Écrire cette histoire, c'est encore mieux que je l'avais imaginé, même si c'est aussi un sacré challenge qui me pousse à me creuser les méninges plus que d'habitude :D J'aime l'histoire qui se dessine et distiller peu à peu les informations, entrer dans ce mystère en même temps que vous, même si j'ai quelques coups d'avance ;)

Je voulais publier plus tôt mais j'ai eu quelques contrariétés à gérer IRL, et puis j'ai dû suivre quelques-unes de mes propres pistes afin de savoir comment gérer la suite.

J'essaie d'y aller doucement pour bien poser toutes les infos chapitre par chapitre, et j'ai l'impression d'écrire longuement alors que mes chapitres sont plutôt courts pour l'instant, mais enfin, je navigue en eaux troubles donc normal d'être un peu désorientée ;)

J'espère qu'il vous plaira, merci pour vos lectures !

PS : j'en parle moins parce que je sais que tout le monde s'en fiche, et ce n'est pas un reproche, moi aussi je m'en fiche quand je lis une fic, mais je le note quand même : Invisible, piano version, de NTO, ça a été mon fil d'Ariane à travers ce chapitre.


CHAPITRE TROIS

« Derrière les choses ou les personnes que nous croyons connaître se cache toujours une proportion identique d'inconnu. »

Haruki Murakami, Les Amants du Spoutnik

I

J'ai froid…

C'est la seule sensation vraiment concrète. J'ai l'impression d'être dans le mauvais sens, le mauvais corps… le mauvais endroit ? Je ne me souviens pas comment je suis arrivé ici. Et ici, c'est où ? Mes paupières pèsent une tonne, je ne peux pas les ouvrir… Il n'y a que des formes et des couleurs confuses, reflets peut-être d'une réalité, là, juste derrière la fine membrane de chair. Je ne veux pas rester là, je dois me lever… J'avais quelque chose à dire, quelque chose à faire… Non ? Je sais juste que je dois me dépêcher. Je le sens. C'est urgent, c'est pour ça que j'ai mal au ventre, que ça palpite dans mon estomac, que mon cerveau saturé, hébété, semble faire tellement de bruit.

Il faut que je me lève.

Pourquoi mon corps est si lourd ? Je n'arrive pas à bouger.

À l'aide…

Réveille-toi, bon sang… Réveille-toi !

Akashi ouvrit les yeux et les referma aussitôt, aveuglé par le soleil qui inondait son visage. Son cœur cognait désagréablement contre ses côtes, la sueur collait son pyjama sur son corps. Il se tourna en laissant échapper un gémissement, gardant encore l'effrayante sensation de pesanteur qui engourdissait ses membres, puis émergea péniblement des brumes nauséeuses d'un mauvais sommeil. Dans la confusion du réveil, des mots, des sons s'emmêlaient dans son esprit, comme si on avait laissé un autoradio scanner des fréquences en boucle. Puis, soudainement, son cerveau sembla se reconnecter, son esprit s'éclaircit et il se leva d'un bloc. Il ignora le léger étourdissement et passa dans la salle de bain où il ôta son pyjama et le jeta au sol avec un certain écœurement avant de filer sous la douche.

Le vacarme de l'eau lui sembla assourdissant, lui rappelant l'atmosphère de son cauchemar, mais l'eau chaude ne tarda pas à dissiper la torpeur et l'angoisse qui s'accrochaient encore à lui. Il leva le visage pour sentir le jet marteler son visage, retrouvant peu à peu son calme et la sensation de réalité. Il savait où il était, il se rappelait ce qu'il comptait faire aujourd'hui, et ce qu'il avait fait la veille. Une fois ces cases mentales cochées, il se détendit un peu.

