Bonjour!
Cette histoire est une republication.
Je me sentais nulle de ne pas réussir à la finir correctement alors j'avais carrément effacé toutes mes fics! Radicale moi? Si peu...
Je remercie Lotirelle qui a l'époque avait corrigé, commenté et critiqué d'une main de maitre une grande partie de cette histoire.
Son aide m'avait été précieuse!
Donc j'ai fini cette fic et j'ai changé deux trois petites choses dont la fin qui ne me plaisait mais alors pas du tout.
Je ne suis pas sûre de retrouver d'anciennes lectrices mais je suis ravie d'être là et de partager (une nouvelle fois) cette histoire avec vous!
Voilà voilà, donc j'ai une trentaine de chapitres sous le bras que je publierai une fois par semaine le samedi ou le dimanche,
sauf si je sens que l'histoire vous plait alors je pourrais peut-être publier deux fois par semaine.
Si elle vous plait n'hésitez pas à laisser une trace de votre passage et si elle ne vous plait pas, passez votre chemin.
Bonne lecture!
Me myself and I
Accoudée contre le renfoncement de la baie vitrée, un café dans la main, je détaille la façade de la boutique. Elle n'est pas très impressionnante mais d'une autre époque, un peu vintage. Le bardage en bois bleu électrique, la grande vitre légèrement teintée qui laisse largement passer la lumière à l'intérieur. Puis les lettres irrégulières et délicates floquées sur le verre de la baie rectangulaire tout en haut de la devanture : tatoo shop. Un sentiment de fierté gonfle ma poitrine.
Mon regard glisse sur les gars qui discutent gaiement sur le large trottoir et pour une fois il s'y attarde et je souris, amusée par leurs braillements et heureuse qu'ils fassent partie de ma vie.
J'ai mis du temps et beaucoup d'énergie à arriver ici avec eux.
Je ne suis pas née du bon côté de la barrière, je ne suis pas de celles pour qui tout est facile, évident. Tout ce que j'ai, je l'ai gagné. J'y ai laissé une part de moi-même, une part de mon âme, celle que je ne regrette pas.
Il est indéniable qu'il m'a fallu beaucoup de volonté. Mais si je veux être honnête, elle ne suffit pas. J'ai incontestablement eu pas mal de chance. J'ai rencontré les bonnes personnes, au bon moment, j'ai su saisir les opportunités qui se présentaient.
Je ne suis pas partie avec les cartes gagnantes, pourtant je m'en suis tirée mieux que je ne l'aurais espéré.
Ma réussite est de gagner ma vie de ma passion, d'avoir des amis inestimables et une famille indéfectible même si nous n'avons pas de lien de sang.
Quand on est petit, on croit que ce que nous vivons à la maison est identique à ce que tous les enfants du monde vivent chez eux.
Je n'ai jamais eu cette sensation. Dès que j'ai pu poser un regard sur mon entourage, j'ai compris que ma vie était différente.
J'ai 4 ans. Je me lève difficilement du vieux matelas inconfortable supporté par le lit qui craque et dont les lattes s'enfoncent profondément dans ma chair.
Mon petit corps me lance, les courbatures rendent mes gestes lents. Pieds nus, vêtue d'un tee shirt qui arrive à mes genoux et tombe sur mon épaule, j'avance à petits pas dans le couloir. J'ai très faim et la tête me tourne mais je me fais discrète. Je sais que Renée n'aime pas quand je fais trop de bruit.
L'appartement est calme. Je passe la tête par l'embrasure de la porte qui mène au salon. Une odeur étouffante et acide flotte dans l'air et me pique les narines. L'atmosphère est épaisse, chargée de fumée, comme si le brouillard de San Francisco était entré dans le salon. D'où je suis je ne vois pas le canapé, alors mon cou se tend vers la gauche pour l'apercevoir.
Ma mère dort profondément, la bouche largement ouverte et sèche. J'entends son souffle rauque et profond. Sa tête est appuyée contre le haut du dossier, son visage tourné vers le plafond. Ses bras sont de chaque côté de son corps, ses paumes vers le haut. Je ne m'attarde pas sur le désordre de la table basse, je sais que je n'ai pas le droit d'y toucher, ni même de regarder.
A pas de loup, je me dirige vers la cuisine. Mon ventre grogne et je me sens faible mais je fais le mieux que je peux pour ne pas faire de bruit et ne pas la réveiller. Si je la dérange, elle va me toiser avec son regard pétrifiant, elle va me dire de la laisser tranquille et de retourner dans ma chambre. Je m'ennuie fermement dans cette chambre, cette espèce de placard à balais vide tout juste assez grand pour un lit une place. Je n'ai pas de jouet, pas même un morceau de papier et un crayon, rien qui ne puisse égayer mes journées.
J'arrive à la cuisine et j'essaie de trouver de la nourriture sur la table. Il n'y a que des bouteilles vides et des verres sales. Je me tourne vers le frigo mais je sais qu'il sera vide alors j'escalade le plan de travail pour accéder au placard. C'est difficile, c'est haut, je n'ai pas de force et je ne dois surtout pas me faire remarquer. Je trouve un paquet de biscuits entamé. Mes yeux pétillent et sans même descendre du plan de travail, je dévore les gâteaux durs et secs aussi vite que je le peux.
La porte s'ouvre à la volée sur un homme à moitié débraillé que je ne connais pas.
- Qu'est-ce que tu fous là? demande-t-il en fronçant les sourcils.
Je suis pétrifiée, terrorisée. Pas parce que je ne connais pas cet homme, il y a souvent du monde chez Renée, mais parce qu'il crie et ses yeux sont foncés par la colère. Aucun son ne sort de ma bouche, mes mains sont restées en suspens, mes doigts pleins de miettes tremblent, ma bouche est ouverte et mes yeux sont comme des soucoupes.
Son regard se fait plus noir et je sens mes cils s'humidifier.
- T'es débile ou quoi? Tu sais pas parler? crache-t-il.
