Yo les gens ! J'arrive pas à croire que je reviens avec une nouvelle histoire !
Pour tout vous dire, il y a quelques temps, j'ai lu Le Consentement de Vanessa Springora, et ça m'a fait repenser à la fiction "Et tout le reste est Elle". Et je me suis rendu compte que j'en avais pas fini avec cette histoire. Alors voilà, des années plus tard, je vous propose la suite. Je sais pas du tout si ça va vous intéresser, si celles et ceux qui me lisaient à l'époque tomberont là-dessus. Mais bon, puisqu'elle est écrite...
Donc, cette histoire se passe après la fin de "Et tout le reste est elle", et je ferai un résumé de l'histoire précédente à chaque fois, parce que je me doute qu'elle n'est pas restée dans les mémoires de tout le monde.
Si ça vous intéresse, dites-le moi en review, que je vois si ça vaut le coup de poster la suite.
Voilà, j'espère que vous aimerez.
Résumé : Caleb, jeune écrivain de province, a rejoint la Capitale pour intégrer un énorme groupe d'écrivain qui fait la loi : l'Iléveune, dirigé par le dramaturge Mark Evans. Il se rend compte des scandales qui entourent le groupe : le couple formé et déformé par Axel et Mark, les frasques de Xavier, l'état de santé de Shawn... Très vite, il devient proche de Aitor, un jeune serveur qui adule l'Iléveune. Et puis, il tombe sous le charme de Jude Sharp, ancien élève du grand éditeur Ray Dark, avec qui il a eu une "relation" adolescent avant de l'envoyer en prison. Pendant ce temps, Aitor s'est rapproché de Ricardo, apprenti de Jude. L'histoire s'achève sur la sortie de Prison de Dark qui va publier un livre sur sa "relation" avec Jude, et ce dernier qui quitte Caleb et la Capitale.
Membres de l'Iléveune : Mark, Jude, Axel, Sue, Hurley, Shawn, Célia, Xavier, Nelly, Byron, David, Joseph, Caleb
- Salut.
Merde. Merde. Merde.
Son cœur bat, et bat, comme s'il ne le contrôlait plus vraiment. Ce qu'il y a, dans l'encadrement de sa porte en bois, il y a bien longtemps qu'il a oublié. Qu'il a espéré ne plus jamais le voir. Si on lui avait dit, lorsqu'il s'est levé ce matin… Au lieu de ça, la radio a diffusé un tube électro des années 2000, a averti de la mort d'un grand acteur inconnu (mais enfin, sans doute était-il connu. Par sa grand-mère) avant de s'inquiéter de la météo instable. Caleb avait une grosse journée devant lui, et il redoutait un peu la monotonie due à l'absence ponctuelle et un peu trop répétée de son jeune disciple. Alors il avait un peu traîné, jusqu'à se faire rappeler à l'ordre par la sonnerie de son téléphone, lui rappelant un rendez-vous téléphonique assez inintéressant avec son éditrice. Caleb était fidèle, il avait la même éditrice depuis son arrivée à la Capitale, et il se permettait parfois de la fuir quelques semaines avant de la rappeler. Aujourd'hui, il sait qu'elle compte sur lui. Et puis, cela le force à sortir de son lit. Avec détermination et courage, il avait repoussé sa couverture rassurante au bout du matelas, quitté le confort rassurant de sa chambre et rejoint sa salle de bain, en écoutant une vieille chanson de rap américain. Il avait ensuite pesté en se souvenant que le frigo était vide parce qu'Aitor ne l'avait pas rempli, et était parti en quatrième vitesse à la boulangerie. Là, il ne s'était pas inquiété des signes : le cinéma de quartier qui diffusait une rétrospective du Masque de la Mort rouge, l'émission littéraire qui présente le classique Le Nom de la rose, le journal qui titre sur la Une de Célia Hills à propos du dernier scandale engendré par l'écrivain Bailong. Parce qu'il est cartésien, parce qu'un signe, ce n'est rien.
