Mes petits chats,
Je reviens aujourd'hui avec la première partie d'une nouvelle histoire, une Steve x Bucky.
Elle me tient particulièrement à cœur car je l'ai débuté pendant le premier confinement. Il s'agit donc d'un de mes récits les plus anciens, plusieurs fois poursuivis puis mis de côté avant d'enfin l'achever il y a environ un mois.
De plus, c'est un récit "fleuve" car le fichier natif fait plus de 660 pages. Cette partie n'est donc que la première d'une (très) longue série :)
Le début étant assez daté, la relecture est bien plus longue que je ne le pensais. Plus que cela, il s'agit presque d'une réécriture tant son style me déplaît. Le rythme de publication sera donc un peu erratique dans les prochaines semaines. J'espère pouvoir publier une partie tous les quinze jours mais sans certitude. En tout cas, sachez que je travaille dur pour cela.
Cette histoire est longue mais il faut la voir comme le récit d'une tranche de vie, un récit de vie quotidienne avec ce qu'elle peut comporter de rebondissements mais sans extravagances (en tout cas, je ne le pense pas). C'est une histoire d'amour normale entre deux hommes normaux (ou à peu près parce que, eh bien, c'est Steve et Bucky).
Bref, j'ajoute pour finir que comme d'habitude, un commentaire sur le fond ou la forme (orthographe, grammaire etc.) sera la bienvenue car je n'ai pas le regard absolu.
Ci-dessous, quelques notes explicatives si le cœur vous en dit et à tous, je vous souhaite une agréable lecture.
Bien à vous,
ChatonLakmé
Eureka est une ville située dans le Nord de la Californie et chef-lieu du comté d'Humboldt. Construite sur la côte Pacifique, elle se déploie le long du golfe d'Humboldt au sud et d'Arcata Bay au nord. Une presqu'île sépare la ville de l'océan. Reliée au continent par le Samoa Bridge, elle rassemble, du sud au nord, les petites localités de Samoa, Manila et Humboldt, chacune avec leur plage éponyme.
L'achillée est une plante à longue tige avec de petites fleurs blanches ou jaunes-orangées qui pousse notamment dans le sable.
KMUD est une station radio locale dont le siège est installé à Garberville. Ses ondes desservent notamment le comté d'Humboldt.
Robinson Crusoé est le héros d'un roman éponyme écrit par Daniel Defoe et publié 1719, très librement inspiré de la vie du marin Alexandre Selkirk. Après le naufrage de son navire, Robinson doit apprendre à survivre seul sur une île jusqu'à sa rencontre avec un homme indigène qu'il appelle Vendredi. C'est un très célèbre roman d'aventures.
WinCo Foods est une chaîne américaine de supermarché, détenue majoritairement par ses employés.
Les pop-tarts sont des biscuits sucrés fourrés de forme rectangulaire à passer dans le grille-pain. C'est un incontournable du petit-déjeuner américain.
PLS est l'acronyme pour Position Latérale de Sécurité. Dans les gestes de premiers secours, c'est la position dans laquelle placer systématiquement une personne inconsciente qui respire normalement (allongée sur le côté, une jambe repliée par-dessus l'autre, la bouche ouverte et la tête bien alignée dans l'axe du dos). Elle permet de maintenir les voies respiratoires dégagées et d'éviter l'étouffement.
L'homme de la plage
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Première partie
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Assis en haut de l'escalier de sa terrasse menant à la plage, Bucky porte lentement sa tasse de café à ses lèvres. Le regard perdu sur les eaux du Pacifique, il boit une gorgée brûlante avant de soupirer doucement de bien-être. Le brun pose une main distraite sur la jolie tête de sa chienne qui, allongée de tout son long à ses côtés, la fait pendre dans le vide dans un abandon tranquille, les yeux clos. Le jeune homme enfouit ses doigts dans la fourrure douce et soyeuse. Le grand corps musclé frémit de bonheur sous son toucher.
Bucky s'appuie d'une épaule contre la rambarde et ferme les yeux, un léger sourire aux lèvres. Le corps encore légèrement engourdi par le sommeil et les sens un peu émoussés, il sent pourtant avec une acuité étonnante la brise marine qui souffle depuis le front de mer de Manila. Légèrement poisseuse d'embruns salés, elle effleure sa peau d'une tendre caresse et joue dans les mèches brunes qui s'échappent du petit chignon qu'il a noué à la va-vite à son réveil pour dégager sa nuque un peu moite.
Une bourrasque plus forte que les autres vient soudain lui fouetter les joues.
Le brun fronce légèrement le nez tandis qu'à côté de lui, Sandy éternue bruyamment et s'ébroue. Bucky rouvre paresseusement les yeux. Il sourit en voyant la chienne lui jeter un regard encore ensommeillé avant de laisser retomber lourdement sa tête sur l'emmarchement. Le brun ricane. Les longues moustaches nacrées de Sandy frémissent doucement sous l'effet de la brise matinale. Il hausse légèrement les épaules quand la chienne lui jette un regard en coin. Ses doux yeux bruns semblent luire d'une vague lueur de reproche.
— « Quelle comédienne tu fais… », dit-il en grattant affectueusement ses oreilles. « Si tant de nature sauvage gêne tes goûts de grande dame, tu peux toujours rentrer. »
Sandy jappe puis tourne ostensiblement la tête sur le côté pour l'ignorer. Bucky la caresse une dernière fois et taquine un instant son ventre dont la fourrure est si soyeuse et dorée.
Le jeune homme se réinstalle confortablement et boit une autre gorgée de café.
La brise, un peu piquante en ce début de matinée, semble emporter progressivement l'humidité imprégnée dans le sable encore frais. Seulement marqué par de délicates ondulations, il va se réchauffer au fil de la journée et Bucky sait déjà qu'elle va être magnifique. Le soleil scintille délicatement sur les crêtes d'écume et les orne de reflets précieux et moirés qui lui font plisser les yeux. Depuis sa terrasse, le brun sent la plage se réchauffer lentement sous l'effet de ses rayons dorés. Une douceur tiède et paresseuse monte imperceptiblement de Manila Beach. Jusque sous les pilotis de sa maison. Dans l'après-midi, au moment où le soleil sera le plus haut, l'air sentira l'odeur sèche et piquante du sable brûlant. Bucky aime bien aussi ce parfum plus puissant. Puis la brise change de direction et apporte d'autres odeurs, celles des hautes herbes qui ondulent sur les dunes de Manila. Les senteurs piquantes et résineuses des pins du Ma-le's Dunes Park, au nord, viennent s'emmêler à celles, plus épicées et chaudes, des graminées aux tiges dorées et aux arômes des bouquets d'achillées aux fleurs jaunes. C'est doux et chaud, réconfortant comme une couverture qui vous envelopperait et apaisant comme une main tiède qui viendrait vous cajoler doucement le front.
Dans son dos, le brun entend la guitare sèche du morceau de folk qui passe à la radio se mêler au bruissement doux et apaisant des vagues.
Bucky se mord les joues.
Une mollesse paresseuse l'envahit, qui alourdit ses membres et émousse un peu plus ses perceptions encore mal éveillées.
Il perçoit vaguement la voix de l'animateur de l'émission matinale de KMUD avant qu'une nouvelle playlist ne débute. Les paroles de The Open Road de Hollow Coves résonnent sur la plage déserte. Bucky s'appuie plus lourdement contre la rambarde, pianotant distraitement du bout des doigts au rythme de la chanson. Il y a comme une mélancolie un peu douce dans l'air que le soleil réchauffe lentement.
Le brun fronce les sourcils et termine son café d'une longue gorgée pour se rasséréner. Il pose sa tasse vide un peu brusquement sur la marche et Sandy grommelle dans son demi-sommeil. Quand il la caresse de ses doigts un peu froids, la chienne proteste et s'agite pour le repousser. Il s'obstine un peu. Sandy se redresse et tourne la tête dans sa direction pour l'interroger du regard.
— « C'est toi et moi contre le reste du monde, n'est-ce pas ? », murmure le brun en cajolant affectueusement sa jolie tête. « Comme Robinson Crusoé et Vendredi sur leur île… »
Sandy se contente de rouler sur le flanc pour offrir complètement son ventre doré à ses caresses. Le brun sourit et y enfouit ses doigts un peu moins froids de bonne grâce. Ils continuent à se réchauffer au contact de son corps musclé. Bucky sent sa respiration lente et tranquille sous sa paume, l'imperceptible tressaillement de ses muscles et les petits soupirs de contentement qui gonflent sa cage thoracique. Il adore ça.
Rien ne lui rappelle plus la maison que ce toucher et ces parfums.
