22 juillet

Une vieille lettre


Octavio reçut un après-midi, deux mois après le départ d'Ophélie, une lettre sur le pas de sa porte.

Elle était coincée sous une pierre, en-dessous d'un ficus en pot comme ceux que Babel-la-Neuve avait entrepris de disposer partout au pied des maisons pour créer une cohésion entre tous les habitants. Le papier était étrange. Il était assez vieux, un peu gonflé par l'humidité, chiffonné. Quelques lettres, écrites à l'encre bleu foncé, avaient disparu en un léger brouillard gris.

Le jeune homme prit la lettre, intrigué. Il ne reconnut pas l'écriture, n'ayant jamais eu l'occasion de voir son amie rédiger des phrases manuscrites. Ils écrivaient uniquement à la machine et les notes qu'elle prenait sur le registre de conciergerie ancien de Sir Henry – ou plutôt, Thorn –, en remplacement de Mediana, n'étaient pas accessibles à d'autres que lui.

Mais il y avait son nom sur l'enveloppe, c'est pour cela qu'Octavio l'ouvrit. Et il comprit immédiatement que la lettre venait d'Ophélie.

Octavio, disait-elle, j'aurais vraiment eu besoin de tes yeux la dernière fois.

Pas juste parce que mes pouvoirs ne me servent à rien dans ce contexte. Dans ce (illisible). Je ne savais pas qu'il y en avait des comme ça, je n'ai aucune idée de comment je vais faire. J'espérais que (illisible), cependant rien n'indique que ça se passe comme à (illisible).

Mais j'aurais besoin de toi surtout et toujours parce que tu es mon ami. J'ai l'impression qu'il y a des années que je ne t'ai vu. C'est peut-être bien le cas pour toi, de ce que j'en sais. Ce voyage dure depuis si (illisible). Passer à travers différentes époques me fait perdre totalement la notion du temps. Un peu comme à l'époque où j'étais la conservatrice du musée d'Anima et que je travaillais quand tout le monde était en congés.

Le fait que je sois arrivée dans une époque du passé n'aide en rien, évidemment. C'est peut-être même un autre (illisible). En tout cas, c'est un monde où l'Autre est encore là, je ne sais pas si Eulalie Dilleux est toujours dans l'Envers. J'ai peur de causer des catastrophes, encore une fois, si j'essaye d'emprunter les (miroirs ?) d'ici. Mais il faudra bien que je m'y résolve, je ne renoncerai jamais à retrouver Thorn.

Octavio, tu me manques. Il y a (illisible) des années que je fais du surplace dans cet autre (illisible). J'ai commencé à prendre des habitudes, à changer quelque peu ma façon de fonctionner, à rencontrer de nouvelles personnes, j'y suis bien obligée. Heureusement, je ne suis ni sur Anima, ni au Pôle, ni à Babel. Mais tu me manques tellement. Avec toi, je me suis toujours sentie plus forte. Nous partagions le même désir de savoir et de bien faire. Je savais que je pouvais compter sur toi.

J'aurais tellement besoin d'aide. De la tienne en particulier. (Illisible).

Ça me fait déjà du bien de t'écrire. S'il te plaît, prends soin de toi et de Seconde.

Ton amie.

Ophélie.

Octavio déglutit, la gorge serrée. Ophélie et lui avaient du mal à exprimer leur tendresse l'un envers l'autre par des mots, mais il savait qu'ils ressentaient les mêmes choses. C'était néanmoins très différent de le savoir et de le voir écrit dans une lettre. À ce moment, sa seule amie lui manqua aussi, plus qu'avant. Il aurait tellement aimé pouvoir faire quelque chose pour l'aider.

Soudain, il se rendit compte que le brouillard avait envahi la rue. Ce n'était pas un moutonnement naturel, comme la mer de nuages autrefois. C'était gris, piquant comme des cristaux de glace mais étrangement chaleureux aussi. La lumière était différente, l'odeur aussi. À travers les couches épaisses, les yeux rouges d'Octavio s'adaptèrent instinctivement à ces nouvelles matières et couleurs et il discerna une silhouette à contrejour. Ses prunelles irradièrent encore et changèrent de « mise au point », compensant la baisse de luminosité pour en créer artificiellement et apercevoir enfin l'individu qui venait vers lui.