Alors je vois ma mère avancer en chancelant dans la pièce. Ses cheveux sont hirsutes et ses traits encore emplis de sommeil. Elle se tient au mur pour marcher.
- Dégage! Va dans ta chambre! grince-t-elle.
Elle ne crie pas mais son regard me promet tous les tourments du monde si je n'obéis pas. Sa voix est aussi effrayante que celle d'une sorcière pour les oreilles de la gamine de 4 ans que je suis.
Tiraillée par la peur, je n'arrive pas à bouger, alors l'homme attrape mon bras durement et manque de me faire tomber en me descendant du plan de travail. Soudain affolée, j'arrache mon bras de sa prise et je cours le plus vite possible dans la chambre. Je suis essoufflée, plus par la frayeur que par ma course et je reste contre la porte un moment pour me calmer. J'essaie d'étouffer mes sanglots, surtout pour ne pas faire de bruit. Je cale mes mains sur ma bouche. J'écoute les bruits dans le couloir pour être sûre que personne ne me suive. Je tombe à genou sur la moquette défraichie et je serre mes poings pour retenir mes larmes. J'ai faim et je vais rester dans cette pièce toute la journée. Du moins si j'ai la chance que personne ne m'en chasse.
Renée, la femme qui m'a mise au monde était absente. Non pas physiquement, elle sortait très peu, mais elle ne s'occupait jamais de moi. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu la sensation d'être un poids pour elle. Son mépris à mon égard n'avait pas de fin. Elle se droguait, ou buvait, ou prenait toutes sortes de médicaments. De mémoire, je ne me rappelle pas l'avoir vue sobre une seule fois. Si elle ne planait pas elle était en manque. Alors elle récurait tout l'appartement en hurlant des paroles incompréhensibles.
Si j'avais faim je me servais, j'ai appris à me doucher seule, je m'habillais avec ce que je trouvais. Toutes ces petites choses qui paraissent anodines et qu'un parent apprend à son enfant, j'ai dû les apprendre seule. Et si je me plaignais, si j'avais juste l'audace de demander quoi que ce soit, j'avais droit à ses foudres. Elle ne criait pas, jamais contre moi, mais sa voix rauque et ses yeux perçants étaient la pire des punitions. J'ai vécu mon enfance ainsi, coincée entre la terreur et l'isolement.
Quant à l'affection, je n'en ai reçu que plus tard et jamais de la part de Renée.
Mon père n'existe pas, jamais vu. D'après les dires de ma génitrice, il l'a quittée quand il a vu mon visage à la maternité.
J'ai 6 ans, je rentre à l'école pour la première fois de ma vie. Je ne suis quasiment jamais sortie de chez moi alors le décalage est violent. J'ai du mal à rester assise sur une chaise, du mal à me concentrer et écouter les cours dispensés par Mme Cope ma professeure de cours préparatoire. Les autres enfants me dévisagent comme une bête curieuse. Je suis seule la plupart du temps, j'essaie de me cacher mais la cour n'a pas assez de recoin pour ça. Par contre j'adore la cantine. Je peux manger à ma faim et les animateurs qui nous surveillent me laissent me resservir autant que je le veux.
C'est la récréation. Mme Cope m'a autorisé à rester avec elle dans la classe parce que je n'ai pas de manteau et qu'il fait froid. Je n'ai pas non plus de chaussette et mes baskets sont troués. Elle m'a proposé de faire un jeu.
- Tu te sens bien à l'école Isabella? demande-t-elle gentiment.
J'aime Mme Cope, elle est bienveillante et j'ai envie de lui répondre pour lui faire plaisir. Mais je ne suis pas forte pour parler, je n'ai pas de vocabulaire et je fais énormément de fautes de syntaxe.
Je hoche la tête de haut en bas avec ardeur.
Même si je n'aime pas les relations avec les élèves, j'aime être à l'école, je m'y sens en sécurité.
- Ta maman ne te manque pas?
Je me renfrogne. Je baisse la tête et triture mes doigts, inquiète. Non ma mère ne me manque pas du tout et pour une raison ou une autre, je sens que ce n'est pas la réponse qu'elle attend.
- Est-ce que ta maman te prépare de bonnes choses à manger?
Je la regarde bizarrement. Non ma mère ne fait jamais à manger ou alors je ne l'ai jamais vu faire.
Je secoue la tête de droite à gauche.
Elle prend ma main et me regarde droit dans les yeux.
- Isabella, raconte-moi comment ça se passe à la maison?
Je sens qu'elle tient à m'entendre alors je fais un gros effort pour trouver mes mots.
- Je me réveille et je m'habille et je viens à l'école.
- Tu te réveilles seule? Tu ne prends pas de petit déjeuner? Ta maman ne te prépare pas tes habits?
Je secoue la tête de nouveau. Je me sens un peu honteuse mais je ne comprends pas bien pourquoi.
- Et le soir, maman te fait gouter? Elle t'aide pour les devoirs?
- Non madame Cope.
Elle sait que j'ai du mal à faire mes devoirs. Chez moi il n'y a pas de crayons et j'ai du mal à apprendre à lire ou à compter.
- Mais que fait ta maman pendant ce temps?
Je souris parce que personne ne me parle, personne ne se soucie vraiment de moi et je veux lui montrer que je suis contente qu'elle le fasse.
- Renée elle est sur le canapé tout le temps. Elle aime boire des trucs qui sentent pas bon et aussi elle fume la cigarette. Des fois elle rigole avec ses copains, des fois elle dort...
Quelques fois aussi elle est folle furieuse ou erre, pâle comme un fantôme dans l'appartement mais je ne trouve pas les mots pour expliquer ça.
Alors le visage de ma professeure s'est défait et ses yeux se sont humidifiés. Je n'ai pas bien compris pourquoi et je m'en suis voulue. J'ai pensé avoir dit une bêtise qui avait blessé ma professeure que j'aimais tant.
- Pardon maitresse... je murmure.
Mais elle a posé sa main sur sa poitrine et une larme a coulé sur sa joue. Elle m'a regardé droit dans les yeux, a pris ma main dans la sienne et d'une voix douce mais ferme a affirmé:
«Tu ne dois pas t'en vouloir Isabella. Rien de tout ça n'est ta faute.»
