Conduire en état d'épuisement avancé n'était pas une bonne idée. En fait, c'était littéralement la pire de toutes celles qu'aurait pu avoir Stiles. C'était un jeune homme brillant à la pensée vive et aux réflexions intelligentes mais en ce jour, seule sa survie comptait. Ses yeux ambrés papillonnaient, menaçaient de se fermer au moindre relâchement de sa part. Quatre heures qu'il roulait, seul dans cette vieille Jeep prête pour la casse, cette voiture que son père avait fini par lui léguer. Son défunt père. La gorge du jeune homme se serra. Ce n'était pas le moment de se rappeler tout ce qui lui faisait mal, tout ce qui le torturait, tout ce qui pouvait déchirer le peu de courage dont il faisait preuve en mille morceaux. Mais il fallait toutefois avouer qu'avoir le soutien d'un parent l'aurait bien aidé tout au long de ces années et peut-être, oui, peut-être qu'il aurait eu la détermination adéquate pour s'en aller plus tôt, quitter cet enfer qu'était devenu sa vie. Il jeta un léger coup d'œil sur le siège passager. Trois seringues brinquebalantes roulaient sur le tissu à moitié déchiré, trois seringues vides. Le jeune homme se mordit la lèvre inférieure en fixant à nouveau ses yeux fatigués sur la route. Il avait enchaîné les doses d'adrénaline, même si c'était dangereux, pour tenir. Il avait un stylo injecteur dans la boîte à gant, mais il réservait cela pour plus tard. Pour l'instant, il était épuisé, mais l'épinéphrine faisait son effet, un peu trop bien d'ailleurs : son cœur battait vite et ses entrailles dansaient la zomba au point de lui donner la nausée du siècle. Techniquement, il aurait déjà dû faire une pause, sans doute deux. Toutefois, c'était impossible, il ne pouvait pas. Le jeune homme devait mettre le plus de kilomètres possibles entre sa… Son ancienne meute et lui-même. Pour être honnête, il ne savait pas vraiment où il allait. Il voulait juste… S'éloigner, se trouver un endroit, dormir… Oui, dormir jusqu'à ne plus en pouvoir, dormir jusqu'à l'ivresse.

Stiles eut un vertige et s'efforça de resserrer la prise de ses mains gantées sur le volant pour garder une trajectoire plus ou moins droite. Ce n'était pas le moment de dévier, ni de se prendre un arbre. En fait, le jeune homme ne pouvait pas s'arrêter maintenant. Il conduirait le plus longtemps possible et ne s'arrêterait pas de sitôt. Tant que ses yeux restaient ouverts… Oui, mais le problème, c'est qu'il ne tenait que grâce à l'adrénaline et il n'avait pas celle-ci en quantité infinie. Si l'on ajoutait à cela les battements rapides et irréguliers de son cœur, cet épuisement qui menaçait d'avoir raison de lui à tout moment… Non, ça n'allait pas. Ça n'allait vraiment pas.

Ma sa Jeep, sa si vieille Jeep qu'il avait eu un mal fou à faire démarrer le lâcha soudainement et cessa brutalement d'avancer. Stiles, dans sa torpeur, mit quelques secondes à réaliser qu'elle n'avançait plus. Ni une ni deux et sans prendre le temps de réfléchir une seule seconde, le jeune homme s'empara fébrilement de son stylo injecteur qu'il fourra dans la poche de son pantalon et sortit de l'épave sans même essayer de la redémarrer, tout simplement car il savait qu'il n'y arriverait pas et que tenter d'obtenir un nouveau démarrage de sa part lui ferait perdre un temps précieux, temps qu'il n'avait pas.

Et maintenant, il courait, s'enfonçait dans une forêt qu'il ne connaissait pas le moins du monde. Dans son état, il se savait incapable d'aller bien loin. L'adrénaline avait ses effets, mais il en avait pris une dose certaine et il était clair que cela allait avoir des répercussions. Son corps, s'il survivait assez longtemps pour se reposer un peu, le lui ferait payer sans autre forme de procès. Il le poussait à dépasser des limites qu'il ne se savait même pas capable d'atteindre et le fait qu'il posait un pied devant l'autre relevait du miracle lorsque l'on connaissait l'étendue de son épuisement.

Ils l'avaient vidé. Complètement vidé. Ils faisaient cela depuis des mois, des années. Au début, c'était léger, un peu isolé. Mais lorsque l'on avait compris comment procéder, on était venu le voler. D'abord dans son sommeil, dont on profitait éhontément pour faire de lui ce que l'on voulait puis, plus tard, en plein jour. Il suffisait qu'on le prive de ses gants, qu'on se connecte à lui. Impossible pour lui de se défendre : cela faisait bien longtemps qu'il n'était plus assez en forme pour bloquer consciemment l'accès à son énergie vitale, énergie qui lui manquait cruellement. Et Stiles n'en pouvait plus de cette vie, vie qui n'avait de vivant que le nom. Alors, il avait fui, pratiqué en secret le rituel le séparant de cette meute en secret. S'il avait parlé de ses intentions à qui que ce soit, jamais on ne l'aurait laissé partir. Il était trop précieux, trop rare. Mais il n'avait pas choisi sa condition, jamais.

Dans sa course, Stiles se sentit brutalement faiblir et sans s'arrêter, sortit le stylo injecteur de sa poche et le planta sans ménagement dans sa jambe. C'était sa dernière dose d'épinéphrine. Après, il devrait se débrouiller autrement. Et pour cela… Il lui faudrait un abri, rien de plus. Juste de quoi s'allonger, dormir un peu et surtout, se cacher.

