Deux informations importantes avant de commencer votre lecture :
-Les changements de points de vue entre les personnages sont indiqués par une ligne pleine tandis que le symbole "-/-/-/-/-/-/-/-/-/-/-/-/-/-/-" indique une ellipse ou un retour dans le temps.
-Les dates ne naissance de certains personnages (notamment les futurs mangemorts) ne sont pas respectées. Ainsi Lucius n'a qu'un an de plus que les Maraudeurs par exemple.
« On me voit donc je suis »
Jean-Paul Sartre
Il y avait quelque chose dans l'odeur de la viande qui répugnait Remus au plus haut point.
Ce n'était pas très surprenant en soi: il n'était qu'à une semaine de la pleine lune et ses sens s'étaient affutés au point de le rendre malade. Les cris perçants des mandragores lui faisaient tourner de l'oeil malgré le port du cache-oreille, l'empêchant de suivre les cours de botanique. La fumée âcre des chaudrons lui avait fait fuir les donjons du château après lui avoir brûlé les poumons et les éclairs dégagés par les baguettes en cours de sortilège imprimaient sous ses paupières des tâches lumineuses qui lui donnaient la migraine. Même la simple lueur des bougies l'aveuglait parfois.
Devenir aussi sensible était épuisant, mais le pire restait l'odeur de la viande.
Dîner dans la Grande Salle était devenu un calvaire. Peu importait la distance à laquelle il s'éloignait de la table, peu importait la façon dont il remontait son col sur son nez, ou celle dont les plats étaient préparés, il la sentait toujours. L'odeur nauséabonde de la chair, un mélange de sang et de mort, qui s'ancrait au fond de sa gorge et imprégnait ses vêtements.
Tellement répugnant.
Une farandole de saucisses créée par le sortilège d'attraction d'un troisième année lui passa sous le nez et lui provoqua un vif haut-le-cœur. Remus lâcha précipitamment ses couverts pour porter ses mains à sa bouche, se retenant de rendre à son assiette le contenu de son estomac.
Non. Ça n'allait définitivement pas.
Il songea un bref instant à changer de place mais c'était peine perdue. Si les élèves avaient pris l'habitude de dîner tard pendant la saison estivale, les journées raccourcies du mois d'octobre les pressaient dès la fin des cours autour de leurs tables respectives. À seulement 18h30, la Grande Salle était bondée. Sorciers et sorcières formaient un seul bloc, une marée noire où les capes de laine se frottaient les unes contre les autres jusqu'à se boulocher. Les nuages sombres qui défilaient au plafond, annonciateurs d'un prochain orage, plongeaient les lieux dans une obscurité pesante que les torches suspendues ne parvenaient pas à dissiper. De temps à autre, les rayons chauds du soleil couchant perçaient les nuages, baignant brièvement les lieux d'une lumière rougeâtre avant d'être engloutis par les ombres. La seule véritable clarté provenait des bougies sur les tables, la lueur des flammes illuminant les visages des élèves à la manière des vieux tableaux hollandais accrochés aux murs du château.
L'atmosphère lugubre poussait les étudiants à chercher une précieuse consolation dans la nourriture qui pullulait sur les tables. Avec près d'un plat par personne, le cortège de mets semblait infini. Haricots en sauce, purées de pommes de terre et légumes rôtis alternaient avec d'énormes plateaux sur lesquels la viande s'empilait jusqu'à atteindre des hauteurs disproportionnées. Côtelettes, brochettes, ragoût, rôti... Combien d'animaux étaient morts pour que quelques élèves puissent fouiller leurs chaires de leurs doigts boudinés ? S'il avait été au départ impressionné par les festins de Poudlard, Remus leur trouvait désormais une certaine arrogance. Il y avait dans les assiettes une profusion qui frôlait le ridicule. Les plateaux trop larges rendaient les gestes maladroits, faisaient se renverser les verres. Au coude à coude, il était presque impossible de ne pas plonger sa manche dans la sauce, d'effleurer du bout des doigts le rebord de l'assiette.
Bientôt, tous les élèves emporteraient sur eux des relents du festin, et le château empesterait jusqu'au petit matin.
