Beijing, Chine

"Alors les jeunes, on s'amuse bien ?" Le guide se retourne vers eux avec un sourire éclatant, son Japonais sorti tout droit d'un dictionnaire passé de mode, mais heureusement fiable.

"OUAIS !" Hayakawa rugit, les poings ardents, et se récolte un coup des deux côtés de la tête, venant respectivement d'un Kasamatsu agacé au possible et de Nakamura. "AÏEUH ! Mais on peut savoir ce qui vous prend ?!"

"Mais tu vas la fermer oui !" L'ancien capitaine fronce les sourcils, et le guide ne s'en formalise pas, continuant à pédaler sans relâche le petit pousse-pousse aux allures folkloriques qu'il a tenu à leur réserver pour leur nouvelle journée dans la capitale chinoise. "Tu gueules tout le temps et pour n'importe quoi, t'as plus 5 ans !"

Le brun bat lascivement des cils, faisant rouler des yeux au plus âgé. "Eh bien, en fait..."

"Et pas de blagues vaseuses, nom de Dieu !"

"Calmez-vous les gars, on va se retrouver au canton si ça continue à chahuter de la sorte", Kobori rigole un coup en mettant ses mains dans les larges poches de son manteau, une indiscernable cymbale claquant sec après son jeu de mots autant ridicule que désuet.

"Quelle boutade nulle ! Boooo ! Remboursé ! Je veux mon argent", Hayakawa se prête au jeu, et esquive de pas très loin un nouveau coup bien senti de Kasamatsu, qui lui renvoie des éclairs dans les yeux. "Senpai, tu me fais peur...!"

"Et c'est pas fini, espèce d'enfoiré !"

Le reste de leurs coéquipiers rient doucement, et une fois que le moment flottant est passé, ils regardent chacun dans leur propre direction, le paysage se déroulant joliment sous leurs yeux admiratifs. Le guide donne de temps en temps quelques indications sur tel ou tel endroit, telle ou telle rue emblématique ou historique, et finit par se lasser lorsqu'il constate que les garçons ne l'écoutent pas vraiment, se contentant juste de diriger le pousse-pousse en sifflotant.


"Dommage que Kise ne soit pas avec nous !" Moriyama est le premier à descendre devant leur maison d'hôte, bien plus abordable que n'importe quel hôtel de la place. "Ça lui aurait changé les idées de se promener un peu."

"Qu'est-ce que tu veux ! Môsieur est occupé avec ses shootings photo toute la journée !"

"Dois-je te rappeler que c'est grâce à lui qu'on est en voyage touristique ici, alors sois un peu moins cynique tu veux", Kasamatsu lorgne la bosse encore fraîche sur la tête de son plus jeune coéquipier, et celui-ci se dédouane rapidement en s'éclipsant en avant du reste.

"Allons bon, tu sais qu'il ne voulait pas le dire comme tu le penses", Nakamura lève les yeux au ciel, tapotant l'épaule du brun pour le calmer un tant soit peu. "Kise nous manque à tous."

"Ouais, mais on ne peut rien y changer s'il a un programme chargé à cause de son travail ! Alors à quoi bon se plaindre ? Ça va pas le faire venir comme par magie. Ça me gave !"

"Faut admettre que ça le fait pas vraiment sans lui", Kobori hausse les épaules. Entre-temps, ils se sont installés dans l'un des salons miniatures encore inoccupés de l'établissement, Hayakawa étant corvée de commande de leur dîner pour la peine. "On aurait été bien mieux lotis d'attendre son retour à la maison."

"Quoi ! Tu plaisantes !" Moriyama se retourne pour le fixer avec dédain. "J'aime bien la Chine moi ! J'allais pas dire non à un voyage parce que Kise ne peut pas se pointer et passer du temps avec nous même s'il est là aussi !"

"Mais c'est ça le hic, t'es pas du tout gêné de glander toute la journée pendant que lui bosse dur pour te payer tes smoothies vitaminés ?!"

"Et encore ?! C'était SON idée ! On lui a rien demandé ! Son agence lui a proposé de nous embarquer avec lui en Chine après la raclée que Kaijo s'est pris à l'Interhigh ! Voilà je l'ai dit haut et fort, tu veux que j'en rajoute une couche ?!"

"Les gars..." Nakamura soupire, se pinçant l'arête du nez. Et le pire, c'est que Kasamatsu ne semble pas vouloir intervenir. "Arrêtez !"

"C'est lui qui a commencé !" Les deux garçons se pointent furieusement de l'index, aigres.

