On disait partout que l'esclavage avait été aboli depuis des siècles, mais Stiles Stilinski savait bien à quel point c'était faux. Chaque jour, Jackson lui rappelait que ces horreurs continuaient d'exister. En le voyant peiner à se coiffer et grimacer, il vint à côté de lui et posa délicatement sa main sur son épaule. Jackson se raidit, mais ne sursauta pas. Stiles tenait à rester dans son champ de vision et à éviter de le prendre par surprise en arrivant par derrière, par exemple.
- Donne-le-moi, intima-t-il doucement.
Sans un mot, Jackson obéit. Il lui faudrait du temps, bien sûr, mais il finirait par s'habituer à cette nouvelle vie qui lui était offerte. D'un geste, Stiles lui indiqua de s'assoir sur le tabouret à sa disposition et à nouveau, le jeune homme blond à l'air revêche mais craintif s'exécuta. Conformément à son idée, Stiles se mit tout d'abord devant lui et commença à peigner Jackson. Les nœuds étaient nombreux et pourtant, son vis-à-vis gardait ses cheveux blonds plus ou moins courts. Stiles n'était pas extrêmement doué en coiffure, en témoignait sa tignasse brune indomptable, mais on ne pouvait nier le cœur qu'il mettait à l'ouvrage. Il y allait doucement, apportait une attention toute particulière aux micro-expressions du visage face à lui. Visage qui se voulait inexpressif, mais Stiles savait par expérience qu'il était impossible de garder un air parfaitement indifférent, surtout lorsque l'on était brisé.
- Tu sais que tu peux m'appeler pour ces choses-là, Jackson, fit-il sans se déconcentrer.
Le blond ne le regardait pas, il en était incapable. Mais Stiles le vit très clairement se mordre la lèvre inférieure. S'il avait été un loup-garou, nul doute qu'il aurait perçu toute sa nervosité. Néanmoins, il avait beau n'être qu'un humain, il était doué pour analyser les gens, d'autant plus qu'il en avait côtoyé, des êtres brisés. Et il était persuadé qu'en plus d'être nerveux, Jackson avait honte. Oh oui, cette honte le submergeait.
- Tu as toujours mal, n'est-ce pas ? Demanda-t-il, même s'il connaissait la réponse.
Jackson se retrouva un instant le souffle coupé. Il serra les poings, que l'on devinait abîmés sous les manches du pull qu'il s'évertuait à tirer. Il entrouvrit la bouche, sans doute prêt à dire quelque chose, à nier, à avouer la vérité si facile à deviner, à trouver une excuse, à tout dire sans concession. Mais il se retrouva bloqué, à court de mots. Il ne savait plus parler. Enfin si, il savait. Mais il avait oublié de quelle façon il pouvait s'exprimer et surtout, à quel moment. Mais Stiles avait vu juste, il voyait toujours juste.
- Tu ne dois pas faire d'efforts inutile, Jacks, pas alors que ça ne va toujours pas. Laisse-toi du temps. Moi, continua Stiles sans cesser d'attaquer avec douceur les nœuds de ses cheveux blonds, je suis là pour t'aider. Et je vais te dorloter.
Jackson serra ses poings d'autant plus fort qu'il se sentait purement et simplement minable. Il avait envie de grogner, d'éloigner cet humain idiot de lui, mais c'était comme s'il ne savait plus comment lui-même fonctionnait, comme si le loup avec qui il partageait son esprit ne se savait rien faire d'autre que rester couché, les oreilles baissées, les yeux fermés. La bête en lui était aussi terrorisée que le jeune homme qu'il était toujours. Comment disait-on non ? Comment s'opposait-on à quelqu'un ? Comment ripostait-on ?
- Et voilà, sifflota Stiles en se reculant, un sourire aux lèvres.
Jackson regarda le jeune homme déposer le peigne sur le rebord du lavabo et se regarder dans le miroir. Stiles grimaça et tenta de dompter cette tignasse brune avec ses doigts, dans des gestes aussi vifs que désordonnés. Il ne tenait pas en place, tant et si bien qu'il bougeait les pieds, s'avançait, se reculait, se tournait un peu. Hyperactif. Jackson se rappela que Stiles était hyperactif. Il le savait depuis longtemps. Depuis toujours, en fait.