Remus soupira à cette pensée, accablé. Il n'allait pas pouvoir tenir comme ça très longtemps. Il ne pouvait même plus se nourrir correctement. Madame Pomfresh le laisserait probablement manger à l'infirmerie s'il le lui demandait. Connaissant l'infirmière, elle serait même heureuse de manger avec lui.
Est-ce que les gens normaux mangeaient avec leur infirmière scolaire ?
Il était fatigué de se sentir constamment en décalage.
Remus posa son front contre ses mains avant de grimacer en sentant la sueur contre ses doigts. Il avait de la fièvre. Il devait se rendre à l'infirmerie. Encore une fois. Lui qui était si heureux d'avoir réussi à l'éviter pendant quelques jours…
"Remus?"
De l'autre côté de la table, Peter le dévisageait avec inquiétude. La chaleur dégagée par la foule avait coloré son visage d'un rose vif et collé sur son crâne ses cheveux blonds, accentuant la rondeur de ses joues. Malgré ses quinze ans, il avait encore l'air d'un enfant. Il en avait toujours la candeur, d'ailleurs. Toujours la même innocence.
"Remus, ça va ?"
Non.
"Oui."
Peter s'était empiffré de viande durant tout le repas et son haleine donna à Remus de nouvelles nausées. Il se leva avec difficulté, cherchant du regard le chemin le plus court pour s'éclipser. Celui qui lui permettrait de fuir le plus rapidement possible la Grande Salle tout en ménageant ses sens déjà malmenés.
"T'es sûr ? T'es tout pâle…", reprit Peter d'une voix hésitante, "En plus tu n'as rien avalé de tout le repas. Je… Tiens, j'ai pris la dernière part de rôti mais tu peux l'avoir si tu veux. Ça te ferait du bien de manger un peu…"
Il pencha maladroitement son assiette vers Remus, la sauce qu'elle contenait en enduisant le rebord avant de goutter sur la table. La substance brûnatre forma sur le blanc de la nappe de tâches pâteuse constellées de gras et Remus sentit son coeur se soulever dans sa poitrine.
"Non, merci. Ça va. J'ai… J'ai juste besoin de faire un tour dehors."
Sans lui laisser le temps de répondre, il s'éloigna de la table d'une démarche chancelante.
Malgré la foule, des dizaines de regards se posèrent sur lui. Il avait beau être en cinquième année, il restait une attraction pour les autres Gryffondors. Remus, l'éternel fatigué. L'adolescent petit et chétif qui interrompait toujours les cours pour sortir en titubant de la pièce, quand il ne s'effondrait pas avant d'avoir atteint la porte. Mary MacDonald lui adressa un sourire compatissant. Harry Ferguson un regard moqueur. James fut le seul à l'ignorer. Le visage tendu comme un poing, il fixait en silence la table des Serpentards, de ce regard mauvais qu'il avait parfois quand il dévisageait Ro-
"Oh mince ! Désolé !"
Remus sursauta. Un élève de première année, qui avait eu la brillante idée de se lever avec son assiette, avait manqué d'en renverser une partie sur sa cape. Une odeur de mort vint lui emplir le nez et son corps se mit à trembler.
Du gibier. Ce petit con s'était servi du gibier !
Cette fois-ci, de la bile envahit l'arrière de sa gorge et ce fut en courant que Remus s'échappa de la Grande Salle, bousculant tous les élèves sur son passage. La faible lumière des bougies lui faisait voir flou et des frissons violents lui parcouraient l'échine. Il savait qu'il devait se rendre à l'infirmerie. Il savait qu'il devait aller voir Madame Pomfresh. Pourtant ses pas l'emportaient dans la direction opposée.
Son corps tout entier lui criait de sortir du château.
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Plus il se rapprochait de la sortie, plus il les sentait. Les effluves entêtants de l'extérieur.
Sa quête de solitude l'avait poussé à emprunter le passage derrière l'un des portraits du 4ème étage. Un chemin sombre que peu d'élèves connaissaient, composé presque uniquement d'escaliers en colimaçon aux marches étroites et glissantes. Et qui conduisait directement au hangar à bateaux, situé sur les bords du lac. Trop froid pour que les élèves aient envie d'y venir durant l'hiver, c'était devenu son principal refuge.