"Vous êtes tous les deux cons de décharger votre frustration par rapport à la défaite sur notre magnifique expérience ici ou sur Kise. Arrêtez votre char, sérieux, ça craint. Encore heureux que nous les deuxième année, on a pu échapper aux cours pour être là. Ne venez pas nous ruiner ce moment avec vos âneries !"

Les deux amis se contentent de se toiser une longue seconde, puis se désintéressent l'un de l'autre pour se plonger chacun dans son mobile, les sourcils froncés. Kasamatsu fait enfin signe de vie en se tournant vers l'arrière de la pièce, où sont censés se trouver les cuisines et le coin thé et confiserie de l'établissement.

"Il est passé où, Hayakawa ?"

"C'est vrai ça", Kobori se plaint, guettant aussi au même endroit avec torpeur. "J'ai faim !"

"On aurait dû prendre des smoothies sur la route, pendant la balade", Moriyama saute à pieds joints sur l'occasion, faisant mine de ne pas lever les yeux de l'écran de son téléphone. "Je dis ça, je dis rien."

"Tu veux pas arrêter de me faire chier ?!"

"Oh, ne recommencez pas vos chamailles vous deux", Nakamura se lève, et agrippe le poignet de Kobori avec force. "Debout senpai, va tenir compagnie à Kasa-senpai, il en a bien besoin."

"Je ne vois pas de quoi tu parles...?!"

"QUOI ! Mais pourquoi moi ?!" Le concerné geint alors qu'il se fait tirer sans ménagement vers le siège à côté de l'ancien capitaine. "C'est injuste ! C'est Moriyama qui a commencé !"

"Mais t'as quel âge enfin, dix, douze ans ?!" Le susnommé lève les yeux au ciel. "Pose ton cul sur cette chaise et boucle la, Kobori !"

Chose dite, chose faite. Le grand brun s'assied de très mauvaise grâce sur l'ancienne place de Nakamura, les deux énergumènes leur faisant désormais face alors qu'il n'ose pas la ramener trop bruyamment près de Kasamatsu. D'ailleurs, ce dernier ne lisait pas une centaine de fois le menu des liqueurs en fait, il semble texter avec quelqu'un, et ça a l'air plutôt sérieux.

'Tu viens ce soir ? Manger avec nous ?'

Kasamatsu se redresse lentement, observe la décoration et les quelques personnes qui se sont pointées depuis qu'ils sont là, toujours pas de nouvelles de cet illuminé de Hayakawa, et il sursaute légèrement lorsqu'il avise la silhouette de Kobori sur la chaise près de la sienne. Il est là depuis quand celui-là ?! Ah ouais, leur dispute sans queue ni tête avec Moriyama. Nakamura a bien fait sur ce coup là, le premier qui la ramène encore, il le cogne sans ménagement.

'Ouais bien sûr ! Je suis là ! Regarde par ta fenêtre, senpai ! Vous êtes trop mignons !'

Kasamatsu obéit, et est estomaqué de voir que Kise est bien là, souriant un coup en lui faisant signe du bras. Il a les cheveux beaucoup, bien plus courts, presqu'une auréole blonde autour de son visage. Il est tout de noir vêtu, à part le blazer géant carrelé rouge qu'il a sur le dos. Il termine ses clowneries à travers la fenêtre, et lui signale qu'il entre en s'élançant ensuite vers les portes d'entrée. Contre lui-même, le cœur de Kasamatsu rate un battement strident.

Et merde. C'est pas bientôt fini ?!

Il est magnifique. Comme à son habitude.

"Les mecs !" Le blond s'incruste joyeusement à leur table, déposant son sac Chanel à même le sol en occupant la chaise centrale sud, celle du nord étant déjà prise par Hayakawa. "C'est bon de vous revoir ! Alors, comment la journée ?"

"Kise !" Moriyama l'enlace, abandonnant les messages de son compte Facebook. "Vieux frère, on te voit à peine depuis qu'on est là !"

"Je pensais que tu t'en fichais", Kobori lui rend la monnaie de sa pièce, et se prend les regards en coin de tout le monde. "Ben quoi ! Ce sont ses mots, vous étiez tous là, j'invente rien !"

"Tu vas la fermer à la fin, Kobori !"

"Je sais que c'est pas facile avec moi senpai, vous avez pas à vous en faire", Kise balaie son inquiétude de la main, et le visage du concerné se renfrogne légèrement. "Je tenais vraiment à ce voyage, surtout pour vous. C'était...plutôt traumatique, il y a un mois. On ne s'attendait pas du tout à être dégagés dès le départ."