Bucky aime sa vie simple et un peu routinière, passée à contempler la plage de Malina entre deux pages d'une traduction d'un roman russe pour la maison d'édition Stark Publishing. La maison familiale des Barnes sur la plage est son havre de paix. Il se sent bien assis sur sa terrasse à regarder l'océan ou quand il se promène pieds nus dans le sable avec Sandy. Sur ce bout de terre peu urbanisé, entre le Pacifique et la ville d'Eureka, Californie de l'autre côté d'Arcata Bay, il aime cette nature sauvage, un peu solitaire et préservée, même si les dernières maisons de Manila sont, comme la sienne, construites sur les crêtes des dunes.
Dans ce paysage un peu nu où il ne voit chaque jour que quelques habitants et promeneurs arpentant Manila Beach, parfois jusqu'à la plage de baignade de Samoa, Bucky est heureux.
Soudain, la playlist diffusée par KMUD change radicalement de registre et diffuse un morceau de pop-rock tendance. Le brun rit en voyant la longue queue touffue de Sandy battre inconsciemment le rythme aux battements entraînants de la batterie. Le jeune homme marque les temps de Higher Power de Coldplay du pied tout en tâtonnant un peu maladroitement derrière lui à la recherche de son carnet. Il sent ses spirales métalliques sous ses doigts et le tire à lui avant de se redresser d'un souple coup de rein. Bucky cale son dos contre la rambarde, les genoux contre son torse. Il retire le stylo coincé dans la reliure et observe un instant la couverture. Le carton est de couleur verte et orné en son centre d'une grosse tête d'ours dessinée dans un style presque photographique. Sous le motif se détache une horrible devise imprimée en lettres cursives qui le fait pourtant toujours ricaner. You're my bear friend. C'est si mauvais. Il aurait dû se méfier quand Sam lui avait tendu le petit paquet emballé de papier kraft. Son sourire malicieux lui mangeait la moitié du visage.
You're my bear friend.
Le brun ouvre le carnet, passe quelques pages couvertes d'écritures et de ratures. Annotées de multiples to do list comme il aime tant en rédiger pour ordonner ses pensées. Winnifred Barnes faisait ça aussi, couvrant des feuilles volantes de sa belle écriture ronde et déliée de professeur de littérature. Celle de son fils est plus aiguë mais ce qui importe est surtout le trait parfait qui les raye une fois la tâche accomplie. C'est immensément satisfaisant.
Le jeune homme s'apprête à noter l'en-tête de sa liste quand une ombre, démesurément grande, passe soudain sur la terrasse. Le brun lève les yeux tandis qu'à côté de lui, Sandy se redresse brusquement, à l'affût. Un cri puissant et aigu déchire brusquement la quiétude de la plage tandis que le goéland descend en piqué pour se poser sur le sable à côté d'un groupe de mouettes. Il vole très bas, suffisamment bas pour que la chienne se redresse, son corps agité d'un frisson peureux. Si Bucky se passerait bien des fientes qui maculent parfois le mobilier de sa terrasse, Sandy adore courir avec les oiseaux de mer pour les effaroucher. Parfois elle en attrape un et il jure entre ses dents serrées par le dégoût. La chienne esquisse un geste pour se jeter en bas des escaliers. Le jeune homme a à peine le temps de tendre la main pour la retenir par le collier.
— « Hors de question Sand'. N'y pense même pas », grogne-t-il en la ramenant contre lui.
Il l'embrasse sur le front mais la chienne se contorsionne et gémit plaintivement. Son corps est tendu vers l'avant, attiré par le ballet blanc et gris des oiseaux. Bucky la distrait d'un nouveau baiser sur le crâne et appuie sur son arrière-train pour la faire se rasseoir à ses côtés. Sandy obtempère mais elle donne de la voix pour protester et aboie avec excitation.
— « Tu pourras leur courir après tout ton saoul quand je serais un peu mieux réveillé et que je pourrai te suivre », proteste-t-il. « Laisse-leur un peu d'avance… »
La chienne a un petit reniflement presque dédaigneux et s'affale sans grâce contre la rambarde, le museau dans l'interstice entre deux barreaux. Comme pour mieux sentir la plage et ses occupants. Elle tend à intervalle régulier la tête en avant avec une adorable envie de gamin. Bucky rit et la caresse affectueusement.
— « Plus tard Sand' », répète-t-il et Sandy soupire d'un air de martyr accompagné d'un regard mouillé. « C'est bien essayé mais je te pratique depuis un peu trop longtemps pour que tu puisses m'avoir aussi facilement. … Ou en tout cas, je tiens plus longtemps devant tes airs de comédienne que Sam ou Maria. Arrête ça… »
Bucky grommelle et pousse doucement sa tête de l'autre côté pour la faire regarder ailleurs. La chienne jette un dernier coup d'œil à la plage, se lèche le museau, baille longuement puis ferme à nouveau les yeux. Le jeune homme reprend son carnet et commence à griffonner sa liste. Un Courses alimentaires terriblement prosaïque le fait légèrement grimacer. Il doit à tout prix y aller ce soir et ils seront bien trop nombreux à son goût à avoir la même idée. Sandy claque vigoureusement ses mâchoires l'une contre l'autre.
— « Je sais. Tu vois, je viens de l'écrire », ricane-t-il en lui montrant la page. « J'espère que tu as bien conscience que nous irons en ville par une si belle journée uniquement parce que tu as besoin de tes répugnantes croquettes à la dinde du WinCo Foods. Bon sang, elles sentent tellement fort… »
Bucky écrit encore deux ou trois autres tâches avant de se laisser à nouveau distraire.
La brise est un peu moins humide qu'à son réveil à présent. Les parfums de sable tiède et d'herbe sèche sont plus forts alors que le soleil inonde Manila Beach et achève de faire s'évaporer la moiteur de la nuit passée. Tout est si serein. Au-delà des dunes de Manila, de l'autre côté d'Arcata Bay et du Samoa Bridge qui relie la presqu'île au continent, il a presque l'impression d'entendre ronronner l'agitation de la petite ville d'Eureka. Comme un grand corps qui s'éveille lentement. Il y a probablement déjà foule au grand WinCo Foods sur W. Harris Street, avec son vaste parking et sa clientèle familiale un peu trop bruyante à son goût. Bucky préfère de loin flâner tranquillement dans les allées du marché de maraîchers et de producteurs locaux qui s'installe une fois par semaine sur le front de mer dans le quartier de Old Town. Mais Sandy n'acceptera pas de passer une journée de plus sans ses croquettes industrielles à la volaille. Pourtant, agréablement réchauffée par le soleil, le brun n'a aucune envie de prendre son vieux pick-up pour rejoindre la ville. Le centre-ville d'Eureka n'est pas loin en voiture, à peine quinze minutes mais il faut traverser par la route deux îles et un bras de mer et cela lui semble soudain être à l'autre bout du monde.
Le jeune homme caresse distraitement Sandy. Il aime pourtant Eureka, animée mais à taille humaine. Le jeune homme y est né, il y a grandi sans jamais trouver les limites des quartiers de Greenside Park ou de Old Town trop étroites pour lui. Depuis plus de trente ans, il suit les mêmes rituels immuables et familiers. Ceux qui lui font côtoyer la même sandwicherie où il déjeunait parfois au lycée ou le même coiffeur chez lequel sa mère l'emmenait quand il était petit. Miss Patty semble aussi inaltérable que ce modeste morceau de la côte pacifique. Bucky a beau avoir eu trente-quatre ans il y a quelques semaines, elle continue à lui donner les mêmes bonbons emballés de son enfance. Et il les accepte parce que, eh bien, c'est ainsi que les choses se passent et qu'il les connaît.
Sur la page d'à côté, Bucky rédige une rapide liste de courses et agrémente la marque de croquettes de Sandy de plusieurs points d'exclamation et d'un smiley qui tire la langue. Il réfléchit, tapote du bout de son stylo, avant d'ajouter des pop-tarts au chocolat. Sam a terminé le dernier paquet lorsqu'il est venu boire un café chez lui il y a deux jours.
You're my bear friend.
Bucky aime aussi Eureka parce que c'est au Catherine L. Zane Middle School que le brun a rencontré celui qui est devenu son meilleur ami.