Après cette conversation, j'ai vu pas mal d'autres personnes qui voulaient que je leur raconte mes journées. Certaines sont aussi venues à la maison pour parler avec Renée et moi. Il s'agissait des services sociaux, d'éducateurs et d'assistantes sociales.
Je n'ai pas bien compris pourquoi à l'époque, mais quelques mois plus tard, il était décidé que je ne devais plus vivre avec ma mère mais dans une autre famille.
C'est ainsi que la chance m'a souri une nouvelle fois en la personne d'Emmett Mc Carty.
Je suis avec une dame que je ne connais pas mais qui tient ma main avec affection. Elle me parle gentiment, elle me rassure. Elle m'a expliqué que j'allais rencontrer une famille super avec qui j'allais vivre dorénavant. Je ne comprends pas trop de quoi il s'agit, je sais juste que je n'ai pas vraiment le choix. Elle m'a offert un ours en peluche que je serre contre moi le plus fort possible.
Elle sonne et la porte s'ouvre sur un couple qui me donne des sourires chaleureux. Ils s'extasient sur mon compte en me lançant une foule de compliments. Je resserre la main que je tiens, pas tout à fait à l'aise et surtout intimidée par cette situation nouvelle. Ils se présentent, monsieur et madame Mc Carty, mais je dois les appeler Poly et Rob. Ces informations me passent un peu au-dessus de la tête, la peur me tenaille et je suis inquiète de la suite des événements. C'est la première fois qu'on me regarde comme si j'étais importante et je ne suis pas à l'aise, je ne comprends rien à ce qui se passe.
J'entends des pas lourds dans leur dos, ils s'écartent et j'aperçois alors un jeune homme gigantesque qui avance vers moi. Son sourire n'a pas de fin, ses yeux brillent, il a l'air content de me voir et sans demander mon consentement il me prend contre lui avec un bras et plante ses pupilles pétillantes dans les miennes.
- Salut! Comme tu es minuscule! il s'émerveille.
Je souris, mes poings accrochés au doudou viennent se serrer sous mon menton dans un geste timide.
- Je m'appelle Emmett! continue-t-il sans se départir de sa bonne humeur.
Je le regarde avec un air bizarre.
- Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? Mon prénom ne te plait pas? fait-il avec un air boudeur.
- Il est bizarre ton prénom, je réponds avec une moue.
Il éclate de rire et je suis secouée contre lui au rythme de ses spasmes.
C'est drôle, j'aime bien être contre lui. Il sent bon, il est joyeux, naturel et très rassurant. Il me réchauffe le cœur.
- Toi tu t'appelles Isabella, tu as un prénom de grand-mère!
Je ris moi aussi parce qu'il émane une telle bienveillance de son ton et de son charisme que je ne peux pas faire autrement.
- Alors tu sais quoi? On va se trouver de nouveaux noms tu es d'accord?
Je hoche la tête de haut en bas, enthousiasmée par sa proposition.
- Mmmmm, il réfléchit en frottant son menton. Je sais!
Il lève un doigt vainqueur vers le plafond et sourit de toutes ses dents.
- Je t'appellerai Bella!
Un grand sourire illumine mon visage. J'aime, c'est très joli Bella.
- Ça te plait?
Je hoche à nouveau la tête de haut en bas avec beaucoup d'ardeur.
- Et moi alors? Comment vas-tu m'appeler?
Je gratte ma tête avec mes petits doigts pour réfléchir mais les mots sont compliqués pour moi et tout se mélange. Alors je sors le premier truc que je trouve.
- Énorme gros ours gentil! je m'exclame en soulevant le doudou dans les airs.
Emmett part dans un éclat de rire phénoménal et je suis toute heureuse de provoquer autant de joie en lui.
Il me dépose au sol et tend sa main vers moi en disant: «Viens, je vais te montrer ta chambre!». Et sans un regard en arrière j'attrape sa grande main et le suis en courant.
C'est ainsi qu'Emmett est devenu comme mon frère. De 8 ans mon ainé, il a toujours été très sportif et d'un tempérament à toute épreuve, un esprit sain dans un corps sain. Il m'a insufflé sa passion pour le dessin. Il m'a appris à tenir un crayon, à tracer, à colorier. Emmett et moi avons passé un temps fou à dessiner. Guidée par ses conseils pertinents et bercée par la musique qu'il me faisait découvrir je pouvais passer des heures dans ma bulle.
J'ai 9 ans. Malgrè que je vive en famille d'accueil, je suis tenue de rentrer le weekend chez Renée même si ces jours sont une torture pour moi.
Mon cœur bat la chamade et mes mains sont moites tandis que je passe la porte d'entrée. Je ne sais jamais à quoi m'attendre quand je reviens, soit le calme, soit l'hystérie de ma mère seule et en manque, soit une réunion de plusieurs personnes dans un état second. Mon ventre se tord.
J'entends des éclats de voix dans le salon. Je m'approche et souffle un bon coup avant d'ouvrir la porte pour les saluer. Plusieurs cadavres de bouteilles gisent sur la table ou au sol, les personnes présentes parlent fort, elles font de grands gestes.
- Tiens voilà Isabella, crache ma mère.
Elle se lève difficilement de son trône, le canapé, pour prendre mon bras et le lever au-dessus de ma tête.
- Regardez tous! Regardez ce que me fait ma fille! Elle passe sa semaine tranquille chez des gens riches et le weekend elle vient pour que je m'occupe d'elle! Pitoyable!
Tous les yeux se tournent vers moi mais je ne les vois pas, je baisse la tête autant que je peux, honteuse. J'ai très chaud et j'ai du mal à respirer tellement ma poitrine se serre. J'ai envie de pleurer mais je ne laisserais pas ça arriver.
- Tu as encore des habits neufs? s'écrie-t-elle.
Elle tire sur ma veste, sur mon pantalon.
