Stiles aurait bien aimé s'écrouler et pourtant, c'est la seule chose qu'il ne s'autorisait jamais. Eli était chez son amie, et il se retrouvait avec un Derek amnésique sur les bras. Enfin, plutôt atteint d'une amnésie sélective. Il se souvenait parfaitement bien du passé, le temps où ils se supportaient difficilement, mais pas du présent, le temps où ils s'aimaient comme des fous. Ils avaient vécu des moments magiques, avaient emménagé ensemble, s'étaient mariés, avaient eu cet enfant et Stiles se souvenait encore de son accouchement. Le monde surnaturel n'était pas régi par les mêmes règles que les humains. Ainsi, il s'était retrouvé, un beau jour, à souffrir d'horribles douleurs au point de ne plus arriver à marcher.

Le cabinet de Deaton avait été l'infrastructure la plus proche de chez eux, et c'était là qu'il avait non seulement appris sa grossesse, mais qu'il avait également accouché dans la foulée.

Stiles poussa un soupir tremblant. En tant que seul humain d'une petite famille de loup-garou, il n'avait pas le droit de se laisser aller de la sorte, même seul. C'était nul, stupide. Une marque de faiblesse évidente. Derek n'avait pas besoin d'un compagnon prêt à pleurer à la moindre galère. Alors, depuis le début, Stiles s'efforçait d'être fort.

Parce que même s'il aimait profondément la vie qu'il avait avec Derek, ce n'était pas toujours facile. Après tout, ils avaient des caractères diamétralement opposés, ce qui donnait parfois lieu à des échanges… Explosifs. Parfois un peu violents. Mais la violence restait verbale. La frontière physique n'avait jamais été dépassée, que ce soit d'un côté ou de l'autre. Si tel avait été le cas, ils ne seraient plus ensemble aujourd'hui.

Enfin, ensemble.

Ce matin, il s'était levé tôt, comme à son habitude, pour aller au travail. Il était consultant en enquêtes criminelles à mi-temps et ne faisait donc parfois que la demi-journée. En revenant… Qu'avait-il trouvé ? Un inconnu dans le corps de son homme. Un Derek sans souvenirs de leur vie commune. C'était ça, le plus blessant, en fait : qu'il se souvienne du passé mais pas du reste. Ce que c'était frustrant ! Stiles ne comprenait pas le moins du monde ce qui lui arrivait et il ne savait absolument pas quoi faire pour lui ouvrir les yeux.

Son regard se porta sur son alliance. Sa si belle alliance. Son cœur rata un battement.

- Tu permets ?

Stiles sursauta et tomba sur Derek lorsqu'il releva la tête. Il n'était pas complètement habillé, mais il avait fait un effort. S'il exposait ses muscles parfaits et son torse tout aussi parfait, il avait recouvert ses jambes et son joli petit cul avec un pantalon de jogging bleu marine assez ample pour dissimuler la volupté de ses formes masculines.

Stiles soupira et lui montra le fauteuil d'un geste vague.

- Tu peux tout te permettre, tu es chez toi, lâcha-t-il d'un ton amer.

Comme si cette situation avait des échos. Derek nota ce détail, comme il gardait en mémoire tout ce qu'il remarquait d'étrange avec lui – beaucoup de choses, au final. Il s'installa face à Stiles, qui était complètement voûté et avait l'air sombre. Son odeur parlait encore plus que tout ce qu'il laissait voir.

- Il faut qu'on parle, avança Derek.

- Tu peux ouvrir la fenêtre ? Demanda Stiles d'un air las, évitant ainsi le sujet. J'ai besoin d'air.

Alors qu'il regardait l'hyperactif ouvrir un tiroir de la table basse, le loup soupira et s'exécuta, histoire de ne pas compliquer les choses entre eux. Peut-être qu'en cédant un peu le terrain, il pourrait arriver à quelque chose. Lorsqu'il se retourna, la surprise le gagna. La lueur de la petite flamme le choqua profondément. D'un air ahuri, il regarda Stiles allumer sa cigarette puis inspirer et recracher la fumée par volutes dans une série de gestes nonchalants montrant une habitude certaine. Derek resta longuement fixé sur la fumée sortant de la bouche de Stiles, qui avait dit avoir besoin d'air. Besoin de se détruire, surtout. Voilà en quoi consistait cet acte aux yeux du loup.

- Je croyais que tu voulais parler, lâcha Stiles sans le regarder avant de tapoter le bord de sa cigarette sur un cendrier que Derek n'avait pas remarqué.