Après avoir poussé une lourde porte de bois, Remus atterrit dans un coin reculé de l'entrepôt, derrière un amas de vieilles embarcations. Un courant d'air frais vint caresser son visage trempé de sueur et il poussa un soupir de soulagement. Il avança lentement, se faufilant précautionneusement entre les barques avant de longer le ponton. Il avait plu et l'odeur envoûtante du vieux bois lui emplissait les poumons à chaque respiration. Loin du tumulte qui régnait au château, le bâtiment dégageait, par sa vieillesse et son quasi-abandon, une atmosphère particulière. Une impression de suspension, comme s'il se tenait hors du temps.
Le front de Remus le brûlait toujours, la chaleur envahissant ses tempes et le haut de ses joues. Malgré le froid, il étouffait dans son uniforme et bientôt le sol se mit à danser sous ses pieds. Après quelques pas incertains, il dut s'appuyer contre l'une des barques afin de s'asseoir. La fraicheur du bois contre son cou le fit frissonner et il se tourna avec difficulté pour presser son visage sur la coque du bateau, soupirant de soulagement en sentant les planches froides entrer en contact avec sa peau bouillante.
Il avait juste besoin de se calmer. De laisser le froid l'envahir. Il devait se concentrer sur l'odeur du bois et de la mousse qui ornait les pontons, le vieux vernis des planches. Il devait respirer profondément, jusqu'à ce qu'il ressente une émotion, un vertige, quelque chose qui l'arracherait à la réalité.
Un grattement résonna à l'intérieur de la coque, suivi d'un autre, et Remus se crispa. Une souris devait se trouver dans la barque. Il pouvait l'entendre se faufiler entre les rames. Elle se dirigeait vers la droite, en direction d'un trou situé à la base de la proue.
Les battements dans ses tempes reprirent alors que Remus, toujours aux aguets, écoutait les mouvements de l'animal qui progressait vers la sortie. La pluie avait ravivé les odeurs du bois et de patine mais il avait peur d'être encore capable de sentir la créature si elle venait près de lui. Son odeur le dégoûterait probablement. Il ne pouvait déjà pas supporter l'odeur de la viande. Qui savait ce que celle d'un animal vivant lui ferait ressentir ?
Remus savait qu'il devait partir par mesure de sûreté, trouver une autre barque contre laquelle s'échouer. Pourtant il ne bougea pas. Le front collé contre les planches, il resta à fixer le trou dans la coque de la barque. L'écho des pas minuscules de l'animal semblait résonner en lui. Il avait réveillé quelque chose qui dormait jusque là tapis au fond de lui et qui lui susurrait maintenant d'attendre. Une curiosité presque douloureuse. Un espoir étrange.
Le rongeur montra finalement le bout son nez et le son qu'il émit fit se dresser les cheveux du Gryffondor. Il pouvait clairement distinguer les effluves de l'animal dans l'air. L'odeur musquée de son pelage. Elle n'empestait pas le sang ou la mort. Au contraire, elle dégageait un arôme extrêmement vif, quelque chose qui fit frissonner Remus, qui le prit aux tripes.
Une intense odeur de vie .
La main de Remus s'élança d'elle-même tel un serpent, ses doigts ses doigts se refermant presque sur la souris qui l'esquiva de justesse, laissant échapper un couinement alors qu'elle se précipitait dans le trou. Remus entendit ses griffes racler contre le bois alors qu'elle se ruait vers l'arrière du bateau, essayant de grimper sur les rames pour passer d'une embarcation à un autre.
Emporté par la rage, Remus bondit sur pieds et se jeta sur les rames, mais l'animal fut encore une fois plus rapide et sauta au sol avant de se glisser sous un énorme tas de cordes.
Remus se redressa en grognant, les yeux fixés sur l'endroit où la souris avait disparu. Le fait de s'être relevé si rapidement lui fit voir de nouveau flou. Cependant, il ne perdit pas l'équilibre cette fois. Toute son attention était focalisée sur la frustration qui venait de le submerger. Puis un sentiment beaucoup plus profond, quelque chose qui venait du fin fond de ses tripes.
