Chapitre 45

Le fonctionnaire faisait le pied de grue devant les grandes portes de glace de la secte nord depuis des heures. Il faisait un froid de gueux ! Emmitouflé dans ses robes, ses vêtements en laine et des fourrures, il claquait des dents.

Il jeta un regard noir au guide qui l'avait conduit de la capitale du nord jusqu'à la secte. L'homme se baladait les bras nus sous le vent glacé tout en transpirant comme un bœuf. C'était peut-être la fin de l'été dans l'est et à la capitale, mais ici, ICI ! Il faisait moins tout plein même en pleine journée, même au soleil ! Il faisait si froid…

Et ses accompagnateurs se fichaient de lui d'avoir si froid.

Il n'était pas stupide. Il voyait bien qu'on le baladait et qu'on se moquait de ses manières. C'était la première fois qu'il quittait la Capitale de l'Empire et pour l'instant, la balade n'était pas franchement agréable.

"- Ils attendent quoi ?"

"- C'est le Temple du Yin Yang. Ils font ce qu'ils veulent." Bailla son accompagnateur.

"- JE SUIS LE REPRESANTANT DE L'EMPEREUR !"

"- Ho vous savez, l'Empereur, ici… On a su qu'il y avait un nouvel Empereur il y a quelques semaines alors… On a même pas su qu'on avait eu une Impératrice Douairière."

"- ELLE EST RESTEE AU POUVOIR PLUS DE SOIXANTE ANS !"

"- Et donc ?"

Le fonctionnaire faillit manger son bonnet mais il en avait besoin s'il ne voulait pas congeler sur place.

Les portes de glaces finirent par s'ouvrir.

Un homme entre trente-cinq et cinquante ans, les yeux en amande et un sourire moqueur aux lèvres s'approcha.

"- Et bien, et bien. Qu'avons-nous là ?"

"- Je suis le Représentant de l'Empereur ! Des informations perturbantes ont été remontées à Sa Majesté et…"

"- Et qui est l'Empereur en ce moment ?" S'amusa le cultivateur comme s'il parlait de la dernière courtisane à la mode.

Le fonctionnaire faillit en faire une attaque d'apoplexie. Les gens n'avaient-ils donc aucun respect ?

"- Et qui êtes-vous ? J'ai demandé à voir le chef de secte !"

"- Zhong Xing est occupé. Je suis Seimei. Venez avec moi."

Il fit signe aux accompagnateurs du fonctionnaire de lui abandonner l'homme. Ses gardes les suivirent à l'intérieur de la secte. Les lourdes portes de glace se refermèrent dans leur dos.

Lorsque Seimei sortit du long couloir de glace qui menait jusqu'à l'intérieur de la secte, il était seul. Personne ne trouverait jamais les nouveaux cadavres qu'il avait enfoncé profondément dans la glace des murs. Ils n'y seraient pas seuls. Des dizaines d'autres y étaient enfoncés depuis des siècles. Seimei était protecteur de sa secte et de ses membres malgré tout.

Kuang HuaShi observait ses élèves avec attention.

Comme prévu, Killing Stone était celui des deux qui était parvenu le premier à comprendre la musique proprement mais Boya était celui des deux qui avait le meilleur talent brut. Il faudrait du temps au jeune démon pour réussir à jouer une Harmonie comme Boya mais contrairement à lui, son contrôle serait toujours meilleur. Il ne risquerait pas de s'y perdre et d'être dévoré par sa musique. Boya inquiétait l'esprit. Il était capable de choses magnifiques, il était puissant, mais son contrôle était médiocre au mieux. Pire, la musique le submergeait régulièrement au point qu'il était parfois difficile de l'en extraire avant qu'elle n'arrive à son terme.

"- Sha ShengShi, tu peux nous laisser s'il te plait ?"

Le démon releva le nez de son instrument, un peu perplexe. Il allait protester lorsqu'il réalisa que Boya était toujours perdu dans ce qu'il jouait et qu'un peu de sang coulait de ses doigts.

"- Tu es sur ?"

"- Oui. Il est plus que temps que j'ai une longue discussion avec Boya."

Le jeune shishen récupéra ses affaires pour quitter la petite salle de musique.

"- Je reste à portée de voix. Appelez-moi si vous avez besoin de moi."

Son devoir restait de surveiller et de protéger Boya. De lui-même s'il le fallait.

Kuang HuaShi eut un petit signe de tête. Il attendit que Sha ShengShi ait quitté le petit bâtiment puis lança des talismans de silence sur les murs.

