Les marais

Pendant trois jours, Lilith était restée dans la cabine du capitaine, se faisant la plus discrète possible. Elle ne sortait que tôt le matin, pour avaler un rapide petit-déjeuner et tard le soir, lorsqu'elle entendait l'équipage parier sur le pont, pour être sûre de ne pas faire de mauvaise rencontre. Bien sûr, à chaque fois Palifico prenait soin de l'accompagner, comme s'il était devenu son garde du corps personnel. Elle ne lui avait pas trop parlé, préférant la compagnie du vieux cuisinier, plus solaire. Toutefois, la jeune femme n'avait pas manqué de remarquer que Palifico devenait de plus en plus blême à mesure que la date approchait. Elle n'était pas tout à fait sûre que ce soit liée, cependant une part d'elle ne pouvait s'empêcher d'espérer que ce soit le cas.

Non, la majeure partie de son temps, Lilith l'avait passé en compagnie du capitaine et, même si ça semblait totalement improbable à admettre, ça lui avait plutôt plu. Ils n'avaient pas vraiment parlé, voir même pas du tout en fait, mais elle avait passé quelques heures toutes les nuits à l'observer alors que, vouté au-dessus d'une table qui lui servait de bureau, il étudiait des cartes de navigation. Dans ces moments-là, elle avait déjà constaté par le passé qu'il était serein, parfaitement concentré sur sa tâche, presque apaisé. La jeune femme ne disait rien dans ces rares instants de calme, préférant ne rien faire pour intervenir, de peur de casser l'étrange magie de ces moments d'accalmie. Parfois, il surprenait son regard et se renfrognait, bougonnant entre les tentacules qui lui servaient de barbe des mots qu'elle ne parvenait pas à saisir. Mais jamais il ne lui avait hurlé dessus, n'avait cherché à la faire sortir de là, ni quoi que ce soit d'autre d'incommodant pour elle. Il se contentait de partager gracieusement sa cabine avec elle, comme si c'était la chose la plus naturelle qui soit.

A la fin du troisième jour et alors qu'elle s'apprêtait à quitter les quartiers du capitaine pour aller dîner, elle remarqua rapidement une vive agitation autour d'elle. Tout le monde s'affairait sans prendre le peine de la regarder.

« - Terre en vue ! »

Cette voix, sortie d'outre-tombe, glaça le sang de Lilith. Elle avait prié pendant trois jours et trois nuits pour que le capitaine décide d'opérer un demi-tour. Ou ne change d'avis. Sans parvenir à expliquer pourquoi elle se sentait bien plus à l'aise sur le Hollandais Volant qu'en présence d'une femme que tout le monde craignait, elle espérait qu'une solution, sortie de nulle part, n'apparaisse à quelqu'un. Mais il fallait se rendre à l'évidence. Ni les regards suppliants lancé à Palifico, ni les phrases dites au vieux Haddy n'avait réussi à atteindre leurs cœurs de pierre.

On y était donc, à ce moment fatidique ou elle allait devoir rejoindre la fameuse terre ferme. Avalant sa salive, elle suivit Palifico qui l'attrapait par le poignet. Il la lâcha finalement, quand Jimmy Legs vint se mettre sur leur route, mais, avant qu'il n'ait pu dire ou faire quoi que ce soit, le capitaine quitta à son tour sa cabine et se dirigea vers eux.

« - Eh bien, commença le capitaine avec une certaine perplexité, une fois qu'il fut arrivé à leur hauteur. Voilà le moment des adieux. J'espère que tu pourras rentrer chez toi, jeune femme. Et que tu trouveras la paix. Ton séjour mouvementé aura été source d'enseignement. »

Mon cul. Lilith se retint de faire tout commentaire sur son petit discours pathétique, simplement interloquée qu'il ne daigne même pas quitter son navire pour lui dire au revoir. N'avaient-ils pas passé de bons moments, ensemble, à l'abris du regard du reste de l'équipage ?

« - Vous ne venez pas ? »

Bon peut-être qu'elle exagérait. Après tout un capitaine qui quitte son navire, ce n'était peut-être pas une chose courante à cette époque. Davy Jones la toisa de toute sa hauteur et secoua la tête.