Une faim. Une faim terrible qui lui mordait vente, le faisant presque gémir. Depuis combien de temps n'avait-il pas ressenti une faim pareille ? Depuis cet été, il avait du mal à trouver l'appétit. Les moments de bien-être entre les pleines lunes se faisaient rares. La nausée qui les précédait et l'épuisement qui leur succédait avaient finit par s'étendre jusqu'à se rejoindre, plongeant Remus dans un malaise constant. Avec toujours ce dégoût, cette répulsion pour tout ce qui l'entourait, qui l'empêchait de manger, de marcher. Qui l'empêchait de vivre.
Le sol tourna de nouveau et Remus ferma les yeux. Il savait qu'il était toujours malade. Il reconnaissait les symptômes habituels. Mais, pour la première fois, il ressentait cette profonde faim. Ce besoin urgent qui l'empêchait de s'effondrer. Pour la première fois, il sentait qu'il pouvait être plus qu'une simple victime. Qu'il pouvait faire plus que juste subir cette malédiction qui lui volait sa vie.
Les yeux toujours fermés, Remus sentit le vent s'engouffrer dans le hangar pour venir caresser son cou humide et il prit une profonde inspiration. En temps normal, il se serait assis sur le bord de la jetée, immobile, sans vie, et n'aurait pas bougé jusqu'à la tombée de la nuit, Mais maintenant la situation était différente. Quelque chose le poussait à sortir de sa cachette, une force cachée dans la brise, dans l'arôme de l'herbe humide qui bordait le rivage.
Un appétit soudain pour l'extérieur.
On était en octobre, mais l'atmosphère rappelait les orages printaniers. Il y avait la même impression de lourdeur, la même épaisseur dans l'air qui le rendait difficile à avaler. La pression du ciel faisait remonter du sol les odeurs automnales, et bientôt tout était un mélange d'aiguilles pin, d'écorce, de mousse et de champignons. Parfois, le sol boueux se refermait sur l'une des chaussures de Remus dans un bruit laid, comme un coup de langue humide, mais il n'y prêtait pas attention, trop occupé à regarder les feuilles jaunâtres qui recouvraient la rive. Sous lesquelles il sentait grouiller tant de vie.
Il les cherchait, les êtres vivants. Ceux qui se cachaient quelque part près du lac, à portée de main et pourtant si loin. Les sens de Remus étaient en alerte, à l'affût du moindre mouvement, du moindre bruissement imperceptible dans la végétation, faisant ainsi fi de l'armée hostile de nuages noirs qui se rapprochaient à grande vitesse de la rive qu'il longeait. Les liserés rouges qui ornaient les montagnes, derniers vestiges du soleil avant sa complète disparition, furent également ignorés alors que l'instinct de Remus lui faisait tourner le dos au lac.
Nez au vent, il s'éloignait de plus en plus du château. Il semblait pouvoir distinguer des odeurs d'animaux dans l'air, des pistes sauvages qui l'appelaient au loin. Loin des sentiers, il découvrait une nouvelle vigueur, un autre souffle. Il se surprenait même à apprécier l'escalade périlleuse d'un groupe de rochers, ses mains se faufilant entre les blocs de pierre, cherchant à tâtons les terriers et les abris.
Ses doigts ripaient sur la pierre humide tandis qu'il se hissait de façon désordonnée, ses lèvres grattant le granit, un goût minéral venant lui emplir la bouche.
C'était agréable, de glisser sur les pierres et d'avoir froid.
Emporté par sa quête, il erra au hasard des collines qui composaient le paysage de Poudlard jusqu'à ce qu'un petit étang attire son attention, non loin du terrain de quidditch. Les arbres qui l'encadraient avaient déjà perdu leurs feuilles, créant un savant tableau de rouge et d'ambre autour de l'eau.
L'esthétique de la scène n'émut pas Remus le moins du monde, pourtant il s'empressa de courir dans sa direction, ses yeux parcourant la surface de l'eau dès qu'il atteignit l'étang. Sa bouche subitement ouverte, haletante, montrant les dents.
Les quelques gros têtards qu'il pouvait voir nager à la surface s'éloignaient déjà rapidement de lui.
Les jambes de Remus se dérobèrent à leur vue, le faisant brusquement tomber à genoux au bord de l'eau, ses mains traquant les larves qui s'étaient cachées dans la vase, ne laissant que des cailloux moussus sous ses doigts. La profonde frustration qu'il ressentit lui fit pousser un cri de rage et il commença à creuser la boue.
