Petite précision : à partir de la semaine prochaine, je serai en vacances. Il est possible que ça affecte la publication (pas franchement à l'heure, déjà à la pause) et ma capacité à répondre aux reviews, mais je ferai de mon mieux !

Aujourd'hui, un chapitre court, nettement plus axé sur leur relation dysfonctionnelle depuis la mort de Sherlock que le féminisme ^^

Bonne lecture :)


Chapitre 9

Le téléphone de John sonna en fin d'après-midi, alors que la situation était inchangée, et qu'ils n'avaient aucune piste ou capacité de la faire changer. Bien qu'incommodé par cette apparence qu'il ne maîtrisait pas, Sherlock restait lui, et quand il enfermait le traumatisme du changement au plus profond de lui, il pouvait vivre normalement. Sommeiller, parcourir son Palais Mental, râler sur les enquêtes trop simples qu'on lui proposait, faire des expériences, embêter John. Aucun client ne s'était présenté chez eux, et c'était tant mieux. Il n'était pas certain qu'ils l'auraient reçu.

John décrocha avec impatience quand il s'aperçut que c'était Mike qui appelait. Avec son habituelle bonne humeur, ce dernier expliqua à son ami qu'il s'était renseigné, conformément à ses demandes. Mrs Afaldo, arrivée la veille à St-Bart suite à une attaque cardiaque et dont John avait sauvé la vie en pratiquant la RCP, avait été hospitalisée en urgence et était dans le coma depuis. Les médecins avaient tout tenté pour la sauver, mais elle ne se réveillait pas.

— Son corps est affaibli. On dirait qu'elle a cent ans ! Forcément, il a du mal à se remettre d'une opération, d'une anesthésie... Je ne vais pas t'apprendre ça, tu connais ça. Plus t'es vieux, plus se remettre d'une chirurgie est compliqué.

John acquiesça distraitement. Il le savait, mais ça l'inquiétait. Sherlock, assis face à lui, l'observait un peu trop intensément, écoutant manifestement toute sa conversation. Et s'il n'entendait pas forcément tout ce que disait Mike clairement, il était évident qu'il devinait la teneur des propos rien qu'à la tête et aux propos de John. La vieille femme était leur seul indice. S'ils ne pouvaient pas l'interroger... si elle ne se réveillait pas... John refusait de penser au fait que Sherlock puisse rester ainsi pour toujours. Il savait que son ami supportait la situation parce que, d'une manière ou d'autre, ils s'étaient persuadés qu'ils trouveraient une solution pour tout redevienne comme avant, et que cela serait donc temporaire, transitoire. S'ils devaient commencer à penser que ce serait permanent, les choses allaient devenir sensiblement plus compliquées.

— Enfin bref, reprit Mike, t'es dispo pour prendre un verre ce soir ? Ça fait des lustres qu'on ne s'est pas vus, et tu me dois une pinte pour service rendu !

Il s'esclaffa, mais John savait qu'il était sérieux. Mike était un contact utile pour eux à St-Bart, mais également dans bon nombre d'hôpitaux de la capitale. Il donnait des cours, était considéré comme une référence parmi les enseignants, connaissaient des tas de gens, se liait avec une facilité incroyable avec n'importe qui, et se faisait des amis n'importe où, il était ravi d'appeler pour obtenir des infos quand John le lui demandait. Si le réseau des sans-abris étaient les indics de Sherlock, Mike était celui de John. En retour, il ne demandait qu'une soirée de temps en temps et ne pas payer ses verres, et le médecin n'y voyait pas d'inconvénients. Quelques pintes et une bonne soirée avec un vieux pote n'était pas un prix si cher payé, au contraire. Il était difficile de ne pas aimer Mike, et de ne se sentir contaminé par sa bonne humeur.

— Je vois ça avec ma secrétaire pour connaître mon planning et je te rappelle pour te confirmer ça ! répondit John d'un ton léger, ce qui fit s'esclaffer encore davantage son ami.

Ils raccrochèrent, et Sherlock darda un regard suspicieux sur son colocataire.

— Pourquoi tu n'as pas dit oui ? interrogea-t-il.

Quand il avait ce regard-là, cette posture, ce ton, sa voix qui retrouvait des sonorités d'avant (malgré son timbre plus haut que son baryton habituel), John avait vraiment du mal à le trouver changé. C'était totalement Sherlock, son Sherlock.

— Tu sais que m'espionner, c'est mal ?

— Je ne t'espionne pas. Mike est terriblement prévisible, et ce qu'il te dit est lisible sur ton visage à des kilomètres à leur ronde.

— Je suis à peu près persuadé que lire sur mon visage durant mes conversations téléphoniques privées est une forme d'espionnage.

— Ce n'est pas privé, c'est Mike, répliqua Sherlock en levant les yeux au ciel.