Le jeune homme effleure distraitement la petite cicatrice blanche qui court sur sa paume droite et sourit. Fine et à peine visible, elle est pourtant le symbole d'une amitié devenue indéfectible, nouée lors d'une expérience de chimie malencontreuse avec Mr. Grosver et ce nouvel élève arrivé d'Oregon avec lequel il partageait sa paillasse. Sam Wilson a aussi une marque sur son poignet droit, plus visible sur sa peau sombre, parce qu'il avait vivement éloigné Bucky de leur expérience chimique alors qu'elle venait d'exploser et projettait des particules un peu corrosives. Assis dans l'infirmerie, leurs plaies bandées et les yeux encore humides parce que cela avait fait un mal de chien, ils s'étaient copieusement insultés en accusant l'autre de maladresse. Puis ils avaient étrangement fait front devant la proviseure Westwood venue leur reprocher les dégâts matériels provoqués par leur expérience. À l'adolescence, on fait toujours esprit de corps contre l'autorité. Ça contribue aussi à nouer des amitiés. Des excuses échangées du bout des lèvres, des remerciements un peu plus francs et une poignée de mains (toujours bandées) avaient suffis à les faire sortir bras dessus bras dessous de l'infirmerie. Et cela fait vingt ans que ça dure, à peine entrecoupées par les années d'études de Sam à l'université d'État de Californie à Chico. Juste un interlude de sept ans avant qu'il ne revienne s'installer à Eureka pour pratiquer au Providence Saint-Joseph Hospital.
You're my bear friend.
Bucky sourit avec mélancolie. Dire qu'au retour de son meilleur ami, il ambitionnait de mener avec lui une vie de garçons, modestement enrichie par l'adoption de Sandy dans un refuge et des rencontres sentimentales de passage. L'amitié déçoit rarement, l'amour fait plus mal. Mais Sam, plus jeune que lui de deux ans parce qu'il a sauté des classes, fait tout plus vite. Vivre aussi, d'une certaine manière. Le brun l'a vu tombé amoureux presque fiévreusement d'une de ses collègues à Providence. Maria Hill est une belle brune du service de pédiatrie et Bucky, en observateur silencieux, avait bien remarqué la manière dont elle suivait Sam du regard dans les couloirs. Il les avait donc observés partir « en amis » pour un week-end de randonnée dans le Humboldt Redwoods State Park puis revenir, leurs mains enlacées. Le carnet à l'ours (noir, comme ceux qui arpentent du parc national) provient d'une petite station service sur la route de Redcrest. Sa devise est une promesse et Sam est si heureux avec Maria que Bucky l'est aussi. C'est aussi ça, l'amitié.
Achever la traduction du chapitre VI . Faire recherches pour chapitre VII.
Ça, c'est un problème plus préoccupant que l'odeur des croquettes de Sandy. Il mérite au moins autant de points d'exclamation. Sans doute freiné par son perfectionnisme, le jeune homme avance lentement sur sa traduction de Anna Karénine, chef d'œuvre de Léon Tolstoï, commandée par Stark Publishing à San Francisco. Antony Stark dit Tony, le fondateur et directeur du département de littérature, l'a déjà gentiment rappelé à l'ordre la semaine dernière. Bucky fronce les sourcils et rajoute encore quelques ponctuations au bout de la ligne. Il doit vraiment passer au chapitre suivant.
Vents. Vérifier toiture et pilotis. Vérifier appli météo du comté.
Derrière lui, la radio crachote les dernières notes d'une ballade pop qu'il n'a pas écouté. Le jeune homme tend toutefois l'oreille quand il reconnaît le petit jingle caractéristique annonçant le journal météo de KMUD.
— « Enfin, les vents violents s'éloignent d'Arcata Bay, nous allons tous pouvoir retrouver nos jardins et nos barbecues ! », s'exclame la voix ravie de la miss météo, un peu trop aiguë pour Sandy qui grommelle doucement. « Un anticyclone amené par le vent de mer va rester au-dessus de la Californie du Nord, annonçant une semaine superbe ! Le temps sera sans nuage, avec un beau soleil clair d'indice 5 donc n'oubliez pas votre crème solaire pour aller à la plage ! Les températures restent dans les constantes de saison avec une moyenne de dix-huit degrés dans la matinée et de vingt-cinq degrés dans le courant de la journée. Belle semaine à tous ! »
Bucky hausse un sourcil et donne un petit coup de coude amical à la chienne qui rouvre paresseusement les yeux.
— « Je te l'avais dit, une magnifique journée », se vante-t-il d'un air bravache. « On ira peut-être déjeuner sur la plage à midi… »
Un pique-nique dans le sable. Voilà une perspective réjouissante. Le brun annote une nouvelle fois sa liste de courses. Il va devoir aller au WinCo plus tôt qu'il ne le pensait. Un nouveau jingle, celui de l'émission du matin, tinte soudain dans le poste de radio. Bucky ne prête qu'une attention distraite à la chronique de Sherley sur une nouvelle marque de cosmétique à la mode, il est à peine plus concentré quand Eden détaille sa critique gastronomique d'un restaurant de Humboldt Hills.
— « Et maintenant, votre horoscope avec Madame Julia ! Écoutez bien, elle va peut-être changer votre vie ! »
Bucky ricane. La voix de la voyante est douce, très inspirée et un peu mystique. La station de radio est installée à Garberville, à cent kilomètres d'Eureka, mais Madame Julia semble être partie beaucoup plus loin.
— « Béliers, soyez attentifs car cette semaine est la vôtre. La grande visibilité de Mars dans le ciel vous est particulièrement favorable. Votre vie professionnelle est au beau fixe, c'est le moment de lancer des projets car votre planète maîtresse vous favorise. Quant à vos amours, les amants du zodiaque, Mars et Vénus, approuvent tous vos désirs. Soyez audacieux avec votre moitié ! », dit-elle d'un air complice. « Pour les célibataires, une rencontre imprévue pourrait changer votre vie. Vous tiendrez les rênes pour faire évoluer cette relation dans le sens qui vous conviendra le mieux mais n'oubliez pas que l'amour frappe souvent quand on ne l'attend pas. Taureaux, votre planète maîtresse Vénus vous profile une semaine agréable mais vous devez rester prudent. Mercure – »
— « Conneries… », la coupe brutalement Bucky.
Le jeune homme se penche en arrière et éteint l'appareil d'un geste un peu brutal. Il frotte ses mains sur ses cuisses, fait craquer sa nuque pour se réveiller avant de se lever souplement. Sandy se redresse rapidement en le voyant faire, déjà frémissante d'excitation à l'idée de leur promenade à venir. Elle se jette affectueusement dans ses jambes et le brun la gratte gentiment derrière les oreilles.
— « Et si nous y allions maintenant ? », lui propose-t-il en montrant la plage d'un petit signe de la tête.
Cette fois, Sandy semble presque vibrer de bonheur. Elle mordille doucement le bout de ses doigts avant de gigoter sur place, attendant désespérément un signe de sa part lui indiquant qu'elle peut descendre sur la plage. Bucky dépose rapidement son carnet, sa tasse à café et le poste de radio sur la table du salon. Derrière lui, la chienne gémit et se tortille d'un air de martyr.
— « Sandy », l'appelle-t-il pour attirer son attention. « Vas-y, file. On se retrouve en bas. »
Bucky lui fait un petit clin d'œil mais il n'accroche pas son regard. Sandy s'est déjà précipitée dans l'escalier et son empressement est tel qu'il l'entend glisser bruyamment, probablement sur la dernière marche.
Le brun enfile une vieille paire de baskets à lacets et une veste de jogging avant de la rejoindre. Quand il pose un pied sur la plage, il cherche machinalement la chienne du regard. Elle caracole joyeusement plusieurs mètres devant lui. Le jeune homme s'accroupit pour toucher le sable du bout des doigts. Celui-ci est sec mais à peine tiède. Entre ses doigts, il semble comme plus fin, plus délicat. Le brun aime bien le sentir couler entre ses phalanges.
Bucky commence à marcher vers le nord, suivant lentement Sandy qui s'ébroue avec bonheur au milieu des oiseaux de mer. Ces derniers s'envolent dans de grands cris effarouchés, se posent un peu plus loin mais la chienne est à nouveau sur eux et jappe de contentement. La voyant comme emportée dans son élan, le jeune homme la rappelle plusieurs fois pour éviter qu'elle ne s'éloigne trop de lui. Comme chaque matin. Et comme chaque matin aussi, il se tourne pour jeter un regard à sa maison depuis la plage.
C'est une de ses vues préférées.