Il prit son propre instrument dont il pinça les cordes une seule fois. La note vibra de plus en plus fort jusqu'à arracher Boya à sa propre musique avec un cri de douleur.

Son dizi lui échappa des mains pour heurter le sol avec bruit cristallin pendant que Boya haletait de douleur. L'Harmonie avait commencée à modifier le dizi.

"- Que… Qu'est ce qui s'est passé ?"

"- Ta musique t'as une fois de plus engloutit, Boya. Tu ne peux pas continuer comme ça."

Boya essuya sur sa robe le sang qui coulait de sa bouche et de ses doigts. Le sang rouge sur les robes blanches était odieux.

"- Kuang HuaShi…" Il ne voulait pas arrêter d'apprendre et de s'entrainer.

"- Non, Boya. C'est trop dangereux en l'état. Je pensais pouvoir attendre davantage, mais ça devient trop dangereux pour toi pour que nous continuions à t'instruire ainsi. Il faut avant tout que tu parviennes à trouver l'Harmonie de ton Nom pour l'ancrer définitivement. Avec ce que JingYun t'a fait subir en t'arrachant ton nom, même s'il t'as été rendu, il reste instable. Il faut que tu parviennes à trouver ton Harmonie. Sans elle pour te retenir et te guider, tu seras toujours en danger de te perdre."

Boya ne dit rien. Il ne savait pas réellement ce que signifiait se perdre dans une Harmonie, mais il avait compris qu'il prenait un risque à chaque fois qu'il jouait. La magie qui l'engloutissait lorsqu'il jouait était plus exigeante qu'il n'avait la force de la retenir.

"- Que dois-je faire ?"

"- Jouer. Jouer pour toi. Plus exactement, te jouer, toi."

"- … Quoi ?"

"- Tu as déjà du remarquer que tout individu, toute chose, à une fréquence, une musique qui lui est propre n'est-ce pas ?"

Boya hocha la tête. Bien sûr qu'il l'avait remarqué. Quand quelque chose interrompait cette fréquence, il était possible de facilement briser l'objet. Jeter une coupe au sol était un moyen aisé d'en détruire la vibration. Chanter très haut dans les aigus pouvait briser l'harmonie d'une tasse jusqu'à ce qu'elle se casse seule.

"- Pour les êtres vivants, cette fréquence est plus complexe. C'est une véritable musique. Elle est personnelle et différente pour chacun. Connaitre le Nom et l'Harmonie de quelqu'un, c'est pouvoir le contrôler. Comme un esprit ou un démon donne son Nom à son maître pour qu'il le lie à lui, quelqu'un qui connaitrait l'Harmonie du Nom de quelqu'un pourrait tout autant le contrôler. Peu importe qu'il s'agisse d'un humain, d'un esprit ou quoi que ce soit d'autre."

Boya écoutait de toutes ses oreilles. Le Nom était la première et la plus ancienne de toutes les magies. L'Harmonie était quelque chose d'encore plus primaire et instinctif. Il comprenait sans peine ce que Kuang HuaShi lui expliquait. Il avait failli s'effondrer quand JingYun lui avait arraché son Nom. Il ne pouvait que frémir à l'idée qu'on connaisse quelque chose d'encore plus intime de lui-même.

"- Est-ce qu'on peut tuer quelqu'un en Harmonisant incorrectement son nom exprès ?"

L'esprit resta silencieux quelques secondes. Son choc était évident. Que Boya comprenne le danger aussi vite… Mais Boya était un guerrier, un tueur. Qu'il voit immédiatement le potentiel destructeur de quelque chose d'aussi puissant était attendu.

"- Et Harmoniser correctement le Nom de quelqu'un de blessé pourra guérir ses plaies."

"- … Le Nom est l'individu ? Une blessure perturbe son Harmonie ? La forcer à se réaccorder pourra le soigner ?" Avait-il bien comprit ?

Kuang HuaShi était un peu inquiet. Boya était trop instinctif avec la Musique. Elle lui venait trop vite et trop facilement. C'en était un peu effrayant. Il n'avait jamais vu que QingMing pour comprendre aussi vite ce qu'était réellement l'Harmonie et les dangers qu'elle représentait. C'était avec cette connaissance intime et profonde qu'il pourrait devenir un Chorégraphe. Il pourrait obtenir la connaissance et l'expérience suffisante pour tisser plusieurs Harmonies entre elles, pour créer quelque chose de neuf avec, de créer une vie, même, s'il en avait la force. Comme il pourrait détruire des armées juste en troublant l'Harmonie de leur pas. Ou les retourner contre leurs maîtres en en prenant le contrôle.