"On a dit pas d'Interhigh pendant ce voyage", Kasamatsu assène, mais malgré sa posture claire d'autorité, Kise ne recule pas—encore moins Nakamura. "Qu'est-ce qui vous prend ? Vous voulez remuer le couteau dans la plaie, c'est ça ? On n'est pas censés avoir du bon temps ici ?! On peut en reparler à Kanagawa !"

"Ben non, justement, parce que tout le monde à Kanagawa dit qu'on n'exploite pas le talent de Kise à sa juste valeur ! Et ça fait chier putain. J'ai pas envie d'attendre si longtemps pour en reparler ! Ça sert à quoi de garder le pus dans l'abcès ?!" Nakamura s'écrie, sidérant toute la tablée. "On est nuls depuis l'année passée ! Les paillassons de bleus comme Seirin, non mais je l'avais pas rêvé sur ce coup là ! Deux fois !"

"Nakamura..." Moriyama lui lance un regard en coin, puis secoue la tête pour lui-même, bien en accord avec ses mots. "Faut le dire, j'étais pas fier de quitter l'équipe comme ça non plus. J'ai eu cette impression d'inachevé plusieurs fois à la suite." Il enserre inconsciemment Kise, qui est resté contre lui depuis son arrivée, et le blond en abaisse les yeux.

Il se rappelle tous les films qu'il s'était faits en arrivant à Kaijo, tous les honneurs du club de basket réservés pour lui, les respects de ses senpai, et même le sympathique intérêt des autorités du lycée. Mais dans un coin de sa tête, Kise savait, que la Kiseki, ce sont des monstres, et lui, peu importe son intensité de copie, n'en est pas un. Une doublure de tous les autres oui, mais ça prend autre chose que leurs capacités réunies en un seul homme pour démolir des équipes comme ils l'ont fait à la chaîne et à l'envie à Teiko. Quand ils étaient encore tous ensemble, c'était facile de prétendre être une partie intégrante du lot. Être sans cœur, ne pas se soucier une seconde de leurs adversaires. Mais ce n'était pas vrai, ce n'était pas Kise.

Et lorsque Kuroko a déserté le premier...

...il ne va pas mentir, il mourait de le suivre, et lui demander de le rejoindre à Kaijo dès le tout début de l'an passé, était une manière de faire amende honorable pour leur passé commun.

"C'est bon ?" La voix sèche de Kasamatsu les ramène à la réalité, et tous sursautent lorsqu'il tape du poing sur la table. "Vous avez enfin pu tous vider votre sac ?! Ah non, il reste encore ce con de Hayakawa. Vous savez ce que le con, il a, que vous n'avez pas, imbéciles insensibles ?!"

Tous retiennent leur souffle, contrits.

"Il a un cœur, lui ! Comme tout le monde ! Si vous voulez remporter des médailles sans forme ni fond avec vos équipes, RIEN ne vous empêche de rejoindre Rakuzan ou je sais pas quoi !" L'ancien capitaine les toise, le blond y compris. "Et toi, j'te connais, t'as pas intérêt à te remettre à chialer une seule minute ! T'es puissant, tu m'entends ?! Ils te marchent tous dessus parce que t'es pas comme eux ! Tu es aussi fort que n'importe lequel d'entre eux, plus même qui sait ?! Mais toi, t'as des émotions, tu n'es pas une machine à points ! Et vous devriez tous avoir honte de lui en vouloir parce qu'à vos yeux, il n'assure pas autant que les autres !"

C'est à ce moment que Hayakawa se pointe avec les boissons, occupé qu'il était à chatter avec une des filles en service aux cuisines. Il ravale lentement sa salive, sert tout le monde, salue d'un coup de tête silencieux leur as, et se dépêche de s'éclipser avant que Kasamatsu ne le force à se rasseoir et à recevoir le savon en règle que ses coéquipiers sont entrain de subir.

"Kasamatsu", Kobori essaie, très prudent, de pousser son verre de thé glacé devant lui. "S'il te plaît, bois quelque chose, on a compris-..."

"Non ! Ne me touche pas, merde !" Le brun claque sa main sur son poignet si fort que le plus grand grimace en se la tenant. "J'aurais mieux fait de vous enregistrer, pendant que vous les aviez grand ouvertes, vos boîtes à camembert ! Vous savez quoi ?! Ces équipes que vous enviez tant, elles recrutent, hein ! Si Kaijo et son as sont trop faibles pour vous, tu peux te casser à Shutoku, Nakamura ! T'as de la famille à Tokyo, non ?! Te sens pas surtout pas obligé de rester pour te plaindre ! J'suis sûr qu'il y aura encore de la place, pour toi !"