Le loup sortit de sa contemplation ahurie. Apprendre ainsi que Stiles fumait… Le dérangeait. Fortement. De manière générale, Derek n'aimait pas ça, mais le fait que l'hyperactif touche à cela lui faisait quelque chose, peut-être plus d'effet qu'il ne le pensait. Il n'aimait pas ça. Néanmoins, il ne dit rien. Après tout, ce n'était pas son problème… Ni ses affaires. Et pourtant, il se sentait étrangement concerné. Peut-être parce qu'ils étaient censés être mariés.

Peut-être.

Peut-être aussi qu'il commençait doucement, hypothétiquement, à considérer le fait qu'ils soient unis au niveau de l'état civil.

- Tu sais bien qu'on ne peut pas rester dans cette situation, souffla le loup, sidéré.

Stiles tira une nouvelle bouffée avant de recracher la fumée avec une certaine volupté, dans un geste de lassitude non feint. Il ne répondit pas.

- Stiles, l'appela Derek, essayant de capter son attention.

L'hyperactif daigna tourner les yeux vers lui. Rêvait-il ou ses doux yeux ambrés étaient-il cerclés de fatigue ? Stiles reporta son attention sur sa cigarette et en reprit une bouffée. Derek le regarda faire, de plus en plus dérangé. Stiles Stilinski. Fumeur. Non, décidément, ce n'était pas logique. Ça n'allait pas ensemble.

- Pardon, je suis fatigué, soupira l'hyperactif en portant à nouveau la cigarette à ses lèvres.

Elle se consumait rapidement tant Stiles tirait de bouffées. Son odeur, loin d'être vierge, laissait entendre beaucoup de choses. Principalement un mélange de médicaments, de tristesse et de nervosité. Des choses plus profondes, aussi, mais Derek n'osa pas s'aventurer plus loin dans l'exploration de son odeur qui, déjà, se teintait de tabac. Pourtant, il lui semblait déjà l'avoir senti sur lui, mais dans une mesure si minime qu'il ne l'avait pas vraiment remarquée.

Comme si Stiles fumait, mais pas souvent.

Le jeune homme sembla se reprendre et releva enfin ses yeux vers Derek. Ce dernier fut stupéfait par le vide qu'il y trouva. Un vide tout sauf normal. Pourtant, son odeur se montrait des plus révélatrices. Rien qu'avec cela, Stiles était bizarre ou plutôt, particulièrement mystérieux. Singulier. Une chose était certaine, Derek ne connaissait personne qui lui ressemblait. D'abord, il souffrait, se ratatinait. Gardait la face devant son gosse – leur avorton –, le défendait corps et âme. Il s'isolait, fumait, cachait sa souffrance tout en sachant fort bien que Derek pouvait la sentir aisément sans faire aucun effort.

- Il faut qu'on discute de tout ça, qu'on trouve une solution. On ne peut pas rester comme ça.

Derek s'était senti obligé de recentrer ce semblant de discussion parce que… C'était ce qu'il fallait faire. Et puis merde, il avait peur. Les soucis de Stiles ne devaient pas l'atteindre, pour la simple et bonne raison que ce n'étaient pas les siens. Enfin, c'était plus simple de se dire cela que de les affronter avec… Une personne avec qui il était censé être marié. Il n'avait aucun souvenir de leur vie commune. Ils n'étaient pas ensemble.

Stiles détourna à nouveau le regard et tira à nouveau sur sa cigarette, presque entièrement consumée. Il s'écoula quelques secondes. Puis, enfin :

- Et tu veux qu'on discute de quoi, au juste ? C'est simple. T'étais mon mari lorsqu'on s'est couchés hier soir et ce matin, tu es un étranger. A moins que tu ne finisses par recouvrer la mémoire, je ne vois pas comment les choses pourraient changer.

La voix de l'hyperactif était comme… Cassée. Elle avait toujours le même timbre, la même tonalité, mais quelque chose avait changé. Il parlait d'un air résigné, sans que son regard ne change d'un iota. Comme hypnotisé par cette vision perturbante qu'il avait de Stiles, Derek le regarda éteindre sa cigarette, puis en allumer une autre. La flamme du briquet brillait d'un éclat funèbre.

- Tu pourrais éteindre ça ? Demanda subitement Derek.

Pas que la vue lui était insupportable, tout comme l'odeur, mais tout de même. Cela le dérangeait.

Stiles le regarda un instant. Juste un instant. Puis, il répondit simplement :

- Non.

Son ton nonchalant n'appelait aucune contestation et au départ, Derek prit ça pour une sorte d'arrogance. Avant de se raviser. De regarder Stiles. De constater, à nouveau, le vide dans son regard. Ce vide aussi terrifiant qu'inhabituel à ses yeux à lui.