Et puis, assis devant la table de sa salle à manger pas encore débarrassée du petit-déjeuner, ni même vraiment du dîner, devant une rétrospective d'un chef-d'œuvre de l'animation japonaise du siècle dernier, un crayon dans la bouche, penché sur le chapitre quatorze (là encore, les signes !) de son roman en cours, on avait sonné. Il n'attendait personne. Persuadé qu'Aitor avait oublié ses clefs, où qu'un facteur distrait souhaitait lui remettre un colis, il s'était nonchalamment levé, sans faire attention à l'ordre de ses cheveux, au froissement de son T-shirt, à l'harmonie de ses vêtements, s'était rendu dans l'entrée, avait ouvert. Dans le soleil brûlant du début du Printemps (météo stable, finalement) se découpait une silhouette, un peu plus grande que lui, et il avait voulu refermer la porte immédiatement, car ce n'était ni Aitor, ni le facteur, et qu'il avait un chapitre à réécrire. Mais la silhouette avait parlé, et dit « Salut ». Pas un salut familier ou amical. Un salut perdu, prononcé doucement, dans les graves, avec une voix qui se brise bientôt. Là, son cœur avait manqué un battement.
- Salut.
Non. Caleb ouvre les yeux un peu plus grand, et la bouche aussi, pour dire quelque chose, et rien ne vient. C'est parce que ça, il ne l'avait vraiment pas prévu, et aussi qu'il commence à rassembler les signes dans sa tête : la mort rouge, Umberto Eco, Célia, n°14… La silhouette ne bouge pas, ne parle plus, et attend. Et Caleb n'a rien. Il remonte lentement le cours de sa vie, et se perd, six ans en arrière, à quelques kilomètres d'ici, dans une voiture criarde, avec un « adieu » sur la route, des sanglots dans la voix. Il se sent adolescent, abandonné, soudain. Et la sensation ne lui plait pas, comme si quelqu'un le privait subitement de sa force, lui offrant une fragilité inouïe.
- Putain. Qu'est-ce que tu fous ici.
La silhouette hausse les épaules, parce que ce n'est pas une question. Caleb remarque qu'il a un large sac en toile jeté sur l'épaule droite. On dirait un marin qui revient en permission près de sa famille, après des mois passés en mer. Mais ses mois, ceux qu'il avait promis, se sont mués en années. Six ans, que c'est long.
- Tu me laisserais entrer ?
Mon dieu ce ton… cet accent chauffé au feu de la belle éducation… Caleb s'écarte de la porte, sans vraiment le vouloir, et la silhouette prend cela pour une invitation. Caleb referme la porte derrière elle. Alors, la main sur la poignée, il se retourne, pour observer la silhouette, privée de son halo lumineux, comme pour vérifier qu'il ne s'est pas trompé. Même si ses cheveux sont un peu plus désordonnés, même si ses chaussures ont perdu leur vernis, même si sa peau s'est un peu brûlée au soleil des routes du Sud, même si ses vêtements ne trahissent plus immédiatement ses origines, rien n'a changé. On lui devine toujours ce regard froid et distant, caché derrière des lunettes bleu sombre, cette attitude droite, ce port altier et hautain, cette confiance inébranlable en lui. Caleb se dit tout de suite qu'il est toujours aussi beau. C'est fou qu'il soit encore si beau. Bon sang qu'il est beau !
- J'ai l'impression de rêver.
- Rêve agréable, j'espère.
- Le jury délibère.
Il se met à rire, et Caleb se dit qu'il ne doit pas tomber dans le piège et réagir, rapidement. Ne pas le laisser jouer avec lui comme le chat joue avec la pelote. Cruellement.
- Jude… Mon dieu. Qu'est-ce que tu fiches chez moi ?
- Riccardo m'a donné ton adresse.
- Eh oui, bien sûr. Il t'a pardonné vite.
- Non. Il ne m'en a jamais voulu.
- Tu l'as bien dressé !
- Tu veux que je m'en aille, Caleb ?
- J'y réfléchirai quand tu auras répondu à la question.