Six jours déjà que Ryota avait disparu. Étrange comme parfois, le temps peut sembler s'accélérer. Il lui semblait que c'était juste la veille quand Isao Ishida l'avait appelé. L'agent de Ryota avait l'air affolé, frappé de stupeur. Akashi avait dû lui demander de répéter, car Isao n'était pas très clair. Alashi savait que c'était normal, mais il avait beaucoup de mal à supporter les personnes se laissant submerger par leurs émotions. Il fallait savoir rester maître de soi, du moins c'était une doctrine à laquelle il s'était toujours astreint… Et une capacité à laquelle Ryota excellait. Akashi y avait souvent pensé, mais d'après lui, il était impossible de connaître vraiment Ryota Kise si on ne savait pas quand il jouait la comédie – ce numéro factice que tous acceptaient si facilement, s'étonnant de sa candeur, de sa bonne humeur, de sa gentillesse – et quand il était vraiment lui-même. Akashi se demandait si Ryota savait lui-même faire la différence…

Akashi avait lui-même une conscience aiguë des différents états entre lesquels il évoluait pour vivre sa vie quotidienne. Seul au réveil, il entendait dans sa tête des voix confuses surgies de ses souvenirs et d'autres endroits moins recommandables. Puis, il entrait dans les coulisses, se préparant à monter sur scène. Dans l'intimité de la salle de bain, et il enfilait son costume de comédien avant d'enfiler ses vêtements. Il laissait l'eau ruisseler sur lui, le laver de la nuit et des cauchemars, et peu à peu il devenait… lui-même ? Ou bien la version publique de lui-même ? Il ignorait toujours méthodiquement ces questions. Ce qui importait, c'était l'efficacité. Ni plus, ni moins.

Quand il sortit de la douche, Akashi rencontra son reflet sur le miroir embué. Sa silhouette apparaissait déformée, floue, comme une ombre qui le guettait de l'autre côté de la réalité. D'un geste rageur, il essuya la buée sur la surface réfléchissante.

Tu vas devoir répondre à bien des questions aujourd'hui.

Il redressa le menton et défia son double qui lui rendit son regard, fatigué et apeuré.

Pas de place pour ça aujourd'hui. En contrôle. C'est toi qui es en contrôle.

Dans le miroir, les yeux vairons se durcirent, perdant cet éclat mouillé et vulnérable.

Il se sécha méthodiquement sous le regard de son reflet, enfila avec des gestes précis son caleçon, son pantalon, ses chaussettes. Puis, il passa sa chemise et la boutonna soigneusement, toujours en surveillant le miroir, avant d'enfiler sa veste et de terminer en nouant sa cravate. Son reflet l'imita docilement. Tout allait bien.

Il était en contrôle.

Il acheva de se préparer et sortit dans le grand soleil insolent de juin. Son taxi était déjà arrivé. Il s'installa à l'arrière, donna sa destination au chauffeur, puis sortit son téléphone de la poche intérieure de sa veste. Il sélectionna son destinataire dans son répertoire et appuya sur la touche d'appel. Une seule sonnerie retentit avant qu'on ne décroche.

« Bonjour, Daiki », dit Akashi calmement.

II

Aomine et Kagami étaient sur le point de partir au travail quand le téléphone du brun avait sonné. À présent, ils se tenaient tous les deux dans le vestibule, fixant le portable qu'Aomine avait mis sur haut-parleur.

« Bon sang, c'est maintenant que t'appelles ? reprocha Aomine dès qu'il entendit la voix d'Akashi.

— Je n'ai pas exactement chômé au cours de ces derniers jours, répondit son interlocuteur.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? On est dans le noir, là ! On a su hier et c'est par mon ancienne supérieure que j'ai appris que t'avais porté plainte !

— Si tu te calmais un peu, je pourrais expliquer. »

Aomine serra la mâchoire, furieux devant l'impassibilité apparente d'Akashi. Il agissait comme si tout était sous contrôle, et ça l'horripilait d'autant plus qu'il se sentait impuissant.

« On n'a pas tout notre temps, Akashi, intervint Kagami. Dans les affaires de disparition, il faut agir vite, j'imagine que je ne t'apprends rien.

— En effet. Bien. Ryota a disparu le 6 juin, il y a six jours. Sa disparition a été signalée le jour même par son agent. Jusque-là, je suppose que nous avons les mêmes informations. »

Aomine et Kagami acquiescèrent d'un grognement.