« - Non. »

Sa réponse ne laissait aucune place pour une quelconque discussion. Bien, puisqu'en plus de la jeter à une vieille sorcière apparemment terrifiante pour tout l'équipage il était assez lâche pour ne pas l'abandonner sur le perron de la porte de cette dernière, elle allait donc devoir se débrouiller seule. Sacrément gonflé de sa part. Elle fronça les sourcils mais n'ajouta rien et, avec l'aide de Palifico, elle monta dans la barque qui commença doucement à descendre.

L'embarcation avait une drôle d'allure tout de même. Palifico et Ogilvey à l'avant, et Jimmy Legs et Koleniko dans son dos. Si elle n'était pas ligotée, elle avait pourtant la curieuse impression que cette escorte, très particulière, n'avait pas été choisie au hasard. Comme si elle allait fuir quelque part ! Renfrognée, la jeune femme décida de garder le silence, se contentant de poser son regard sur la fine bande de terre devant elle, qui se rapprochait de plus en plus.

« - Tu fais une sacrée tête Lilith. »

C'était Palifico, qui, assis en face d'elle, cherchait visiblement à attirer son attention. Ils avançaient maintenant depuis un bon quart d'heure dans un silence de mort et l'eau salée de l'océan avait laissé place à celle, plus trouble, des marais. Elle osa lui lancer un regard noir. Il en avait d'autre à lui balancer dans le même style ?

« - Un comble venant de celui qui vire peu à peu au blanc depuis trois jours, lâcha-t-elle avec agacement.»

Touché. Palifico haussa les épaules, faisant comme si de rien était, mais Lilith devina qu'elle avait vu juste en lui adressant cette petite remarque un peu acerbe. Tant mieux, il fallait qu'il comprenne qu'elle était absolument mécontente de la situation et que, bien qu'elle demeurait relativement calme, elle n'avait absolument pas envie d'être livrée comme une marchandise à une inconnue qui semblait terroriser les sept mers. Elle renchérit

« - Non mais franchement Palifico. Vous m'abandonnez à une espèce de sorcière qui vous terrorise tellement que le capitaine ne vient même pas et tu penses que je vais sautiller gaiement ? »

Pour toute réponse l'intéressé lui lança un regard à mi-chemin entre la perplexité et la désapprobation. Elle ne sut comment interpréter ce coup d'œil et comme les autres marins autour semblaient aussi consternés, elle eut soudainement l'impression d'avoir dit quelque chose qu'il ne fallait pas. Allons donc, elle roula doucement des yeux, cherchant ce qui avait pu, sans ses propos, les faire réagir de la sorte.

« - C'est pas qu'il veut pas, lâcha Ogilvey pour rompre le silence. Le capitaine peut pas quitter l'navire. Estime-toi heureuse de voir Palifico avec toi, d'habitude il reste avec lui. »

Il avait passé un contrat avec le bois de la proue ou quelque chose du genre, pour que le matelot soit si sérieux ? Lilith redressa un sourcil, légèrement intriguée par ces propos, et l'incita à poursuivre ses explications

« - Comment ça ? »

Pour toute réponse, il y eut un flottement. Apparemment personne ne semblait tout à fait enclin à lui raconter toute l'histoire. Super ! Quelle bande d'empotés franchement ! Palifico en face d'elle se râcla la gorge et lui répondit

« - Pardon Lilith. C'est une histoire que j'aurais dû te raconter dès le premier jour.

- On a encore du temps devant nous non ? Répondit l'intéressée avec une pointe d'agacement devant tout ce cinéma. »

Palifico lança un coup d'œil par-dessus l'épaule de Lilith comme pour demander l'autorisation aux autres. Dans son dos, elle senti Jimmy Legs s'agiter, comme si cette histoire éveillait bien plus de mauvais souvenirs qu'elle ne pouvait l'imaginer. A nouveau, le matelot se râcla la gorge, puis, semblant chercher ses mots, il reprit la parole

« - Le capitaine aimait l'océan. Mais pas comme nous Lilith, il l'aimait vraiment.

- Calypso est l'océan, coupa Ogilvey.