"Senpai", le susnommé remonte ses lunettes, payant à peine attention au milkshake en face de lui. "C'est pas la question et tu le sais ! On aime Kaijo, et on aime Kise ! Arrête avec tes délires une seconde ! Tu défends Hayakawa maintenant, mais t'étais prêt à l'enguirlander tout à l'heure parce qu'il s'est aussi plaint du planning chargé de Kise ! Ça se voit comme le nez au milieu de la figure que tu l'adules sans plus, et c'est pas bon pour l'équipe, ça !"

"De un, je me suis pris le bec avec Hayakawa depuis le début de la journée, si t'avais pas du tout remarqué !" Kasamatsu répond, acerbe. "Et en quoi se plaindre va lui refaire son programme à lui ? Il a déjà signé et s'est engagé, depuis son agence à Kanagawa ! Alors il serait peut-être temps de la boucler une seconde, avec Kise !"

Le concerné n'ose plus relever la tête, et s'est défait de l'emprise de Moriyama depuis un bon moment. Lui et son autre senpai, ils le savent—ils sont les plus proches dans l'équipe, ils n'ont pas besoin de trop parler, pour se comprendre.

"Si vous pensez que je vois pas c'est quoi, votre véritable problème !" Kasamatsu reprend, les poings sur la table et la mâchoire crispée. "Vous êtes couards à tel point ?! Dites le tout de suite que vous lui en voulez pour la défaite, et que ce voyage, c'est pas suffisant pour vous ! Ça vous fait pas plaisir, ça vous fait chier à en crever, et ses contrats publicitaires qui lui permettent de nous offrir tout ça, il peut se les mettre-...!"

"Senpai", la voix ferme et plus profonde de Kise tranche l'air en son milieu. "Ça suffit."

Il se relève âprement, et se dirige avec sa grâce et son assurance naturelles vers les toilettes, le sac de marque attirant des regards envieux de la part des dames attablées ailleurs.

"Bande d'enfoirés égoïstes", Kasamatsu siffle en se levant à son tour, son téléphone dans la poche. "Vous ne le voyez pas comme un ami ? Comme un camarade, au moins ? Vous voulez qu'il lui reste des boulons en moins comme leur ancien capitaine, ou que le basket, sa passion et la vôtre, devienne un jeu macabre pour lui ?! Ou encore qu'il s'explose la gueule comme Aomine il y a pas si longtemps ! Allez vous faire voir ! Et continuez à vous foutre de lui quand on est pas là, je sais que vous en mourrez d'envie."

Il disparaît derrière les murs sur ces entrefaites, laissant un silence mortuaire sur la table. C'est encore à ce moment délicat que Hayakawa se repointe, mais il n'a pas son air idiot pour une fois. Il est sérieux, et beaucoup plus silencieux lorsqu'il s'adresse à eux tous.

"Bon, quelqu'un pour me faire un topo ?"

"Kasamatsu exagère, comme toujours", Kobori se redresse abruptement sur sa chaise, prenant de court ses coéquipiers. "Pourquoi il gueulait comme si on déteste Kise parce qu'on ne gagne pas ?! C'est légitime de se soucier de ne pas lui donner assez d'espace pour se développer !"

Moriyama et Nakamura lui décochent une autre paire de regards en coin, arborant tous les deux l'air penaud des coupables depuis que les deux autres se sont éclipsés.

"Oh, vous savez", Hayakawa, n'ayant pas du tout compris, cherche à détendre l'atmosphère en rigolant un bout. "S'il y a des gars qui sont prêts à se tuer sur le parquet juste pour gagner quelques médailles, ça les regarde ! On devrait être contents pour ceux qui gagnent et juste se promettre de faire mieux la prochaine fois, et pas par rapport aux vainqueurs hein, juste par rapport à nous-mêmes." Ses coéquipiers en restent tous les trois cois, les yeux fixés sur lui. "Faut se l'admettre, c'est pas les USA, donc si c'est plus avec du fair play que tu fais ça, alors autant mieux te contenter du street game pour ne pas perdre la boule à un moment."

Cette fois, enfin, même Kobori soupire, la tête dans les mains, les pensées en pagaille. Eux n'ont plus à se soucier de l'équipe, mais leurs kouhai sont toujours là, ils doivent les guider, et c'était vraiment pas gagné avec leur as. Il n'ose pas imaginer, si Kasamatsu n'était pas là pour leur remettre les pendules à l'heure...

Bordel, qu'est-ce que c'est compliqué.