« Bien. Le lendemain, le 7, l'agent de Ryota m'a appelé pour m'en faire part. J'ai attendu, au cas où il allait réapparaître… En l'absence de nouvelles, j'ai déposé plainte le 10 juin.

— Et pourquoi tu nous as pas appelés tout de suite ? insista Aomine.

— J'imagine que j'étais trop occupé à essayer de le retrouver par mes propres moyens. »

Aomine et Kagami échangèrent un regard perplexe.

« Attends, tu es où, là ? demanda le brun.

— À Los Angeles, en route vers le commissariat.

— Et t'es là depuis quand ?!

— Depuis trois jours. J'ai pris l'avion deux jours après l'appel d'Ishida. »

Aomine et Kagami restèrent silencieux quelques instants, se regardant avec des questions plein la tête.

« On peut dire que t'as réagi vite… souffla finalement Kagami.

— Vous auriez fait pareil, je suppose. Après… J'ai eu à gérer le jet-lag, les démarches administratives, et je suis allé poser des questions à un certain nombre de personnes. Je ne suis pas vraiment connu pour ma patience et la police travaille lentement, quand elle daigne communiquer ses informations.

— Interférer, c'est pas forcément une bonne idée… marmonna Aomine.

— Parce que ce n'est pas ce que tu comptais faire ? » répliqua Akashi.

Aomine répondit par un silence buté, et posa finalement une question qui taraudait également Kagami :

« Pourquoi c'est toi que l'agent de Ryota a appelé ?

— Parce que c'est ce que Ryota lui a demandé de faire en cas d'urgence. »

De nouveau, le brun et le rouge échangèrent un regard. Leurs deux amis étaient donc plus proches qu'ils ne l'avaient cru. Kise avait peu de famille, mais à leur connaissance, il avait toujours sa mère…

« T'as 'oublié' de nous prévenir, mais rassure-moi, la police a bien contacté sa mère ?!

— Oui. Elle a des problèmes de santé qui l'empêchent de se déplacer. »

Aomine se massa les paupières, ne sachant trop quoi penser de toutes ses informations. Ça lui paraissait toujours étrange qu'Akashi ait été le seul au courant et qu'il n'ait pas cherché à les contacter plus tôt, et en même temps, ses explications semblaient logiques.

« Bon… Et alors, ta propre enquête, ça donne quoi ?

— Malheureusement, rien de probant.

— Toi, t'as pas ta petite idée ? Ryota avait des ennuis ? La police dit que non, mais…

— Je ne vois rien qui expliquerait sa disparition », asséna Akashi d'une façon un peu trop laconique au goût d'Aomine et Kagami, qui se regardaient par-dessus le téléphone en essayant de décider s'ils croyaient ou non leur ami, et s'ils devaient s'en tenir là.

« Bon, écoutez, reprit Akashi au bout de quelques secondes. Le lieutenant Brownson m'a fait savoir qu'il avait du nouveau. C'est pour ça que je vais le voir. Je vous rappelle dès que j'en sais plus. »

Il sembla hésiter un instant et ajouta :

« Je sais que vous voulez le retrouver autant que moi. »

Puis, sans autre forme de cérémonie, il raccrocha. Aomine s'adossa au mur en fixant son téléphone muet, en proie à un malaise diffus. Son cœur cognait lourdement, désagréablement dans sa cage thoracique.

« Ça me plaît pas… » lâcha-t-il.

Il ignorait quoi exactement, s'il y avait quelque chose qui ne collait pas, qui lui paraissait louche, ou bien si c'était juste la frustration de ne pouvoir rien faire et de ne rien savoir de concret. Dans tous les cas, ça lui restait en travers de la gorge. Et plus que ça… Depuis hier, il sentait cette boule pesante et froide dans la poitrine, ces cruelles et douloureuses palpitations dans les entrailles : la peur qui se réveillait et levait en lui une ombre menaçante. Est-ce que c'était un mauvais pressentiment ? Ou juste les souvenirs de certaines enquêtes qui revenaient le hanter ? Il n'arrivait pas à trancher, ses pensées virevoltaient en rond dans son esprit comme des oiseaux devenus fous.