- C'est notre déesse, notre sainte, en quelque sorte. Nous priions Calyspo avant. Quand nous voulions une tempête, une mer clémente, une vie de piraterie. C'était pour elle qu'allait nos prières, tu comprends ? »

Lilith hocha doucement la tête. Apparemment raconter cette histoire demandait l'investissement de tous les matelots car ils semblaient tous concentrés sur les propos de Palifico. Elle n'avait pas franchement besoin de les encourager beaucoup pour que ce dernier poursuive

« - Le capitaine aimait Calypso par-dessus tout. Alors Calypso lui a demandé d'accomplir une tâche pour lui dix ans en mer, passé à accompagner les défunts vers l'autre monde. Dix ans de dur labeur avant de pouvoir la revoir et l'aimer davantage encore.

- Mais Calypso est une sorcière, bougonna Ogilvey. »

L'histoire était totalement tirée par les cheveux, mais Lilith était forcée d'admettre qu'elle avait déjà vu suffisamment de choses dans ce monde-là pour comprendre qu'il n'y avait rien d'ordinaire. A commencer par ces acolytes d'infortune. Curieuse, Lilith décida de les encourager à lui en dire davantage

« - Que s'est-il passé ? »

Il ne fallut pas longtemps pour que Palifico se décide à continuer son récit

« - Après dix ans en mer, le capitaine a posé pied à terre et a attendu Calypso. Elle n'est jamais venue. C'était une femme volage, elle avait d'autre priorité sans doute. Ça a brisé le cœur du capitaine.

- Il se l'est arraché, répliqua Koleniko comme si c'était l'élément le plus important de l'histoire. Il se l'est arraché pour ne plus rien ressentir et la jeté dans un coffre, puis il a jeté le coffre quelque part et gardant la clef. Puis il a caché la clef.

- Calypso était furieuse, reprit Palifico.

- Elle nous a maudit, lâcha Jimmy Legs qui était resté silencieux tout du long.

- Nous sommes devenus ces monstres inhumains dont la finalité sera de ne faire qu'un avec le navire, acheva Palifico visiblement irrité d'être coupé en permanence. »

PARDON ?

« - Et vous voulez me confier à elle ?! s'exclama Lilith en manquant de s'étouffer. »

Un vent de panique souffla dans l'esprit de la jeune femme. Il était absolument inenvisageable qu'elle accepte qu'une telle chose lui arrive. Une sorcière ! Lilith avait eu raison d'être méfiante en voyant la peur de l'équipage tout entier, mais maintenant elle comprenait mieux pourquoi.

« - Le capitaine pense qu'elle pourra t'aider, répondit Palifico.

- Si elle ne nous tue pas avant, marmonna Jimmy Legs dans son dos. »

Leur peur de Calypso semblait dépasser l'entendement. Sans trop comprendre pourquoi, Lilith fut prise d'empathie pour eux. Elle avait le curieux sentiment que les matelots n'étaient rien de plus que des victimes collatérales d'une dispute de couple qui avait viré au cauchemar. Condamnés pour l'éternité, maudit à fusionner peu à peu avec le navire. Lui revint en mémoire le moment ou ce même navire s'en était pris à elle, lorsqu'elle était encore captive. Heureusement, ce jour-là, Palifico avait été là pour la sauver. Doucement, elle soupira

« - Vous… C'est peut-être mieux si j'y vais toute seule, non ? »

Elle avait balancé l'idée comme ça, sans être tout à fait sûre d'elle-même. Mais maintenant que Palifico et Ogilvey lui lançait un regard plein d'espoir, elle réalisa qu'il n'allait probablement pas refuser par courtoisie.

« - Tu es sûre Lilith ? »

Lentement, elle hocha la tête. Il était trop tard pour changer d'avis

« - Je vois bien que ça vous met … Mal à l'aise. »

C'est cet instant, très théâtral, que choisi la barque pour heurter la terre ferme. Devant elle, en haut d'un escalier de bois, juchée au-dessus de l'eau, une maisonnette. La nuit commençait doucement à tomber et elle pouvait percevoir de la lumière à l'intérieur. Ogilvey et Palifico quittèrent leur place et le second tendit sa main à Lilith pour l'aider à descendre. Cette dernière s'exécuta, mécaniquement, sans même réfléchir.