Il avait encore faim.
Des voix se firent entendre au loin et Remus redressa vivement la tête. Un groupe d'élèves - il crut reconnaître l'uniforme bleu des Serdaigles - s'éloignaient du stade, balais en main. L'un d'eux leva la tête dans sa direction et s'arrêta.
Mince. Est-ce qu'il l'avait vu ?
Son instinct lui cria de se jeter au sol et il finit cette fois par s'étaler dans l'étang, l'eau glacée venant submerger son visage. Il glapit silencieusement, laissant quelques bulles d'air remonter à la surface avant de retenir rapidement sa respiration.
Personne ne devait le voir. Pas comme ça. Pas dans cet état.
C'était son moment.
Il attendit autant qu'il put, de la boue s'immisçant dans ses vêtements jusqu'à venir enrober tout son corps. Il trembla, le nez enfoui dans la vase. Pourtant il ne se releva pas. Ce ne fut que lorsque ses poumons furent entièrement vides qu'il se redressa, suffoquant, les yeux fixés sur les branches des arbres. Il hésita un moment avant d'oser regarder à nouveau en direction de la pelouse.
Les élèves avaient disparu. Il était enfin seul. Trempé, transi de froid, mais enfin seul.
Il poussa un soupir de soulagement, son corps alourdi par l'eau se rallongeant dans l'étang, ses mains venant soutenir sa tête. L'onde glacée l'engourdissait, faisait bourdonner ses tempes alors que ses yeux observaient d'un air rêveur les rides concentriques qui se formaient autour de lui.
Il resta longtemps dans l'étang, le corps froid et immobile, comme un simple accessoire dans le décor, guettant. Quelques têtards curieux finirent par sortir de leur cachette pour lui rendre visite, se frottant à ses lèvres. Remus les fixa longuement, immobile, avant de finir par doucement ouvrir la bouche, laissant les larves passer entre ses dents, venir goûter ses gencives. Il sentait leurs corps flasques contre sa langue, l'intérieur de ses joues.
Tellement jouissif, le frisson de la chasse.
Ses mâchoires se contractèrent brusquement, en broyant une partie avant d'avaler le tout.
Voir Rogue sourire réveillait en James toutes sortes de sentiments sordides. Rogue n'était pas censé être aussi heureux. Pas avec ce qui s'était passé le matin même en cours de potion. Pas après l'humiliation que lui et Sirius lui avaient fait subir.
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Remus n'avait pas pu participer au contrôle de Slughorn, laissant James et Sirius en proie à la panique devant leur chaudron. D'habitude il se mettait derrière eux avec Peter -qui était d'ailleurs absent lui aussi, le bougre avait dû trouver un moyen de sécher- pour les aider avec leur préparation et minimiser les dégâts. Mais là, les deux compères s'étaient retrouvés en roue libre et leur potion tourna très vite en une bouillie nauséabonde qui finit par leur éclater au visage, pour le plus grand plaisir des Serpentards. Et plus particulièrement de Severus Rogue qui ne se gêna pas pour éclater de rire et leur jeter à la figure quelques remarques acides dont lui seul avait le secret.
"Rigole encore et je te noie dedans, Servilus !" aboya Sirius en fusillant Rogue du regard.
Plusieurs élèves arrêtèrent de rire en le voyant bomber le torse. Sirius était une grande tige qui dépassait d'une bonne tête la plupart des élèves de cinquième année. Sa taille et ses longs bras lui offraient une allonge considérable et il était connu pour utiliser plus souvent ses poings que sa baguette quand il était contrarié. James, aimait le définir comme étant le berserk des Maraudeurs, le grand guerrier.
Rogue ne fut cependant nullement impressionné.
"Je vois que quand le cerveau de la bande est absent c'est de suite le foutoir. Moi qui pensais que vous étiez les leaders, Potter et toi. Pourquoi Lupin n'est pas là, d'ailleurs ? Il est encore malade ? Tu ne penses pas que c'est votre bêtise qui l'épuise ? Si c'est le cas, vous allez finir par le tuer."