John ne vit même pas l'intérêt de répondre.

— Alors, insista le détective. Pourquoi tu n'as pas dit oui immédiatement ? Tu sais très bien qu'on n'a pas d'enquête.

— Je sais qu'on n'a pas d'enquête.

— Alors ?

John soupira. Sherlock eut soudain une mauvaise idée, et demanda, sur un ton glacial :

— J'ose espérer que ce n'est pas parce que tu penses que je suis incapable de me débrouiller seul, que je suis une faible femme, que tu ne peux pas sortir en me laissant seul à la maison ?

Il avait insisté sur le mot femme, et John se demanda combien de temps ces disputes absurdes allaient durer.

— Absolument rien à voir.

— Alors pourquoi ?

— Parfois, je me demande si tu es vraiment un génie. Ou si c'est moi qui aies un super-pouvoir, celui de t'abuser, de t'empêcher de tout deviner de moi facilement.

— Je ne devine pas, je déduis, répliqua aussitôt Sherlock sur un ton d'évidence.

John leva les yeux au ciel. Il ne l'avait que trop entendue, cette réplique. Mais il ne pouvait pas s'empêcher d'en être amusé quand même. Il adorait le ton d'enfant boudeur avec lequel Sherlock lui disait toujours ça.

— Alors pourquoi ? revint le détective à la charge.

John céda. Son ami n'abandonnerait pas, de toute manière, et entre la vérité qui pouvait leur faire mal et l'imagination du détective, John préférait toujours la vérité.

— Pour la même raison que la dispute de ce matin... tu piges ?

Le détective fronça les sourcils, se repassant mentalement leur dispute après son retour, et les aveux cruels de John. Ils n'en avaient pas réellement reparlés, depuis. Le détective ne s'attendait assurément pas que cela revienne sur le tapis si vite. À son retour d'exil, quand John lui avait mis son poing dans la figure avec plus de violence qu'il ne l'avait songé, ils avaient naturellement réemménagé ensemble rapidement. En réalité, John était toujours resté à Baker Street, et Sherlock y était revenu au culot, sans poser de questions. John n'avait rien commenté, et ils avaient recommencé à vivre ensemble. Bien sûr, il y avait la colère et la souffrance de John, mais il avait semblé finir par lui pardonner, d'une manière ou d'une autre, même si les souvenirs de cette douleur seraient toujours là.

Mais au fond, quelques mois après ce retour à la normale, ils n'en avaient jamais discuté. Sherlock avait parfois commencé des amorces de phrases, pour expliquer à John comment il avait simulé sa mort en tombant, ou ce qu'il avait fait durant ses deux années d'absence, mais le médecin avait refusé de l'écouter. Il semblait n'en avoir rien à faire, et Sherlock n'avait pas insisté.

Ce matin, ils avaient effleuré du doigt l'éléphant dans la pièce, ces non-dits monstrueux dans leur relation bancale.

— As-tu remarqué que je n'avais pas repris le boulot, depuis que tu es rentré ? J'ai abandonné celui que j'avais avant... avant ton retour, et je n'en ai pas cherché d'autres, alors même qu'on ne peut pas dire que ce sont les enquêtes qui nous étouffent ? As-tu remarqué, également, que je n'étais pas sorti, durant tout ce temps ?

Le cerveau de Sherlock bondissait d'analyse en conclusion. Les emplois de John n'étaient pas très intéressants, il n'y restait jamais vraiment longtemps, et avait plutôt tendance à se positionner sur des remplacements. Ça payait bien, et ça évitait bien des contraintes. Ses compétences allaient du médecin de quartier au chirurgien traumatique — il n'avait pas son pareil pour enlever des balles d'un corps et sauver des gens — ce qui le rendait précieux et utile, malgré son fort taux d'absentéisme. Il n'avait jamais de mal à trouver un emploi, malgré sa réputation. Sherlock avait vaguement noté qu'il n'était pas allé travailler depuis presque six mois qu'il était revenu, mais n'en avait tiré aucune conclusion, c'était juste un fait isolé.

Sur ses sorties entre copains, là encore Sherlock s'était montré inattentif. Il connaissait parfaitement la fréquence des sorties de son ami, avant, et il ne passait jamais six mois sans voir quiconque. Une part de lui l'avait plus ou moins remarqué, et avait décrété que c'était à cause de lui : en deuil lors de son absence, John n'avait pas eu envie de sortir et donc la durée entre chaque soirée entre copains avait grandi. Et, depuis qu'il était revenu, il préférait rester avec Sherlock, parce qu'il préférait Sherlock à tous ses autres amis. C'était arrogant, presque méprisant, mais le détective avait préféré penser ça que s'interroger réellement sur les motivations de John.

— J'avais noté, oui, indiqua-t-il, parce que c'était vrai.