D'un œil exercé, il vérifie l'état de la petite falaise sableuse sur laquelle elle est appuyée. L'entrée se fait de l'autre côté de la dune et la terrasse, superbe, est suspendue au-dessus de la plage par de solides pilotis. Le brun contrôle les énormes poutres, remonte ensuite le long de la façade au bardage clair en bois jusqu'à la toiture en tuiles sombres. Rien à signaler. Cette maison est celle de la famille Barnes depuis plus de quarante ans, quand ses parents l'ont acheté avant de divorcer quand il était encore au collège. Winnifred Barnes l'avait gardé, Bucky avait conservé sa chambre au rez-de-chaussé dont la fenêtre ouvrait sur la plage comme à l'infini. À présent, il occupe l'ancienne chambre parentale au premier étage avec la grande baie vitrée et son petit balcon donnant sur Manila Beach.
Le brun plisse à nouveau les yeux mais il ne distingue rien de particulier.
La maison est toujours solidement assise sur ses fondations et ses fenêtres semblent former un visage souriant sur sa façade. Tout va bien. Le jeune homme jette un dernier regard aux dunes couvertes de hautes herbes qui ondulent doucement dans un éclat métallique et reprend sa marche. À présent, Sandy est une tache dorée sur le sable, bien plus loin sur la plage et Bucky la rappelle vigoureusement. La chienne est en train de prendre ses aises parmi les oiseaux de mer et si ces derniers trouvent à un moment le courage de lui rendre la pareille, il n'a pas la moindre envie d'aller la récupérer sous leurs becs acérés. Leur vol erratique, leurs cris, montrent leur agacement. Un nouvel appel, un peu plus rude, et Sandy se fige. Elle revient vers lui en trottinant et lui jette un regard doux et velouté.
— « Tu t'es assez amusée avec eux pour aujourd'hui ma belle », lui dit-il en la flattant vigoureusement sur l'encolure. « Marche un peu avec moi maintenant. … Et pas de baignade non plus ! »
Bucky a à peine le temps de la rattraper par le collier alors que Sandy s'intéresse d'un peu trop près à l'océan. Le brun ronchonne et les fait remonter tous deux plus haut sur la plage, là où le sable est bien sec. Il n'a pas la moindre envie de rincer la chienne une nouvelle fois en deux jours, Sandy déteste ça. Elle couine doucement et insiste, tout son corps tendu vers les vagues. Le jeune homme pouffe doucement.
— « C'est toujours non Sand'. Et ne boude pas, c'est vilain chez une dame », la sermonne-t-il gentiment. « Amuse-toi plutôt avec ça. »
Bucky ramasse un morceau de bois, l'essuie rapidement avant de le lancer puissamment devant eux. Sandy bondit en avant. Rapidement, elle est à nouveau une fine silhouette dorée mais qui joue loin des mouettes et de l'océan. C'est acceptable.
Tout en la surveillant du coin de l'œil, le brun marche lentement, les mains dans les poches. Le sable crise doucement sous la semelle de ses baskets, faisant monter des odeurs de chaleur et de poussière. Le soleil chauffe un peu plus fort mais la brise matinale est encore fraîche et agréablement humide. Elle souffle doucement, effleure ses joues, son cou et joue avec ses cheveux. C'est le temps parfait pour une promenade.
Sandy lui rapporte le bâton, la tête et la queue bien droites et le jeune homme le lance à nouveau pour son plaisir. La chienne a un étonnant bond de lapin avant de s'élancer dans une gerbe de sable. Mais tout à coup, elle n'est plus seule à jouer. Une autre silhouette, plus menue et plus sombre se joint à elle, la faisant japper de joie. Bucky plisse légèrement les yeux avant de froncer les sourcils de contrariété. Il aime ses promenades solitaires sur Manila Beach tôt le matin. Non pas que ses voisins soient désagréables, le brun a juste envie de rester un peu avec lui-même. Or, il connaît cette silhouette et il n'a pas besoin de fouiller très longtemps la plage du regard pour en repérer deux de plus qui marchent vers lui. Sandy revient vers lui en trottinant et elle dépose le bâton à ses pieds. À côté d'elle, un petit terrier au poil ras et dru se tortille d'aise en regardant l'objet. Bucky sourit et s'accroupit.
— « Bonjour Nico », le salue-t-il en le grattant derrière les oreilles et le chien couine de plaisir.
Le brun relance le bâton et alors qu'ils détalent, un couple se rapproche de lui.
— « Bonjour Bucky ».
Le jeune homme répond d'un signe de tête, les mains enfoncées dans les poches de son jean pour ne pas avoir à en tendre une. Il apprécie Aaron et sa femme Charlie mais plus tard dans la journée, quand il se sent plus réveillé. La jeune femme rousse fronce légèrement le nez, une étincelle de malice dans ses yeux verts.
— « Tu sais qu'un jour, tu me diras bonjour en me prenant dans tes bras, n'est-ce pas ? », le gonde-t-elle gentiment.
Bucky a la décence de baisser les yeux sur ses pieds, un peu gêné. Peut-être pas mais il pourrait lui serrer la main, voire lui faire la bise. Aaron, un bel homme aux tempes à peine grisonnantes, se contente de le saluer de la même manière. Le brun aime bien son calme et sa force tranquille. Peut-être a-t-il aussi eu un peu le béguin pour lui quand le couple a emménagé à Manila il y a quatre ans. Aaron lui avait fait forte impression à leur première rencontre. L'homme suit du regard les deux chiens qui chahutent un peu plus et il sourit. Bucky se mord discrètement les joues. C'est pour cette fossette à la commissure de ses lèvres, et celle sur son menton, qu'il avait craqué avant de réaliser que c'était sans espoir. Cela ne l'empêche pas de les apprécier encore quand il les voit. Exactement comme la douceur de son regard quand il observe Nico et Sandy. Ça le rend vraiment séduisant.
— « Ils ont l'air très heureux de se revoir », dit-il lentement.
Bucky acquiesce. Aaron et lui se ressemblent un peu sur certains aspects, ils ne sont pas très volubiles et tout particulièrement le matin. Au début, le brun était un peu stupidement heureux de ce point commun. Charlie, plus expansive, fouille la plage du regard avec attention.
— « J'espérais croiser plus de monde ce matin », souffle-t-elle avec une petite moue déçue. « Non pas que je ne sois pas ravie de te voir Bucky mais j'aurais aussi aimé rencontrer Bill et Anna. »
— « Ils sont partis voir leur fille à Santa Rosa je crois », la renseigna-t-il distraitement.
Bucky siffle pour rappeler sa chienne à l'ordre en la voyant s'approcher un peu trop de la mer. Charlie regarde les deux chiens jouer, un fin sourire aux lèvres.
— « Sandy ne regrette pas trop son fiancé ? », lui demande-t-elle avec taquinerie. « Ça commence à devenir sérieux entre eux. »
Le brun a une brève pensée pour le grand berger australien avec lequel Sandy aime tant se rouler dans le sable et qui est en train de renifler l'air plus pollué de Santa Rosa. Un fiancé, peut-être pas. Un de ces étranges coups de foudre canin sans doute. Il hausse légèrement les épaules.
— « C'est une fille courageuse », élude-t-il un peu mollement.
La jeune femme éclate de rire et le bouscule affectueusement d'un petit coup dans l'épaule. Ses yeux verts brillent un peu trop au goût de Bucky qui lui sourit d'un air un peu tordu.
— « Est-ce que tu es aussi courageux ? », l'interroge-t-elle en haussant un sourcil plein de défi. « Un de mes très bons amis d'université nous rend visite à la fin de la semaine. Beau garçon, belle situation. Tu viens dîner samedi soir ? »
— « Charlie, pour l'amour du ciel laisse Bucky tranquille », grommelle Aaron en levant les yeux. « Et depuis quand Cliff est-il gay ? »
— « Il n'a pas eu d'histoire sérieuse avec une fille depuis des années et j'ai toujours trouvé qu'il avait une relation un peu ambiguë avec son camarade de chambre », lui répond-elle d'un ton nonchalant. « Alors Bucky ? À dix-neuf heures ? »
Le brun se mordille les joues avant de secouer la tête. Contrairement à Charlie, il trouve qu'il y a déjà bien trop de monde sur Manila Beach à cet instant.
— « Je vais chez Sam et Maria », ment-il avec aplomb.
En voyant la jeune femme se préparer à lui répondre, Bucky se raidit, prêt à l'affrontement. Mais la sonnerie stridente d'un portable résonne soudain entre eux. Aaron sort l'appareil de la poche de son pantalon et montre l'écran à sa compagne.
— « Nous devons rentrer si nous ne voulons pas être en retard au travail », lui rappelle-t-il en lui indiquant l'alerte. « Bonne journée Bucky. »
Charlie proteste mais son mari l'entraîne déjà, une main sur sa hanche. Elle a juste le temps de se tourner vers Bucky pour lui dire qu'ils en reparleront et cela ressemble presque à une menace à ses oreilles. Le brun soupire et passe une main dans sa nuque. Il regarde Sandy et Nico se renifler doucement en guise de salut avant que la chienne ne vienne se jeter dans ses jambes d'un air câlin. Avisant d'autres silhouettes en train de descendre des dunes vers la plage, Bucky la regarde d'un air résolu.