Il n'y avait pas assez de mots pour définir à quel point James le haïssait dans ces moments-là. Il détestait son petit sourire narquois, la grimace qui prenait place sur sa tête étrange et anguleuse. Rogue ressemblait à un bout de bois noueux sur lequel on avait taillé un visage au nez crochu. James aurait aimé dire qu'il ne pouvait se résumer qu'à ça - et c'était d'ailleurs ce qu'il disait le plus souvent - mais Rogue, Gros Nez comme il aimait l'appeler, avait hérité de quelque chose qui l'empêchait d'être réduit à sa simple laideur. Il y avait, dans ses yeux sombres, cette lueur d'intelligence, ce trait de génie qui faisait naître en James une rage incommensurable. Parce qu'à chaque fois qu'ils s'affrontaient, il ne pouvait pas s'empêcher de la remarquer. Parce que pour la voir il devait lever le plus haut possible son menton, ce qui lui rappelait que, malgré le soin qu'il portait son corps, il avait la même taille qu'un putain de jockey.
Au cours de l'histoire, les mariages entre sorciers de sang pur avaient mené à une très forte consanguinité, de sorte qu'aujourd'hui, la plupart des grandes familles étaient cousines à de multiples degrés. Ces unions avaient pendant longtemps été considérées comme un moyen sûr de préserver la puissance des grandes lignées. Mais les effets secondaires de ces incestes avaient commencé à se multiplier au cours des deux dernières générations : difficulté à procréer, déformations physiques, problèmes de croissance et, ironie du sort, absence de magie.
Les Potter n'avaient pas échappé à ce revers du destin. James était officiellement enfant unique mais il ne comptait pas toutes les fausses couches et les enfants non-viables qui l'avaient précédé. À la place d'un bel héritier, ses parents avaient eu un enfant malingre, magiquement limité et désespérément court sur pattes. D'une forme de nanisme, James était passé, à coups de potions et d'interventions magiques extrêmement lourdes et douloureuses, à une taille avoisinant le mètre soixante. Le tout, bien sûr, accompagné d'un traitement à vie. Il avait beau faire du sport et prendre soin de lui, il restait un nabot obligé de s'entraîner deux fois plus que les autres pour lancer le moindre sort.
Ça le rendait fou de rage.
De son côté, Sirius avait contourné leur bureau pour se rapprocher de Rogue. Entendre le nom de leur ami dans la bouche du Serpentard lui avait visiblement déplu.
"Servilus ! Je te jure que je vais te-"
Ses menaces furent interrompues par Slughorn qui sortait de la réserve, des fioles plein les mains.
"Allons, allons, les enfants ! Je vous entends crier de là-bas, qu'est-ce que…"
Son nez se fronça et c'est avec dégoût qu'il regarda la classe, cherchant la cause de l'odeur affreuse qui se répandait dans le cachot. Il ne lui fallut que quelques secondes pour remarquer les visages enduits de bouillie des deux Gryffondors.
"Oh mon dieu ! C'est vous qui avez fait ça ? Mais c'est une infection ! Comment avez-vous pu rater à ce point cette potion ? Rien qu'à l'odeur je peux vous dire qu'aucun, et je dis bien aucun, des ingrédients n'est bien dosé !"
"Désolé, professeur", tenta James d'un air penaud, "Si vous voulez bien nous laisser une autre chance-"
"Oh non !", le coupa Slughorn, "Je crois que vous en avez assez fait comme ça. Plus de potions pour aujourd'hui ! Et je pense même qu'il serait plus sage d'arrêter aussi la magie ! Tenez, il y a des serpillères au fond de la classe. Soyez gentils et nettoyez-moi ce bazar."
Des ricanements se firent entendre de toute part et James crut apercevoir un mince sourire sur les lèvres de Slughorn.
"Sales serpents de merde", murmura-t-il pour lui-même.