Objectivement, son cerveau le savait. Il n'en avait juste tiré aucune conclusion.

— Et tu ne t'es pas demandé pourquoi ?

— ... Non, reconnut le détective avec franchise, après un temps d'hésitation.

— Ne réfléchis pas à la réponse que je veux entendre, Sherlock, sois honnête avec moi, gronda John, parfaitement conscient de qui il était.

— C'est sincère, indiqua le détective. Je ne me suis pas demandé pourquoi, parce que je n'avais pas envie de connaître la réponse, et j'ai fait de mon mieux pour ne pas y réfléchir.

John lui adressa un pauvre sourire, un peu triste, un peu cruel, un peu triste de se montrer cruel, le détective ne savait pas bien.

— Tu as conscience que là, tu ne vas pas y couper ?

— Je sais.

— Tu as des conclusions à présenter, ou bien tu attends que je le dise de moi-même ? interrogea John.

Sherlock hésita. Il n'était pas stupide, et était capable d'additionner ces faits isolés, les mimiques de John, et le rapport avec leur dispute du matin même. Il n'était cependant pas sûr d'être capable de le dire à voix haute.

Mais John ne semblait pas fâché, ni énervé. Pour la première fois, il manifestait une envie sincère de crever certains abcès entre eux, et Sherlock devait se montrer à la hauteur de son courage.

— Je déduis que tout cela est lié à mon absence, prononça-t-il lentement. À... ma mort. Parce que, pour toi, ma mort était réelle. Tu y as réellement cru. Et mon retour... Tu crains que ça ne soit qu'une illusion. Tu te dis que si tu me quittes trop longtemps, si tu me perds des yeux trop longtemps, l'illusion volera en éclats, et je serai de nouveau mort. Ainsi, tu n'oses ni aller travailler, ni voir des amis, ni rien qui nécessiterait que tu t'éloignes de moi trop longtemps.

John laissa échapper un éclat de rire étrange, plus un étranglement qu'autre chose, un bruit de souffrance et de chagrin. Mais c'était la première fois que John le laissait voir en face l'ampleur de sa souffrance, et la violence des sentiments de son ami projeta Sherlock au fond d'un gouffre. Ces derniers mois, il avait su le chagrin de John, mais il ne l'avait encore jamais vu, sans filtre, sans colère.

Il en chancela sous l'intensité, son cerveau absorbant toute la douleur qui irradiait du médecin sans être capable de la limiter, et son propre corps y réagit avec violence, frissonnant, son ventre se tordant de douleur. Le détective fut surpris de ses propres réactions. Bien sûr qu'il avait conscience que lorsqu'il s'agissait de John, ses réactions étaient toujours exacerbées, il était le seul à le faire réagir. Bien sûr, il avait également conscience que c'était la première fois qu'il y avait une telle intensité de sentiments entre eux. Pour autant, il n'aurait pas cru être si peu capable de maintenir sa façade habituelle, et se sentir si affecté par la situation. Dans un coin de son Palais Mental, il punaisa un post-it pour vérifier si sa condition de femme pouvait influer sur ces réactions. Après tout, on les disait plus sensibles que les hommes. Ça n'avait aucun sens, sauf s'il y avait vraiment une raison physiologique, biologique à tout cela, et Sherlock aimait la science. Il ferait des recherches.

— C'est à peu près ça, ouais, murmura le médecin quand il fut capable de faire une phrase sans laisser sa voix trébucher sur tous les mots. Je t'ai vu mourir, Sherlock. J'ai vu ton sang. J'ai pris ton pouls, inexistant. J'ai vu tes yeux ouverts et vitreux. J'ai essayé de prendre ton corps entre mes bras avant qu'on ne m'arrache à toi.

Sherlock frémit encore, déglutit difficilement, mais ne détourna pas les yeux, continuant de fixer John, qui soutenait son regard en parlant.

— Mais ça c'était passé si vite, je n'avais pas eu le temps de me faire à l'idée, ça paraissait si absurde, irréel... Mycroft s'est occupé de tout. Mais pendant les quatre jours qui ont suivi, chaque matin en me réveillant, je pensais que j'avais rêvé. Je me réveillais, et je croyais que c'était un cauchemar. Puis je trouvais la maison vide, le silence. Parfois, je comprenais immédiatement que j'avais bien vu, que tu étais bien... mort. Parfois, je me persuadais pendant plusieurs heures que tu étais simplement parti pour une enquête, alors je t'appelais, je t'envoyais des messages, j'attendais que tu rentres.

Avec violence, deux souvenirs s'entrechoquèrent dans l'esprit de Sherlock : son portable, qui sonnait et indiquait le nom de John et auquel il ne pouvait répondre, juste après sa chute. Il croyait que c'était une manière de faire son deuil, comme les gens qui écrivent des lettres aux disparus. Mais John ne laissait pas de messages vocaux, et Sherlock effaçait les SMS systématiquement sans les lire.

