Quand l'Archange refit son apparence, il arborait des cernes si profonds qu'il aurait pu prétendre sans mal s'être fait passer à tabac, marchait à la vitesse d'un escargot arthritique et serrait contre lui une forme enroulée dans un drap.

Hel sentit son cœur lui remonter dans la gorge.

« Comment il va ? » interrogea-t-elle, et ce fut un miracle mineur qu'elle ne vomisse pas sur le champ.

En guise de réponse, Raphaël déposa son fardeau sur le canapé avec le degré de délicatesse qu'exigeait la manipulation d'une porcelaine médiévale, avant de s'écrouler sans élégance aucune sur un des fauteuils.

« D'accord, c'était dur » interpréta la déesse.

Dionysos décida de se sacrifier pour la cause, s'approcha du canapé, rabattit la couverture approximativement à hauteur du visage et fronça les sourcils.

« Heu… vieux ? Je crois que tu nous as ramené la mauvaise personne, là. »

Le visage qui venait d'apparaître était en effet un rien trop brun et un rien trop féminin pour appartenir à l'Embrouilleur.

« Le véhicule était fichu » lâcha l'Archange, les yeux clos. « J'ai dû aller au Mexique pour le remplacer. Effectuer le transfert de grâce sans la tuer ? Un cauchemar. »

« Bon sang, Papa, il va falloir que je t'appelle Maman ? » gémit Hel à mi-voix. « Oh, et pourquoi je m'embête, il nous en fait toujours voir l'arc-en-ciel complet, en matière de couleurs. »

« Tu comptes fumer ? Ici ? » lâcha le demi-dieu grec en voyant l'emplumé sortir un paquet de cigarettes de la poche de son veston.

Raphaël n'eut pas recourt à un briquet, pinçant l'extrémité du tube blanc pour l'allumer avant de le porter à ses lèvres et d'aspirer longuement, toujours les paupières fermées. Hela s'attendait à le voir expirer, mais le nuage de fumée grise ne fut pas au rendez-vous.

« Mon véhicule fumait un paquet et demi par jour » fit-il presque rêveusement. « Quand j'ai investi son corps, il avait un début de cancer des poumons. Ceci étant… je peux comprendre l'attrait. »

A titre personnel, la déesse des morts n'avait jamais apprécié l'arrière-goût râpeux ni la puanteur chatouillante d'une cigarette. Elle ne put cependant guère s'appesantir sur les souvenirs d'une jeunesse dissolue ayant duré de la Première Guerre Mondiale au 11 septembre, Ariane se mettant à remuer et couiner dans ses bras.

« Oh poupée, qu'est-ce que tu as ? Hein ? Dis-moi... »

Mue par un réflexe subit, elle essaya d'enrouler cette partie toujours plus aérienne et soyeuse de son essence – pétard, maintenant qu'elle savait que Papa était un ange, ça expliquait tellement – autour de la bambine. Effort assez pitoyable, mais le nourrisson s'apaisa aussitôt, se mettant à… ronronner ? Ça y ressemblait, en tout cas.

Une lourde pression s'abattit sur la nuque d'Hel. L'Archange avait rouvert les yeux, et il fixait Ariane. Un regard noir comme le vide entre les étoiles.

Castiel – qui depuis tout à l'heure se recroquevillait dans son coin – s'avança pour se placer dans son champ de vision, lui cachant la déesse et son fardeau.

« Raphaël » souffla-t-il d'un ton pressant, « non. »

« Ah ouais ? » murmura son congénère tellement plus ancien, tellement plus redoutable, tellement plus puissant. « Et pourquoi pas ? »

Hel ne savait pas de quoi ils parlaient, mais elle pouvait très bien deviner. Son esprit se vida, prit la transparence et la clarté du verre.

« Elle est à moi » déclara-t-elle d'une voix égale. « Mon sang. Et je te tuerais si tu la touches. »

L'atmosphère se chargea imperceptiblement d'électricité et commença à dégager un fumet d'ozone. Quand l'Archange reprit la parole, un brin d'amusement colorait son timbre.

« Je doute que tu y parviennes. »

« C'est un bébé, et elle est à moi. Veux-tu vraiment tenter ta chance ? »

L'Archange se leva, déployant ses ailes, immenses et rayonnant d'un éclat dur de malachite. Elle refusa de broncher, aussi implacable et impavide qu'un rocher sous la tempête, son essence toujours recouvrant Ariane et pourtant elle se dépliait aussi sur ses épaules et dans son dos, aussi luisante et incandescente que du magma prêt à déferler, donne-moi seulement une raison même pas une bonne.

« Tu pourrais coller, en fait » déclara abruptement Raphaël, et les tympans de la déesse manquèrent se boucher en raison du changement imprévu dans la tension.

« Pardon ? » lâcha Castiel – ah, elle n'était donc pas la seule à être perdue.

« La bonne attitude, et la lignée expliquerait la ressemblance » poursuivit l'emplumé. « Sa grâce se renforce plutôt bien, et on n'a même pas besoin d'aller se démener pour trouver un autre parent. »

Dionysos fronça les sourcils en face du coup d'œil que lui adressa l'Archange avant que la lumière ne se fasse dans son esprit.

« Attends – tu veux que moi et Hela, on prétende être les parents d'Ariane ? »

« Mais – et Gabriel ? » voulut protester Castiel.

Raphaël le regarda comme s'il venait de suggérer que le ciel était violet à pois roses. L'angelot se ratatina.

« Tu crois vraiment qu'elle acceptera de revivre ça ? » lança l'Archange, et Hel se demanda de quoi il parlait avant que les yeux noirs ne se tournent à nouveau vers elle. « Si c'est l'unique objection, la motion est adoptée. Oui ? »

Blottie contre son chemisier, Ariane renifla.

« Tu sais quoi ? Okay. »