« - Alors c'est ici que nous te faisons nos adieux, argua Palifico.

- Merci, pour tout, commença Lilith. Vous avez été très bienveillants avec moi. Je vous souhaite de trouver l'apaisement qui vous empêche d'avancer.

- Soit heureuse petiote, argua Ogilvey avant de s'éloigner brusquement. »

Il claudiqua jusqu'à la barque sans lui adresser le moindre regard. Lilith s'étonna presque de ce comportement à la hâte. Que Koleniko et Jimmy Legs ne lui ait pas adressé ne serait-ce qu'un signe de la tête ne l'étonnait guère, mais pour Ogilvey, c'était d'autant plus surprenant qu'elle avait toujours eu le sentiment qu'il l'appréciait ne serait-ce qu'un peu. Palifico dû remarquer quelque chose, car il haussa les épaules et secoua la tête avec une certaine forme de lassitude

« - Je suis certain qu'il est en train de pleurer. Haddy pleurait quand on a quitté le navire. »

Cette pensée lui serra le cœur. Il était encore temps de faire machine arrière non ? Alors certes, Lilith ne s'imaginait pas rester coincée sur le navire pour l'éternité, encore moins en compagnie de certains matelots qui ne lui souhaitaient pas du bien, toutefois… Calypso quoi ! Palifico fit un pas en avant, la bouche légèrement ouverte, comme s'il semblait chercher les mots. Alors la jeune femme prit les devants, attrapant la seule main de l'homme qu'elle ne tenait pas encore et la serrant doucement dans les siennes, pendant un bref instant.

« - Ne pleure pas, toi, s'il te plait. Mais soit heureux. Tu es si bienveillant, tu mérites d'être heureux, sincèrement.

- Ne nous oublie pas d'accord ? Se risqua Palifico.

- Oh je crois que Jimmy s'est chargé de me laisser le meilleur souvenir qui soit. »

Lilith avait tenté l'humour, mais elle se sentait mal. Les au revoir n'avaient jamais été son truc et maintenant qu'elle était sur le point d'être abandonnée, elle réalisait à quel point Palifico lui avait été d'une grande aide dès le début. Elle n'avait jamais pris le temps de le remercier ou de lui faire comprendre à quel point elle lui était reconnaissante de tout ce qu'il avait fait pour elle et elle le regrettait amèrement. La jeune femme chercha un instant quoi dire, tentant de trouver les bons mots pour lui signifier toute sa reconnaissance, mais rien ne vint. Elle se contenta de le fixer, les yeux larmoyant. Il hocha la tête une dernière fois, puis finalement il s'en alla rejoindre les autres.

La jeune femme les observa s'éloigner pendant un long moment et, quand le silence des marais revint, elle dû se rendre à l'évidence ils n'avaient pas changé d'avis entre temps. Voilà donc qu'elle se retrouvait seule, au pied d'une maisonnette de bois au bord de l'eau. Il y avait de la lumière à l'intérieur et Lilith était persuadée qu'il y avait du mouvement. Mal à l'aise, apeurée à l'idée de tomber sur le monstre dont lui avait parlé les matelots avant d'arriver ici, elle dû souffler à plusieurs reprises pour s'insuffler une bonne dose de courage.

Lorsque Lilith poussa finalement la porte de la maisonnette, elle fut frappée par l'odeur âcre d'une centaine d'épices différents, mais par-dessus tout par l'odeur du sel. Ici plus qu'en mer, ça sentait le sel. Décontenancée, elle fit quelques pas à l'intérieur, observant avec crainte et curiosité mêlées les centaines de bibelots en tout genre suspendus au plafond. C'était un capharnaüm sans nom. Il y en avait de partout si bien qu'elle devait faire attention ou elle mettait les pieds. Sur une chaise, on avait empilé tellement de livres et parchemins poussiéreux que la pauvre semblait crouler sous leur poids et menaçait de se disloquer. Il y avait de la cire de bougie partout, comme si on n'avait jamais pris la peine d'enlever les restes d'anciennes bougies avant d'en remettre de nouvelles. La jeune femme avait l'impression d'être au beau milieu d'un salon d'antiquaire.

« - Ils sont suffisamment stupides pour t'avoir amenée jusqu'ici… »