L'autre souvenir était plus récent : c'était celui de son retour ce matin, après avoir infligé à son ami sans le savoir un mauvais remake de la pire période de sa vie, en disparaissant toute la matinée. Il arrivait à peine à comprendre comment le médecin avait fait pour ne pas s'effondrer totalement.

— Ensuite, on t'a enterré. Enfin, on a enterré un cercueil vide, je suppose. J'aurais cru que ça m'aiderait à cesser de croire que c'était un mensonge, mais non. J'ai encore passé plusieurs jours à en douter, à me croire dans une illusion très réaliste. J'ai... accepté la réalité un jour sur ta tombe. Je suis venu te parler sur ta tombe et je t'ai demandé...

Sherlock ferma les yeux. Il savait très bien ce que John avait demandé. Il était là.

John s'était interrompu. Sherlock rouvrit les yeux, prêt à entendre la suite de l'histoire, et endurer en silence la torture que cela représentait d'écouter tout cela.

— Je t'ai demandé, en guise de dernier miracle, de ne pas être mort. Mais le miracle ne s'est pas produit. Alors, j'ai compris que c'était la réalité, et je l'ai acceptée.

Il fit une nouvelle pause, et essuya d'un geste rageur les larmes sur ses joues, comme s'il ne supportait pas sa propre faiblesse.

— Quand tu es revenu... je ne t'ai pas seulement frappé parce que j'étais en colère. Je l'ai fait aussi pour savoir à quel point j'étais devenu fou. Je n'étais pas sûr que tu étais réel. Mais si mes poings te cognaient réellement, si je touchais quelque chose, est-ce que ça voulait dire que l'illusion était ta mort, les deux ans qui venaient de s'écouler ? Ou bien l'illusion était le toi vivant qui revenait me hanter ? Et dans ce dernier cas, étais-je devenu fou au point de sentir des choses qui n'existaient pas, de boxer de l'air en ayant la sensation, l'illusion qu'il y avait vraiment un corps ?

Sherlock retint un hoquet d'horreur. Il n'avait pas mesuré la profondeur de l'acte qu'il avait commis, et son impact sur l'état psychologique de John.

— T'es mort pendant deux ans, reprit John, la voix faible. T'es revenu depuis moins de six mois. Alors ouais, désolé, mais parfois, mon esprit joue encore à « où est l'illusion ? » Qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce que mon cerveau a inventé ? Ta mort ou ton retour ? Une illusion, ça ne reste que parce qu'on y croit, parce qu'on la voit. Si je détourne les yeux trop longtemps, qu'est-ce qui va disparaître ? C'est comme jouer à 1, 2, 3 soleil dans une cour de récré. Comme les anges pleureurs de Doctor Who. Comme les téléchargements qui avancent plus vite quand on les regarde. Comme...

Ses comparaisons étaient déjà de plus en plus douteuses, alors il s'arrêta là, mais poursuivit cependant sa confession.

— La première nuit que tu as passé ici, je t'ai regardé dormir presque tout le temps, reprit John, conscient de passer pour un psychopathe. J'avais l'impression que tu allais disparaître dans la nuit. Je l'ai refait plus d'une fois par la suite. Je me levais et j'allais vérifier que tu dormais dans ton lit.

Sherlock frissonna. Il y avait quelque chose de bizarre que de savoir que John le regardait dormir.

— Aller bosser, voir des amis... ça me terrifie. C'est ce que je faisais quand tu n'étais pas là. Dans l'illusion de ta mort. J'ai peur que, si je recommence, je retourne dans cette illusion-là. Or je préfère celle où tu es vivant. Je ne veux pas la quitter. Ce n'est pas tant te quitter des yeux, ça j'y arrive, j'y survis, je m'en sors. C'est retrouver une normalité de l'illusion de quand tu étais mort.

Il se tut pour de bon, et Sherlock expira bruyamment, réalisant qu'il avait inconsciemment retenu sa respiration durant tout ce temps. Des milliers de sentiments l'assaillaient, et rien n'était très agréable.

— John... dit-il doucement. Il n'y a aucune illusion. TOUT était vrai. Ma mort ET mon retour sont vrais. Il n'y a aucune illusion. Aucune illusion.

Il ne savait pas quoi dire d'autre pour convaincre le médecin, et réalisa au même moment que ça n'avait aucune importance. Ce n'était pas ce qu'il disait, qui comptait. C'était sa présence et ce qu'il faisait.

Alors, avec conviction, il se leva de son fauteuil, et pour la première fois de leur existence, vint serrer John fort dans ses bras.


Prochain chapitre : Me 09/08

Reviews, si le coeur vous en dit ? :)