« Moi non plus, j'aime pas ça, dit Kagami, l'arrachant à sa torpeur. Mais pour l'instant on n'a pas trop le choix. Allons bosser. On y verra plus clair ce soir. »

Aomine serra les dents. C'était difficile à accepter, mais Kagami avait raison. Le rouge s'approcha et posa un baiser sur ses lèvres, puis attrapa dans la foulée son chapeau de Rangers posé sur la commode où trônaient le vide-poche, l'insigne et le chapeau de fonction d'Aomine.

« Allez. On y va », ordonna-t-il d'un ton doux mais ferme.

Et Aomine le suivit à l'extérieur.

III

Kagami éprouva un soulagement coupable lorsqu'Aomine le déposa devant l'entrée du parc, où se trouvaient les bâtiments d'accueil au public et la caserne des Rangers. Il avait besoin de prendre l'air. Bien sûr, il était inquiet lui aussi, mais l'aura noire, froide, poisseuse qui émanait du brun lui portait sur les nerfs. Il comprenait son état d'esprit : Aomine avait été proche de Kise, et maintenant, il se sentait coupable. Sans compter qu'il avait une sainte horreur de patienter, qu'il peinait à se montrer raisonnable, et que la gestion des émotions n'était pas son fort. Tout cela, Kagami le comprenait et il ne lui en tenait pas rigueur, mais il n'en était pas moins content de pouvoir s'éloigner juste pour une journée et focaliser son esprit sur autre chose que sur une anxiété latente, pénible, toujours présente en arrière-plan comme une nausée qu'on ne parvient pas à apaiser. Il espérait sincèrement qu'Akashi ait davantage d'informations à leur communiquer plus tard dans la journée, même s'il partageait le malaise de son compagnon : n'était-ce pas étrange que l'ancien capitaine de Teiko ait attendu si longtemps pour les contacter ? Et, étant plus proche de Kise qu'eux ne l'avaient été ces dernières années, ne savait-il vraiment rien d'utile ?

Il mit ces interrogations troublantes de côté tandis que Jack s'avançait vers lui, tirant sur sa cigarette électronique à grandes bouffées, comme s'il allait pouvoir faire des réserves de nicotine. Malheureusement pour lui, ça ne fonctionnait pas ainsi, et il n'allait pas pouvoir emporter sa précieuse vapoteuse aujourd'hui : Kagami et lui avaient été chargés de patrouiller le secteur sud-ouest du parc pour y noter toutes les observations de vie sauvage qu'ils seraient en mesure de faire.

C'était comme un recensement informel, une façon d'estimer le nombre d'animaux actuellement présents dans les bois, et de s'assurer qu'il n'y avait rien d'anormal. C'était l'une des choses que Kagami préférait dans son travail : il fallait rester le plus discret possible, tâcher de disparaître dans la nature pour laisser la place aux animaux. On éprouvait alors un sentiment de petitesse, et en même temps, d'appartenance profonde. Dans ces moments-là, Kagami sentait que rien ne le séparait véritablement des autres espèces animales, et il lui semblait retrouver des souvenirs qui ne lui appartenaient pas, mais qui remontaient à des temps où d'autres êtres humains arpentaient les Smokies comme leur foyer, et non un lieu où on s'aventure, un lieu qu'on visite. Il avait alors un petit aperçu de ce que c'était de connaître chaque brin d'herbe, de savoir la routine des animaux comme s'ils s'agissait de vos voisins, et de pouvoir prédire le temps à la texture de l'air, de faire l'expérience sensuelle du monde dans toute sa splendeur, mais aussi dans toute sa terreur. Kagami aimait ces contrastes, le fait de ne jamais rien prendre pour acquis. Ça le stimulait, et d'une manière assez paradoxale, ça le calmait.

« Comment ça va ? demanda Jack d'un ton affable. T'as de petits yeux. »

Kagami lut l'intérêt sincère dans les yeux de son collègue. Ce n'était pas une question de pure politesse ou posée dans le but de glaner des informations croustillantes.

« Daiki et moi on a reçu une mauvaise nouvelle hier… L'un de nos amis a disparu. »

Jack écarquilla légèrement les yeux.