— « Il y a trop de monde autour de nous ce matin », lui dit-il en essuyant le sable qui constelle sa fourrure dorée. « Allons jusqu'à Humboldt Beach, nous serons plus tranquilles. »
Le temps est aussi trop beau pour faire demi-tour aussi tôt. Sandy le précède joyeusement et rapidement, Bucky trouve un autre morceau de bois flotté à lui lancer pour jouer avec elle. Il salue poliment de la tête les enseignants de l'école Montessori de Manila en train de faire des pâtés de sable avec leurs petits élèves et accepte de s'arrêter quelques minutes pour les laisser cajoler Sandy qui se tortille d'aise. Le brun évite soigneusement de s'attarder sur la jeune femme blonde arrivée depuis peu dans l'établissement et qui ne manque jamais de lui jeter des regards enflammés dès que leurs chemins se croisent puis reprend sa lente promenade.
Bon sang, mais qu'on lui fiche la paix !
Le soleil vient à peine de se lever sur Manila. Qu'on le laisse tranquille avec sa solitude, sans chercher à vouloir lui faire rencontrer l'amour de sa vie. Le jeune homme songe distraitement à l'horoscope de Madame Julia à l'antenne de KMUD, à cette « rencontre imprévue » qui pourrait changer sa vie. Conneries. Il est bien le mieux placé pour savoir quand et comment il aura envie d'enrichir sa solitude de la présence d'un autre homme dont il sera amoureux. Le brun enfonce sa tête entre ses épaules d'un air renfrogné. Lui et personne d'autre. Même Sam a cessé de lui souffler des suggestions sentimentales. Bucky est un homme réfléchi, lent et prudent. Il n'a rien des héros de littérature russes passionnés dont il traduit les aventures pour Tony. Ça viendra quand ça viendra. En attendant, il n'est pas malheureux.
Le brun sent quelque chose contre sa cuisse et sort de ses pensées. Sandy a rapporté le bâton et elle le presse contre lui pour lui demander de jouer à nouveau. Son beau regard chocolat est doux et velouté quand la chienne le regarde, il est plein d'amour et de tendresse et Bucky sourit. C'est suffisant pour le moment. Le jeune homme le lance à nouveau et observe Sandy bondir en avant. Elle part loin, comme à chaque fois, mais il sait qu'elle reviendra. Toujours. Pas comme son dernier petit-ami qui était parti sans un regard en lui reprochant son manque d'engagement.
Bucky jette un regard autour de lui.
Ils viennent de dépasser les dernières maisons de Manila pour gagner Humboldt Beach. Plus de construction autour d'eux. Plus personne. Le brun sourit et délace rapidement ses baskets pour marcher pieds nus dans le sable. Il soupire presque de plaisir au contact de sa peau sur les grains agréablement tièdes et fins qui le chatouillent. Bucky roule rapidement le bas de son pantalon sur ses mollets et s'autorise à aller marcher les pieds dans l'eau, juste à la lisière des vagues qui viennent mourir sur la plage dans un discret roulis. Elles lèchent doucement ses orteils, le sable est mouillé et froid à cet endroit, il colle un peu aux pieds mais cela a le goût du bonheur.
Bucky s'arrête.
Devant lui, Sandy le fixe de ses yeux marron, la tête légèrement penchée sur le côté. Son regard va et vient de son visage à ses pieds mouillés d'un air de profonde perplexité. Le brun rit et lève les mains en l'air en signe de reddition.
— « Oh et puis vas-y Sand' », abandonne-t-il en désignant l'océan d'un signe de tête. « Mais pas plus loin que les pattes ! »
La chienne revient vers lui et, le bâton dans la gueule, elle trottine sagement dans l'eau à ses côtés avec contentement. Soudain, un bruit assourdissant de détonation suivi de bien d'autres. Sandy sursaute et se met à aboyer furieusement, la tête tendue et le corps frémissant. Bucky la garde prudemment contre lui par le collier tandis qu'ils marchent toujours. S'il aime la côte sauvage du nord de la presqu'île, il apprécie bien moins l'activité du Redwood Gun Club installé de l'autre côté, sur le versant d'Arcata Bay. Le bruit des armes à feu semble se répercuter à l'infini sur l'étendu déserte d'Humboldt Beach.
Bucky se sent un peu mal à l'aise et presse le pas. Sandy renifle bruyamment, peut-être les odeurs de poudre des canons et le brun déteste vraiment ça.
Il marche plus vite encore jusqu'à ce que les détonations se perdent enfin dans le lointain derrière lui. Bucky jette un coup d'œil le large sentier du circuit de randonné sur les dunes qui prend son départ au sud de Manila. Il est heureux de le voir parfaitement vide à cet instant. Encore une ou deux constructions isolées, plus des cabanes que des maisons, et enfin, Humboldt Beach s'ouvre devant eux.
Selon l'heure et la lumière du jour, la vaste étendue aride prend parfois des allures de paysage lunaire. C'est un peu le cas ce matin alors que le soleil donne des teintes étrangement argentées aux graminées qui ondulent doucement sur les dunes. Le relief s'aplatit lentement jusqu'à ne former qu'une large bande de sable parfaitement lisse, uniquement troublée de récifs un peu sombres. C'est juste une symphonie blanche, argentée et noire. Malgré la présence de la route 255 et le parking des Ma-le'l Dunes, il n'y a aucune fausse note dans le paysage. Personne. Pas âme qui vive. Humboldt Beach est un peu loin de la maison, à plusieurs kilomètres, mais Bucky trouve que c'est peu cher payé pour avoir l'impression de se retrouver à l'autre bout du monde. Cet endroit sauvage et un peu inhospitalier est son havre de paix. Il doit y trouver une saveur très particulière car Sam rit toujours beaucoup quand il sait qu'il y a passé des heures. Même Sandy est plus calme quand ils marchent à Humboldt. Comme si elle savait que le lieu est spécial et un peu hors du temps.
C'est généralement le cas mais ce matin, la chienne dresse la tête et se met à aboyer furieusement.
Bucky hausse un sourcil surpris.
Sandy est solidement campée sur ses quatre pattes et son corps musclé est agité de puissants frissons qui ondulent sous sa fourrure dorée. Une vague plus forte que les autres va la heurter et le brun l'appelle. Sans succès. Touchée de plein fouet, la chienne s'ébroue vivement, éternue et reprend immédiatement son attitude hiératique de statue. Elle ignore l'écume qui s'accumule lentement entre ses pattes et qu'elle aime tant mordre par jeu. Sandy ne cille pas. Bucky fronce les sourcils et la caresse gentiment pour attirer son attention. La chienne esquisse le geste de le regarder avant de finalement l'ignorer. Toujours tendue. Toujours crispée. En alerte. Le brun regarde rapidement autour d'eux.
— « Sand' ? », fronce-t-il les sourcils. » Quelque chose ne va pas ? »
Elle a peine un frémissement quand il lui parle. Sous ses doigts, Bucky sent la tension de ses muscles crispés. Il la tire doucement par le collier mais Sandy ne bouge pas. Ses flancs ondulent à peine sous l'effet de son souffle, lent et profond. Quelque chose vibre pourtant sous sa peau, comme une appréhension. Bucky plisse les yeux. La plage est déserte. À quelques dizaines de mètres devant eux, il ne voit que la masse grisâtre striée de noir d'un récif poli par les vagues à marée haute. Ses arêtes érodées et ses flancs lisses le font ressembler à une sorte d'énorme mammifère marin paressant au soleil, la peau encore humide. Le brun hausse les épaules.
— « Viens Sandy », l'appelle-t-il doucement.
Le jeune homme tire un peu plus sur son collier pour la faire bouger. Soudain, le corps contracté de la chienne se détend, la vie surgit brusquement. Sandy bondit puissamment en avant. Elle court d'une allure de tempête jusqu'au récif et ses aboiements furieux tordent quelque chose dans le ventre de Bucky. De l'appréhension aussi.
— « Sandy ! Reviens immédiatement ici ! Sandy ! », l'appelle-t-il une nouvelle fois avec force.