Le jeune homme penche un peu la tête, comme s'il cherchait à retrouver la question d'origine, et Caleb sait bien qu'il s'en souvient parfaitement, alors ça l'énerve, cette façon-là de faire semblant, de se donner du temps, comme s'il en avait besoin. Ses cheveux, avec le mouvement de la tête, tombent sur son épaule gauche, et il remet une mèche derrière son oreille, toujours sertie d'une pierre rouge, sans doute précieuse. Caleb se rend compte, alors, que ce jeune homme en face de lui jure affreusement avec l'arrière-plan, le reste de la maison. Il y a six ans, lorsque Jude venait passer la nuit chez lui, il y avait quelque chose d'exotique, d'avoir ce jeune écrivain tout droit sorti des beaux quartiers chez lui, dans sa petite chambre de bonne mal décorée par manque de place et de moyen. Il y avait comme un goût d'étranger à le voir déposer une écharpe en cachemire sur sa patère mal fixée, le regarder retirer ses mocassins en cuir dans ce qui faisait office d'entrée, et qui était en fait la cuisine. Une odeur d'érotisme, aussi, à s'imaginer ce parfait produit de l'élite se réfugier dans les bras du parfait produit de la population. Aujourd'hui, Caleb ne trouve plus ça très exotique, ni érotique. Caleb n'est plus le petit môme de la rue qui peine à joindre les deux bouts, et Jude n'est plus le bel aristocrate qui met tout le monde à ses pieds en claquant des doigts. Alors, aujourd'hui, il trouve ce contraste malsain. Jude n'a pas à être là, planté dans ce décor qui n'atteindra jamais son grade.
- Je peux t'expliquer ? Autour d'un café ?
- Du café ? Tu veux pas un truc plus fort ?
- Non, sourit Jude. Je suis un peu fatigué, j'ai fait un long voyage.
Son corps se meut par réflexe, par envoûtement, et se déplace dans la cuisine, sans passer par le salon. Pour l'instant, Caleb ne se sent pas l'envie de lui dévoiler sa vie, depuis qu'il l'a abandonné sur la route. Il veut conserver le mystère de cette maison, de sa bibliothèque, de sa chambre, de tout le reste, et de tout ce que la maison a abrité de secrets.
Sa cuisine est petite, parce qu'il n'y passe pas beaucoup de temps, parce qu'il n'aime pas vraiment y passer des heures, et Aitor ne s'est jamais plaint. Si, Aitor passe son temps à se plaindre. Caleb allume sa cafetière électrique et fait chauffer de l'eau tandis que Jude retire sa veste et la pose sur le dossier de la chaise en fer forgé, en promenant son regard curieux autour de lui. Il s'attarde sur les photos accrochées au frigo, des cartes postales, et il ne reconnait pas les paysages, sauf celui du Colisée, et il sait que cette carte est signée Riccardo. Caleb verse l'eau chaude dans deux mugs publicitaires tapissés de café soluble. Il en pose un devant Jude, toujours rivé à la carte. Son invité sourit et le remercie avant de souffler sur le mug « souriez, vous êtes filmé ». Caleb attend, mais il ne dit rien du mauvais goût du café ou du mauvais goût du mug. Alors il noie son café dans trois carrés de sucre qui permettent de faire passer l'amertume. Il lève les yeux vers le visage embué de Jude, perdu dans son café trop chaud tandis qu'il remue la cuillère, et se dit que si cela continue comme ça, il peut faire une croix sur ses activités de la journée. Merde.
- Oh merde !
Il se lève brutalement, et le bruit du fer forgé qui raye le parquet fait grincer les dents de Jude. Caleb court vers la table du salon, où son portable tente désespérément de lui faire signe depuis vingt minutes en s'allumant, mais sans bruit. Il rappelle immédiatement son interlocutrice, sans écouter son message vocal. Elle boude, et ne décroche pas. Alors il rappelle encore, et là, elle décroche.
- Tu m'avais dit onze heures, Caleb, tu as dit que tu serais levé !