C'était une capacité heureusement rare, plus difficile encore à maitriser.
Et Boya y avait un talent aussi exceptionnel que dangereux.
S'il n'y succombait pas avant de le contrôler.

Il lui fallait son shishen au plus vite.

"- Pour les semaines à venir, tu devras t'astreindre à entendre et trouver l'Harmonie de ton Nom. Je ne puis t'y aider. Il te faudra la garder pour toi et pour toi seul. Personne ne devra l'entendre, JAMAIS." Insista Mad Painter. "Si tu la joues utilise des talismans pour empêcher quiconque de l'entendre."

"- …Et si je décide de la faire entendre à quelqu'un ?"

L'esprit resta silencieux un long moment.

"- Offrir l'Harmonie de son Nom à quelqu'un… Boya, si tu ne comprends pas comment un esprit ou un démon peut accepter de devenir un shishen, offrir son Harmonie à quelqu'un est infiniment plus intime, profond et dangereux que d'accepter de devenir un shishen."

Boya resta silencieux un long moment.

"- Je comprends."

Il comprenait d'autant mieux qu'il avait toujours cette musique qui le hantait depuis des mois et qui ne semblait se révéler à lui que note après note. Était-ce l'Harmonie de son Nom ?

"- Boya ?"

"- Je crois… Je crois que je la connais… enfin, en partie."

Kuang HuaShi pinça les lèvre mais il n'était pas si étonné que ça. Pas avec le talent qu'avait Boya.

"- Fais très attention. Et si tu connais un peu ton Nom, s'il te plait, appelle ton shishen. Il te protègera."

Boya hocha lentement la tête.

"- J'y penserais. Promis."

C'était déjà quelque chose n'est-ce pas ?

Et puis, Boya l'avait déjà promis à QingMing. Faire autre chose que d'y penser devenait urgent.

He Shouyue fixait le plafond de son placard, les yeux brulés par l'insomnie.
Son corps entier lui faisait mal. Mais un peu moins.

Il se faisait un peu moins cogner depuis quelques semaines.

Apprendre en garder les yeux baissés et à se taire était difficile.

Chaque goutte d'orgueil lui était arrachée l'une après l'autre jusqu'à ce qu'il n'en reste rien.

He Shouyue posa une main sur son torse. Il sentait quelque chose au fond de lui hurler avec colère depuis sa naissance se taire lentement. Comme si ce qui maintenait sa fureur et qui le hantait depuis toujours s'affaiblissait petit à petit.

Il ferma les yeux. Depuis que sa cultivation avait été bloquée, il n'entendait plus non plus son shishen. Dans la situation qui était la sienne, son serpent était ce qui lui manquait le plus. Plus que ses parents s'il était honnête avec lui-même.

Il n'arrivait pas à penser à ses parents avec autre chose que de la colère.

Xie Weizhe avait une fois de plus bondit sur l'occasion lorsque Boya avait demandé s'il pouvait sortir du Domaine Intérieur.

Non seulement le militaire était ravi d'être utile, mais il était heureux de passer un peu de temps avec ce jeune camarade aussi fragile qu'il était fort. Boya était une aberration sur pattes à laquelle il était aisé de s'attacher.

Pour l'instant, le chasseur était sur le dos de sa feifei qui levait bien haut la tête et les pattes, fière de son cavalier. Boya s'occupait d'elle tous les jours. Il passait des heures à la brosser. Le travail répétitif lui permettait de réfléchir autant que de se vider la tête. Le poil du feifei était brillant de bonne santé et de bons soins. Il avait même grandit de quelques centimètres sous l'entretient de son maître. Ces créatures ce nourrissaient en partie de l'intérêt qu'on leur portait. Avec tout ce que Boya avait en tête, brosser l'animal était proche d'une thérapie.

"- Tu sembles perdu dans tes pensées, Boya."

Le chasseur mis un temps à répondre.

"- Ha ! Oui. Pardon. J'ai effectivement beaucoup de choses en tête." Et encore ne savait-il pas toutes les rumeurs qui courraient sur lui et sur le Seigneur Anbei.

Certaines s'étaient calmées parce qu'elle étaient actées comme des vérités et non plus de simples rumeurs. D'autres étaient nées de ces premières rumeurs et de la petite balade de Boya au bras puis dans les bras de QingMing

Qu'il soit Anbei Furen semblait acquit à chacun.

Qu'il porte actuellement la progéniture du Seigneur Démon était la plus récente de ces rumeurs. Sinon, pourquoi son époux l'aurait-il trimballé dans ses bras avec un tel luxe de précaution ?