Les deux Gryffondors durent passer entre les rangs pour atteindre le placard à balais. James leva par réflexe les yeux vers Evans, tentant vainement d'ôter la mixture de ses cheveux pour avoir l'air présentable. Mais c'était peine perdue, la jeune fille riait elle aussi. Ce n'était pas un rire cruel mais il lui fendait le cœur. Tout comme les regards qu'elle échangeait avec Rogue. Il n'avait jamais compris leur amitié. Comment Lily, si belle, si intelligente, pouvait s'acoquiner avec une telle vipère ? Pire que ça, Rogue l'influençait. Quand elle était contrariée, il lui suffisait d'ouvrir la bouche pour que l'on croit entendre le Serpentard. Elle lui empruntait son ton doucereux et ses sarcasmes. Ses railleries blessantes qui finissaient par laisser des marques. Rogue avait ôté à Lily une partie de sa tendresse. James le haïssait pour cela.
Comme à chaque fois qu'il posait les yeux sur elle, James détailla son visage, cherchant une consolation dans sa beauté, sa peau de nacre et ses cheveux de feu. Lily avait de beaux traits et un cou délicat. Mais ce qu'il préférait chez elle, c'était ses yeux. D'un vert étincelant, ils dégageaient une aura. Un magnétisme. De sorte qu'il était impossible de se défaire de son regard.
La jeune fille tourna la tête vers lui et James se figea. Lily ne se moquait plus. Un sourire avait bombé ses joues, fait se plisser le bord de ses yeux, soudainement remplis de compassion.
Lily le prenait en pitié.
Le visage de James vira au rouge vif. En plus de s'afficher devant les Serpentards, il se faisait humilier devant Lily. Et pour couronner le tout, ce salaud de Rogue lui jetait des regards hilares alors que Slughorn complimentait sa potion.
Injuste. C'était vraiment injuste.
Après avoir récupéré les serpillères, James se rapprocha de Sirius qui tentait comme il pouvait de mettre de l'ordre dans sa longue tignasse. Les éclaboussures avaient transformé sa belle chevelure bouclée en un bouquet de queues de rats. Profitant que Slughorn ait le dos tourné, James lança sur eux un sort de nettoyage. Sirius lui adressa un sourire reconnaissant.
"Merci bien."
James se contenta de désigner Rogue d'un mouvement de tête.
"Regarde-le. Je suis sûr que cet enfoiré a fait la meilleure potion."
Ce ne serait pas une surprise, il excellait en la matière.
Le regard dégouté que Sirius posait sur Rogue remonta le long de l'étagère avant de se poser sur le chaudron du Serpentard. Un immense sourire vint illuminer son visage. James ne connaissait que trop bien cette expression. Son meilleur ami avait une idée. Servilus allait payer.
"C'est quoi le plan ?"
Sirius ne répondit pas, sa baguette déjà discrètement pointée sur l'étagère. Il jeta un sort, juste un tout petit sort qui fit à peine bouger les cartons surchargés qui s'y trouvaient. .Cartons qui dégringolèrent emportant dans leur chute les étagères inférieures, toutes recouvertes d'ingrédients en tout genre qui finirent dans la potion du Serpentard.
La blague se voulait drôle. Elle ne le fut pas.
Il y eut d'abord une vive lumière puis une petite explosion, semblable à celle d'un pétard, et enfin, des flammes. Elles étaient d'un bleu vif, petites, scintillantes.
Et elles dévoraient le corps de leur Némésis.
Rogue se mit à hurler. L'explosion l'avait fait reculer jusqu'à se prendre les pieds dans son tabouret puis chuter au sol. Il se roulait maintenant dans tous les sens pour tenter d'étouffer les flammes. Autour de lui, les élèves poussèrent des cris paniqués. Certains tentèrent de lui venir en aide en jetant des sorts, mais la plupart fuirent la scène, affolés. Au milieu du chaos, Slughorn s'époumonait, baguette en main, balançant des dizaines de sorts à la suite pour tenter d'apaiser ce feu étrange, qui ne semblait n'en vouloir qu'à Rogue, épargnant le mobilier et les autres élèves.
"Oh bordel de merde, ça craint ! Viens, on se tire d'ici !" hurla Sirius.
Il tenta de prendre James par le poignet pour l'éloigner de la scène mais ce dernier refusa de bouger. Il resta là, debout, les bras ballants, à observer Rogue gigoter comme un ver sur le carrelage sombre de la salle de potion. Quelqu'un hurla le nom de Severus depuis l'autre bout de la salle. C'était Lily, évidemment. Elle se précipita à côté de Slughorn, fixant Rogue d'un air paniqué, le visage pâle comme la mort et des larmes plein les yeux.