- Tu es une ingrate Isabella. Je t'ai nourri et soigné et voilà ce que tu me fais. Tu m'abandonnes pour profiter avec une autre famille!
J'arrache mon bras de sa poigne et cours jusqu'à la chambre. Mais ses paroles me parviennent toujours. «Ingrate!», «Tu n'es qu'une égoïste!», «Une moins que rien!»...
Je ne supporte plus sa voix, ses réprimandes ou juste les murs de cet appartement. Je suis entre l'hystérie, la rage et la tristesse.
D'autant plus que je sais à présent ce que ça fait de vivre dans une famille aimante, une famille aimante qui se soucie des enfants.
Alors je sors dans la rue le plus souvent possible. Je traine avec les gosses plus âgés de mon quartier. Evidemment ils ne sont pas forcément bienveillants et je dois faire ma place. Mais rien n'est aussi difficile ou terrifiant que de rester chez Renée.
Je me bats souvent, c'est essentiel pour se défendre. Montrer sa peur dans la rue est une faiblesse et ma seule faiblesse est Renée mais je suis la seule à le savoir. Je me mets à fumer aussi, à voler, à boire de l'alcool.
En parallèle, Emmett s'essaie au tatouage. Puisque je finis tôt, il m'autorise quelques fois à le retrouver au salon pour lequel il travaille. Il s'assure ainsi que je ne fais pas de bêtises.
Le tatouage, un dessin gravé à vie sur un corps, me charmait. J'aimais le son de la bécane, l'odeur du salon, la décoration sur les murs, la musique en fond toujours présente. L'ambiance aussi me touchait, à la fois concentrée et détendue. Tous les « grands » que je croisais étaient affectueux et discutaient avec moi, regardaient mes dessins avec admiration. Quelques fois ils me laissaient entrer dans leur cabine pour les regarder tatouer. J'étais en admiration.
Ceci dit, je ne m'autorisais pas à imaginer un futur équilibré, ou ne serait-ce qu'exercer un métier. J'étais très jeune et rien de ce que je vivais ne pouvait me faire espérer un avenir serein.
C'est à peu près à cette époque que les parents d'Emmett ont jeté l'éponge après avoir essuyé mes fugues, les appels de policiers pour vol, les réunions avec mes professeurs pour mauvais comportement, soigné mes nombreux bleus dus aux bagarres...
Chacun a ses limites, aussi bon et persévérant soit-il. Je ne leur en veux pas, j'étais devenue ingérable. Emmett a mis plus de temps à leur pardonner.
J'ai alors fait la connaissance de la personne qui a elle aussi changé le cours de mon existence.
J'ai été placée en foyer et mise sous tutelle. N'ayant aucune famille stable, une éducatrice du foyer est devenue ma tutrice, l'irremplaçable Sue Clearwater.
Sue est un personnage, une grande gueule, une boule d'énergie pure et elle avait de grandes ambitions pour moi, comme pour tous les adolescents dont elle s'occupait. La différence que j'avais sur les autres ? La passion, et non seulement la passion mais le talent.
A dix ans, je dessinais tout et n'importe quoi avec une facilité et une fiabilité déconcertante. Il faut dire que je passais mon temps à m'entrainer sans m'en apercevoir. En classe, chez Emmett, dans la rue, je dessinais sans cesse.
Et évidemment, j'étais conquise par le tatouage. J'avais une seule et unique idée en tête, apprendre à tatouer.
- Sue, s'il te plait, dis-je en détachant bien chaque mot, j'ai fait tout ce que tu as demandé. Est-ce qu'il faut que je te supplie?
Ma voix monte dans les aigus parce que là tout de suite je suis vraiment démunie face à son entêtement.
Sue est une petite femme qui pourrait passer inaperçue. Toujours la même coiffure, frange, queue de cheval basse et raie au milieu, les mêmes jeans, les mêmes baskets, les mêmes sweats, mais sa détermination est sans faille. Son regard noir comme l'enfer pourrait faire flancher le plus enragé des pitbulls. Mais pas moi.
- Bella, dit-elle en soupirant, on en a parlé mille fois! Tu es trop jeune, assène-t-elle en détachant bien elle aussi chaque mot et en prenant le même ton que moi.
Elle m'exaspère mais je ne peux pas lâcher même si là tout de suite ma patience est mise à rude épreuve. Mes doigts tremblent et j'ai de plus en plus de mal à me contenir.
- On en a parlé pendant des heures et j'ai même accepté de voir un psy! j'agrippe mes cheveux parce que je crois que je deviens folle. Tu as rencontré Emmett, tu en as discuté avec ses parents, tu m'as parlé de tous les débouchés concernant le dessin! Mais c'est ça que je veux faire! Il n'y a que ça qui compte!
Je suis à bout de souffle et à bout d'arguments. Je ne sais plus quoi dire pour qu'elle accepte de m'aider. Je m'écroule sur la chaise devant son bureau, à bout de force.
Elle soupire bruyamment et baisse la tête.
- Très bien...
- Hein? j'écarquille les yeux et mes mains se crispent sur les accoudoirs.
- Je vais te présenter Carmen, c'est une amie qui tient un salon de tatouage.
- Hein? je m'étrangle, pas sûre de bien saisir ses propos.
- Elle est d'accord pour que tu passes chez elle après les cours pour voir un peu comment ça fonctionne.
J'ouvre de grands yeux et cligne plusieurs fois des paupières le temps que mon cerveau digère l'information.
- Wouhou! je crie brutalement.
Je saute de joie dans tous les sens, je bouscule la chaise en gesticulant mais ça y est, elle accède à ma demande et c'est tout ce qui compte.
Sue tape sa main contre son front et fait non de la tête en souriant. Elle ne sait pas dans quoi elle s'embarque mais je vais lui prouver que ce n'est pas une lubie.
Devant la porte d'entrée du salon je n'en mène pas large. Je suis persuadée que cette Carmen va être lourde et que je vais avoir droit à une morale bien carabinée.
Nous pénétrons et mes yeux sont partout. Sue et Carmen se serrent dans les bras comme si elles ne s'étaient pas vues depuis des lustres. Leur amitié ne fait aucun doute même si elles sont très différentes.