Heureusement, les shishen de QingMing faisaient de leur mieux pour qu'aucune de ces rumeurs n'arrivent aux oreilles de Boya qui avait déjà bien assez à faire entre son Nom et l'appel de son premier shishen.

"- Alors, où allons-nous ?"

Boya resta silencieux encore un moment. Il avait décidé en se levant que ce serait aujourd'hui, avant qu'il ne perde le courage de mettre quelqu'un en esclavage.

Pour ça, il savait qu'il avait besoin de quelque chose qui n'était pas disponible sur le Domaine Intérieur. Ce n'était pas une réelle nécessité en soi, il aurait pu faire sans. Mais il avait une sensation sur la langue qui lui demandait de répondre à ce besoin qui n'était pas le sien.

"- Y a-t-il un champ de lave actif accessible pas trop loin ?"

La petite colonne de cavalier allait laisser la Capitale derrière eux dès qu'ils en auraient franchis les portes.

"- Et bien…"

"- Il y a une ancienne coulée à plus de deux heures à cheval mais je peux la rouvrir si nécessaire." Assura Sha ShengShi.

Le volcan actif le plus proche était à plusieurs jours. Ce n'était pas si loin et il y avait sans doute un démon de la Maison qui avait les références visuelles pour ouvrir un portail jusque-là, mais Sha ShengShi rechignait à l'idée d'utiliser quelqu'un de plus pour répondre à la demande de Boya. Par contre, il utilisa le lien qu'il avait avec QingMing pour le prévenir.

Son maître le remercia. Qu'il le prévienne dès qu'ils seraient à destination. Il les rejoindrait discrètement pour s'assurer que Boya ne prenait pas de risque inconsidéré.

"- Ce sera suffisant."

"- Qu'est-ce que tu comptes faire, Boya-di ?"

"- Je… Je vais tenter d'appeler mon shishen. Pour de bon."

Les démons autour de lui échangèrent un coup d'œil. Ils savaient tous à quel point l'humain renâclait à cette idée. Et finalement il s'était décidé ? Sans doute que le seigneur Anbei était parvenu à satisfaire ses questions.

Le groupe allongea un peu l'allure.

Dès qu'ils furent hors les murs, leurs montures s'agitèrent.

"- Boya-di, les chevaux veulent galoper. Ça ira avec ta monture ?"

La feifei toisa Xie Weizhe du regard. Quoi, il ne la pensait pas capable de tenir le rythme de leurs gros lourdauds de canassons ?

"- Je crois qu'elle est vexée." Sourit Boya lorsque la feifei allongea d'elle-même sa foulée.

Les cavaliers ouvrirent à peine leurs doigts sur leurs rênes que les chevaux se jetèrent en avant pour galoper aussi vite que possible. Il était rare qu'ils puissent vraiment se laisser aller à de la vitesse. Les chevaux ne tardèrent pas à faire la course les uns avec les autres sans se soucier de leurs cavaliers. Ils toléraient qu'ils les guident sur le chemin qu'ils voulaient prendre, qu'on ne les embête pas avec la vitesse !

La monture de Boya ne se laissait pas abattre. Les oreilles rabattues en arrière, la créature mi-vulpine, mi-félin ne se laissait pas distancer. Elle n'avait peut-être pas la pointe de vitesse, mais elle avait l'endurance. Elle revint au contact au bout de quelques kilomètres à peine pour faire jeu égal avec les chevaux carnivores qui avaient baissé un peu en vitesse.

Ils continuèrent pendant une bonne demi-heure avant que le rythme ne commence réellement à baisser. Les chevaux finirent par lever le pied pour de vrai les uns après les autres.

Ils reprirent un pas actif alors qu'ils arrivaient aux premiers contrefort des montagnes qui bordaient le territoire de la Capitale.

Les chevaux haletaient comme des forges, heureux de cette détente assez exceptionnelle. Leurs cavaliers n'étaient pas en reste. Les joues roses de grand air, ils avaient pris plaisir à la vitesse et à l'air frais qui leur avait fouetté le visage.

Boya comme les autres. Ses joues étaient rouges de plaisir et de froid malgré son épaisse cape et la fourrure qui la bordait.

"- Nous arrivons." Prévint Sha ShengShi en montrant un champ de lave fossilité que les mouvements tectoniques avaient pressés, tordu et compressés jusqu'à ce qu'ils soient presque à la verticale.

Ils mirent pied à terre sur le sol inégal.

Boya claqua de la langue avec irritation mais accepta l'aide d'un des soldats pour descendre du dos de sa feifei autant que son bras sous sa main pour ne pas risquer de s'éclater le visage au sol. Le terrain était vraiment difficile.