Ce qui frappait Jackson chaque fois que Stiles s'occupait de lui, c'était cette confiance qu'il lui accordait. En effet, l'hyperactif n'hésitait pas à se mettre dos à lui lorsqu'il faisait quelque chose. Jackson, lui, ne supportait pas de ne pas se retrouver face à quiconque se trouvait dans la même pièce que lui. Il avait besoin de voir le danger arriver, même s'il ne pouvait ni l'éviter, ni se protéger. Il détestait les surprises, préférait savoir de quel côté on pouvait frapper. Mais Stiles n'en avait cure. Il lui faisait confiance alors que Jackson pouvait le déchiqueter en quelques secondes. Enfin, sans doute l'hyperactif s'était-il rendu compte de sa profonde impuissance. Jackson ne savait plus comment faire sortir ses griffes, car ce n'était pas pour être une bête de foire qu'on l'avait emprisonné. Pour assumer ce rôle, il y en avait d'autres.
Bien sûr qu'il avait remarqué les efforts de Stiles à son égard, cette façon qu'il avait de ne jamais arriver par derrière, et les contacts physiques, qu'il limitait au maximum. Il ne pouvait pas s'empêcher de poser sa main sur son épaule, ou dans ses cheveux de temps à autres, mais c'était amical. Jamais ambigu. Toutefois, Jackson n'arrivait pas à se détendre, à baisser la garde. Trois mois qu'il était là, qu'il logeait chez les Stilinski, et c'était comme si rien n'avait changé chez lui. Comme s'il restait aussi brisé que le jour où Stiles et son père l'avaient sorti de cet enfer. Depuis qu'il était là, il avait gardé la bouche close. Il en avait presque oublié le son de sa propre voix.
Mais Jackson ne voyait pas ses progrès, immenses au vu de l'état dans lequel les Stilinski l'avaient trouvé. Il était incapable de se dire qu'il avançait.
Stiles se retourna vers lui et même s'il ne souriait pas, il avait un air lumineux. Il avait ce côté solaire et pur que peu de gens possédaient. Une innocence bafouée, certes, mais qui n'enlevait rien à la légèreté de son regard, qui s'illuminait chaque fois qu'il posait les yeux sur lui, tant et si bien que Jackson en était souvent gêné. Il ne comprenait pas en quoi voir la loque qu'il était le rendait si joyeux.
- T'as des cheveux superbes. Et ils se démêlent, contrairement aux miens… Tu as faim ? Enchaîna l'hyperactif.
Nouvelle micro-expression chez Jackson. Stiles ne cesserait jamais de l'étonner avec son hyperactivité. Il passait souvent du coq à l'âne avec une fluidité stupéfiante, tant et si bien qu'il se perdait parfois lui-même dans ce qu'il disait. Jackson hocha la tête, alors qu'il avait simplement le ventre perpétuellement noué par l'angoisse. Oui, il devait sans doute avoir faim, mais n'en avait pas réellement la sensation. Il vivait apeuré. Ne ressentait que la terreur. Tirant à nouveau sur ses manches, il se leva doucement et suivit l'hyperactif qui l'emmena, sans surprise, dans la cuisine. Tout le long du petit trajet, Jackson ne cessa de jeter de brefs regards autour de lui. Stiles le fit s'assoir à table sans le toucher et déposa une assiette, un verre et des couverts face à lui.
- Il doit rester un peu de carbo d'hier soir, mais si tu veux autre chose… Enfin, tu connais la chanson, fit Stiles de son air habituel, guilleret au possible.
Du plus loin qu'il se souvienne, le fils du shérif avait toujours été aussi ouvert, joyeux, désinvolte. Et Jackson se demanda comment il avait pu préserver cette part si lumineuse de son être quand lui avait perdu toute combativité, toute confiance en l'humanité. Ce n'était pas pour rien qu'une clé accrochée à un lacet pendait, dissimulée par le pull qu'il portait. Stiles le mettait à l'aise jusqu'au bout, en lui donnant la possibilité de s'enfermer dans la chambre qui lui avait été attribuée. Les premiers jours ici, le blond ne dormait pas. Le père et le fils s'étaient demandé pourquoi et Noah avait fini par penser à quelque chose. L'idée avait en premier lieu perturbé Stiles, qui l'avait refusée en bloc. Jackson ne devait pas être en prison. Mais le shérif avait su trouver les mots et lui expliquer les choses de telle manière que l'hyperactif avait été forcé de reconsidérer cet aspect de la chose.