Carmen Denali est une femme magnifique et très féminine, élégamment tatouée et habillée comme une pin-up des années 50. Sa robe noire à poids rouge est très cintrée et pars en corole jusqu'à ses mollets. Sa coiffure est savamment élaborée. Elle doit avoir comme Sue, dans les 35 ans.
- Bonjour madame, j'ose, un peu impressionnée.
Elle éclate de rire.
- Appelle-moi Carmen !
Je suis envoutée par son charme. Ses yeux noirs sont rieurs et elle est tout à fait détendue avec beaucoup de classe.
- Votre salon est magnifique.
J'admire la petite boutique lumineuse et très chaleureuse. Dans le fond se trouvent deux portes qui doivent mener aux cabines de tatouage. Les murs sont peints de motifs aux couleurs très vives, une pin up très sexy, une voiture ancienne, une chouette inquiétante...le tout parait dépareillé mais s'accorde pourtant parfaitement.
- Tu aimes? sourit-elle. C'est moi qui ai peint les murs.
Je me retourne vers elle avec de grands yeux et une bouche en forme de O.
- Quel talent! je m'extasie.
- Ce n'est pas si compliqué, je te montrerai, répond-elle en me faisant un clin d'œil.
Voilà ce que j'apprécie par-dessus tout chez cette femme, son humilité malgré son talent indéniable.
Elle me fait visiter le salon, me parle de son quotidien, me montre l'instrument, les couleurs, les mécanismes. Même si je connais un peu, je suis subjuguée. Sa douceur et la pédagogie qu'elle met dans ses explications me plaisent.
- Très bien Bella, commence-t-elle avec fermeté. Je m'engage à te montrer tout ce que je sais sur le métier de tatoueuse, je t'accueille volontiers tous les jours après les cours et même les samedis où je travaille si tu veux mais j'ai besoin que tu t'engages toi aussi.
Je me renfrogne un peu. J'ai peur de ce qu'elle va m'annoncer parce qu'on ne peut pas dire que je sois très forte pour les engagements.
- Tu t'engages à aller au collège, à ne pas sécher les cours et à faire de ton mieux pour avoir tes années.
Bon, je pense que ce n'est pas si méchant. Et dans tous les cas maintenant que je suis là, je ferai n'importe quoi pour y rester.
- Je commence quand? je demande tout sourire.
J'ai onze ans et sans le savoir je viens de prendre la décision la plus importante de ma vie.
Dès douze ans je m'entraînais sur de la peau de porc. Je n'aimais ni l'odeur ni la consistance mais je m'acharnais. La machine était grande et lourde pour mes petits doigts alors je faisais des exercices de musculation avec un hand grip.
Le tatouage m'a happé, rien ne m'importait plus que cet art. Carmen était précise, vive, intelligente, patiente avec les clients qui geignaient et avec moi qui passais mon temps libre la tête au-dessus de son épaule. J'apprenais, j'engloutissais chacun de ses mots, chacun de ses gestes. J'étais une éponge férue de savoir. Du moins en ce qui concernait le tatouage.
J'allais à l'école, je respectais ma part du marché mais je ne m'y sentais pas bien.
D'abord à l'écart des autres élèves, je m'étais faite une place en vendant les cigarettes volées à ma mère et dans un second temps de petites fioles que je remplissais là aussi avec de l'alcool volé à Renée.
Pas très glorieux.
Je n'étais pas maligne et je m'étais faite pincée par la principale du collège après qu'une de mes « clientes » aie vomi son déjeuner en cours d'histoire.
Je fus éjectée du collège, Sue me foudroya d'une colère sans précédent et Carmen m'interdit l'accès au salon pendant un mois. J'étais désespérée mais il était hors de question que je lâche l'affaire.
Je changeais d'établissement et cette fois je faisais mon trafic à la sortie des cours. Mais j'avais moins de temps pour tatouer alors je n'ai continué que les weekends.
Je me suis consacrée aux études, enfin, j'ai essayé. L'école n'était vraiment pas faite pour moi, ou l'inverse. Comme petite, j'avais le plus grand mal à rester assise sur ma chaise et à me concentrer pendant des heures sur un professeur qui parlait sans fin.
J'avais en plus un gout prononcé pour la bagarre.
Toutes les excuses étaient bonnes et si j'étais battue tant pis, j'encaissais les coups avec résistance, rien ne me faisait flancher. Ces combats m'aidaient à canaliser ma rage. La douleur m'apaisait elle aussi d'une certaine façon. Tout cela n'était qu'une manière d'extérioriser la souffrance et l'amertume qui ne me lâchaient jamais. Ceci dit, je prenais mes précautions, je ne me battais jamais dans l'enceinte de l'établissement, toujours à l'extérieur parce que le seul endroit où je me sentais bien, à ma place, était le salon. Et je ne voulais plus en être privée
Mais quand arrivait le weekend, le cauchemar recommençait.
Sue avait ardemment suggéré que je ne retourne pas chez Renée les weekends, que ces jours étaient insupportables pour moi et nocifs pour ma santé mentale. Il faut croire qu'elle était la seule à le penser puisque je continuais malgré tout à me rendre chez Renée chaque fin de semaine, contrainte et forcée par une administration qui voulait coûte que coûte que les enfants gardent un lien avec leurs parents.
Vers l'âge de 15 ans, je m'arrangeais pour ne pas passer le moins de temps chez Renée. Je passais mes journées dehors, à trainer avec des gens peu recommandables jusqu'à des heures indécentes. Je rentrais le plus tard possible pour être sûre de ne croiser personne et même souvent je ne rentrais pas. Ma mère s'en fichait royalement. Je ne sais même pas si elle se rendait compte de mon absence.
C'est à cette période que j'ai perdu ma virginité. Le prétendant était Mike Newton, de trois ans plus âgé. Nous l'avons fait à l'arrière de sa voiture dans un coin sombre d'une rue excentrée. Si je me rappelle de son nom, je ne me rappelle plus vraiment de l'acte en lui-même. J'ai eu mal, un peu mais sans plus. Je ne peux pas dire que ce fut agréable. Quant à l'amour, je ne connais pas ce type d'amour.