"- Où voulez-vous aller, Boya Daren ?" S'inquiéta un des soldats.

Même s'ils l'appréciaient tous, il restait un aveugle qu'il fallait surveiller et SURTOUT il était Anbei Furen. Même si personne n'en parlait à voix haute parce que c'était le genre d'information qu'on gardait autant au secret que possible hors les murs du Domaine Intérieur pour protéger l'humain de quiconque aurait voulu l'enlever. Tout le monde le savait.

"- Un endroit assez stable avec de la lave proche."

Sha ShengShi prit la tête de la petite ballade.

"- Je reviens. Restez ici le temps que je nous trouve l'endroit idéal."

Les soldats montèrent un petit camps de fortune.
Au bout d'une grosse demi-heure, ils sentirent tout le sol se mettre à trembler. On força Boya à s'asseoir par terre pour qu'il ne risque pas de tomber puis Sha ShengShi revint quelques minutes après que le sol ait arrêté de danser la gigue. Il sentait le souffre, la chaleur et la pierre chaude.

"- On peut y aller." Sa voix était fatigué.

"- Sha-ge ? Tout va bien ?" S'inquiéta Boya.

"- Juste fatigué. Je n'ai pas fait ça depuis très longtemps." Jamais en fait. Mais il avait promis. Il était content d'y être parvenu. Il avait juste mis un moment à comprendre comment faire. Il restait malgré tout un jeune démon.

Un des soldats offrit à nouveau son bras à Boya qui le prit sans protester. Il s'était fait à l'idée d'être aidé quand c'était offert sans contrainte.

Le groupe suivit Sha ShengShi sur le champ de lave jusqu'à ce que la chaleur qui montait du sol devienne désagréable. Boya sentait la brulure de la lave sur son visage.

"- Qu'est-ce que tu as fait exactement ?"

"- Ce que tu m'as demandé." Souriait largement le jeune démon. "J'ai cherché la ligne de fracture la plus proche et je l'ai rouverte. Ça ne va pas durer longtemps mais ça devrait te suffire ?" Il l'espérait très fort. Il ne pourrait pas faire mieux.

Boya hocha la tête.

"- Merci."

C'était moins la lave que la chaleur et l'énergie qui s'en dégageait qui lui murmurait à l'oreille qu'elles seraient nécessaires.

"- Et maintenant ?"

"- Maintenant, je vais appeler à moi quiconque voudra bien devenir mon shishen."

Les démons s'écartèrent quelques peu pendant que Boya s'agenouillait sur une pierre à peu près plate, non loin de la lave bouillonnante.

Sha ShengShi contacta son maître dès qu'il le put.

"- Seigneur Anbei ? Il va commencer."

"- Montre-moi où vous êtes."

Sha ShengShi laissa son maître voir par ses yeux. Le Seigneur Démon passa par un portail avec une discrétion remarquable. Son qi était étouffé si fort que personne n'aurait pu savoir sa présence sans le voir. Il salua ses soldats d'un signe de tête. Il ne s'approcha pas davantage de Boya. Comme les autres, il était curieux de ce que serait son premier shishen. Un démon humanoïde ? Un esprit ? Un animal ?

Les soldats comme QingMing étaient de plus en plus fébriles à mesure que Boya basculait dans la transe légère depuis bien longtemps familière. Il avait fait ça des dizaines de fois depuis la première sur les plaines de glace avec Zhong Xing. Mais cette fois, c'était une véritable invitation qu'il faisait. Ce n'était pas juste une petite touche. Il lança sa ligne et attendit, son énergie ouverte à qui voulait s'y lier comme s'il tendait la main et attendait que quelqu'un s'en saisisse.

Il n'eut pas très longtemps à attendre.

Un cri explosa à la limite de la lave, comme si la créature se gorgeait de sa chaleur pour en extraire la force nécessaire pour émerger. La lave se solidifiait très vite, comme refroidie de l'intérieur. Il y avait donc une forte chance que ce soit exactement ce qui se passait.

Boya frémit. L'esprit était là, à la frontière de sa conscience et l'appelait autant que Boya.
L'humain voulait-il enfin de lui ? Était-il prêt à être à lui comme il lui appartiendrait ?

La gorge de Boya se serra alors qu'il comprenait pour la première fois réellement ce que voulait dire avoir un shishen. Ce n'était pas un esclavage. Pas ce type de lien de shishen en tout cas. C'était un partenariat. L'esprit lui offrait son aide mais Boya lui offrait la sienne en échange. Boya pouvait sentir la fatigue, la peine et la solitude de l'esprit qui l'attendait. Il ouvrit mentalement les bras en grand pour l'accueillir.