"Oh mon dieu, professeur ! Faites quelque chose, il va mourir !"
"J'essaie ! J'essaie !"
La voix de l'homme tremblait de terreur et James sentit des larmes couler sur ses joues. Tout ça… C'était… Est-ce que c'était vraiment de leur faute ? Est-ce que Rogue allait mourir à cause d'eux ? Est-ce qu'ils étaient vraiment aussi mauvais ?
Sirius tenta une nouvelle fois de l'agripper mais James se dégagea violemment pour aller au contraire au plus près du feu. La vision l'horrifiait mais il n'arrivait pas à détourner le regard.
Alors qu'il tentait de lutter contre les flammes, Rogue arrachait ses vêtements, dévoilant une peau striée de cicatrices. James observa son dos, zébré de marques, onduler au sol alors que le feu continuait de lui brûler les cuisses.
Bordel, mais qu'est-ce qu'il lui était arrivé ?
Rogue couina avant de se mettre à serpenter jusqu'au bureau de Slughorn, tentant de se cacher derrière dans un dernier acte de pudeur, alors qu'il retirait son pantalon et sous-vêtements. James lui emboita le pas sans réfléchir. C'était plus fort que lui. Voir sa peau blanche et ses balafres roses, parfois si bombées qu'elles venaient ajouter de l'épaisseur à son profil, créer des bosses sur la chute de ses reins. Et puis son fessier plat, ses jambes fines…. Tout le reste.
Cette image. Cette image dégoutante qui venait de s'ancrer tout au fond de ses pupilles.
Il eut envie de vomir.
"Severus !"
Lily le bouscula violemment alors qu'elle se précipitait vers son meilleur ami pour recouvrir son corps de sa cape. Le geste frustra James autant qu'il le soulagea.
"Ne t'en fais pas Severus ! Je suis là ! C'est fini, je suis là !"
"Lily !"
Le geignement inhabituel dans la voix de Rogue ramena James à la réalité. Ses yeux se posèrent sur la foule qui s'était rameutée autour du bureau puis sur toutes les têtes qui dépassaient de la porte, pour la plupart des Serpentards que les cris de Rogue avaient fait sortir de leur salle commune. Ignorant Slughorn qui se ruait à son tour sur son élève, il chercha Sirius du regard. Ce dernier se tenait près de leur bureau, blanc comme un linge.
Cette fois-ci, ils avaient vraiment merdé.
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Rogue avait été transféré d'urgence à l'infirmerie.
Si Sirius avait caché sa culpabilité sous le couvert d'un humour cruel, James n'avait été capable d'en parler à personne. La scène l'avait empli d'une horreur sans nom et il avait fallu attendre le dîner pour que ses mains ne cessent de trembler.
Et voilà que, contre toute attente, après avoir été brûlé vif et avoir dû ramper nu devant une trentaine d'élèves, Servilus était de nouveau là, tout pimpant, à faire comme si rien ne s'était passé avec ses petits camarades. Depuis avait-il des amis ? Depuis quand était-il devenu si fort ? Comment faisait-il pour n'avoir l'air de rien alors que James se sentait au fond du gouffre ?
Non mais, vraiment, comment était-ce possible ?
Gros Nez avec son corps maigrelet et couvert de cicatrices.
Sa peau blanche et rose.
La scène tournait en boucle dans sa tête depuis ce matin, jusqu'à parfois lui emplir la bouche de bile. Mais la peur et la honte qui lui étaient associées venaient de laisser place à une étrange fureur.
Encore une fois, Rogue s'était débrouillé pour gagner.
Non. Il ne pouvait pas le laisser faire.
"Hé, James ? Tu as vu comment Remus est parti précipitamment ? Je crois qu'il ne va pas très bien."
James ne répondit pas à Peter, les yeux toujours fixés sur Rogue. Il avait soudainement l'impression que, malgré leurs brimades perpétuelles, ce dernier avait réussi à s'ouvrir aux autres, à se faire une place dans sa maison, à s'épanouir.
Une petite fleur fétide et repoussante.
Il fallait qu'il l'arrache.