J'aime Sue, Carmen, Emmett, mais le sentiment amoureux pour un homme m'est inconnu.
J'ai donc eu plusieurs conquêtes masculines mais aucune relation. Ce n'est pas une règle, c'est un fait. J'aime coucher avec des hommes, j'aime l'orgasme quand je l'atteins. J'aime la sensation d'apaisement qu'il me procure, sentir la tension s'évaporer. Je n'ai pas de honte ni de tabou dans le sexe. Je profite autant d'eux, qu'eux de moi. Mais aucun homme ne m'a jamais donné envie de continuer à le voir ou d'avoir un rapport plus intime que le sexe sans lendemain.
Je suis peut-être trop indépendante pour m'unir à un homme ou peut-être suis-je trop détraquée.
Cette année-là, je réalisais mon premier vrai tatouage.
- Salut Sue! dis-je avec un grand sourire, comme chaque fois que je passe les portes de son salon.
- Hey Bella! répond-elle la tête dans son sac à main. Je vais faire une course vite fait et quand je reviens tu m'aides à préparer les couleurs pour mon prochain client ok?
- Bien sûr pas de soucis. Tu en as pour longtemps, je demande innocemment.
- Entre 30 et 45 minutes. C'est bon pour toi? Je peux te laisser seule?
Je me frotte les mains dès qu'elle a disparu. Carmen refuse de me tatouer et elle refuse que je le fasse mais je me sens prête et surtout je m'en sens capable.
Je m'introduis dans la cabine comme une voleuse. Je n'ai pas une grosse préparation à faire parce que je ne vais utiliser que le noir et mon calque est déjà prêt depuis belle lurette.
Quand j'enclenche la machine, j'ai un léger doute, mais dès que l'aiguille s'enfonce dans ma peau, je sais que je fais exactement ce que je dois faire. Tout devient évident.
C'est douloureux, surtout sur la peau fine de mon poignet et mon avant-bras, mais je suis grisée, euphorique et en même temps concentrée comme jamais. Mes doigts s'accrochent avec souplesse sur la machine et je suis avec minutie les traits de mon dessin. L'encre pénètre ma peau, le sang s'écoule un peu et surtout mon ébauche prend forme pour l'éternité.
J'esquisse une fleur de pissenlit dont les pétales s'envolent. Le cœur est juste en dessous du poignet tandis que la tige descend délicatement sur mon avant-bras.
Pour moi, elle est un symbole de l'insouciance enfantine que je n'ai pas connu et à laquelle j'aspire encore aujourd'hui. Je veux garder ce sentiment sur ma peau pour me rappeler que j'y ai droit, que je peux encore le ressentir même s'il est assez éloigné de ce que j'éprouve quotidiennement.
- Bella?
Je me crispe soudainement et relève la bécane de ma peau par réflexe. Je soulève très lentement ma tête vers Carmen qui vient d'entrer dans la cabine.
Je l'ai bernée, j'ai désobéi, elle va être folle de rage et me passer le savon le plus mémorable de l'histoire des savons. Une goutte de sueur glisse sur ma tempe, je déglutis difficilement et je suis vraiment mais vraiment inquiète.
Mais quand mes yeux trouvent enfin les siens, j'y vois comme de l'émotion et une pointe de fierté.
« Maintenant tu es prête, tu vas pouvoir tatouer. » annonce-t-elle avec une voix chaude mais troublée.
Les larmes montent à mes yeux mais je les chasse d'un soupir. Je ne pleure pas, jamais. Je ne supporte pas de m'apitoyer sur mon sort. Et pour l'heure, les larmes sont dues à l'émotion, je ressens une immense fierté.
Carmen ne m'autorise pas à tatouer pour me faire plaisir, si elle le fait c'est parce que j'en suis digne et la satisfaction emplit tout mon être.
- Tu restes? je demande.
- Je ne manquerais ça pour rien au monde, répond-elle en s'asseyant à mes côtés.
Je sens le regard professionnel de Carmen sur chacun de mes gestes mais elle n'intervient pas. Son attitude me rassure. Si elle ne dit rien c'est que je me débrouille bien.
- Bon sang Bella... Carmen cherche ses mots. Ton tatouage est parfait!
Le silence passe entre nous et je me sens digne de sa confiance, digne de tenir une bécane et digne d'exercer.
- Les lignes sont tellement fines, lisses, délicates...
Mon sourire n'a pas de fin
- Est-ce qu'il ressemble à ce que tu avais imaginé?
- Il est exactement comme je l'avais imaginé, en mieux, je réponds, fière au possible.
Notre émotion à son comble, elle nettoie et s'occupe de mon tatouage. Elle sait que j'ai largement les compétences de le faire mais elle tient à s'en occuper, à s'occuper de moi. Qu'est-ce que j'aurais aimé que cette femme soit ma mère...
Même en foyer, je n'ai jamais cessé de fréquenter Emmett. Il passait une ou deux fois par semaine à la sortie du collège puis du lycée pour juste m'accompagner chez Carmen. Le weekend il me sortait souvent de mon enfer pour boire un verre avec ses amis ou tous les deux.
Il approuvait complètement le fait que je fasse des tatouages, il m'y encourageait. Lui-même était sur un projet d'ouvrir un salon.
Ce jour-là, j'ai dix-sept, je suis avec un groupe de garçons dans un parc quand j'entends…
« Bella ! Mais qu'est-ce que tu fous ?! »
Emmett ne se trouve pas à bonne distance, non, il se tient tout près dans mon dos. Je sais clairement qu'il a vu le joint que j'ai entre les doigts, la cannette de bière à mes pieds et le garçon d'au moins cinq ans mon aîné avec qui je flirte ouvertement.
Mon sang se glace et je reste pétrifiée. Emmett est très important pour moi, je ne veux pas le décevoir. Il est bien sûr au courant de mon comportement déviant, mais jamais je ne me suis retrouvée confrontée à son jugement.