L'esprit cria encore alors qu'il s'extrayait de son plan d'existence pour rejoindre celui des démons. Si Boya était resté sur le monde des humains pour l'appeler, ça aurait été encore plus difficile. Le jeune homme sentait l'esprit sucer son énergie plus fort qu'il ne l'aurait imaginé mais il ne l'en empêcha pas. Au contraire, il dirigea plus de qi vers lui jusqu'à en avoir la tête qui tournait.

Derrière lui, Sha ShengShi avait ceinturé le Seigneur Anbei pour l'empêcher de se précipiter sur Boya quand il l'avait vu vaciller doucement sur le sol sous l'épuisement soudain.

Puis une masse monstrueuse rouge et noire et or et couverte de flammes bondit vers le ciel, y resta comme suspendue une seconde avant de se laisser tomber comme une pierre devant Boya. La fracture de lave avait refroidit totalement pour ne laisser qu'une pierre solide comme si elle avait déjà plusieurs siècles.

Les gardes avaient reculés de quelques pas, entrainant avec eux leur Seigneur et son shishen. L'esprit était énorme. Un oiseau aux plumes enflammées, aux yeux sans âge qui fixait la petite créature humaine sous lui comme s'il le jugeait ainsi que toute son ascendance sur les treize générations précédentes. Rien que le bec de l'oiseau était plus grand que le torse de Boya. Et s'il était de flammes, aucune chaleur de s'en dégageait.

Le rapace réclama une fois avant de baisser la tête vers Boya.

Le jeune homme observait l'esprit avec son troisième œil, fasciné par sa force et sa dignité.

"- Alors c'est toi qui me réponds depuis le début ?"

Personne n'entendit la réponse de l'esprit à part Boya qui sourit avec tendresse.

Puis il tendit la main vers le front de l'oiseau de feu.

"- Tu es sûr ? Je ne suis qu'un misérable fashi aveugle qui n'est plus capable de grand-chose."

Encore une fois, personne n'entendit la réponse mais l'air profondément réprobateur de l'esprit était une réponse suffisante pour les spectateurs. Surtout lorsque Boya rit doucement.

"- Si tu commences déjà à m'insulter, je suis sûr que nous allons très bien nous entendre."

L'oiseau fit bouffer ses plumes avec orgueil. Evidemment qu'ils allaient bien s'entendre. Il attendait son humain depuis des siècles après tout.

Boya porta ses doigts à sa bouche. Il murmura le sort puis posa ses doigts sur le front de l'esprit. Le sceau de Boya apparut, doré et fugitif sur le front de l'énorme créature qui réclama encore une fois avec satisfaction.
A l'arrière, Sha ShengShi s'était collé à son maître qui l'avait entouré de ses queues pour le serrer contre lui. L'un comme l'autre revivaient ce moment unique où deux volontés se trouvent, s'accordent et s'acceptent.

Puis le rapace réclama une dernière fois. Il disparut dans une colonne de flammes qui les éblouis tous. Lorsqu'ils n'eurent plus l'impression qu'on leur avait brulé la rétine, Boya était assis en grenouille par terre, une rapace avec des reflets de toutes les couleurs sur l'épaule et dont les longues plumes de queues noires de mars coulaient dans son dos jusqu'au sol.

"- Comment s'appelle ton shishen, Boya ?" Sourit largement le Seigneur Anbei.

L'aveugle releva le nez vers son hôte. Malgré l'épuisement, il souriait en pleurant. Il comprenait enfin. C'était un cadeau incroyable qui lui avait été offert. Comment avait-on pu le laisser attendre si longtemps ?

"- Zhuque. C'est Zhuque."

Le dieu-gardien du sud.

QingMing faillit en tomber à la renverse. Ce corniaud de gamin avait lié Zhuque à lui.

Le rapace sur l'épaule de Boya toisa lourdement le renard démon. Il y avait longtemps qu'il ne s'était pas sentit jugé aussi fort.

"- Bienvenue parmi nous, Zhuque. J'espère que tu prendras soin de Boya. Il en a besoin."

"- HE !"

"- Le seigneur Anbei à raison." Persifla Sha ShengShi. "Il trouve toujours le moyen de faire n'importe quoi."

"- MAIS !"

Le rapace lâcha un trille qui ne pouvait être qu'une confirmation tranquille. Il était heureux de voir que les autres deux pattes pensaient comme lui. Son maître était un danger pour lui-même. Heureusement, il était là maintenant.