La suite avait montré que Noah avait purement et simplement raison. Dès lors que l'on avait donné à Jackson la possibilité de s'enfermer à clé dans sa chambre la nuit, le garçon avait commencé à montrer moins de signes de fatigue. Il semblait également, dans un sens, légèrement moins craintif à leur égard, parce qu'il avait le moyen de s'isoler et de les empêcher de l'approcher s'il en ressentait le besoin. Cela arrivait régulièrement. Ainsi, il se protégeait, d'une certaine manière.
Jackson reprit ses esprits à l'instant où Stiles le servit. A le voir si près d'un coup, le loup-garou voulut se reculer, mais fut paralysé par ce réflexe qui refusait de partir : il avait appris à se figer à l'approche de ses bourreaux. Cela réduisait en général un peu sa douleur, parce que l'on avait tendance à redoubler d'ardeur et de fureur lorsqu'il se débattait. Alors il avait douloureusement accepté son sort et développé cette paralysie salvatrice qui l'immobilisait très souvent à l'approche imprévue de l'hyperactif. Puis, il se rappelait de l'endroit où il se trouvait. Se retenait de pousser un soupir de soulagement. Et se détendait, dans la mesure du possible.
La cuisine de l'hyperactif était bonne, pour ne pas dire délicieuse. C'était toujours lui qui préparait à manger. Il utilisait toujours de bons ingrédients et dosait assez bien pour permettre à son paternel de manger des choses qu'il aimait sans avoir à trop le priver. Fut un temps où il lui faisait exclusivement des choses ultra saines, pour compenser tous les burgers dégoulinants de gras que le shérif avait eu tendance à s'enfiler par le passé.
Au départ, Jackson avait cru aimer ses plats parce qu'il était affamé. Parce que d'ordinaire, il n'avait pas droit à grand-chose, si ce n'est un peu de pain et quelques bouts de viande de temps à autre. Il fallait le tenir en vie. Mais à force, il avait repris du poil de la bête et s'était rendu compte que… C'était réellement bon. Il était encore un peu maigre et ne finissait jamais ses assiettes. Néanmoins, ça allait. Stiles se souvenait fort bien de son état misérable. Jackson était tombé, squelettique et épuisé, dans ses bras. Il s'agissait de la seule fois où le blond avait supporté un contact prolongé avec lui.
- C'est bon ? S'enquit Stiles, curieux.
Jackson mit un peu de temps à répondre, mais il hocha la tête. Il aurait aimé lui dire que c'était génial, plus que simplement bon, mais les mots ne sortiraient pas de sitôt. Il était encore bloqué.
- Si ça te va alors… Je suis content. Tant que tu aimes et que tu manges, ça me va.
Les sourires de Stiles étaient toujours éclatants, tout autant qu'ils puaient la sincérité. Le garçon, ou plutôt l'homme, était transparent, même adulte. Ils avaient le même âge – vingt-quatre ans –, mais Stiles n'avait pas changé. Il était toujours ce soleil, prenant la vie du bon côté. Il était d'une positivité folle alors même qu'il se coltinait Jackson. Jackson qui se voyait d'ailleurs comme une immondice, une merde rampante. Parce qu'il avait tout perdu. Autant sa superbe que sa personnalité d'antan. Mais il se souvenait de la manière dont il agissait avec Stiles, au lycée. Il était odieux avec lui. Profondément odieux. Et son ancien comportement rendait d'autant plus grande sa honte de voir qu'en plus de l'avoir sauvé, l'hyperactif le logeait depuis trois mois. Non, décidément, il n'arrivait pas à s'y faire. En silence, Jackson mangea avec angoisse le repas qui lui était, comme toujours, offert.
Et du coin de l'œil, il voyait Stiles, qui continuait de sourire.
Des coups légers mais portés sur le mur firent sursauter Jackson, qui releva instantanément la tête. Si Stiles perdit son sourire, ce ne fut que l'espace d'un instant. Son regard, déjà, s'était de nouveau éclairé.
- Isaac ! S'exclama-t-il.
Le susnommé se tenait sur le seuil de la cuisine. Vêtu d'un jean gris délavé, d'un débardeur et d'une veste en laine, Isaac Lahey était en forme et avait esquissé un léger sourire à leur attention à tous les deux. Jackson se crispa. Il connaissait la situation d'Isaac – Stiles avait tendance à beaucoup parler – et l'enviait. Oui, il l'enviait, parce qu'il allait mieux. Il s'en était sorti.
Mais il avait avoir l'air aussi content que Stiles, Jackson restait un loup-garou. Et il percevait fort bien le stress derrière le masque souriant d'Isaac.