La chienne a déjà disparu derrière le récif, entre les rochers qui forment une petite crique que Bucky connaît bien pour s'y être un jour peloté un des joueurs de l'équipe de natation du lycée qui, les joues brûlantes, lui avait proposé de lui apprendre à nager de manière plus sportive. Le brun habite en bord de mer, il n'en avait pas besoin mais Zac Taylor lui plaisait beaucoup. Et aucun d'entre eux n'était dupe sur le but de la leçon. Ça avait duré le temps que ça pouvait.
Le jeune homme déglutit. Son appréhension enfle dans sa poitrine avec la force d'un tsunami. Sandy aboie toujours et il y a dans sa voix quelque chose que le brun ne parvient pas à saisir. De l'excitation et… un peu de peur. Le brun se met à courir, ses baskets à la main. Le sable est trop meuble sous ses pieds, il trébuche et l'effort prend des proportions un peu dantesques. Il serre les dents et ignore la brûlure dans ses cuisses et ses mollets.
— « Si tu as encore trouvé un truc échoué et anciennement vivant, je t'interdis d'y toucher ! », vitupère-t-il dans un rire nerveux. « Pas comme la dernière fois Sand' ! »
Le souffle court, Bucky s'appuie d'une main contre les rochers. Il essuie son front un peu humide d'un revers de main et entre dans le récif, attiré par l'éclat doré du poil de la chienne qu'il voit dans l'interstice des énormes rochers. Entre les parois, les aboiements de Sandy résonnent sans fin.
— « Quoi que tu aies trouvé, laisse-le ! », répète-t-il. « Je te jure que si je te vois avec un bout de – »
Sa vague menace meurt soudain sur ses lèvres quand Sandy apparaît à nouveau à côté de lui. Bucky se jette presque à genoux sur le sable pour la palper et l'ausculter avec angoisse. La chienne se tord sous ses mains et lui mordille le bout des doigts par jeu tout en cherchant à lui lécher le visage. Exceptionnellement, le brun la laisse faire. Elle lui a vraiment fait peur. Sandy roule sa tête contre la sienne d'un air câlin. Bucky la serre fort contre lui et frotte son front contre elle.
— « Gentille fille… », murmure-t-il. « Gentille fille… »
Sandy jappe doucement mais il sent qu'elle cherche à nouveau à lui échapper alors Bucky la tient plus serrer contre lui. Le brun relève la tête et déglutit difficilement. Un genou sur le sable, il se redresse lentement. Le sang bat si fort à ses tempes qu'il a l'impression que quelque chose bourdonne dans son crâne. Quelque chose qui l'empêche de penser et de réaliser vraiment ce qu'il est en train de voir.
Sandy enfonce sa truffe humide et chaude dans sa paume mais le brun a froid. Il papillonne des yeux.
Au début, Bucky pense que la masse sombre posée dans le sable est un morceau du récif. Mais ce dernier roule lentement, ballotté par les vagues en un mouvement hypnotique qu'il ne parvient à quitter des yeux. Avant, arrière. Arrière, avant. Gauche, droite. Droite, gauche.
C'est le corps d'un homme, habillé et allongé sur le ventre, la joue dans le sable. Dans un bruissement doux et régulier, l'océan vient lécher ses pieds déchaussés et son pantalon. Une ombre couvre un instant la scène et Bucky lève péniblement les yeux pour regarder un grand goéland planer paresseusement au-dessus d'eux. Comme un oiseau de proie. Comme un… charognard. Quand il descend pour se poser sur une pointe du récif, Sandy aboie furieusement dans sa direction.
Le brun a la gorge serrée et du mal à respirer. Il caresse presque frénétiquement la chienne, enfonçant ses doigts dans ses poils chauds et soyeux. Et toujours ce roulis, ce balancement.
Bucky déglutit.
C'est insupportable à voir.
Le goéland saute lentement sur l'arête du récif avant de se poser sur le sable, très près de l'homme. Sandy aboie si fort que l'oiseau sursaute et s'envole finalement dans un grand battement d'aile. Il soulève du sable qui s'envole et la chienne éternue. Bucky se fige. Il pense avoir vu l'inconnu bouger la tête. C'est si discret que c'est sans doute l'effet des vagues qui font légèrement tanguer son corps. Sandy se fige et s'échappe des mains du brun pour trottiner jusqu'à lui. Quand elle pose délicatement son museau dans les courts cheveux blonds et renifle, Bucky a un peu la nausée.
— « Sandy, non ! Arrête ! », proteste-t-il avec horreur.
La chienne ne l'écoute pas. À la place, elle fait consciencieusement le tour pour voir le visage de l'homme. Plonger sa truffe contre sa joue. Lécher gentiment la peau. Bucky pense qu'il va vomir.
— « S'il te plaît, arrête… », murmure-t-il d'un ton douloureux. « Tu ne peux pas – Il ne faut pas faire ça… Il est – Il faut prévenir la – »
Sandy jappe de contentement et se dresse légèrement sur ses pattes arrières, sa jolie tête tendue vers l'inconnu avec intérêt. L'homme vient de bouger. Vraiment. Le brun l'observe avec effarement tourner légèrement la tête dans le sable, froncer le nez et les sourcils. Quand la chienne plonge son museau dans son cou, juste en dessous du col de la veste de costume, un frisson agite le corps de l'inconnu. De la vie. Le cœur au bord des lèvres, le brun fait un pas timide vers lui.
— « Monsieur ? », appelle-t-il doucement.
Bucky d'approcher bravement, précédé par Sandy qui tourne toujours autour de l'inconnu. Il se sent absurdement courageux (et aussi très ridicule de le penser) mais sa bravoure fond comme neige au soleil quand il remarque une tache rouge sur le col de la chemise blanche qui dépasse à peine de la veste de costume. C'est du sang qui a coulé depuis une entaille sur sa tempe droite. Un filet pourpre a séché sur sa peau et le brun voit le sang coagulé empoissé ses cheveux blonds. Quand la chienne vient le sentir avec intérêt, il retient de justesse en haut le cœur.
— « Seigneur… »
Le jeune homme passe une main sur son front mouillé de sueur. Il ne réagit pas quand Sandy touche la joue de l'inconnu une fois, puis deux puis trois avant d'enfouir d'un geste presque câlin son museau dans ses cheveux. Elle donne de légers coups de tête et Bucky a vraiment envie de lui hurler d'arrêter mais l'inconnu semble revenir un peu plus à lui à chaque nouveau mouvement de la chienne. Il gémit doucement. C'est faible mais vivant. Cette fois, le brun n'hésite pas. Il éloigne Sandy par le collier et tombe à genoux dans le sable à côté de lui.
— « Est-ce que vous m'entendez ? », reprend-il d'une voix un peu plus assurée. « Est-ce que vous m'entendez ? Qu'est-ce qui vous est arrivé ? »
Bucky n'ose pas encore le toucher alors il garde une main un peu stupidement levée juste au-dessus de son épaule parce qu'il ne peut pas achever son geste. À côté de lui, Sandy s'agite et jappe de joie.
— « Pas maintenant Sand' », grogne-t-il en la repoussant une nouvelle fois. « Monsieur ? Est-ce que vous m'entendez ? »
Un nouveau gémissement, un peu étranglé et plein de douleur cette fois. Bucky évite soigneusement de regarder le sang qui macule son visage et il touche avec d'infinie précaution son épaule. Le brun la secoue très doucement, presque timidement, pour aider l'inconnu à revenir à lui. Il soupire de soulagement en le sentant enfin réagir, son corps tressaillir sous sa paume. Bucky rampe sur les genoux pour s'approcher encore un peu plus.
— « Ça va aller, ça va aller », répète-t-il d'une voix douce et rassurante. « Je vais vous aider… »
L'inconnu respire plus fort à présent, il semble être gêné par sa position sur le ventre. Le brun fronce les sourcils et agrippe à deux mains la veste de costume sur le flanc opposé. D'un puissant coup de rein, il tire le corps vers lui pour le retourner. L'effort l'épuise. Il sent les forces lui manquer sous l'émotion alors que l'adrénaline pulse durement dans ses veines. La sueur coule sur son front et dans son dos. Bucky l'essuie d'un revers de main agacé. À présent sur le dos, l'inconnu soupire profondément et cela ressemble à du soulagement. Bucky le prend sous les aisselles pour le tirer un peu plus loin dans la petite crique, loin des vagues qui continuent à lécher ses jambes. Le poids de son corps lui paraît démesurément lourd. Le brun le dépose avec soin dans le sable, une main sous sa nuque. Il ne peut pas aller plus loin. L'inconnu dodeline doucement de la tête. Bucky le regarde attentivement avant de détourner les yeux et de se mordre durement les joues. Le visage tourné sur le côté droit, il ne voit plus le sang sur sa tempe et l'homme est… beau. Très beau malgré ses lèvres trop pâles et ses yeux cernés de bleu.