"- Mais vous avez finit de vous liguer contre moi ? Zhuque ! Je croyais que tu étais mon shishen ! …. Ta première fonction est peut-être de me protéger mais je ne suis pas un môme ! ….. MAIS JE N'AI PAS FAIM ! NI FROID AUX PIEDS !... ET JE NE SUIS PAS TROP MAIGRE !... NON LE SEIGNEUR ANBEI NE VA PAS ME GAVER ! ENFIN !"

Les soldats se mirent à glousser. Le rapace semblait bien trop satisfait de lui-même. Le pauvre Boya n'allait plus jamais pouvoir prendre de risque avec sa santé maintenant.

"- Il faudrait rentrer maintenant." Osa rappeler Sha ShengShi qui n'était guère moins fatigué que Boya.

Le Seigneur Anbei s'approcha pour prendre le jeune homme dans ses bras malgré la présence de la feifei qui grognait de se voir remplacée et suivait le renard démon en trottant derrière lui jusqu'au portail qu'il venait d'ouvrir.
Zhuque toisa une fois de plus le renard mais caqueta son approbation une fois encore. Il condescendait à laisser le seigneur démon toucher son maître. Mais qu'il fasse attention à ses mains.

Boya s'empourpra soudain. Lui entendait ce que disait Zhuque. Et l'oiseau n'avait aucune décence.

"- Zhuqueeee !" Geignit Boya.

"- Que dit-il ?"

"- Rien que je ne puisse répéter en bonne compagnie, QingMing." Soupira encore l'humain.

Il rentrèrent dans le Domaine Intérieur sans encombre. Encore une fois, la présence de Boya dans les bras de son "mari" fit murmurer pas mal mais ce n'était rien d'inhabituel maintenant. Le présence de Zhuque fut bien plus intéressante.

QingMing refusa de lâcher Boya avant qu'ils ne soient de retour dans les appartements du jeune homme. S'il était heureux de voir qu'il avait enfin appelé son shishen à lui, il était déçu de l'esprit reçut. Certes, Zhuque était fantastique. Mais Zhuque était un esprit animal. Il aurait été bien plus simple pour Boya d'avoir un servant qui pouvait parler et qui avait des mains.

Le convaincre de réfléchir à en accepter un second allait prendre du temps. A moins qu'il n'accède à la requête de Shi HuJian et confie Boya à son jeune frère. Le gamin n'était pas moins fanatique que son ainé mais encore trop jeune pour le servir, lui. Et si les choses évoluaient là où pas mal de monde les voyaient déjà, que Boya profite de la protection et de la surveillance d'un membre de la famille Shi n'aurait rien de vraiment étonnant. Au contraire. Ça n'allait que valider un peu plus que Boya était Anbei Furen.

QingMing n'avait rien contre. Il se prenait même à croire qu'une fois devant le fait accompli, Boya l'accepterait peut-être lui aussi.

Ha c'était doux pour un vieux renard comme lui de se bercer d'illusion quelques secondes. Il confierait Boya à Shi Weilan. Sha ShengShi n'allait pas apprécier qu'on lui pique une partie de son boulot.
Hum… Il suffisait de changer le rôle du jeune shishen auprès de Boya. QingMing le lui avait confié pour le protéger et le guider mais leur relation avait évoluée. Ils étaient amis à présent. Le Renard-Démon avait besoin que Boya ait un protecteur dévoué avant tout. Shi Weilan avait besoin de faire ses preuves et pourrait passer comme le shidi officiel de Boya. Il était encore jeune malgré ses capacités
C'était une bonne idée.

Boya lançait des petits bouts de viande à Zhuque qui les attrapait au vol, image même de la satisfaction repue.

"- Vous allez le rendre gras comme une oie, Boya." Souriait QingMing en s'approchant du jeune chasseur.

Boya se redressa d'un coup. Il était allongé sur le flanc sur la terrasse de ses appartements. L'odeur de l'eau du petit lac, le bruit des insectes et des animaux le détendait affreusement après une journée très occupée.
Zhuque trilla avec scandale. Lui ? Gras ? Il pouvait parler le chiot de manchon avec son cul de jument !

"- Seigneur Anbei, je ne m'attendais pas…" Il faisait nuit depuis des heures !

"- QingMing." Rappela le renard. "Ne vous excusez pas, Boya. C'est plutôt à moi de m'excuser pour m'imposer à vous à cette heure et dans vos appartements."

Boya s'assit le dos bien droit. Il sentait une présence avec le démon.

"- Je voulais vous présenter quelqu'un, Boya. Voici Shi Weilan."

