Rachel aimait croire qu'elle connaissait ses limites. Elle aimait aussi croire qu'elle trouvait toujours moyen de se débrouiller ou de résoudre les problèmes qui lui tombaient sur le râble. L'Apocalypse avait mis ces deux convictions à rude épreuve, exigeant toujours plus d'elle moralement tout en refusant de lui permettre de se désister ou de conserver sa motivation.

Au bout du compte, elle savait qu'elle mentait lorsqu'elle avait affirmé à Castiel qu'elle pouvait se permettre d'ignorer la porte de sortie que représentait un Archange indépendant du Paradis et de l'Enfer. Elle avait besoin de cette occasion inespérée. Puis, franchement, elle doutait que Gabriel fusse pire que ses deux congénères loyalistes de la famille princière.

Gabriel. Le quatrième Archange avait été encore plus voilé de mystère au sein des Sept Cieux que Lucifer en personne, et il avait été expressément défendu d'évoquer le Diable en compagnie angélique. Autant dire que Rachel s'était sentie nettement anxieuse à l'idée de lui être présentée, et ses craintes s'étaient trouvées justifiées.

À première vue, Gabriel n'était pourtant guère intimidante. Son véhicule était loin d'être costaud, et sa grâce réduite en charpie occupée à guérir. Pas glorieux du tout, cela.

Et pourtant.

Pourtant l'intensité de sa présence suffisait à assécher la gorge de Rachel. À lui donner l'impression d'être une blatte facile à écraser. Elle n'avait ressenti pareille insignifiance qu'à de très rares reprises, en croisant Michel dans une humeur exécrable.

Et c'était Gabriel dans une humeur neutre. Rachel refusait d'imaginer le massacre si jamais l'Archange féminin trouvait matière à se mettre en rogne.

« Avant de prendre une décision, j'aurais besoin que tu me précises un petit quelque chose » fit l'Archange semi-allongée sur un vieux sofa défoncé – et rien que par sa posture, elle parvenait à lui donner des allures de divan royal couvert de brocart et de velours.

« Quoi donc ? » demanda Rachel, gardant ses ailes soigneusement immobiles et sa grâce aussi plate que possible dans sa nervosité.

Un regard brun à l'insondabilité océanique la scruta attentivement.

« Pourquoi te désister ? Tu pourrais continuer à obéir à mes frères aînés. Ce serait facile. Ce serait évident. Ce serait usuel. »

Les pulsations cardiaques du véhicule emprunté par Rachel accélérèrent leur rythme déjà effréné.

Elle pensa à ses frères et sœurs qui mouraient, de plus en plus.

Elle pensa aux nouvelles de subversions commises au nom de Lucifer.

Elle pensa à l'indifférence de ses supérieurs, traitant les anges qui auraient dû être leur famille comme de bêtes instruments.

Elle pensa à tous les millénaires écoulés depuis la dernière fois qu'elle avait vraiment senti qu'elle était reliée à ses frères et sœurs par un lien inébranlable.

« … Peut-être que je suis trop fatiguée pour ça. »

Elle ne dit rien de plus. Elle n'en avait pas besoin. Les vibrations dans sa grâce avaient échappé à son contrôle, c'était assez.

Gabriel l'invita à approcher d'un geste de la main.

« Veux-tu que je soulage ton fardeau ? Dis seulement le mot, ma sœur. »

Ma sœur, cela faisait si longtemps qu'elle avait entendu ce terme et pourtant c'était hier à peine, ma sœur, prononcé non comme une formalité mais comme un mot d'amour, ma sœur, trois syllabes dont elle avait oublié qu'elles pouvaient sonner aussi doux…

Rachel craqua. S'abandonna à l'étreinte de Gabriel. S'ouvrit toute grande au contact entre leurs grâces.

Au début, elle suffoqua. Noyée. Ensevelie dans des profondeurs abyssales. Écrasantes. Incapable de reprendre souffle.

Et puis elle fut ramenée à la surface. Lavée. Rafraîchie. Allégée.

« Oh, chérie » susurrait la voix de Gabriel, un irrésistible ruissellement limpide, « dans quel état es-tu ? Ma toute petite. »

Rachel n'était plus petite depuis longtemps. Ça s'était fait naturellement, car tous les enfants finissent par grandir.

Mais rien que cette fois, peut-être qu'elle avait le droit de ne pas disposer de toutes les réponses.