Stiles ne se jeta pas à son cou, mais il vint à sa rencontre et posa sa main sur son bras. Elle descendit lentement, comme une caresse. Ils s'appréciaient beaucoup, tous les deux, tant et si bien que d'après les dires de l'hyperactif, un lien presque fraternel s'était tissé entre eux. Jackson enviait Isaac d'accepter le contact de cette manière, parce que lui aussi… Il aimerait bien recevoir… Quelque chose de léger. Un semblant d'étreinte, de la part de Stiles. Parce qu'il était profondément gentil. Parce que lui, manquait d'affection. Parce que Stiles en avait à revendre.
- J'ai à te parler, ça te dérange si on va prendre un peu l'air ? Demanda Isaac, brisant la douceur de ce petit moment fraternel.
- Jackson peut tout entendre, objecta Stiles en croisant les bras sur son torse.
Il avait froncé les sourcils, montrant clairement son désaccord. Jackson faillit s'étouffer. Stiles avait confiance en lui, à ce point-là. Mais il resta crispé, parce qu'Isaac voulait le mettre à l'écart. Au fond, il comprenait, mais c'était quelque chose qui faisait toujours mal. Le jeune homme aux cheveux bouclés tourna les yeux vers lui et ce fut si soudain que Jackson fut incapable de soutenir son regard. Croiser les prunelles ambrées de Stiles était toujours difficile, alors ancrer ses orbes océaniques dans celles, d'un joli bleu ciel, de Lahey… C'était une autre histoire.
- Le problème, ce n'est pas toi, tenta de le rassurer Lahey, sans s'approcher.
Il habitait aussi chez les Stilinski, alors il avait eu l'habitude de croiser Jackson ici. Il connaissait ses faiblesses et ses peurs, notamment parce qu'il les avait lui-même gardées un moment. Pour autant, il n'essayait pas d'interagir souvent avec lui, contrairement à Stiles. Pour quelle raison ? Jackson n'en avait aucune idée. Enfin, il se disait qu'Isaac ne l'appréciait pas, parce que c'était le plus probable. Là aussi, il comprenait. Au lycée, il n'était tendre avec personne. Lahey ne faisait pas exception, même s'il était, comme lui, un loup-garou.
- Le problème, répéta Isaac en tournant la tête vers Stiles, c'est cet énergumène.
- Quoi ? S'insurgea l'hyperactif.
- Quoi ? T'es une tête de mule et je sais très bien que tu vas t'énerver. Si on sort, l'avantage, c'est que tu oseras moins t'emporter. Tu n'auras pas envie que tes voisins s'intéressent à notre discussion, alors tu vas rester discret. Or si on reste ici, en plus de ne pas m'écouter, tu vas hurler. Et Jackson et moi, on a les oreilles sensibles.
- Tu me dépeins comme un connard, se plaignit Stiles.
- Mais non, idiot, rit l'autre. Disons que tu es… Impulsif.
Et ils continuèrent de débattre, Stiles refusant d'admettre qu'il avait parfois un caractère bien à lui. Objectivement, c'était drôle de les voir se chamailler gentiment. Mais Jackson ne riait pas, il en était incapable. Toutefois, voir que l'attention n'était plus braquée sur lui le soulageait et être seul ne le dérangeait pas le moins du monde. C'était rassurant, d'être seul. Toujours muet, il hocha la tête lorsque Stiles lui demanda d'un ton fébrile si cela le dérangeait qu'ils sortent quelques minutes. Jackson hocha négativement la tête.
- Quand tu auras fini, ne range pas la vaisselle, je m'en chargerai, lui indiqua Stiles avec son habituel sourire rassurant. Ne te fais pas mal pour rien, Jackson ! Et en rentrant, je te passerai la pommade, d'accord ?
L'inconfort gagna à nouveau Jackson. Il détestait cette étape aussi honteuse que nécessaire. Il hocha fébrilement la tête et Isaac emporta Stiles à l'extérieur, tandis que celui-ci continuait de se plaindre de la piètre manière dont le voyait celui qu'il avait tendance à appeler son « louveteau ».
Cette fois, Jackson s'autorisa à pousser un soupir de soulagement et abandonna son assiette à moitié terminée. Il avait besoin de s'isoler un peu dans sa chambre. Quelques secondes plus tard, l'on entendit un léger « clic » retentir dans la maison. Jackson n'était pas contre l'idée d'être seul, au contraire, mais il restait craintif, pour ne pas dire terrifié. Au moins, enfermé à clé dans cette chambre aux tons chaleureux, il serait en sécurité.