- Je sais, je sais, pardon. J'ai eu un imprévu, j'ai pas fait attention…
Il entend les pas de Jude quitter la cuisine, prendre le couloir, lentement (sans doute qu'il porte un intérêt particulier à la décoration très aléatoire de son hôte). Il contorsionne son buste vers la droite, et remarque que Jude a bien atteint le salon, où il effectue le tour du propriétaire sans y être invité. Caleb soupire et dégage son front de deux mèches rebelles. Il se dit qu'il n'a pas fait le ménage, qu'il a laissé une pile de DVD sur la console, que les fils de la manette de PS traînent au milieu de la pièce, que le plaid n'est pas plié, et que les mangas érotiques d'Aitor trônent sur la chaise, et que Jude vient juste de les trouver.
- Ecoute, je peux te rappel…
- Me rappeler ? Tu plaisantes ?
- Je te l'ai dit, j'ai un imprévu, là… Ce soir, sans faute, je te le jure ! Tu avais un truc important à me dire ?
- Non. Enfin oui, mais ça peut attendre.
- Merci. Je t'assure que… Enfin, c'était pas prévu du tout.
- Oui, j'imagine assez bien. Fais attention à toi !
Il raccroche en la remerciant. Elle est toujours très maternelle avec lui, parce qu'elle l'a connu à ses débuts, et qu'il était encore un enfant débarqué dans la Capitale. Caleb n'a jamais pris la peine de rectifier ce comportement, même s'il l'agace parfois, souvent.
- C'était ton éditrice ? demande Jude dans un coin du salon.
- Oui. Touche pas à ça, c'est pas à toi.
- Pardon, répond-il en reposant docilement le manga. Tu es toujours chez Edith Eniez ?
- Oui. Et toi, toujours chez ces enfoirés d'Ad Vitam.
- Effectivement.
Caleb ne dit rien, et ne se l'avoue pas, mais ça lui pince un peu le cœur. Lui sait parfaitement que Jude n'a pas changé de maison d'édition, parce que malgré tout, il a continué à s'intéresser à chaque membre de l'Iléveune depuis la dissolution. Et Jude, il ne sait pas que Caleb n'a pas changé, ce qui veut dire que cela fait six ans qu'il ne l'a pas lu.
- C'est moi, ton imprévu ?
Jude a cet air innocent de l'enfant qui sait parfaitement où il va, et Caleb voudrait exploser de colère. Il va s'affaler dans son canapé, croise les jambes et attend. Jude s'est soustrait deux fois, mais il va bien devoir lui parler. En passant une main sur les tranches des livres de la bibliothèque, il soupire.
- Je ne voulais pas te déranger. Mais j'étais de passage.
- Et tu t'es dit qu'après six ans d'absence et de silence radio, ce serait chouette de venir boire un café chez moi, que je te sauterais dans les bras ?
- Non. J'avais envie de te voir.
Il lui sourit, laisse retomber son bras, et s'approche du canapé, sans oser s'y asseoir. Il préfère rapprocher un fauteuil en velours bleu passé pour le regarder. Là, il se rend sans doute compte qu'il n'a pas retiré ses lunettes de soleil, s'excuse et plonge la main dans la poche de sa veste qu'il a déménagée de la cuisine. Il prend délicatement ses lunettes bleues entre l'index et le pouce, replie les branches et range ses lunettes. Puis il lève les yeux, et son regard pénètre complètement le corps de Caleb, qui s'est toujours rappelé ces yeux rouge brûlant, mais a appris à en atténuer l'éclat au fil du temps. Cet éclat, il se le prend en plein visage, soudain.
- Pardon de n'avoir pas écrit, reprend Jude en chaussant ses lunettes à verre transparent. Je ne savais pas quoi te dire. Je ne savais pas si tu vivais toujours à la Capitale, si tu étais retourné chez ta grand-mère… Tu vois, j'ai bien fait, mes cartes me seraient revenues avec un terrible « inconnu à cette adresse » tamponné au dos.
- Ma grand-mère les aurait faites suivre. Et puis, j'ai toujours un portable.
- Oui, je sais. En fait, j'avais un peu peur de t'appeler. Et plus je laissais passer le temps, plus j'avais peur.
- T'as pas eu peur de sonner chez moi, pourtant.
