Boya était bien plus détendu. Il reprenait des forces tranquillement.

"- QingMing..."

"- Mmm ?"

"- Qu'est-ce que ça fait d'avoir un shishen ?"

Les queues autour de Boya se resserrèrent comme des serpents qui auraient rampé sur lui, un peu. Il les sentit changer de place autour de lui

"- Il manque des couvertures ici." Le renard ouvrit un portail pour en tirer une lourde courtepointe qu'il déploya sur Boya.

Boya frissonna. Il préférait les queues du renard sur lui. Son propre commentaire interne le consterna. Comment ça il préférait les queues du renard ? Il tressaillit lorsqu'elles s'enroulèrent au nouveau contre lui. Le Seigneur démon le gardait toujours contre son torse, protecteur.

"- Avoir un shishen c'est... C'est difficile à expliquer. En tant que maitre c'est à la fois une libération et un devoir. Une contrainte et apprendre à faire preuve d'humilité. Un shishen est une vie qui se donne corps, cœur et âme. C'est un partenaire et un compagnon. Un serviteur au sens le plus intime et le plus profond du terme. En tout cas, c'est ainsi que je le ressent. J'ai eu des centaines de shishen au court de ma vie, Boya. A part une infime poignée, je leur ai toujours rendu leur liberté quand il me l'ont demandé. Ou quand ils n'ont plus eu besoin de moi. Mes shishen m'aident. Mais je les aide aussi."

"- Pourquoi un esprit ou un démon voudrait s'enchainer auprès d'un humain ?"

Il pouvait comprendre qu'un esprit ou un démon choisisse de servir quelqu'un comme le seigneur démon. Ce n'était guère différent des servant jurés comme il en existait chez les humains. Mais pourquoi accepter d'être l'esclave d'un bébé disciple du yin yang

"- Pour la même raison que l'humanité est grégaire, Boya. Rare sont les créatures conscientes d'elles-mêmes qui ne sont pas conscientes des autres. Certaines méprisent les autres, d'autres y voient un outil. Mais certain veulent juste partager leur solitude avec quelqu'un. Être un shishen, avoir un shishen, la seule différence est dans celui qui tient la laisse. Et il est toujours possible pour un shishen de casser son lien avec son maitre si celui-ci abuse de ce lien. C'est un contrat de protection, d'affection, et oui, de servitude. Mais elle est librement consentie. Vous avez rencontré MiChong n'est-ce pas ?" Boya se sentait se détendre de plus en plus contre le renard, bercé par la chaleur et sa voix chaude et douce. "MiChong est ma shishen depuis des siècles. Mais soyez certain que c'est plus souvent elle qui me maltraite pour que je lui obéisse que l'inverse." Bien sûr, il acceptait de se soumettre à ses oukases. De la même façon que Sha ShengShi acceptait de se soumettre à ses ordres.

Boya resta silencieux un long moment. Il avait pris le bout de la queue qui reposait mollement sur ses genoux pour glisser ses doigts dans les poils d'un geste machinal. A chaque caresse, les queues libres de QingMing se hérissaient par vague de son échine jusqu'au bout avant que le poil ne s'y ébouriffe comme une petite explosion de pompon, encore et encore. S'il n'avait pas été aussi vieux et bien élevé, il se serait déjà jeté sur l'humain. Ce qu'il lui faisait subir devrait être interdit.

"- Il y a vraiment quelqu'un qui compte sur moi et qui m'attends ?"

"- J'en suis certain, Boya."

Le chasseur leva le visage vers QingMing. Le vieux renard dut se mordre la langue pour ne pas l'embrasser.

"- S'il a besoin de moi. Et que je ne suis pas à la hauteur ?" Diminué comme il l'était, pouvait-il vraiment être utile a quelqu'un ?

"- Si vous n'étiez pas ce dont il a besoin, il ne vous aurait pas répondu."

Boya resta silencieux encore un long moment. Il était au chaud, bien installé, si le qi démoniaque dans lequel il baignait aurait dû le faire hurler, il n'était pas dangereux. Il était... Boya ne savait pas trop comment le décrire. Peut-être possessif ? Protecteur ? Mais Anbei QingMing n'avait aucune raison d'être protecteur avec lui et moins encore possessif. Boya lâcha la queue qu'il n'avait cessé de tripoter. Il commençait à somnoler gentiment. A ce rythme, il allait s'endormir. Ce n'était pas du tout ce qu'il avait prévu pour sa soirée.

"- Vous vous endormez, Boya.

"- Je dois retourner à ma chambre."

"- Reposez-vous encore un peu. Si vous vous endormez, je vous ramènerai chez vous." Assura le renard.

Boya fit un peu plus son trou dans les bras du Seigneur Démon sans plus protester. Il était trop bien installé. La musique, la discussion, la soirée entière l'avaient épuisé. Il se sentit lentement dériver dans le sommeil sans s'étonner davantage qu'il lui soit si agréable de dormir dans les bras d'un renard. QingMing resta immobile avec le chasseur dans ses bras encore quelques heures, jusqu'à ce que MiChong vienne le chercher.

"- Vous devriez aller vous coucher. Et le mettre au lit lui aussi."

QingMing renâcla un peu. Il y avait si longtemps qu'il n'avait pas pris plaisir à avoir quelqu'un dans ses bras. Et encore, ça n'avait rien de sexuel. La chaleur du jeune homme contre lui, la douceur de son qi avait quelque chose d'addictif. Il y avait comme une... résonnance entre eux. Entre un Harmoniste et un Chorégraphe, ce n'était pas inattendu. Que leurs Harmonies se répondent aussi simplement avait quelque chose de délectable pour le renard. Ils étaient compatibles, il en était sûr un peu plus chaque jour. Petit à petit, il se mettait à espérer plus qu'un simple petit produit grâce à une relation commerciale entre eux. Il n'osait imaginer le spectre d'une vraie relation. Il avait trop peur d'être déçut lorsque Boya la refuserait sèchement. Alors pour l'instant, l'avoir ainsi dans ses bras était la meilleure chose qu'il pouvait encore avoir.

"- QingMing... Allez-vous coucher..." Le Seigneur Démon soupira lourdement mais finit par accepter.

Il souleva Boya avec l'aide de ses queues avec autant de précautions que possible pour ne pas le réveiller. Les quelques diplomates encore debout malgré l'heure tardive s'inclinèrent sur le passage du Seigneur Anbei et de Anbei Furen, Le chasseur en blanc dormait confortablement dans ses bras comme s'il ne craignait rien au monde. Petit à petit, le rôle de Furen du domaine pour Boya se solidifiait dans l'esprit de chacun. Lorsque QingMing le posa dans son lit, il lui retira juste ses bottes, sa robe d'extérieur, sa flute puis referma la couverture sur lui.

L'y abandonner fut difficile. Regagner son propre lit vide et froid fut de la torture.