Mais l'adrénaline se fit bien moins ressentir que précédemment. Son souffle se coupa, son cœur battait trop vite. Il trébucha, s'étala de tout son long sur le sol et se retrouva privé d'air durant quelques secondes. Sa joue gauche se mit à saigner à cause du caillou pointu contre lequel elle s'était frottée par inadvertance. Ses poings se resserrèrent sur le feuillage mort et une fois sa respiration retrouvée, Stiles fit de son mieux pour se relever. Mais son corps était lourd, atrocement, peut-être trop. Il n'arriva qu'à se redresser sommairement et à retomber durement au sol. La peur le submergea avec une puissance folle et alors qu'il réessayait, ses bras tremblaient. Il ne pouvait pas s'arrêter là. Non, il devait continuer à mettre le plus de distance possible entre cette meute et lui ! Il ne pouvait décemment pas rester là, au sol, inerte… Puis, il songea avec horreur qu'il n'avait même pas pris la peine de camoufler sa trace. Il avait oublié. Il avait oublié, putain ! Sa gorge se serra, les larmes lui montaient aux yeux. Il fallait qu'il se relève, il fallait… Nouvel échec. Il n'y arrivait pas. En fait, une seule pensée lucide vint percer les limbes de son esprit embrumé.

Tu ne te relèveras plus.

Et il savait que ces mots étaient plus vrais que tous ceux qu'il avait employés dans sa vie. Mais le problème avec ces mots, c'était leur sens secondaire. Ils étaient synonyme d'abandon et il s'agissait de la chose que Stiles ne pouvait pas se permettre de faire. Dans la tanière, on veillait toujours à ce qu'il n'ait rien de tranchant pour mettre fin à ses jours, on faisait attention avec lui. On le vidait, oui, mais jamais de manière mortelle. Il fallait bien qu'il survive, de manière à pouvoir leur servir à nouveau. Sans oublier qu'on le surveillait presque sans arrêt. Sa fuite était un miracle ! Mais Stiles retournerait en enfer s'il ne se relevait pas et ça, ce n'était pas envisageable. Il ne voulait pas de cette vie, il n'en avait jamais voulu ! Le jeune homme grimaça, tenta encore et encore, mais la trop faible dose d'adrénaline qu'il avait prise voyait ses piètres effets s'évaporer. L'épuisement mortel reprenait le dessus à une vitesse folle et bientôt, Stiles ne fut plus le moins du monde capable d'ouvrir les yeux, ni même de bouger les doigts.

Il avait perdu connaissance sans même s'en être rendu compte.

Son corps avait définitivement cédé.

xxx

C'était Isaac Lahey qui avait trouvé le jeune brun inanimé dans la forêt. En fait, toute la meute de Beacon Hills s'y entraînait à ce moment-là. Chacun faisait des activités différentes en fonction de ses besoins. Sur le plan physique, le lycéen était particulièrement en forme, simplement… Il n'avait pas le meilleur cardio du monde. Alors, il était tout simplement parti courir. Jackson entraînait Liam à faire des tractions sous les yeux appréciateurs de Scott qui n'en foutait pas une, Derek aidait Malia, Peter et Lydia à détendre leurs muscles et Théo faisait des pompes de son côté. Le vétérinaire de la ville, qui était accessoirement l'émissaire de leur meute, supervisait les entraînements et veillait au bon déroulé des activités. Pour cette raison, il avait conseillé à Isaac de revenir assez vite, de ne pas dépasser la demi-heure seul. Cependant, il ne s'attendait pas à le voir revenir à peine dix minutes après son départ, chargé d'un corps fin complètement inanimé.

La meute se mit en branle, l'on demanda expressément à Isaac s'il avait vu quelque chose, quelqu'un, croisé une voiture. Le bouclé secoua la tête et sortit simplement le stylo injecteur de sa poche, qu'il avait trouvé près de l'adolescent inconscient. Alan Deaton fronça les sourcils et examina sommairement le jeune homme qu'on avait installé au mieux, avec un sac à dos sous la tête pour la surélever légèrement. Puis, il fit attention aux gants et y accorda une attention toute particulière. Il sut d'instinct, sans même chercher des preuves de son idée, ce que le brun aux joues creusées était. Il prit le stylo injecteur dans ses mains et reconnut sans peine le nom de la molécule écrite sur l'étiquette. Autour de lui, on s'affairait, on ne comprenait pas. On n'arrêtait pas de parler, de se demander s'il fallait l'emmener à l'hôpital, appeler la police ou chercher de plus amples indices sur ce qui… Mais Deaton stoppa brutalement leurs élucubrations qui lui donnaient mal à la tête d'un seul et unique geste.

- Il va bien, mais il faut le mettre en sécurité. Le loft fera parfaitement l'affaire pour l'instant, déclama-t-il à l'attention de Derek, l'alpha de la meute. Mais que personne ne lui retire ses gants, sous aucun prétexte.

Si l'homme à la barbe de trois jours et au regard inflexible fronça les sourcils, il ne chercha pas à discuter les ordres de son émissaire, à qui il accordait une confiance aveugle. Emissaire dont il n'aimait pas le regard plus soucieux qu'il ne devrait l'être. L'inconscience de l'adolescent qu'ils ne connaissaient ni d'Eve ni d'Adam était bien évidemment préoccupante mais il y avait autre chose, il le savait. Toutefois, il décida de ne poser aucune question devant la meute et exécuta purement et simplement les demandes d'Alan, le seul à avoir le droit de lui donner des ordres.