- Oh si. Si. Quand Riccardo m'a donné ton adresse, j'étais mort d'angoisse. En la lui demandant, j'étais persuadé qu'il ne me la donnerait pas. Je pensais pas qu'Aitor accepterait de me communiquer ton adresse.
- Aitor ne sait rien.
- Bien sûr que si.
- Non. Jude, Aitor considère que tu es la pire chose qui me soit arrivé à la Capitale. Jamais il n'aurait donné mon adresse à Riccardo s'il avait su que c'était pour toi.
- Je vois. Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Eh bien, tu considères aussi que je suis la pire chose qui te soit arrivé à la Capitale ?
- Je sais pas. Je suppose que non. J'avais déjà vécu avant d'arriver à la Capitale, avant de te rencontrer, mais Aitor ne s'en rend pas toujours compte, il croit que je suis arrivé ici vierge de tout pêcher, et toi et moi savons que c'est faux.
- Tu ne lui a jamais dit ?
- Quoi ? que j'ai butté trois gosses dans une bagarre de rue ?
Il n'en parle jamais, c'est sa grand-mère qui le lui a demandé, et il a fini par se dire que taire cette période de sa vie lui permettrait de l'oublier. Ça n'a jamais fonctionné, et chaque ligne que Caleb couche sur le papier porte l'empreinte de son meurtre. Il a déjà décrit cette bagarre à Jude, il y a plusieurs siècles, comme s'il s'agissait d'une monnaie d'échange. Ce qu'il souhaite, aujourd'hui, c'est lui prouver sa force nouvelle, sa maturité. Dans un soupir parfaitement maîtrisé, il reprend :
- Si. Mais il oublie facilement ce qui ne lui plait pas.
- Il est devenu comédien, non ?
- Non. Il est technicien lumières au théâtre du Tartuffe. Mark l'a fait engager après sa licence.
- C'est vrai, je m'en souviens.
- Tu t'en souviens ?
- Mark m'en avait parlé, lorsqu'il a mis en scène Rond comme une orange. Il est venu la jouer en Italie, et ton protégé était dans ses bagages.
- T'étais en Italie ?! T'étais à cinq heures de train d'ici ? Putain… Je pensais que t'avais au moins eu la décence de t'exiler au Canada… Attends. Aitor t'as vu, lors de la tournée italienne ? Riccardo l'a accompagné, j'aurais dû me douter…
- Riccardo est venu me voir, mais je ne pense pas qu'il en ait parlé à Aitor. Mark non plus.
- Alors, tu as gardé contact avec Mark pendant ton exil.
- Ce n'est pas contre toi. Mark me connait pas cœur depuis que je suis au collège. C'était juste naturel, de garder contact.
- Comme c'était naturel de rompre avec moi ?
Il le dévisage, ce beau jeune homme qu'il n'a pas su oublier, malgré les recommandations de son entourage, de son psy, de son éditrice. Il s'étonne de lui retrouver, parfaitement en place, tout ce qu'il y avait déjà il y a six ans. Son élégance, sa fureur dans les yeux, sa beauté distante et assumée, son air d'ange aux ailes broyées. Rien n'a changé, tout revient à Caleb. Jude pose sa tasse sur la table basse rayée, les yeux baissés et honteux. Comme il aimerait se rappeler comment communiquer avec lui. Il ne sait plus déchiffrer ses regards, ses sourires, ses mouvements, le gonflement de sa poitrine. Et puis, finalement, il se souvient qu'il n'a pas toujours su, que Jude a toujours habilement conservé ses secrets pour lui, qu'il a toujours tout appris après les autres. Après Mark, après Célia, après Axel, après David…
Son portable se met à vibrer sur le canapé, ce qui permet à Jude d'esquiver la question. L'écran tactile affiche la photo d'une vague australienne ainsi que le prénom d'Hurley, alors il décroche.
- Je te dérange ? demande Hurley, calmement.
- Je sais pas encore, répond Caleb en levant les yeux vers Jude.
- Comment tu vas ?
- Bien.