- Non ? Fit Derek, incapable de faire autre chose que répéter sa réponse d'un air ahuri.

- Non, réitéra Stiles.

- Tu te bousilles la santé, lâcha le loup.

Pour lui, c'était une évidence, mais pas la raison principale le poussant à lui demander d'éteindre la bombe à retardement sur laquelle l'hyperactif s'évertuait à tirer. Derek n'allait pas avouer qu'il était carrément incommodé à l'idée de le voir fumer, lui. Stiles et la cigarette… Bordel, c'était peut-être idiot, mais il ne pouvait pas accepter cette association.

- Je me détends, le corrigea Stiles.

- Il y a d'autres manières de se détendre, insista Derek.

- Celle-ci est la mienne et tu n'as pas ton mot à dire.

La voix de l'hyperactif était traînante mais n'enlevait rien au côté tranchant de ses mots. Son attitude avait tant changé que l'adolescent… Non, l'homme était méconnaissable. Et dans un sens, il avait raison : Derek n'avait rien à dire concernant cette lubie qui lui permettait de se détendre tout simplement parce qu'ils n'étaient pas ensemble. Même s'il l'était, il le laisserait faire ce qu'il voulait mais… Le loup recentra au mieux ses pensées. Il ne fallait pas divaguer. Stiles avait raison, point barre. Pas la peine de s'étendre sur le sujet. Néanmoins, il ressentit un fort sentiment de gêne comme s'il devrait empêcher ça. Sans doute était-ce dicté par son dégoût de la cigarette et de tout ce qui se fumait en général.

- Et donc, tu voulais parler de… ? Fit Stiles en laissant volontairement sa phrase en suspens.

Le rappel de la raison pour laquelle Derek était venu le voir lui fit tout drôle, tant et si bien qu'il mit un peu de temps à répondre. C'était drôle. En temps normal ou plutôt dans la vie dans laquelle il avait l'habitude d'être, c'était à Derek de rappeler à Stiles les sujets sérieux qu'il devait aborder. Cette fois, c'était l'inverse qui se produisait. Et le loup se devait de profiter de l'élan de lucidité de son vis-à-vis. Non, il ne connaissait pas assez ce Stiles-là pour lui faire confiance.

- De cette situation, soupira le loup.

- Encore ? Sembla mollement s'étonner l'hyperactif. J'ai l'impression qu'on tourne en rond.

Ce n'était pas faux. Derek voulait réellement discuter de cela et en même temps… Qu'apporterait cette conversation ? Rien, à part de la douleur du côté de Stiles et une incompréhension supplémentaire du côté du loup.

- Je crois même pouvoir affirmer sans problème que ça devient lassant, continua le fils du shérif avant de tirer à nouveau sur la tige de tabac.

Derek s'obligea à détourner le regard. Autrement, il allait une nouvelle fois lui demander d'éteindre cette immondice. Or, comme l'avait si bien dit le jeune homme face à lui, il n'avait rien à dire à ce sujet.

- Mais on ne peut pas rester comme ça, insista le loup.

Sinon, où iraient-ils ? Que feraient-ils ? Il vit alors Stiles tapoter le bout de sa cigarette sur son cendrier et celle-ci lui parut particulièrement longue. A combien en était-il depuis le début de leur… Face à face ?

- Non, bien sûr, commença l'hyperactif.

Derek sentit ses épaules se détendre. Mais il avait crié victoire trop vite.

- Je ne vais pas t'imposer une famille que tu ne considères pas comme tienne.

L'amertume tranchante ébranla le loup qui releva les yeux pour sonder le visage de l'hyperactif. Inexpressif. Il était inexpressif. Seul son odorat surnaturel lui apprit ce qu'il en était réellement. Le cœur de Stiles hurlait sa souffrance. Et pourtant… Il acceptait, sans concession, de faire une croix sur ce qu'il avait de plus cher.

- Néanmoins, je ne vais pas te foutre à la rue.

- J'ai le manoir, s'efforça de répondre Derek, donc ça ira, je suppose.

Il devait tout, sauf penser à cette douleur plus que tangible. Ce n'était pas la sienne. Et pourtant, elle le touchait réellement. Et cette voix qui se voulait assurée, pas trop tremblante… Stiles était fort, très fort, mais Derek savait étonnamment bien foutre en l'air sa comédie, bien qu'il faisait tout son possible pour ignorer ce qui se cachait derrière.

- C'est caduc, fit simplement Stiles, les sourcils froncés, adoptant un masque de distance aussi convaincant que possible. Désolé de te l'apprendre mais il se pourrait que tu aies fait raser le manoir Hale l'année dernière.