« Merde… » lâcha-t-il avant de reprendre une grande bouffée de vapeur nicotinée.

Kagami en inspira les effluves, qui sentaient quelque chose comme le pop-corn grillé.

« Je peux faire quelque chose ? » reprit Jack.

Kagami secoua la tête en poussant un soupir :

« Non… Mais tu sais quoi ? Pour l'instant j'ai besoin de me concentrer. On a un job à faire, pas vrai ?

— Ouais. Y a une rumeur de puma, t'y crois, ça ?

— Pas vraiment… Mais j'avoue… J'aimerais bien en voir un.

— Allons vérifier, alors ! » s'enthousiasma Jack en pressant amicalement son épaule.

Les deux hommes se dirigèrent vers le véhicule de fonction pour s'enfoncer dans les profondeurs du parc. Il faisait beau aujourd'hui, l'atmosphère était particulièrement claire et les rayons du soleil striaient la forêt, s'insinuant derrière chaque tronc, chaque broussaille, chaque toile d'araignée qu'ils illuminaient en contre-jour. La lumière chaude, presque blanche, faisait ressortir les contrastes et mettait en évidence l'irrégularité du terrain, où les ombres se réfugiaient dans la moindre dépression. Les arbres s'élançaient haut vers le ciel, créant la toiture à colonnades d'un temple gigantesque qui recouvrait les montagnes, et dans lequel ne régnait jamais un silence total pour qui savait tendre l'oreille.

Ils s'arrêtèrent quelques kilomètres plus loin et quittèrent leur véhicule pour emprunter des chemins connus d'eux seuls, à travers les sentes d'animaux. À partir de cet instant-là, ils cessèrent de parler, évoluant dans leur environnement d'abord comme dans une maison inconnue où on essaie de ne réveiller personne, puis, peu à peu, comme dans leur propre maison où il n'est tout simplement pas naturel de faire du bruit. Le silence et l'attention perpétuelle portée à tous les détails constituaient la norme, et il n'y avait pas la place de songer à quoi que ce soit d'autre. L'esprit restait rivé au corps.

Ils progressèrent un long moment à travers les taillis, rochers et futaies, s'avertissant par des signes muets lorsqu'ils percevaient une autre présence. Et, à l'aide de leurs caméras, appareils photos, carnets, ils enregistrèrent et documentèrent tout ce qu'ils croisèrent. Pas de puma au menu, mais des cerfs, des ratons-laveurs, un ou deux écureuils et différentes espèces d'oiseaux de proie. Toute la journée se déroula en silence, et si dans ces circonstances, Kagami ne pouvait pas vraiment trouver la paix, il s'en approcha. Jack était concentré et professionnel comme à son habitude, même si souvent, le rouge surprenait son regard dériver et s'emplir de la couleur du ciel lorsqu'il levait la tête, comme si son collègue rêvait de s'y envoler. Et il ne comprenait que trop bien ce sentiment, qui l'avait suivi à la trace à L.A. et s'était attaché à lui jusqu'à devenir bien trop pesant.

Comment avait-il pu passer tant d'années à habiter dans du béton, sur du béton, dans un labyrinthe de béton ? Il y avait été habitué, bien entendu. Il était né citadin. Mais au terme de ces années à Los Angeles, il s'était senti lessivé, comme drainé de lui-même. Et tandis qu'il convoquait ces souvenirs, à des milliers de kilomètres de son ancien foyer, au fond de son cœur bourdonnait une interrogation, agaçante et obsédante comme une guêpe piégée dans un bocal : Kise avait-il éprouvé la même chose ?

C'était idiot de penser qu'il aurait disparu pour cette raison et Kagami n'y croyait pas, mais tout de même, ça le travaillait. Quand il s'imaginait le mannequin, il le voyait perdu dans la grande ville, à déambuler dans un dédale, qui, à sa façon, était plus hostile encore que les redoutables Smokies. Il se le représentait errant sans but à la recherche… de quoi ? Obscurément, Kagami se disait que s'il savait à quoi pensait Kise ce fameux 6 juin… peut-être qu'il pourrait le retrouver. Ça n'avait rien de très rationnel, mais après tout… Les gens ne disparaissent pas sans raison. Ce n'est pas parce qu'on ne sait pas pourquoi qu'il n'existe aucune explication.