Il n'aime pas mentir à Hurley, parce qu'il l'apprécie sincèrement, mais il ne veut pas avouer devant Jude qu'il est assez perdu, et en colère, et angoissé.
- Ok, tant mieux. Tu m'appelles si ça ne va pas, hein ?!
Une seconde, Caleb sourit et lui promet. Il se dit qu'Hurley s'inquiète de le savoir seul dans sa maison, lui qui ne sait plus vivre seul depuis six ans, lui qui ne sait pas cuisiner une soupe et qui ne retient jamais le temps de saisie d'un steak. Une seconde, seulement, parce qu'après, il comprend, et cela lui fait mal. Il raccroche le téléphone et son sourire, et plante ses yeux glacés dans ceux de Jude qui s'éteignent à mesure que le jour avance.
- Tout le monde était au courant, c'est ça ? Tu as prévenu tout le monde que tu rentrais ?
- Non. Désolé. Je n'ai prévenu que Célia, et David. Mark l'avait deviné avant que je ne le prévienne. Ça s'est propagé comme une traînée de poudre.
- Hurley était au courant.
- Oui. Ça reste l'Iléveune, tu sais.
- Et moi, alors ? Je n'en suis pas, de l'Iléveune ?
- Célia a voulu te prévenir, et Mark pensait que cela te perturberait. Tu as d'autres préoccupations en ce moment.
- C'est ça, ton excuse ?! Putain, Jude, quelles préoccupations ? Je bosse à mi-temps dans la bibliothèque du quartier et j'écris ! Tu dis ça pour le Médicis, c'est ça ? Putain, Jude, je suis en lice pour recevoir un prix ! le livre est déjà écrit, j'attends juste le verdict.
Son souffle commence à le trahir, ses gestes aussi, parce que la colère monte furieusement, inévitablement. Il n'arrive plus à se contenir, à garder son masque froid. Ça, c'est le masque de Jude, celui qu'il utilise à la perfection. Caleb, au contraire, ne contrôle pas ses émotions, et c'est cela qui rend son écriture si puissante, si vraie : son anarchisme. Cinquante-six minutes. Il a tenu cinquante-six minutes face à Jude. Etonnamment, sans prévenir, il se rappelle Axel, aux premières soirées qu'il a faites en compagnie de l'Iléveune. Il se rappelle Axel incontrôlable, furieux, impulsif, incapable de se maîtriser face à Mark. Et Caleb se dit qu'il le comprend sans doute pour la première fois de sa vie. Alors il soupire, parce qu'il se rappelle aussi des esclandres qu'Axel déclenchait, et qu'il ne veut pas lui ressembler, perdre ses moyens. Pas pour lui. Alors, pour la dernière fois, avec tout le sang-froid du monde, il demande :
- Qu'est-ce que tu fous là, Jude ? Qu'est-ce que tu fous chez moi ?
Jude comprend. C'est sa dernière chance, parce que s'il ne répond pas, Caleb va craquer, et le foutre à la porte. Il esquisse un sourire malade et le regarde, droit dans les yeux.
- Cela fait quelques temps que je pense à rentrer, mais j'avais peur. Peur de ce qu'on dirait de moi. Peur de la ville. Peur de Dark. Il y a une dizaine de jours, Célia a découvert que le parquet avait ouvert une enquête officielle contre Dark. Pour abus de pouvoir et de confiance, et viol sur personne mineure. Je vais être interrogé, et l'envoyer en prison pour la seconde fois. Mais cette fois-ci, il n'en sortira pas.