"- Shi ? Comme votre général ?"

"- Weilan est son petit frère."

Boya fut immédiatement suspicieux. Pourquoi lui présenter le frère de l'un des pires sociopathes du Domaine ?

"- Votre relation avec Sha ShengShi a évolué suffisamment pour que sa place de serviteur auprès de vous devienne un problème pour lui."

"- Seigneur Anbei." Boya fut immédiatement sur la défensive. Le jeune démon s'était-il plaint de lui ? Il le considérait comme un ami. Avait-il commis un impair et causé des problèmes au shishen ?

"- Sha ShengShi vous considère comme un ami, peut-être même comme un petit frère. Son devoir et l'affection qu'il a pour vous ne sont pas encore entré en conflit et c'est une situation que j'aimerai vous éviter à tous les deux. Shi Weilan va donc remplacer Sha ShengShi à vos côtés comme serviteur/protecteur et Sha ShengShi pourra faire ce qu'il me réclame depuis des semaines : être votre ami sans condition."

Boya était partagé entre le plaisir et la consternation.

"- Je n'ai pas besoin de serviteur ou de protecteur, QingMing."

"- A l'intérieur du Domaine, possiblement. Mais à l'extérieur, plus que jamais."

"- Seigneur Anbei ?"

"- Il y a de l'agitation et j'aimerai autant que vous ne soyez pas en danger. Et si vous l'êtes, Weilan s'assurera que vous ne le soyez pas très longtemps. Je fais entièrement confiance à vos capacités martiales, Boya. Mais vous êtes mon invité. La moindre égratignure serait une insulte à mon Domaine et à mon nom."

"- Je suis à votre service, An… Boya Daren." QingMing lui avait balancé un coup de queue dans le dos pour qu'il ravale son "Anbei Furen".

Le tueur de dix-sept ans eut un large sourire avant de se prosterner devant Boya dont le trouble et le malaise crevèrent presque immédiatement le plafond. Personne n'avait à se protester devant lui ! Mais son nouveau baby-sitter n'en avait cure. Son maître avait donné un ordre auquel il obéirait jusqu'à la mort. Boya avait assez entendu parler de la famille Shi pour le savoir. Il pourrait tempêter sur tous les tons, le jeune Weilan supporterait sa colère le sourire aux lèvres mais refuserait de s'éloigner de lui jusqu'à ce que le Seigneur Anbei change ses ordres le concernant.

Un gros soupir échappa à Boya.

"- Très bien. Alors j'imagine qu'il va falloir faire connaissance."

Que les dieux le pardonnent. Il devenait raisonnable.

Silencieux jusque-là, très occupé à surveiller le démon et le tueur d'un regard suspicieux, Zhuque sautilla sur la terrasse de bois laqué jusqu'à Weilan qui était toujours le front contre le sol. Il le piqua doucement du bout du bec sans qu'il ne bouge.

"- Ha ! Pardon ! Zhuque à raison. Je suis navré, vous pouvez vous relever, Weilan. Ne restez pas ainsi à genoux devant moi. Jamais. Je n'apprécie pas ce genre de marque servile."

Weilan bondit sur ses pieds.

"- Mon grand frère vous aime bien. Je suis sûr qu'on va très bien s'entendre tous les deux. Après tout, le Seigneur Anbei sais ce qu'il fait quand il confie l'un de nous à quelqu'un." Une de ses grandes sœurs suivait à la trace un de ses agents infiltré chez les humains sous le couvert d'être son "épouse". Plusieurs autres membres de la famille Shi protégeaient, surveillaient voir éliminaient d'autres personnes de l'entourage du renard démon. Seul le chef de famille était son général. Mais ils étaient nombreux à le servir.

Boya soupira en silence. S'il avait pu, il aurait foudroyé du regard le seigneur Démon. Comme s'il avait besoin de ça ! Alors même qu'il commençait lentement à prendre le contrôle de son troisième œil ! Tsss. C'était aussi ridicule que stupide. Et vexant. Décidément, sa vie était de plus en plus une vaste plaisanterie qu'il prenait un plaisir infini à rendre plus disruptive encore sans même le vouloir.

"- Zhuque, arrête de ricaner."

Son shishen caquetait de plaisir. Le maître qu'il s'était choisi était aussi borné qu'il était fort, aussi fragile qu'il était puissant. C'était un mélange inattendu et agréable. Il lui faudrait encore bien des années pour être digne de ses pouvoirs. Mais en attendant, leur relation resterait celle d'un dieu-gardien et du poussin qu'il s'était choisi.