Je me retourne prudemment et je lis clairement dans ses yeux l'émotion que je ne voulais jamais y lire, la désillusion.
Sans un mot, il se détourne de moi et s'en va.
«Emmett! Attends!»je crie.
Mais il continue d'un pas rageur. Il semble furieux.
Sans réfléchir je balance le joint et cours pour le rattraper. Mais arrivée à sa hauteur, je ne sais pas quoi dire. Je me sens débile et je m'en veux.
Nous marchons tous les deux côte à côte un moment.
Je voudrais qu'il parle, qu'il gronde, qu'il m'accable mais il se tait et son silence est pire que des représailles.
- Je suppose que je te déçois, je commence doucement.
- Dis pas de connerie. Tu peux pas me décevoir… mais tu y vas fort quand même.
Je baisse la tête, honteuse.
Il s'arrête subitement et me fait face.
- Tu sais Bella, je suis en contact avec Sue Clearwater. Elle me dit tout.
Il frotte sa nuque, signe qu'il est vraiment énervé.
- Je ne suis pas déçu, j'ai honte, soupire-t-il.
Je n'arrive plus à soutenir son regard. Je comprends qu'il ait honte, je ne suis pas une personne dont on peut être fière. J'ai la sensation qu'une aiguille traverse mon ventre.
- J'ai honte parce que je n'ai rien fait pour t'aider.
Quoi?
- Je me suis dit que les bêtises que tu faisais tu devais les faire pour exorciser ton mal-être. Je ne suis plus très sûr de ça.
Il est perdu et je dois avouer qu'à cet instant je le suis foutrement moi aussi. J'essaie d'amoindrir les faits.
- Tu n'es pas responsable de moi Emmett. Tout va bien, c'est juste un joint…
Je tente d'éluder mais il n'est pas dupe. Il ricane avec ironie avant de continuer.
- Et ta pommette violacée, c'est rien non plus ? tu fais partie d'un fight club ?
Je détache mes cheveux pour cacher un peu mon visage.
- La première règle du fight club est qu'on ne parle du fight club, je tente.
J'essaie de passer à autre chose, de le faire rire, un peu maladroitement j'avoue.
- Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu fumes, tu te bats, tu te rabaisses constamment ?
Il ne répond pas à ma réplique et je sens qu'il a besoin de parler à cœur ouvert.
- J'en sais rien Em. Je fume pour passer le temps. Les weekends sont longs.
Ma voix se fait sombre malgré moi. Je déteste ces foutus weekends.
- Je me bats parce que la terre entière m'exaspère ! Les filles sont cloches, elles ne pensent qu'aux mecs. Les mecs sont idiots ils ne pensent qu'au cul. D'abord tu couches et après tu discutes.
Il ne relève pas mais je sens que je suis allée un peu loin.
- Et ton psy qu'est-ce qu'il en dit ?
- Pfff… Ce type ne dit jamais rien. Alors maintenant je fais pareil, j'y vais pour faire plaisir à Sue et j'attends que ça passe, je râle.
Le silence se fait et nous déambulons tous les deux. Je sais qu'il attend le bon moment pour que je me livre. Je ne peux pas lui cacher mes sentiments, il est le seul à qui je peux me confier sans peur d'être jugée.
- J'ai ce malaise Emmett. Il est là.
Ce disant je lui montre le creux de ma poitrine en grimaçant. Parce que oui, ça fait mal, et quoi que je fasse je ne parviens jamais à m'en défaire vraiment.
- Ça m'étouffe. Planer m'aide à l'alléger, me battre aussi et… d'autres choses comme ça.
Je n'ai pas l'impudeur de lui parler du sexe.
Il est perdu dans ses pensées. Il réfléchit et je lui laisse le temps. Là tout de suite je suis accablée par la honte et le remord. J'aimerais être une autre, j'aimerais être légère.
- Ok Bella, voilà le deal. Je passe te chercher tous les matins et on va courir.
- Hein ?! mes yeux s'écarquillent.
Hors de question, le sport c'est son truc, pas le mien.
- Courir Bella. Tu sais comme marcher mais en plus vite, dit-il avec ironie en mimant avec ses doigts. Tu vas te secouer, ça va vider ton énergie négative et en plus tu vas te muscler.
Il est très sérieux, parle avec ses mains et m'explique comme si j'avais deux ans.
- Emmett c'est N.O.N. Je ne cours pas ! dis-je en articulant exagérément. Je vais pas faire comme ces crétins avec leur casque sur la tête, leur téléphone sur le bras et les dernières chaussures fluo à la mode. Je ne suis pas comme eux, je ne suis pas ridicule. En tous cas pas à ce point ! Regarde !
Je pointe sans vergogne un joggeur attifé d'une façon grotesque.
Emmett se marre grassement.
- Bella, on peut courir en simple short et on peut discuter aussi. On sera tous les deux, ça peut être cool. En plus, on peut choisir un endroit pas fréquenté, on n'est pas obligé d'aller au parc.
- Non Emmett c'est toujours non. Ça voudrait dire qu'il faut que je me lève aux aurores pour courir avant les cours, c'est pas possible. Au foyer je dors jamais avant minuit.
- Pourquoi ?
- Trop de bruit... j'élude en secouant la tête. Mais c'est pas le problème, trouve autre chose, la course c'est pas mon truc !
- On peut courir après tes cours, propose-t-il.
- Je suis chez Carmen après les cours et toi tu bosses c'est pas pratique.
Alors il s'arrête et pose ce regard sur moi. Celui qu'il utilise avec parcimonie mais toujours à bon escient, celui qui me fait fondre. Je ne peux rien lui refuser quand il me regarde ainsi.
- On se donne un mois, weekends compris. On court trois fois par semaine. Si après ça tu ne veux pas continuer, c'est ok pour moi.
Je le toise les yeux plissés et il prend le même air.
- Une semaine, je tente en utilisant une voix grinçante.
- Trois, fait-il en m'imitant.