Il s'interrompt, laissant à Caleb le soin d'imaginer, au choix, que Dark en prendra pour trente ans fermes, ou que Dark ne passera pas trois nuits en taule sans se faire exécuter par un détenu pour avoir profité d'un enfant. Bien sûr, il a suivi, de loin, les esclandres de Dark, avec la publication de son autobiographie. On a d'abord salué l'écriture limpide de l'ancien critique, puis on a compris que, malgré le changement de nom, il avait eu des relations sexuelles avec un mineur, avec son élève, avec Jude Sharp. Etrangement, on a continué à l'inviter, parce que tout dans le livre laissait comprendre que Dark n'avait été que la victime de la machination de son disciple. Et comme Jude avait disparu… A l'Iléveune, personne n'a jamais rien dit. On n'a jamais vraiment posé de questions à Caleb, parce qu'on a supposé qu'il n'avait pas passé assez de temps avec Jude Sharp. Et puis, un beau jour, on a ressorti une archive télévisuelle où l'on voyait Dark étendre sa longue silhouette sur un canapé, assis à côté de Jude qui avait dix-sept ans à l'époque, et semblait mort de peur devant la caméra. Là, le choc a été très violent pour le public moderne qui a supposé que le trac de Jude était dû au terrible secret de son abus. Jude est alors passé de manipulateur à victime, et Dark, de manipulé à bourreau.
Caleb a toujours refusé de se forger un avis sur la question, et il ne le fera pas aujourd'hui.
- Pourquoi tu me racontes ça ?
- Caleb, j'ai quitté la Capitale il y a six ans. Les journalistes vont me tomber dessus dès qu'ils sauront que je suis revenu.
- Va chez ta sœur.
- Elle est en déplacement, elle ne revient pas avant la semaine prochaine.
- Et ton père ?
- C'est là-bas qu'ils chercheront en premier.
- Ecoute, va chez Mark, ou David… Ils… Ils t'accueilleront très bien. J'ai… Jude, je me suis reconstruit, sans toi. Tu peux pas venir ici et me demander un asile politique.
Il entend le ton suppliant, presque celui d'un enfant, qui prend soudain. Il implore Jude, et se déteste pour cela. Parce qu'il comprend le mal que la séparation lui a fait, et que ce mal s'est atténué, mais pas effacé. Aujourd'hui, il n'a pas guéri de cette relation inachevée.
- Juste une nuit… Je disparais demain si tu ne veux pas me garder plus longtemps.
Bon sang, Jude… Pourquoi tu n'écoutes pas ?! Pourquoi tu n'écoutes jamais ?! Que se passera-t-il s'il le garde, juste une nuit ? Ce sera pire, bien pire… Caleb détourne les yeux vers l'étagère, rencontre un livre technique sur l'évolution de la scénographie depuis le Moyen-âge qui ne lui appartient pas.
- Jude… Je vis pas seul…
Ces points de suspension presque volontaires, il voudrait les ravaler dès qu'il les laisse échapper de sa bouche. Il aurait pu lui dire « non », juste « non ». Mais ce n'est pas ça. Une interdiction nette, ça ne l'intéresse pas. Sans doute que quelque part, il espère faire naître quelque chose dans l'esprit de Jude, quelque chose de flou, mais de suffisamment présent pour le brusquer.
- Oh, je vois. Excuse-moi, je n'avais pas compris.
Caleb se maudit en fermant les yeux. Ridicule.
Il se lève, en ramassant sa veste et en souriant, en présentant encore des excuses pour le dérangement. Sans doute qu'il active la carte « imagination » de sa mémoire pour se présenter des séquences où Caleb retrouve un compagnon ou une compagne dans l'entrée de sa maison, où ils s'affalent à deux sur le lit. Il préfère fuir, loin. Caleb se dit qu'il doit envoyer un message à Célia. Il prend son téléphone en main, alors que Jude se baisse dans l'entrée pour attraper son sac de voyage. La voix de Célia lui parvient alors, comme si elle se cachait, et riait, dans les murs du salon. Il l'entend lui rappeler que ces retrouvailles, il les a anticipées, redoutées, mais aussi attendues. Et que les prochaines n'arriveront sans doute pas avant longtemps.
- Jude !
Il se lève, téléphone encore dans la main, écran figé sur la photo de Célia, lunettes en serre-tête, tirant la langue. Jude est encore là, sur le départ, corps face à la porte, visage tourné vers Caleb, surpris par l'appel de son nom.
- Ecoute… Aitor s'est trouvé une amoureuse tout à fait barbante qu'il a interdiction de ramener à la maison, et chez qui il crèche depuis trois nuits. Il rentrera pas ce soir. Sa chambre est libre. Je vais te trouver des draps.