— « Ça va aller », répète-t-il lentement. « Vous n'êtes pas seul. »
Bucky remarque soudain le sable qui couvre sa joue gauche et sans savoir pourquoi, il ne peut s'empêcher de le retirer délicatement. Le visage de l'inconnu est agité de tics, le brun sent les muscles bouger légèrement sous son toucher. Et soudain, il ouvre les yeux. Bucky déglutit. Ses prunelles ont la couleur de l'océan mais son regard est flou et désorienté. Jusqu'à ce qu'il se fixe dans le sien.
— « Est-ce que vous m'entendez ? »
L'inconnu hoche imperceptiblement la tête. Il lève très lentement une main dans l'intention de la porter à son visage, mais le mouvement lui arrache une grimace de souffrance et un lourd gémissement. Bucky la prend doucement dans la sienne pour la retenir. Sa peau est à peine tiède et le brun s'empresse de retirer sa veste de jogging pour la poser sur lui. L'inconnu baigne peut-être dans ses vêtements trempés depuis des heures et la nuit a été fraîche. Ils ne sont qu'à la fin du mois d'avril.
— « Vous êtes blessé, je viens de vous trouver », reprend-il d'une voix aussi calme que possible. « Je vais appeler les secours. Vous me comprenez ? »
Ses doigts s'ouvrent et se ferment de manière sporadique et Bucky, après une hésitation, y glisse à nouveau les siens. L'inconnu referme sa main sur la sienne avec une force insoupçonnée. Désespérée. Il hoche lentement la tête.
— « … Restez. Avec. Moi. »
Le brun est bouleversé d'entendre des mots sortir de ses lèvres blanches et craquelées. Il opine violemment.
— « Je vous le promets, je reste avec vous », lui répond-il vivement. « Je suis là. »
Leurs mains toujours serrées, Bucky se tortille un peu pour récupérer son portable dans la poche de son jean et composer le numéro des urgences. Il n'est pas gaucher, c'est maladroit et il perd du temps mais jamais il ne lâchera les doigts de l'inconnu. Le brun sent toujours le sang battre à ses tempes à l'étourdir et il papillonne un peu des yeux. Il accueille comme une bénédiction le poids rassurant de Sandy qui vient de s'affaler à côté de lui de tout son long.
— « Tu es merveilleuse Sand' », chuchote-t-il tendrement. « Merci ma belle. »
La chienne soupire doucement et tend le cou pour poser sa truffe contre la joue de l'inconnu. Celui-ci penche inconsciemment la tête pour accentuer le contact et exhale un petit soupir qui tord quelque chose dans le ventre de Bucky. Il ne réalise pas qu'il enlace leurs doigts.
— « J'appelle les secours », répète-t-il. « Vous êtes en sécurité maintenant. Vous devez rester conscient alors… Concentrez-vous sur ma voix, d'accord ? Je reste avec vous. »
Bucky a l'impression de dire des banalités sans fond, les dialogues d'un personnage d'une série médicale ou policière mais le blond fronce légèrement les sourcils. Il semble se concentrer sur lui et cela plisse légèrement son nez d'une manière mignonne. Le brun sursaute quand il entend le déclic familier dans le combiné.
— « Urgences de Providence, que puis-je faire pour vous ? »
Bucky sent sa main trembler et il crispe presque douloureusement ses doigts sur l'appareil pour ne pas le faire tomber.
— «Shannon, c'est toi ? », s'exclame-t-il avec un immense soulagement. « Oh, je suis tellement heureux de t'entendre… »
Un court silence prend place dans le téléphone et le jeune homme a envie de hurler. Vite. Plus vite.
— « … Bucky ? Mon grand, tu es en train d'appeler les urgences, j'espère que c'est pour une bonne raison », le sermonne doucement la femme.
Le brun s'étrangle.
— « Tu crois vraiment que je te dérangerai en plein travail pour te faire la conversation ?! », crie-t-il avec colère. « Je suis à la crique de Humboldt Beach, j'ai – je suis avec quelqu'un. Il est blessé. »
— « Un blessé ? Comment – »
— « Je n'en sais rien ! », la coupe-t-il avec impolitesse. « Je l'ai trouvé – Sandy l'a trouvé, il est habillé et il y a… du sang. Il est blessé à la tête et à demi-conscient. S'il te plaît, envoie quelqu'un. »
Le cliquetis familier des touches d'un clavier d'ordinateur résonne dans le combiné.
— « Est-ce que tu le connais ? », lui demande-t-elle.
Cette fois, Bucky grogne d'exaspération.
— « Je ne le connais pas, je t'aurai dit qui il était sinon ! », l'interrompe-t-il une nouvelle fois. « Envoie juste quelqu'un bon sang ! Il – Il a besoin d'aide. »
— « James Buchanan Barnes, cesse immédiatement de m'interrompre. Je t'ai recousu les genoux quand tu n'étais qu'un gamin alors parle-moi sur un autre ton s'il te plaît », gronde soudain Shannon d'une voix menaçante et le brun sent ses yeux s'embuer un peu ridiculement. « Tu dois rester calme et répondre à mes questions pour que je puisse t'aider. Où es-tu sur Humboldt Beach ? »
— « Dans la crique du grand récif », lui dit-il d'une petite voix.
— « Bien. Est-ce que tu peux le laisser pour pouvoir accueillir l'ambulance et les guider ? Elle pourra s'approcher jusqu'au chemin de randonnée des dunes mais guère plus sans risquer de s'ensabler… »
Le brun secoue si fort la tête qu'il est en brièvement étourdi. Il resserre ses doigts sur la main de l'inconnu et le regarde. Non. Hors de question. Jamais. Jamais.
— « Je ne peux pas. Il n'y a personne dans cette partie de la plage, je ne peux pas le laisser seul. Il – Il est vraiment mal… », souffle-t-il avant de froncer les sourcils. « Mais je peux envoyer Sandy, elle reconnaît la sirène de l'ambulance et cela la fait toujours aboyer à la mort. »
La chienne jappe bruyamment tandis que le silence au combiné s'éternise une seconde.
— « … L'ambulance est déjà en route Bucky », lui annonça Shannon. « L'équipe a ton numéro de portable alors garde-le près de toi. Tout va bien se passer mon grand. Continue à lui parler pour le maintenir éveillé. Je suis sûre que tu fais très bien ce qu'il faut. »
— « D'accord. Merci Shannon et désolé pour… tout ça », lui dit-il d'un ton contrit.
La femme pouffe tendrement et lui souffle une dernière parole réconfortante avant de raccrocher. Bucky coupe à son tour la communication et pose son portable sur ses genoux pour le garder à proximité immédiate. Il caresse distraitement les phalanges de l'inconnu tandis que son esprit visualise la route depuis Harrison Avenue jusqu'à eux. Onze minutes dans de bonnes conditions de circulation. De vingt à trente s'il y a des embouteillages dans le centre-ville.
— « Les secours vont arriver », croasse-t-il un peu quand l'inconnu le fixe, son regard un peu plus clair mais toujours douloureux. « Ils seront bientôt là et Sandy ira les chercher pour les amener jusqu'ici. Elle est extraordinaire vous savez ? »
La commissure des lèvres toujours trop blanches de l'inconnu s'ourlent imperceptiblement. C'est une atroce grimace pour un sourire mais c'est mieux que rien.
— « … Elle… m'a trouvé… », murmure-t-il et le brun hoche vigoureusement la tête.
— « Oui, elle l'a fait », chuchote Bucky sans trop savoir pourquoi. « Je vous en prie, tenez bon encore un peu et on va prendre soin de vous. »
L'inconnu dodeline lentement de la tête. Il fronce les sourcils d'inconfort, grogne, soupire et gémit, avant de rouler très lentement sur le flanc. Vers lui. Le cœur serré, Bucky le voit se recroqueviller en position fœtale sans qu'il n'ose l'en empêcher. Le brun devrait probablement le mettre en PLS, peut-être que Shannon lui en a donné l'instruction. Il ne sait plus vraiment. Il ne sait plus quoi que ce soit quand le blond tremble presque douloureusement si près de lui. Il semble chercher sa chaleur alors Bucky s'approche, ajuste sa veste sur lui et pose sa tête sur ses genoux. Tous deux isolés dans la crique, il babille alors comme pour meubler le silence d'Humboldt Beach et peut-être s'étourdir du son de sa propre voix. Peu importe si sa posture lui donne des courbatures dans les cuisses car ses muscles tirent déjà douloureusement. Il ne bouge pas.