- Deux! j'insiste.
- Trois, c'est mon dernier mot Bella.
Je vois bien qu'il ne cèdera pas. Mes épaules s'affaissent, mes bras tombent le long de mon corps.
- Deal, dis-je dans un murmure.
- Yeah deal ! Hurle-t-il.
Il me présente son poing que je tape avec le mien sans enthousiasme.
- Dans quoi je me suis fourrée, je râle dans ma barbe.
Emmett tout sourire m'enlace et me secoue dans tous les sens.
Il est la seule personne que je laisse m'étreindre. Sue et Carmen en ont parfois eu envie mais n'ont jamais osé.
Je n'ai pas cet élan. Je repousse les contacts physiques sauf quand il s'agit de sexe. Et là encore, j'évite les baisers, ils m'écœurent.
Emmett a réussi à me faire prendre gout à la course. J'ai couru avec lui pendant quelques mois, puis trop occupé à monter son salon de tatouage tout neuf, il m'a abandonnée.
J'ai continué seule. J'ai pris l'habitude de me lever tôt et je dois bien avouer que je me sens moins nerveuse.
C'est aussi durant l'année de mes dix-sept ans que j'ai rencontré Jasper.
Il venait faire un essai dans le salon de Carmen. Il avait vingt ans. Il était beau et gentil à se damner. Sa douceur et son sens aigu de l'observation m'ont conquise. Nous avons rapidement fait connaissance. Il était très doué pour son âge et très mature aussi. Nous avions quelque chose de commun. Le tatouage bien sûr mais aussi quelque chose de plus diffus que je n'ai pas compris de suite.
Je lui ai présenté Emmett et ils se sont associés tous les deux pour monter leur propre salon de tatouage.
Depuis j'ai quitté l'école avec mon diplôme de fin d'étude.
Le moment était très émouvant. Toutes les personnes qui comptaient pour moi étaient présentes. Carmen et ses tatouages sous sa petite robe fleurie faisait loucher plus d'un papa alors qu'Emmett et Jasper faisait plutôt loucher les jeunes filles.
Sue était plus fière que jamais. Moi j'étais heureuse, j'allais enfin pouvoir passer tout mon temps à faire ce que je savais faire de mieux et ce que j'aimais le plus, tatouer.
J'ai travaillé quelques années dans la boutique de Carmen. Je me suis créée une petite renommée.
Lorsque j'ai eu vingt et un ans, Emmett m'a fait une proposition à laquelle je n'ai pas pu résister. J'étais plus que flattée qu'il m'offre de travailler pour lui. Notre complicité s'en est vu renforcée si c'est possible.
Aujourd'hui quand je repense à ce que j'ai traversé, je souris. Je suis exactement où je dois être, à ma place.
Je regarde Emmett rire de sa blague graveleuse. Jasper hoche la tête négativement alors qu'il sourit. Ben et Tyler sont morts de rire.
Moi je rigole doucement parce que je suis heureuse, heureuse d'être celle que je suis devenue et entourée par les personnes que j'admire.
- Au boulot les gars ! j'assène sans grande autorité, plutôt pour les embêter.
Ils protestent tous bruyamment et je me marre.
- J'ai rendez-vous dans quinze minutes avec une midinette qui va surement vouloir se faire tatouer une fleur bien discrète sur la hanche, alors ne râlez pas trop c'est moi qui me tape une matinée de merde !
J'adore les tatouages compliqués alors une petite fleur ou un papillon, ce n'est pas très passionnant.
- Ma pauvre Bella ! S'apitoie Emmett en passant son bras sur mon épaule. Un petit calinou ? Demande-t-il avec une mou de crétin.
- Dégage !
Mon ton n'est pas assez tranchant pour qu'il s'en vexe. Au contraire il me charrie en me traitant de joli petit chaton. Je déteste quand il fait ça alors je râle mais avec le sourire.
Des clients arrivent et ils rejoignent tous leur cabine sauf Emmett qui est toujours le dernier à recevoir un client pour s'occuper de l'accueil.
Quinze minutes plus tard pas une de plus, une jolie petite brune passe la porte de la boutique.
- Bonjour, je suis Alice, j'ai rendez-vous avec Bella.
- Bonjour Alice. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
Elle est nerveuse, très nerveuse.
- C'est toi qui va me tatouer ?
- Heu... Oui, c'est moi Bella.
Est-ce que ce n'est pas ce que je viens de lui dire ?
Elle ne semble pas rassurée. Je fais de gros yeux à Emmett, sous entendant très clairement qu'il va me falloir beaucoup de patience avec elle.
Il répond en serrant les dents et secouant sa main de haut en bas.
- Ho... D'accord... Excuse-moi, je m'attendais à quelqu'un de plus... de moins...
- De moins jeune, je la coupe.
Ce n'est pas la première fois qu'on me fait la remarque. Je cache mon agacement et affiche un sourire poli.
- Je peux te montrer ce que j'ai déjà fait si ça peut te rassurer.
- Oui, pourquoi pas...
Elle me suit dans la cabine. Je mords mon index plié entre mes dents avant de passer la porte coulissante et j'entends le ricanement d'Emmett qui n'en perd pas une miette.
Elle a peur. Il s'agit de son premier tatouage, on lui a surement dit que ça fait mal et qu'il est très difficile de le faire enlever s'il est raté.
Elle parait venir d'un milieu aisé. Elle porte des escarpins d'une grande marque bien connue, une robe griffée et sa coiffure courte est un savant mélange de coiffé décoiffé à deux cent dollars la coupe.
Oui, je suis observatrice. Je dois savoir qui elle est pour la rassurer et lui proposer un dessin approprié. Tout ça fait partie du boulot.
- Qu'est-ce que tu as en tête ? Quelle sorte de tatouage ?
- Je voudrais une petite fleur de cerisier sur la hanche.
Et voilà, exactement ce que je disais. Pourtant je ne l'avais eu qu'au téléphone.
Est-ce que ma matinée va pouvoir être plus merdique qu'elle ne l'est déjà ?
Il faut croire que oui.