Il avait les cheveux longs. Bouclés. Les bras d'une écharpe se mouvaient paresseusement autour d'elle et ses boucles châtaines étaient écartées sur les côtés de son visage par de grosses lunettes rectangulaires.

C'était Ophélie.

Après lecture de cette lettre, Octavio comprit encore moins ce qu'elle faisait là. Si la missive était apparue ce matin, c'était bien qu'elle venait juste de la déposer, non ? En tout cas, dans le passé. Donc pourquoi apparaissait-elle à Babel-la-Neuve maintenant, elle n'avait quand même pas retrouvé finalement son mari en une poignée d'heures, si ?

Octavio était tellement perdu qu'il ne réussit même pas à réagir lorsque son amie l'aperçut, demeura interdite pendant quelques secondes puis se précipita vers lui. Elle poussa un soupir, à la fois de soulagement et de détresse, et c'est seulement à ce moment-là que le jeune homme reprit ses esprits.

« Ophélie, comment es-tu arrivée jusqu'ici ? demanda-t-il en prenant instinctivement les bras désespérés qu'elle lui tendait. Il n'y a pas de miroirs dans le coin.

-Je… Je n'en sais rien, répondit la jeune fille en accusant un mouvement de découragement lorsqu'elle s'aperçut, encore une fois, qu'elle ne pouvait pas rendre son étreinte à son ami du fait de ses doigts qui avaient disparu. Je suppose que j'ai marché depuis la Babel du passé… La brume était étrange, elle formait comme un tunnel.

-Elle ne va sûrement pas rester ici très longtemps, la prévint Octavio. Est-ce que tu as besoin de quelque chose, tant que tu es encore là ? J'ai de la nourriture, des vêtements chauds… des médicaments, du nécessaire de voyage, peut-être ?

-Merci, c'est très gentil. Cependant, être avec toi me suffit. Tu… Tu m'as tellement manqué. Je t'ai écrit une lettre…

-Je sais. Je l'ai trouvée. Ophélie… Ça me touche, ce que tu y as marqué.

-Franchement, j'aimerais être capable de le dire, aussi. »

D'un mouvement spontané, les deux amis se penchèrent l'un vers l'autre et se serrèrent dans les bras. Octavio sentit à quel point elle s'accrochait à lui avec ses coudes collés contre ses flancs et même les deux extrémités de son écharpe, qui s'entortillaient avec force autour de lui. C'était une longue étreinte, affectueuse et apaisante, mais elle montrait assez bien à quel point Ophélie se sentait désespérée. Quoi de plus normal, elle était partie seule avec son écharpe depuis des mois.

« J'aimerais pouvoir faire plus pour toi, affirma le Visionnaire quand, du coin de l'œil, il remarqua que la brume étrange repartait dans l'autre sens. Mais il y a Seconde…

-C'est vrai que j'aimerais que tu sois auprès de moi, admit son amie en résistant un peu au cassage de l'étreinte, tellement elle en avait besoin. Mais tu ne peux pas abandonner ta sœur. Je n'aurais pas pu abandonner les miennes non plus, je pense.

-Tu es sûre que tu n'as besoin de rien d'autre ? Je peux aller te le chercher rapidement.

-Non, merci… Merci d'être là, Octavio. Tu es mon meilleur ami.

-Tu es la mienne aussi. »

Ophélie retourna dans le chemin que formait le brouillard et, bientôt, les moutonnements gris et cristallins et chaleureux l'avalèrent totalement.

Octavio regarda un instant l'endroit où elle avait disparu, son mystérieux courrier d'un autre temps dans la main. Il avait le cœur un peu serré. Il espérait avoir réussi à lui redonner du courage.