Puis, après un temps qui lui paraît infini, le brun voit Sandy se redresser brusquement et se mettre à aboyer. Il se sent soudain épuisé alors que l'adrénaline reflue lentement, ne lui laissant plus qu'un corps mou et des membres pleins de torpeur.
— « Merci mon dieu », murmure-t-il.
Sandy se trémousse sur place, tout son corps se balançant alors qu'elle tend la tête en direction du sud-est. Bucky aussi a l'impression d'entendre la sirène. Un nouveau regard et il donne son accord d'un hochement de tête. La chienne s'élance dans une gerbe de sable. Il est trop rare qu'elle puisse courir derrière les ambulances pour ne pas comprendre sa chance à cet instant.
— « Ils sont là, Sandy les a entendus arriver et elle va revenir avec eux », dit-il au blond qui continue de dodeliner mollement la tête sur ses genoux. « Tenez bon encore quelques minutes. »
Bucky jette des regards anxieux à son portable mais finalement, l'aboiement de Sandy se rapproche à nouveau, accompagné de grommellements.
— « Bon sang, quelle idée d'aller se foutre dans un trou pareil… », dit une voix bourrue. « James Buchanan Barnes ? »
— « Ici ! Ici ! Dépêchez-vous ! »
Sandy réapparaît soudain, caracolant joyeusement en tête d'une étrange petite équipée lourdement chargée d'une civière, de matériel médical et gênée par le sable humide et collant. Deux ambulanciers, menés par un homme mûr aux traits renfrognés, apparaissent à sa suite.
— « On aurait pu se dépêcher plus vite si vous aviez été plus près de la route… », marmonne ce dernier en guise de préambule.
Un jeune homme au visage parsemé de taches de rousseur s'approche et sourit d'un air vaguement goguenard en remarquant leurs mains jointes. C'est ridicule mais Bucky ne peut s'empêcher de rougir violemment.
— « Vraiment cool le coup du chien », lui dit-il en déposant la civière à côté de l'inconnu avec son collègue. « J'y croyais pas quand Shannon nous l'a dit à la radio, ça fera un truc à raconter à la pause café. »
— « … J'en suis ravi », grince Bucky en lui jetant un regard noir.
L'homme aux tempes argentées s'agenouille en silence à côté de lui. Son regard parcoure déjà le corps de l'inconnu tandis qu'il lui pose en tensiomètre. Il lui tourne délicatement la tête pour observer sa blessure. Le blond ne réagit pas, il a à nouveau perdu connaissance.
— « Blessure à la tête, possible trauma crânien… », marmotte-t-il d'un ton clinique. « Il a perdu conscience longtemps ? »
— « Par intermittence », lui répond le brun. « Je lui parle depuis que j'ai appelé les urgences, comme Shannon me l'a conseillé mais je ne suis pas sûr qu'il m'entende vraiment. »
— « Son identité ? »
— « Je – Je ne le connais pas », balbutie Bucky et il rougit une nouvelle fois au ricanement malicieux dans son dos. « Je l'ai trouvé il y a environ une demi-heure. Sandy l'a… senti… »
— « Jolie prise ! », s'esclaffe le jeune roux.
Sa plaisanterie ne fait rire personne et le brun se demande s'il peut faire une réclamation auprès du Providence Saint-Joseph Hospital pour la mauvaise conduite de son personnel. Ou leurs procédures de recrutement qui lui permettent d'embaucher des imbéciles. Le chef d'équipe claque sa langue contre son palais et lui jette un regard glacial.
— « Cesse tes conneries Josh et sors la couverture de survie », l'invective-t-il d'un ton sans réplique. « Vous l'avez touché ? »
— « P – Pardon ? », balbutie le brun, les joues brûlantes.
— « Est-ce que vous l'avez déplacé ? », répète l'homme sans grande patience. « Il était dans cette position quand vous l'avez trouvé ? »
Bucky prend soudain conscience qu'il gêne l'équipe alors il lâche à regret la main de l'inconnu pour les laisser travailler. Sa peau était à peine tiède contre la sienne pourtant il a froid. Le blond ne réagit pas.
— « Je l'ai fait rouler sur le dos. Il était sur le ventre et il avait du mal à respirer », avoue-t-il. « C'était… pour l'aider. Il s'est recroquevillé sur lui-même après. »
Sous le regard insondable du chef d'équipe, Bucky enfonce sa tête entre ses épaules. Ce dernier grogne légèrement, secoue la tête avant de faire à nouveau rouler avec d'infinies précautions l'inconnu sur le dos, sur des sangles étendues sur le sable.
— « Quand on n'a pas de compétences médicales, on ne bouge jamais un blessé qui a une commotion. Ça peut aggraver son état », dit-il brusquement.
Bucky pâlit et remet ses baskets dans un état second. Silencieux, il observe l'équipe mettre une minerve autour du cou de l'inconnu et croiser ses bras sur son torse pour le contenir dans une position serrée. Dans un seul effort, les trois hommes déposent le blond sur la civière et le jeune homme roux, Josh, le sangle avec soin par-dessus la couverture de survie.
— « Bon sang, il pèse son poids le gaillard… », grommelle le chef d'équipe en empoignant la civière.
Les dents serrées, Bucky les regarde quitter la crique cahin-caha. Leurs pas sont maladroits, entravés par le sol trop meuble. Ils trébuchent une ou deux fois, glissent et des jurons claquent dans l'air. Le brun les voit s'épuiser alors, fronçant les sourcils, il marche d'un pas décidé jusqu'à la civière pour s'agripper à une poignée. Tandis que le roux trébuche à nouveau, il s'arc-boute puissamment pour les aider à maintenir la civière droite. Le chef d'équipe le remercie d'un grognement que Bucky prend pour une approbation. Le souffle court et le visage couvert de sueur, le brun progresse avec eux jusqu'aux dunes. Quand il voit enfin l'ambulance, garée sur la North Ma-le'l Dunes Road, les muscles tendus de ses bras lancent douloureusement et il pense qu'au moindre choc, il pourrait lâcher son précieux chargement. Le dernier ambulancier, taiseux, s'empresse d'ouvrir la porte arrière du véhicule pour en sortir un brancard et le déplier. Tous déposent la civière dessus dans un dernier effort et un ahanement épuisé. Bucky arrange distraitement la couverture de survie sur l'inconnu. Il le voit papillonner des yeux mais déjà ce dernier est hissé dans l'ambulance.
— « On va le conduire à Providence », dit le chef d'équipe. « … Merci pour votre aide. »
Bucky hoche distraitement la tête avant de se mordre les joues.
— « Est-ce que je peux l'accompagner ? », demande-t-il du bout des lèvres.
Le regard de l'ambulancier lui brûle le front, peut-être que cela fait un peu chauffer ses oreilles aussi mais Bucky ne cille pas. Il garde les yeux rivés sur l'inconnu, allongé dans cette ambulance et autour duquel on s'affaire.
— « Désolé mais ce n'est pas possible. Pas avec le chien », lui répond-il d'un ton un peu plus avenant.
Bucky acquiesce doucement, la poitrine serrée.
— « Quel est le médecin de garde ? »
— « On est jeudi… Ce sont les docteurs Patecky et Wilson », lui dit-il en haussant les épaules. « Il faut vraiment qu'on le conduise aux urgences maintenant. »
Le brun hoche à nouveau la tête, le cœur en peu moins en berne.
Sam est un excellent médecin. Tout se passera bien.
La main enfouie dans la fourrure chaude de Sandy, il observe l'ambulance faire un demi-tour puis s'éloigner, toutes sirènes hurlantes, vers le sud en direction du Samoa Bridge. Un dernier virage et le véhicule disparaît dans un virage derrière les pins de la réserve naturelle de Ma-le'l. Les jambes soudain un peu faibles, Bucky se laisse tomber plus qu'il ne s'assoit sur le chemin sableux. La chienne plonge immédiatement sa tête dans son cou et la roule d'un air câlin.
— « J'ai besoin d'un moment Sand'. Juste un petit moment », lui souffle-t-il en l'embrasser affectueusement. « Nous rentrerons à la maison après. »
Sandy renifle dans son cou et son souffle brûlant le chatouille.
Bucky connaît Manila et ses plages par cœur, il les arpente depuis qu'il est en âge de marcher. Il aime leurs odeurs, leurs couleurs et leurs chants. Il aime aussi sa tranquillité quand il s'y promène.
C'était avant.
De sa solitude tant désirée depuis le début de la journée, Bucky ne retient à présent qu'une autre présence, bien humaine cette fois.
Une main tiède serrée autour de la sienne.
Des yeux bleus, légèrement brouillés mais qui cherchaient son regard.