À cet instant, il reçut un coup de coude qui le fit tressaillir, et suivit l'index de Jack qui lui indiquait des fourrés à une vingtaine de mètres. Il plissa les yeux, et soudain, distingua des oreilles triangulaires, un pelage couleur sable, de grands yeux vert pâle soulignés de noir.

Un puma.

Un frisson cascada dans ses vertèbres, et il dut se forcer à ne faire aucun geste. La peur et l'excitation poussaient l'adrénaline dans son système, et il se rappela soudain pourquoi ils étaient là. Très lentement, il sortit son appareil photo. Il s'accroupit et fixa la bête dans le viseur. Puis, il appuya sur le déclencheur, au moment où l'animal lui envoya un regard méfiant.

Jack et lui s'apprêtaient à reculer lentement, incertains des intentions de l'animal, mais celui-ci disparut d'un bond derrière un rideau de fougères. Kagami regarda son collègue, le cœur battant. Les yeux mélancoliques de Jack luisaient d'un éclat que Kagami connaissait bien, et pour la première fois depuis la veille au matin, un sourire étira ses lèvres.

Quelques heures plus tard, ils étaient de retour au QG. C'était le début de soirée, une lumière douce et nostalgique enveloppait les lieux, et rien d'horrible ne semblait plus pouvoir se produire. Desmond, le chef de Kagami, l'informa qu'Aomine avait cherché à le joindre. Il le rappela aussitôt.

« Hey love, fit la voix fatiguée du brun.

— Ça va ?

— Ouais… Akashi m'a rappelé y a une heure.

— Qu'est-ce qu'il a dit ? le pressa Kagami, inquiet.

— Brownson avait une grosse info. La carte bancaire de Ryota a été utilisée aujourd'hui. Pour un retrait de 5 000 dollars.

— Sérieux ?!

— Ouais… Dans un distributeur au sud de L.A. Une région où y a pas grand-chose.

— Merde… Ils pensent toujours à un enlèvement, alors ?

— Évidemment, personne n'en sait rien, fit Aomine d'un ton las. Mais… Écoute, Taiga… Je crois qu'il faut que j'y aille.

— À L.A. ?

— Ouais. Trop de choses m'échappent, et j'ai la sensation que y a un truc essentiel que je vois pas. Je sais pas encore quoi, mais…

— Compris. Je t'accompagne.

— T'es sûr ? Tes congés…

— J'y ai repensé cette aprem… Je sais pas. J'ai un mauvais pressentiment.

— Okay. On se retrouve à la maison.

— À tout à l'heure.

— Love you.

— Love you. »

Kagami rangea son téléphone et inspira un grand coup. Il avait répondu sous le coup d'une impulsion, mais ça lui paraissait la meilleure chose à faire. Kise avait disparu à L.A., même s'il était apparemment autre part maintenant. Akashi en savait peut-être plus qu'il ne voulait bien le dire. Et il ne pouvait pas simplement rester sans rien faire. Il ne voulait pas penser à ce que pouvait signifier ce retrait d'espèces six jours après la disparition. Pour l'heure, il devait rentrer chez lui, et préparer ses bagages.

« Tu t'en vas ? fit Jack, qui avait tout entendu.

— Ouais… Pour quelques temps.

— Revenez-nous vite, d'accord ? »

L'inquiétude dans sa voix toucha une corde sensible, et Kagami lui offrit un sourire :

« Le plus tôt possible. »

Jack hocha la tête et ajouta :

« Les personnes qui disparaissent sont parfois sous nos yeux… Comme ce puma tout à l'heure. Mais toi, tu sais voir ces choses-là. Tu vas le trouver. »

Kagami avala le nœud dans sa gorge et sourit encore une fois à Jack, avant de tourner les talons. Il marcha jusqu'à l'arrêt de bus de la navette des touristes, et prit la dernière.

Il n'arrivait pas à croire qu'il retournait à L.A.